C’est Marie-Sophie qui est venue m’accueillir à l’aéroport. Je ne l’avais pas vue depuis des années ni ne lui avais écrit depuis au moins quatre ans. Je n’avais pas voulu m’éloigner d’elle, je n’avais pas voulu ça, que nos lettres s’espacent, que l’on ne prenne même pas la peine de faire migrer notre relation sur le Web, pour un maximum de facilité et de proximité, comme si c’était préférable de garder le drame de la distance bien vivant. À croire que, finalement, cette amitié n’était pas plus importante que des contacts gardés avec une bande de soûlonnes avec qui j’avais fait quelques travaux d’équipe au cégep et qui m’invitaient pour une bière deux fois par année. Mais c’était tout faux. Ce trou blanc dans notre relation, se mesurant en nombre d’années, avait eu pour effet de garder notre amitié intacte, jeune et belle, sans chicane de gars, sans ce moment terrible où l’on découvre que l’on n’est plus des presque-sœurs, que l’on ne pense plus pareil sur tout, que l’on grandit en devenant des femmes différentes qui peuvent parfois se décevoir l’une l’autre. Entre Marie-Sophie et moi, il n’y avait que des gommes ballounes et des excursions à bicyclette, des soirées de danse folle dans sa chambre à sautiller sur le lit et à se lancer des coussins, des heures d’épanchements sur des beaux gars de l’école et un amour réciproque, inébranlable, pour toujours. C’est pourquoi je savais qu’en lui lâchant un coup de fil en plein milieu de sa nuit pour lui dire, la voix entrecoupée de sanglots de rage, que je m’en venais (dans les faits, ignorant qu’elle n’habitait plus chez ses parents, c’est eux que j’avais d’abord réveillés, et ils m’avaient refilé son nouveau numéro), elle n’hésiterait pas une seconde à me recueillir chez elle comme le petit chien mouillé à la tête surmontée d’éclairs que j’étais.
Quand je l’ai vue apparaître dans la zone des arrivées, j’ai momentanément oublié les frustrations que j’avais ressassées durant les sept heures du vol, de mon irritation causée par la respiration trop forte du voisin qui dormait en plus de sa grosse épaule qui débordait de son siège et me frôlait de temps en temps, jusqu’à mon amour fichu qui me faisait larmoyer lorsque j’y songeais plus d’une milliseconde. Je n’ai vu que mon amie. Marie-Sophie la jeune femme. Parfaite. Superbe blonde, maquillage parfait, cheveux parfaits, jupe fifties et ballerines assorties, son visage affilé, ses lèvres paraissant plus charnues avec le rouge à lèvres, ses beaux yeux de lagune ; elle était un soleil illuminant Charles-de-Gaulle ainsi que mon cœur d’enfant qui tentait de souffler sous le cadavre troué de mon cœur d’adulte. J’ai couru dans ses bras, je voulais lui demander pardon de l’avoir laissée tomber, j’étais tellement désolée de ne pas avoir fait plus attention, de ne pas avoir été la meilleure amie que j’aurais dû être, et j’ai éprouvé une pointe de jalousie insensée en songeant qu’elle avait, quelque part en France, une autre meilleure amie, une vraie meilleure amie qu’elle appelait tous les deux jours pour lui raconter de l’anecdote la plus futile jusqu’à ses plus grands rêves et ses pires angoisses, à qui elle présentait ses plats ratés en riant plutôt qu’en s’excusant, à qui elle criait par la tête quand elle était en peine d’amour. Alors, je l’ai serrée plus fort, comme pour la ravoir juste pour moi et m’assurer qu’elle était bien là.
Ensuite, elle s’est mise à parler. Même si je voyais qu’elle faisait un effort pour parler « québécois », et peut-être le faisait-elle un peu par plaisir aussi, prenant soin de glisser ici un petit sacre non nécessaire, parlant là de son « chum », alors qu’on sentait bien qu’elle devait se concentrer pour éviter d’échapper un « mec », je savais qu’il était trop tard. Elle était une Française, parlait comme une Française et vivait comme une Française. Le temps l’avait fait m’échapper, me glisser entre les doigts comme du sable fin. Ramassant mon gros sac de voyage, je l’ai détestée une seconde, juste une seconde, je lui en ai voulu de m’avoir quittée, d’être devenue comme eux, d’être devenue ailleurs et différente. J’ai songé à Émilie Bordeleau qui retrouve Berthe après des années et qui accepte mal la réalité de la nouvelle Berthe.
— Attends, attends, que j’ai dit à mon amie avant que l’on sorte vers le stationnement.
— Quoi ?
— Dis : « Une cenne américaine fly bine chausson. »
— Une cenne américaine fly bine chausson, m’a-t-elle répondu dans un québécois impeccable.
Fiou ! Elle était toujours elle-même, toujours là, sous sa couverture de jeune Parisienne chic et bien mise.
