Debout devant la porte du chorten, Lham Yeshi essaie de voir si Tsomo est là, parmi les gens qui déambulent autour du monument sacré. Il doit y avoir une célébration, aujourd’hui, car il y a plus de monde que d’habitude, davantage de voitures qui essaient de trouver une place entre les espaces d’ordinaire vacants sur le parking. Pour les marchands ambulants qui ont investi les lieux, les affaires sont bonnes. On voit partout traîner des papiers de bonbons et des canettes de jus de fruits vides. Des garnements armés de casseroles ou d’un quelconque récipient, tous à l’affût d’éventuels amateurs de ce péché mignon national qu’est la chique de feuilles de bétel, tentent ou harcèlent leurs proies sous les yeux de la déesse du sacrifice, imperturbable, qui, du haut de sa stèle, continue de dispenser son eau dans le bassin inférieur. Enfin, Lham Yeshi aperçoit Tsomo au milieu de la foule, marchant toute seule, avec sa claudication, de plus en plus prononcée avec les années. Tsomo lève la tête, voit Lham Yeshi. Un instant plus tôt perdu dans la contemplation, son visage s’éclaire, elle sourit, tout en boitant en direction de son amie. Lham Yeshi s’avance, tend les mains vers Tsomo qui fait de même. Elles ne se sont pas vues depuis cinq ans. Leurs mains se touchent, elles se regardent, se sourient, sans rien dire. Mais comme Tsomo tient encore son chapelet dans une main, celui-ci fait comme une guirlande autour de leurs deux mains. Elles rient, puis s’éloignent du chorten en direction de la maison de Lham Yeshi. Elles grimpent lentement la colline. Tsomo respire difficilement, mais ne se plaint pas. Elle a toujours le pied gonflé d’œdème, ce qui rend la montée encore plus difficile. Une fois arrivées, elles s’assoient dans la véranda pour partager la tasse de thé habituelle, l’une trempant ses biscuits dans le thé puis les suçotant, l’autre les croquant. Elles se donnent des nouvelles réciproquement.
Devant elles s’étend le jardin, tout en fleurs ; l’abricotier que Tsomo a offert à Lham Yeshi il y a des années est en pleine floraison. Elles le regardent en silence, chacune est perdue dans ses pensées. Lham Yeshi remarque que les fleurs sont en train de se teinter de brun et, avec une soudaine tristesse, elle réalise qu’elles vont bientôt mourir et tomber.
“Beaucoup de ces fleurs qui tombent vont laisser des ébauches de fruits derrière elles. Pense à tous les grains que nous semons. Contrairement aux êtres humains, les arbres donnent tout ce qu’ils ont. Ils ne gardent rien pour eux-mêmes, savent à quel moment donner et retenir”, dit la nonne, souriant avec enthousiasme comme si elle avait lu dans les pensées de son amie.
Lham Yeshi approuve d’un hochement de tête mais ne dit rien, car elle a un peu honte de ne pas être capable de voir au-delà. Pour elle, la fin d’un processus naturel ne laisse rien espérer, alors que son amie y voit un commencement, au contraire.
Lham Yeshi est encore en train de se lamenter sur sa courte vue quand son amie lui annonce la nouvelle : “Je vais au wang de Kalachakra, à Siliguri. Comme nous ne faisons pas beaucoup d’efforts pour aller vers lui, Sa Sainteté le Dalaï-Lama vient à nous. Siliguri est tout près, il ne faut pas rater ça. Le Dalaï-Lama est un vrai Bouddha de la Compassion. Il faut que j’y aille. Après j’irai à la fête de la Grande Prière, à Bodh Gaya. J’ai décidé qu’il fallait que j’assiste à cette fête trois années consécutives. Ce sera ma troisième et dernière année et mon dernier grand pèlerinage. Quand je reviendrai, je voudrais passer le restant de mes jours à parcourir tous les lieux saints du Bhoutan. Je n’ai pas à me soucier d’argent ni de biens à conserver. J’aurai tout dépensé en Inde. Je porterai ce que je pourrai. Une tenue de rechange et une bonne couverture. Je n’ai plus beaucoup de force et n’ai plus besoin de grand-chose. Je vivrai de la charité des gens. Il m’arrivera peut-être d’avoir faim, mais je suis sûre de ne jamais mourir de faim. Je marcherai quand ce sera nécessaire, mais j’aurai certainement la chance de trouver des gens pour me conduire. Je ne suis pas pressée, je voyagerai à mon rythme. Aja, dans l’Est, est l’endroit où j’ai le plus envie d’aller ; aussi vais-je commencer par là. Voilà ce que je compte faire de ma vie, mais seulement après Kalachakra et Bodh Gaya.” Ayant tout expliqué de ses projets, la voilà tout excitée comme une jeune fille qui quitterait son village pour la première fois. Son visage de septuagénaire est réjoui, plein d’entrain, de jeunesse.
“As-tu trouvé des compagnons de voyage pour aller en Inde ?
— Je suis sûre qu’il y aura plein de gens sur cette route ; je peux toujours suivre le mouvement. C’est ce que j’ai fait les deux dernières fois que je suis partie. Ce n’est pas un problème.”