Partie en furie, je n’avais aucun plan. Aucune idée de ce que je venais faire ici. Cela n’avait aucune importance à mes yeux. Pendant le vol, je n’avais été que haine et irritation. Durant les pires heures de la nuit, là où le paysage ne fonctionne plus avec l’état d’esprit, quand un ensoleillement puissant pénètre les hublots alors que le corps veut dormir et qu’un silence rempli de sommeil interrompu se répand sur l’appareil, je me tenais assise droite dans mon siège, fixant le dossier du siège devant moi, les yeux hagards, le corps en lutte. Je songeais à quel point je détestais le hockey et comment je voulais le tuer. Tuer le hockey. Le détruire en mille morceaux avec mes poings. L’étrangler, lui arracher la tête avec mes dents, que son sang gicle dans tous les sens, sur ma face extasiée et sur mon t-shirt au dessin d’aubergine. Sport barbare. Dégueulasserie. Quelle honte, quelle abomination que le hockey ! Je voulais le piétiner avec des bottes dont les crampons seraient des lames incroyablement effilées et lui piler sur la face jusqu’à ce qu’elle soit complètement broyée. Je voulais saisir le hockey par les épaules et le brasser en hurlant, les yeux exorbités, jusqu’à ce que sa tête se décroche dans un plop ! sonore. Et ensuite aller kicker de toutes mes forces sa grosse boule de tête de hockey dans un mur de brique et qu’elle dégouline sur le mur. Je voulais lui rouler sur le corps avec un rouleau compresseur jusqu’à l’aplatir comme une feuille de papier et qu’il fende de partout, avec ses viscères et ses organes qui sortent de son corps et s’aplatissent à côté de lui, et que son menton et sa mâchoire de hockeyeur soient pulvérisés en poudre d’os autour de sa bouche édentée figée dans un rictus de peur et de douleur. Je voulais saisir un morceau de vitre cassée et l’entailler patiemment de petits sillons parallèles sanguinolents sur toute la longueur de son corps, comme autant de jours comptés à attendre sa fin. Et la vitre me couperait les mains, et je continuerais, et je saignerais au-dessus de lui. Ensuite, je lui trancherais la tête avec une vieille hache médiévale toute rouillée et elle roulerait dans un ravin, avant de se faire picorer les yeux par des corbeaux affamés. Ensuite, je le détruirais encore de mille autres façons. Je voulais tellement qu’il souffre. Le détruire. Le faire disparaître pour toujours. Passer des lois pour l’interdire au pays. Le hockey : illégal. Prohibé. Disparu. Plus personne n’y jouerait. Les rues ne seraient plus jamais entravées par des morveux qui accaparent l’espace public et raclent l’asphalte de leurs palettes. Les villes, libérées des couleurs anciennement placardées du Tricolore. Plus de sport national sur les panneaux publicitaires aux entrées des ponts, sur les bus, sur les petits drapeaux accrochés aux voitures des partisans. Plus de soirées de fins de semaine à se faire chier à l’aréna. Plus aucune trace du hockey, jamais et pour toujours.
Donc, la France. Je n’avais aucune idée de ce à quoi ressemblerait la suite des choses en posant le pied à l’aéroport, les nerfs à vif, le décalage faisant son œuvre, le sommeil porté disparu depuis quarante-huit heures. C’est pourquoi je passais d’une émotion à l’autre comme un train fou dont les freins auraient été sabotés. Cependant, renouer avec mon amie apaisait mon cœur noir. Le trajet en voiture m’a fait du bien, Marie-Sophie me laissait somnoler et j’ai commencé à m’imaginer ce que serait ma vie dorénavant. Le plan que je me dessinais pour nous deux au fur et à mesure du chemin : on arrive chez Marie-Sophie au bout d’une petite rue pavée toute fleurie, si bien cachée qu’il suffit d’une seconde d’inattention pour la manquer ; elle me montre rapidement son petit chez-soi ; on s’enferme dans sa chambre pendant au moins cinq heures sans sortir, le temps que je lui raconte tout ; je me trouve une jobine à Paris, je me fais une nouvelle vie, j’apprends à glisser « du coup » dans mes phrases toutes les cinq secondes, on est des colocs, on se loue des films les samedis soir et on est heureuses comme dans le bon vieux temps.
Marie-Sophie habitait sur un boulevard du 14e arrondissement en compagnie de son amoureux Romain, jeune architecte paysagiste prometteur spécialisé en développement durable au sein d’une grande agence parisienne. Leur appartement blanc semblait plus grand qu’il ne l’était à cause de ses hauts plafonds et de ses grandes fenêtres. Un mobilier design et fonctionnel, misant sur l’économie d’espace. Malgré ses pièces somme toute de petite taille, l’endroit respirait. Pour égayer les murs du salon, on y avait accroché une série d’affiches vintage de publicités de tabac, de boisson gazeuse et de brillantine. Juché au quatrième étage d’un vieux building sans ascenseur, leur nid un peu froid offrait juste assez de place pour contenir un atelier de couture pour Marie-Sophie. La pièce, longue mais étroite, lumineuse malgré un ciel parisien grisâtre, donnait sur une petite cour intérieure ne laissant poindre aucune trace de verdure. Elle serait ma chambre pour la durée de mon séjour. L’idée de vivre parmi les retailles de tissu et les mannequins sans tête m’a plu sur-le-champ. « C’est ma pièce préférée, m’a dit mon amie. Tu vas voir, ici tes pensées sont libres et se promènent dans l’air. Ça va te faire du bien. » Je l’ai trouvée poétique. Elle m’a trouvée cynique. Je me suis trouvée pathétique. Elle m’a encore prise dans ses bras.
J’informe Marc de mon intention de sortir quelques minutes chercher mon gros chandail dans ma voiture. Ça fait déjà un bout de temps que l’air frisquet semble s’infiltrer à travers les murs pour me faire frissonner les avant-bras, mais j’attendais le bon moment pour me manifester. Je crois que ça y est ; Marc me paraît calme et plutôt réceptif, et semble avoir momentanément mis de côté son dédain absolu pour ma personne. Cette brève pause dans ma confession ne devrait donc pas briser l’atmosphère un peu plus clémente qui s’est développée au fil de mes paroles. Et puis mon auto est stationnée juste devant la porte, alors s’il prenait l’envie au merveilleux Marc de foutre le camp une fois pour toutes, je n’aurais qu’à étirer le pied pour lui faire une jambette. Je pourrais aussi piquer un sprint derrière lui en lançant des supplications pour lui faire entendre raison. Les gens bousculés sur notre passage se retourneraient pour m’injurier tandis que Marc, à bout de souffle, ponctuerait sa course de nombreux : « Aidez-moi, aidez-moi ! Au secours ! » Jusqu’à ce que, du haut d’une fenêtre au troisième étage d’un triplex, un homme souffrant de calvitie et vêtu d’une camisole sale, alerté par la rumeur de la foule, saisisse sa carabine et me plombe l’abdomen. Ensuite, l’homme recevrait une médaille d’honneur et Marc lui serait pour toujours reconnaissant. En y réfléchissant bien, le sprint serait à éviter. La jambette aussi, probablement.
Marc me fait remarquer que Fanny, la serveuse on ne peut plus polyvalente, pleine de ressources et à la véritable vocation indéchiffrable, est portée disparue depuis un moment déjà. Je n’avais pas remarqué mais, en y regardant de plus près, je constate que quelques clients aux assiettes vides la cherchent d’un œil perplexe dans tous les recoins du café, attendant d’être débarrassés.
C’est à l’extérieur que je l’aperçois, postée en retrait à la gauche du porche d’entrée. Elle se tient dans la grisaille, sans manteau, ses épaules courbées dans le froid et, me rendant à ma voiture, je ne peux m’empêcher de l’entendre parler au cellulaire :
— Le boss m’a demandé de rester travailler ce soir.
— …
— Es-tu fou ? Non ! Y aura rien au monde pour me faire manquer ça ! Je lui ai dit de demander à Ben.
— …
— C’est ça.
— …
— Oui, je vais finir à l’heure prévue. Où est-ce que je vous retrouve ?
— …
— OK, mais arrivez de bonne heure : ce bar-là, c’est sûr que ça va être bondé.
J’empoigne mon gilet, Fanny termine son appel, je lui souris poliment puis la suis à l’intérieur. Marc, que je suis heureuse de retrouver toujours présent à notre table, totalement non enfui, hausse le sourcil, surpris de nous voir rentrer ensemble.
— Eh oui, j’ai retrouvé la serveuse, lui annoncé-je en regagnant ma place. Elle parlait au téléphone.
— Ah bon. Pour sortir comme ça, alors qu’il y a autant de clients, je suppose que ça devait être important.
Je ne sais pas trop quoi répondre à ça.
— Ça devait.
La première journée, on a parlé. Comme dans mon plan. Des heures, on s’est racontées, pour se mettre à jour. Marie-Sophie avait étudié le stylisme en ayant pour dessein de devenir créatrice de mode. Elle avait confectionné elle-même toute sa garde-robe, incluant la belle jupe fifties qu’elle avait sur le dos, et tentait de créer le plus possible, à temps perdu, afin de se « monter un book ». C’est avec une passion que je ne lui connaissais pas qu’elle discourait de ses créations, de ses cours, de ses ambitions. Ça lui allait bien. Ça lui donnait un teint de pêche et lui rendait la prunelle pétillante. Toutefois, parce que les débouchés en mode se font plus rares qu’un don d’avare, elle se retrouvait assistante dans une boutique huppée, le temps d’étoffer son réseau de contacts et de se faire un nom. Sa job l’emmerdait parce qu’elle ne pouvait pas créer à son goût. L’impression de faire du surplace la décourageait. Heureusement qu’elle avait son amoureux pour la soutenir dans tout ça ! On a soupé toutes les deux avec Romain, ou plutôt Marie-Sophie et Romain ont soupé tous les deux avec moi, très tard. Puis, je suis allée me coucher sur mon matelas à même le plancher, la tête qui tournait de décalage horaire : une nuit d’un sommeil aussi voluptueux que si je l’avais passée à me vautrer dans la barbe à papa. Je me suis pourtant réveillée grise comme le ciel gris, et malheureuse. La deuxième journée, Marie-Soph devait travailler, ainsi ai-je décidé d’aller marcher. J’avais envie de marcher. Alors j’ai marché. Et le jour suivant aussi. Et le jour d’après aussi.
Il fallait s’attendre à ce que le monde ne tourne pas autour de mes malheurs mais, bien que je sois une adulte capable de penser de manière rationnelle, je n’arrivais pas à apprécier la présence de Romain. Fallait-il toujours qu’il traîne dans les parages, sous le seul prétexte que cet appartement était son lieu de résidence ? Oui, c’était moi qui venais m’immiscer dans leur vie, pourtant, j’aurais voulu que lui se retire, qu’il nous laisse toutes les deux rattraper le temps perdu, qu’il laisse Marie-Sophie panser mes blessures comme je croyais que cela m’était dû. C’était sa responsabilité d’amie ; j’en aurais fait tout autant dans la situation inverse. Romain le parfait : un jeune homme de bonne famille, poli, grand et beau comme on imaginerait l’être un amateur de voilier, avec des yeux azur et des cheveux châtains vagués ; le genre de gars qui a grandi au bord de la mer, qui aime respirer l’air salin et ne fait qu’un avec la nature, se sent vivant sous l’orage, ce genre de conneries. Attentionné avec elle, accueillant avec moi, travaillant, drôle, brillant : ça me dérangeait. J’avais bien envie de le trouver con, et ne pas y parvenir me frustrait. J’aurais voulu avoir toute la place dans le cœur de mon amie. Mais il fallait que Marie-Sophie travaille, qu’elle respecte ses engagements, qu’elle sorte les vidanges et fasse des démarches pour changer son forfait de cellulaire, qu’elle rende visite à ses beaux-parents, qu’elle récupère son vélo chez le réparateur. Il fallait qu’elle continue sa vie.