Malgré cela, on dirait qu’il y a une lueur de doute dans les yeux de Tsomo intentionnellement fixés sur Lham Yeshi, à cet instant. “Il me semble que quelque chose te perturbe, dis-moi, qu’est-ce qu’il y a ?” lui demande celle-ci. Tsomo sourit, puis part d’un grand rire spontané. “L’argent. Je peux m’en passer, c’est vrai, et je survivrai, comme tous les clochards. Mais ce serait tout de même mieux d’en avoir un peu.
— De combien as-tu besoin ? demande Lham Yeshi, qui a toujours le sens des réalités.
— Les deux dernières années, j’avais environ deux mille roupies chaque fois. Ça a couvert tous les frais. Cette année, vu que je vais passer du temps aussi à Siliguri, il faudrait que j’en aie au moins cinq mille.”
“Oui, il faut que j’apporte ma contribution à ce grand voyage”, pense Lham Yeshi. Mais les jours passent, puis les mois, et Tsomo est déjà partie pour son dernier grand pèlerinage, laissant un grand vide dans le cœur de Lham Yeshi.
Les autres pèlerins sont revenus, riches d’histoires à raconter sur leur expérience lors de l’initiation de Kalachakra et de la fête de la Grande Prière de Bodh Gaya, et chaque jour Lham Yeshi cherche son amie au chorten parmi ses “compagnons de prière”, comme elle appelait les gens qui déambulaient avec elle. Mais elle n’y est pas. Lham Yeshi s’enquiert d’elle, mais personne ne l’a vue. “Peut-être ai-je perdu mon amie”, se dit Lham Yeshi, avec tristesse. Le petit visage presque lunaire de son amie lui apparaît aussitôt. Elle porte son vieux go marron tout décoloré, son chapelet de prière autour du poignet, comme un bracelet, son sac en bandoulière et le moulin à prières qui en dépasse. Elle le voit, ce visage, négociant d’un air résolu, dans son mauvais hindi, avec un conducteur de rickshaw quelque part en Inde. Elle doit être quelque part dans un lieu de pèlerinage connu. Quelle raison aurait-elle de se presser pour rentrer ? Elle a tout son temps. Le temps, elle en est maître désormais. Cela fait longtemps que sa montre a cessé de fonctionner. Le temps n’a plus de sens pour elle. Mais elle continue de la porter pour d’autres raisons. C’est la montre que lui a donnée Gélong Sherab.
Lham Yeshi ne peut pas aller au chorten sans y chercher son amie. Elle entre dans l’enceinte, s’en va déambuler dans l’espoir de tomber sur elle. L’endroit l’attire, comme si elle y sentait sa présence. En marchant, elle passe devant la cuisine, près du cornouiller, au nord-ouest du chorten. Là elle s’arrête, regarde les compagnons de prière de son amie qui y sont rassemblés comme à l’accoutumée, assis par terre sur le ciment autour de la cuisine et de son tuyau d’évacuation. Le ciment étant froid, ils sont assis sur des morceaux de carton, plusieurs fois pliés pour le confort de leurs vieux os et de leurs muscles fatigués. Les généreux donateurs qui commanditent les prières nourrissent les pauvres, si bien qu’ils attendent leur nourriture. Et prient en attendant. Il y a l’homme affligé d’un goitre, assis bien droit, l’air résolu, qui chante l’“Om Ah Hung Benza Guru Padma Siddhi Hung” d’une voix forte. Il s’est autoproclamé chef de chœur. Les veines sur son cou sont gonflées par l’effort. Un châle rouge vif négligemment jeté sur les épaules, il a les mains dans une posture de méditation profonde. Près de lui est assise la femme à la peau foncée, légèrement voûtée, que Lham Yeshi connaît bien. Ses yeux lui ont souri en signe de reconnaissance et ses lèvres lui ont dit un bonjour silencieux entre deux chants. A ses côtés se trouve la femme aux cheveux blancs qui se frotte de temps à autre un genou douloureux. Le vieil homme grisonnant, près d’elle, porte un go mathra tout neuf, somptueux, avec des manches d’un rouge très vif, généreusement repliées par-dessus son go. Ce rouge s’harmonise très bien avec son pantalon de survêtement brun orné d’une rayure orange sur le côté. La femme impassible qui porte une kira neuve est assise un peu à l’écart, mais elle fait partie du groupe. Elle porte une blouse rose sous sa veste verte. Tous ont mis leurs plus beaux habits, car aujourd’hui est un jour de fête religieuse. Un chœur de voix discordantes réunies pour un but commun, prier ensemble. Tout à coup, alors qu’elle est en train d’observer le groupe, harmonieux en dépit de son hétérogénéité, elle voit son amie parmi eux. Lham Yeshi la voit d’abord entre les deux hommes, puis sa face lunaire, camarde, apparaît entre l’homme au goitre et la femme aux cheveux blancs. Elle la voit aussi assise près de la femme à la peau noire, puis près de l’homme en go mathra. Sa tête est couverte de cheveux blancs et ras. Elle arbore un sourire épanoui qui fait danser ses rides. Elle porte un manteau jaune d’or, formant comme un halo de lumière qui fait ressortir son visage, radieux. Lham Yeshi se retourne pour regarder parmi les fidèles qui déambulent autour du chorten, et elle est là aussi, qui avance en boitillant. Elle est partout. C’est comme si elle était là.
Il est probable que Lham Yeshi ne pourra plus inviter Ani Tsomo à venir boire un thé avec elle, ni la regarder manger ses biscuits en les suçotant consciencieusement. Mais elle continuera de la chercher au chorten, et de se réjouir de sa présence dans le cercle de son karma.