Toute la journée, je marchais. La colère flamboyante qui m’habitait se muait en énergie motrice qui me poussait à toujours avancer. Il me fallait constamment déplacer mon pied un pas vers l’avant, parce que le laisser posé là où il se trouvait moins d’une seconde auparavant m’était insupportable. C’était un moteur qui me propulsait le plus loin possible de cette explosion que j’avais laissée chez moi, de cette boule de haine qui flottait en suspension au-dessus de l’océan, et que je fuyais. Parce que le jour où elle me rattraperait, le jour où cette avalanche furieuse entrerait en contact avec moi à nouveau, alors je briserais tout. Mes pieds souffraient, mais continuaient encore. Continuer de marcher, même si j’avais déjà quelques trous aux semelles et que des petits cailloux s’étant faufilés à l’intérieur tentaient de me dissuader de poursuivre. Rien n’aurait pu me dissuader de poursuivre. Ni la pluie, ni le vent, ni la vue effrayante de la femme blême aux yeux creux et au regard affolé que me reflétaient les vitres des bistros lorsque je levais la tête pour la fixer. Léthargique, la tête engourdie par des sentiments trop durs à déchiffrer, des pensées trop difficiles à recevoir, qui se percutaient aux rebords du crâne sans pouvoir en atteindre le centre, je me laissais dériver dans les rues jusqu’à ce que le jour descende. La conscience vague d’être malheureuse sans avoir la force de m’avouer les vraies causes de mon malheur. Puis, je sortais ma carte de Paris de mes poches pour me situer et rentrer. Le soir, je me plaignais beaucoup et je riais un peu avec mon amie, qui arrivait toujours à détendre l’atmosphère. Parfois, c’était les deux en même temps, me plaindre et rire, parce que l’un n’empêche pas l’autre. Au bout de six jours de marche, tandis que l’on préparait le souper, je chialais encore. Je parlais trop fort sans laisser mon amie placer deux mots, pendant qu’elle coupait des carottes. J’avais le mâche-patates en furie, incontrôlable. J’arrêtais pas de sacrer.
— Ma fille, j’aurais jamais pensé que je pourrais me sentir plus envahie par le hockey que le jour où j’ai ramené mes affaires chez mes parents pis que ma chambre avait été transformée en crisse d’entrepôt de stock de hockey. Te souviens-tu quand on allait faire du bicycle dans le deuxième rang pis qu’on passait proche de la fosse à purin de la ferme Dandurand ? Pis qu’on pensait dégueuler sur nos guidons tellement l’odeur nous prenait à la gorge ? Ben osti, la fosse aux Dandurand, c’était de la petite bière à comparer avec l’odeur de cadavre qui sortait du stock de hockey de mes deux frères. Mais imagine-toi donc que c’était rien, ça. Avec Bruno, l’envahissement du hockey est passé à un niveau jamais atteint mondialement. Je devrais être dans les records Guinness comme la fille ayant le plus été envahie par le hockey dans toute sa vie ! J’ai pas été envahie, câlisse, j’ai été ensevelie, enterrée en dessous du hockey, avec le hockey tapé par-dessus ma tête à grands coups de pelle. J’en avais qui me rentrait dans yeule, du hockey. Dans mes oreilles pis dans mes yeux, partout sur ma peau, du hockey !
Romain, fraîchement rentré du boulot, est apparu dans la cuisine pour nous donner un coup de main.
— On parle de hockey sur glace, c’est ça ? a-t-il demandé en chipant un bâtonnet de carotte à sa blonde.
— Non, tsé, on parle de hockey sur nuage, esti de cave !
Un silence froid s’est abattu sur la cuisine. Marie-Sophie a lentement déposé son couteau sur sa planche à découper, avant de se tourner vers moi. Une lueur assassine s’échappait de ses prunelles autrefois pétillantes. J’ai dégluti et je me suis excusée sur-le-champ. J’avais dépassé les bornes. Je ne devais pas avoir assez marché durant le jour ; pas brûlé assez d’énergie destructrice pour en revenir calme et gentille : la frustration me sortait de tous bords tous côtés. Je me suis retirée dans ma chambre-atelier pour brailler un peu et les laisser souper en tête-à-tête. J’avais faim, mais je me suis empêchée de sortir quêter de quoi manger, d’abord parce que j’avais trop honte, ensuite pour me punir. Plus tard dans la soirée, Marie-Sophie est venue voir comment j’allais.
— Marie-Sophie, ai-je déclaré, l’air grave, il faut que je t’avoue quelque chose : j’haïs le hockey.
Je n’oublierai jamais son expression incrédule basculant vers l’hilarité. Le haut de son corps se mouvant comme une vague pour laisser échapper un grand éclat de rire au-dessus de nous. Il lui a fallu un peu de temps pour retrouver un semblant de sérieux, essuyer une larme de rire au coin de ses yeux.
— Ben ça c’est toute une nouvelle ! m’a-t-elle répondu. Je m’en serais jamais doutée.
— C’est plus sérieux que tu penses. Je ne sais pas quoi faire. Ça me donne le goût de fesser le monde.
Après quelques instants de silence, elle m’a suggéré de ne pas seulement rester dans les rues lorsque je partirais marcher à l’avenir, mais de peut-être, tant qu’à y être, ouvrir une porte sur mon chemin et aller voir à l’intérieur. Ce soir-là, je me suis mise à penser au Pierrot de Watteau. J’y songeais dans mon lit, en attendant de m’endormir. Je pouvais aller voir ce tableau, il était tout près, au Louvre. Pourquoi lui ? Aucune idée. Il ne figurait même pas parmi la très longue liste de mes œuvres préférées. Au pied des mannequins à moitié habillés faiblement éclairés par la nuit, j’ai ainsi eu une révélation : à Paris, pourquoi ne pas aller voir des œuvres ? J’aimais les œuvres. J’avais étudié les œuvres. Maintenant, j’avais envie d’aller les voir de mes yeux.
La salle de l’aile Sully baignait dans le calme à mon arrivée. Deux gars en faisaient le tour en discutant à voix basse. Quelques étudiants asiatiques prenaient des notes. Une dame distinguée et quelques autres visiteurs ont traversé la pièce assez rapidement, d’autres se baladaient comme on le fait au bord de l’eau : en regardant le paysage. Paysage étant, dans ce cas-ci, des œuvres de peintres français du XVIIIe siècle. Dans un coin, un gardien de sécurité, discret. Je me suis tenue un moment devant le Pierrot, dit autrefois Gilles, très près du tableau, l’œil à la hauteur de celui, lucide, de l’âne figurant au bas de l’image. J’ai observé les craquelures de la toile, les coups de pinceaux mariant les couleurs, les fioritures patinées du cadre qui l’entoure, le détail des rubans des souliers du protagoniste, puis j’ai graduellement reculé pour m’asseoir sur un banc afin de l’observer dans son entièreté. Un homme vêtu en Pierrot se tient debout dans un décor nuageux. Derrière lui, quatre personnages et un âne. Sur la droite, se fondant dans l’arrière-plan, la statue d’un diable inquiétant veille. J’ai relevé la tête jusqu’au regard si douloureux de l’homme en blanc. La Joconde est loin d’être le seul tableau du Louvre qui cache des mystères. Celui-ci était pour moi d’autant plus mystérieux que nous l’avions à peine effleuré en classe avec monsieur Miller, dans son cours des arts plastiques des XVIe et XVIIe siècles en Europe, deux ans auparavant. Vers la fin de la session, il avait voulu nous montrer un aperçu du début du XVIIIe, ce vers quoi l’art tendait alors. À peine une minute et demie sur le Pierrot, à nous dire que cette image cachait un tas de questions sans réponses : on ne savait pas exactement qui il était, ni pourquoi, pour qui et quand Watteau l’avait peint. « Regardez cet âne qui nous fixe, et ce regard dans le vague du personnage. Il y a tant à dire. Enfin, nous y reviendrons. » Et nous n’y étions jamais revenus. Mais il se tenait devant moi comme devant des milliers de gens qui venaient l’admirer chaque jour : bras ballants, collerette, eau dans la cave, chapeau-auréole, et cette expression tellement intrigante déposée sur son visage. Son nez rougi, ses yeux mi-clos, comme le spleen qui suit les sanglots, dans ces moments où l’on s’abandonne à la triste réalité : oui, je l’avoue, je suis malheureux. A-t-il pleuré, l’a-t-on humilié ? Difficile de réfléchir de manière rationnelle et d’utiliser de belles connaissances acquises sur les bancs d’école quand une œuvre déclenche une telle émotion en soi. Sans un bruit, une femme s’est matérialisée à mes côtés sur le banc. Une vraie touriste : casquette, souliers de marche, gourde accrochée à son petit sac en bandoulière, guide de voyage à la main. Après plusieurs minutes de contemplation en silence, elle s’est plongée dans son guide, relevant la tête vers la toile toutes les trois secondes pour vérifier les infos qu’elle en retirait. Puis elle s’est mise à lire tout haut, pour nous deux : « Avec Gilles, Watteau excelle dans l’art de mélanger remarquablement imaginaire et réel, rêve et réalité. Watteau est reconnu à travers son œuvre entière pour cette idéalisation, en quelque sorte, des mondes imaginaires. On a dit du Pierrot qu’il représente “toute la tristesse tendre et tout l’idéal, un être chimérique et fou, toujours insatisfait, de beauté, de bonté, et de bonheur1.” » La femme s’est tournée vers moi. J’ai hoché la tête en signe d’acquiescement. Elle a repris : « En ce sens, Gilles serait un miroir non seulement de l’existence mais plus particulièrement de l’artiste lui-même. » Nouveau regard. Nouveau hochement de tête de ma part. Un groupe a alors fait irruption dans la salle, redonnant vie à ce moment suspendu dans le vide. Une douzaine d’hommes et de femmes à la suite d’une jeune employée se dirigeant directement vers l’objet de nos réflexions. Il était temps pour moi de céder la place à d’autres. J’ai laissé derrière moi la touriste et son bouquin, et je suis sortie de la salle Watteau avec l’assurance que moi, j’avais compris. Moi, j’avais percé le mystère. Pierrot était simplement comme moi : un pauvre plouc avec d’affreux pantalons. Le dindon de la farce de sa propre existence. Un homme qui ne sait pas plus que moi ce qu’il fait là.
J’ai passé une première journée au Louvre, puis une deuxième et une troisième. Je m’y rendais en marchant, puis je marchais à l’intérieur, plus lentement. Je voulais voir les œuvres, le temps qu’il fallait. Après tant d’heures à plisser les yeux pour déchiffrer des affichettes et me concentrer sur des détails, un énorme mal de tête me raccompagnait à la maison. Ça me faisait du bien ; comme une preuve qu’il y avait encore de l’activité là-dedans, que mes neurones n’étaient pas simplement évanouis sur le plancher. Je rapportais des macarons à Romain, le soir, dans l’espoir que le sucré le fasse me pardonner. Après trois jours au Louvre, je ne pouvais évidemment pas passer outre le musée d’Orsay. Puis il y a eu le Musée d’art moderne, le Petit Palais, le Grand Palais, le musée de Cluny. Toujours seule, toujours à pied, toujours en silence. Le musée de Montmartre, le Centre Pompidou, le musée Jacquemart-André et celui de Picasso. Et je n’en avais pas assez, je voulais voir d’autres musées et d’autres œuvres. Le musée Rodin, le musée de la Chasse et de la Nature, le Marmottan Monet. S’ajoutaient à cela quelques incontournables de la ville, monuments et églises, plusieurs étudiés en classe, d’autres non. En moi se réveillait la finissante de sixième année, celle qui ouvrait grand les yeux et les oreilles devant le monde qui s’offrait à elle. Finie l’errance ; mes déplacements me menaient maintenant toujours vers un but : voir quelque chose, découvrir. Voir des œuvres et voir des œuvres encore. Vider ma tête du passé, de la maison, du pays ailleurs, pour la remplir de beauté. Certes, décrocher un à un les éclairs de haine qui couronnaient ma tête en colère pour les jeter aux poubelles prendrait du temps. La femme du banc du Louvre serait mon modèle. J’ai commencé à m’équiper de vêtements et de matériel de voyageuse : des bons souliers de marche qui ne crèveraient pas au bout d’un mois de service, du linge léger qui sèche vite, quelques instruments utiles à qui n’a pas de vrai toit. Je jetterais à l’eau mon orgueil et ma coquetterie pour aller à la rencontre de la vraie beauté. Plus rien à foutre de ce qu’il se doit, plus rien d’autre ne m’intéressait que de remplir ma tête des trésors que j’irais déterrer. Je ne pensais qu’à cela, comme une obsession. Quelque part dans Paris, engloutie dans un tunnel de métro, je me suis mise à penser à Sánchez Cotán, un peintre espagnol sur qui j’avais déjà pondu un travail de session. Ses natures mortes si particulières m’appelaient. Elles reflétaient parfaitement mon état d’esprit : noir avec quelques formes obsédantes qui font plonger dans une réflexion sans fin. Beaucoup de vide, beaucoup de noir. Je voulais les voir. Pas sur PowerPoint. Pas dans un beau livre. En vrai, en gros, devant mes yeux. Il me faudrait me rendre en Espagne.
J’ai quitté ma chambre-atelier, débarrassé le plancher et me suis rendue au pays du boléro. Puis, une fois la vue de ces bodegones en poche, après m’être laissée avaler par le mysticisme et la recherche métaphysique qui s’en dégageaient, j’ai immédiatement commencé à songer au Printemps de Botticelli. Je voulais voir la délicatesse de ses paysages fleuris de mes yeux. J’ai su qu’il me faudrait aller en Italie. Mais pas tout de suite. Après tout, rien ne pressait. Tant qu’à m’être rendue jusqu’ici, je voulais prendre le temps de voir tout un tas d’œuvres, de musées et d’églises. Rien qu’avec l’architecture de Gaudí, il y en avait pour des jours à Barcelone.
Mon auberge de jeunesse à Madrid était passable, ce qui signifie que les matelas de trois pouces d’épais n’étaient pas trop jaunes et les morceaux de pain du déjeuner offert avec la nuit en dortoir à quatorze euros, pas trop secs. Les salles de bain présentant toutefois de graves lacunes sur le plan de la propreté, il était hors de question que mes pieds se posent au fond de leurs douches. Comme je ne souhaitais pas que mon propre corps présente de tout aussi graves lacunes sur le plan de la propreté et qu’il fallait donc que je me lave malgré la céramique crasseuse, j’ai compris que les gougounes que j’avais furieusement garrochées dans mon sac de voyage la nuit avant mon départ ne me serviraient pas qu’à fouler les sables envoûtants de plages perdues sur une île paradisiaque. En plongeant le bras dans mon sac pour les atteindre, farfouillant son contenu à l’aveuglette, le contact d’un tissu nettement plus luxueux que le reste de mes guenilles m’a ramenée dans l’atelier de Marie-Sophie, quelques jours auparavant.
J’avais commencé à rassembler mes trucs et étais entrée dans la pièce les bras chargés de cossins. Marie-Sophie sanglotait, assise à sa table de dessin.
— Tu me demandes pas si j’ai déchiré mes beaux pantalons ? s’est-elle moquée en souriant tristement.
— Non. La dernière fois que j’ai fait ça, c’était pas drôle pantoute.
Marie-Soph a esquissé une moue au douloureux souvenir de l’annonce de son déménagement outre-mer. J’ai repris, pour l’encourager :
— Y a pas de raison de pleurer, on va garder contact comme il faut cette fois-ci, on se perdra pas de vue ! On va être amies pour la vie, tu le sais ben ! En fait, tu devrais plutôt pleurer de joie à l’idée que je vous laisse enfin tranquilles, Romain et toi.
— Non, c’est pas parce que tu t’en vas que je pleure.
— Oh. Tant mieux, je suppose.
— Je suis peut-être enceinte.
— Mais ça, c’est une belle nouvelle, Marie-Sophie ! T’es avec le meilleur gars au monde pour fonder une famille. Quand on était petites, tu rêvais d’avoir plein de bébés !
— Plus maintenant ! Maintenant, mon rêve, c’est d’avoir ma collection, de créer des vêtements, c’est ça que je veux ! J’aurai plus jamais le temps avec un enfant et mon travail. Je sais ce qui va se passer : je vais devenir une adulte, avec des obligations. Je vais doucement laisser mes ambitions de côté parce qu’il y aura toujours quelque chose de plus important, de plus urgent ; je serai une grosse bonne femme désillusionnée, vendeuse dans une boutique de vêtements de mémé pour toujours ; j’essaierai de croire que je me réalise à travers les bricolages de mes enfants ou en cuisinant des bons petits plats pour mon mari ; je tenterai de me convaincre que je suis satisfaite de ma vie, mais je me mentirai tous les jours, toutes les secondes. Et d’après toi, elle va être où, la chambre de bébé ?
Tout en jetant un bref coup d’œil au décor épuré quoique rempli d’un fouillis coloré de tissus, de couleurs et de textures qui nous entourait, j’ai tenté de dédramatiser le problème en lui affirmant que tout n’allait pas nécessairement se dérouler de la sorte. Et que rien ne laissait présager qu’elle deviendrait une grosse bonne femme. Elle a fini par me donner raison à contrecœur, avant de se ressaisir et de se diriger vers le fond de la pièce, où se tenait un de ses mannequins, vêtu d’une création que j’avais observée avec convoitise à plusieurs reprises durant mon séjour. C’était une robe swing en satin d’un bleu profond, avec un décolleté en cœur festonné et de larges bretelles se raccrochant au coin des épaules en dénudant le haut du dos, ornée d’une large bande de satin plissé cintrant la taille du vêtement. Son ample jupe circulaire descendait une miette plus bas que le genou et laissait dépasser de quelques centimètres un jupon de tulle mordoré bordé d’un mince ruban de satin doré. Sur toute la surface de la robe, excepté la ceinture, Marie-Sophie avait brodé de fil d’or un véritable réseau de constellations et d’étoiles, certaines d’entre elles reliées les unes aux autres par des lignes droites, si bien que la personne revêtant ce joyau donnerait l’impression de porter sur elle la voûte céleste. On peut affirmer en toute confiance que j’ai acquis une grande expérience en robes de princesses depuis l’enfance, pour en avoir observé une multitude dans des livres et dans des films et aussi pour en avoir imaginé tout un tas dans ma tête. Mais je n’avais jamais eu devant mes yeux, en tissu et en coutures, un vêtement aussi exquis. Outre l’admiration pour le grand talent et l’attention au détail de mon amie que cette robe suscitait en moi, j’espérais secrètement qu’un soir après le boulot, Marie-Sophie me demanderait de l’essayer, pour faire des retouches ou quelque chose du genre, qu’elle me dirait : « Tourne sur toi-même, je veux vérifier le mouvement » ou, en tout cas, qu’elle me demanderait de tourner sur moi-même pour une quelconque raison que seuls les créateurs de mode connaissent, et que je tournoierais un peu, en toute légitimité et en toute sécurité, comme lorsque je le faisais plus jeune avec les robes de ma mère, enfermée dans ma chambre. Marie-Sophie a entrepris de décrocher la robe en me parlant d’un ton décidé, le dos tourné et le discours ponctué de reniflements.
— Je te regarde partir vers l’inconnu et je t’envie de pouvoir le faire. C’est pas trop tard pour toi. Je veux te donner la robe bleue. Je sais que tu l’aimes. C’est peut-être ce qui se rapproche le plus de ce que je voulais devenir. Elle va être avec toi et, si tu la portes, ça sera comme si j’avais un peu réussi.
Et elle me l’a tendue au bout de son bras, en boule, comme un chiffon froissé. Alors, je l’ai engloutie dans mon sac en lui promettant de la porter, même si, franchement, je ne savais pas à quelle occasion je pourrais revêtir une telle œuvre. Il me faudrait maintenant me trouver un sac pour protéger ma robe pour le reste du voyage, éviter de l’abîmer. Bouche bée que j’étais devant le cadeau que m’offrait mon amie, encore sonnée par ses déclarations fracassantes et complètement assommée par sa grande nouvelle, je n’ai pas su lui dire, ce jour-là, que je ne lui voyais rien à m’envier.
Je suis restée près de deux mois en sol espagnol, avant de traverser du côté du Portugal. J’aimais tout faire à pied. Évidemment, cela n’était envisageable que jusqu’à un certain point. Tôt ou tard, le train et l’autobus s’imposaient. Cette obstination à marcher ralentissait nécessairement mes déplacements et diminuait le coût de la vie, comparativement à des voyageurs contraints dans le temps. Moi, je n’avais aucune contrainte. Le chemin se dessinait comme ça, au fil de mes envies picturales, de mes désirs artistiques. J’essayais autant que possible de faire des déplacements logiques, mais si l’on avait tracé le pointillé de mon trajet sur une carte, il n’aurait pas formé de belles lignes droites. Mon pointillé sinuait, tournait un peu sur lui-même, revenait parfois sur ses pas. C’est ainsi qu’après le Portugal, je suis repassée à travers le sud de la France, j’ai descendu puis remonté l’Italie, marché la Suisse, je suis allée explorer l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique, avant de passer au Royaume-Uni.
Vivre en voyageuse ne me coûtait pas très cher. Pour voyager à faible coût, il suffit d’accepter de mal dormir et de manger souvent des choses qui goûtent le carton. Ranger son amour-propre et sa vanité au fond d’un coffre et l’oublier sur un banc de gare, avant d’aller partager sa toilette et sa chambre avec des inconnus. Des inconnus qui fréquemment veulent devenir vos amis. Des inconnus qui se butaient à une rouquine muette qui, en plus de feindre de ne rien comprendre à l’anglais, langue officieuse des auberges de jeunesse, prétendait souvent n’avoir jamais appris à sourire pour s’assurer qu’on la laisse en paix dans son silence. Plusieurs jeunes personnes croient partir, le sac au dos, pour découvrir le monde, mais ils partent surtout à la rencontre du monde. Ces auberges sont de formidables lieux de rencontres et d’ouverture sur l’autre. Mais me faire des amis et découvrir que c’est donc drôle à quel point un même jeu d’alcool peut être connu d’une culture de jeune fêtard à l’autre ne faisait pas partie de mes besoins. Je fuyais particulièrement prestement lorsque je détectais l’accent québécois parmi les dialectes s’échappant d’une cuisine commune. Je n’avais certainement pas fait tout ce chemin pour me taper l’explication de ce qu’est un pâté chinois ou un cégep dans un anglais approximatif. Je poursuivais ma quête d’œuvres seule, sans l’expliquer à qui que ce soit.
Cependant, même si généralement je pouvais visiter à peu de frais, surveillant les journées gratuites, les spéciaux pour étudiants et ayant quelquefois même la chance de tomber sur de gentils passionnés d’art qui me remettaient leur billet d’entrée de musée alors qu’ils en sortaient, billet que je m’empressais alors de redonner à mon tour après ma visite, il y avait une limite à étirer l’argent remporté auprès d’un ours polaire en peluche dans un aréna ontarien. Oui, il y avait aussi tout cet argent patiemment accumulé durant mes études dans le but d’acheter une maison, mais il est certain que mon voyage en terre européenne aurait été grandement écourté sans matante Brigitte.
Matante Brigitte est la jeune sœur de mon père qui a repris la ferme familiale. Mon oncle Fernand aussi travaille à la ferme laitière et s’implique dans son administration, mais matante Brigitte en est la réelle propriétaire, principale actionnaire et plus grande visionnaire. On parle ici d’une véritable vocation. Ce petit bout de femme s’est tellement investi à redresser les finances et à améliorer le troupeau lorsque mes grands-parents lui ont vendu leur petite ferme, à leur retraite, qu’elle en a fait l’une des fermes laitières les plus performantes de la province. Travailler sept jours sur sept, trois cent soixante-cinq jours par année sur sa terre agricole n’est pas une punition pour matante Brigitte, mais en revanche, on ne peut pas dire qu’elle a vu bien du pays. L’argent lui sort par les cheveux, mais ne lui est d’aucune utilité à part celle de s’équiper de la dernière technologie en matière d’élevage bovin. Elle vit simplement, conduit le vieux pick-up 1998 de grand-papa et réussit toujours à nous cuisiner des festins pour Noël, même si chacun ignore comment elle peut bien trouver le temps de s’installer derrière ses fourneaux.
Pour mon anniversaire, Brigitte m’a transféré un montant d’argent pour que j’acquière « un bon appareil photo pour de beaux souvenirs ». Ce que j’ai fait. Enchantée par mon voyage, elle qui avait appris mon départ seulement quelques semaines après que j’étais partie m’écrivait souvent, me disait d’en profiter, m’encourageait toujours à poursuivre, encensait mon audace et terminait ses courriels avec une phrase typique du genre « Les voyages forment la jeunesse ! » ou « Faut que jeunesse se passe ! » Jeunesse, voyage, aventure. À Noël, ce sont des dollars destinés à l’achat de « bonnes bottes chaudes » qui sont apparus dans mon compte. Je m’en suis donc procuré, même si le climat hivernal de l’Italie n’avait rien à voir avec celui de chez nous. Après ça, matante Brigitte a tout simplement cessé d’inventer des prétextes et m’a tout bonnement envoyé de l’argent quand ça lui plaisait.
C’est dans la petite ville de Fossano, en Italie, sur mon chemin vers Turin et sa Galerie civique d’art moderne et contemporain, que j’ai dégusté mon premier gelato. Je me suis installée sur un banc face à la bibliothèque municipale pour manger ma collation puis bidouiller le nouveau jouet que je m’étais procuré grâce à ma tante : mon appareil photo. Léger et compact, comme devait l’être toute acquisition. L’après-midi s’étirait, les teintes cuivrées et ocre de la place et des immeubles donnaient l’impression d’une température encore plus chaude qu’elle ne l’était réellement. Sans arbre pour me faire de l’ombre, je cuisais. La bibliothèque municipale de Fossano constitue un sujet de photo plutôt digne d’intérêt, puisqu’elle prend place dans un château médiéval du XIVe siècle. La caméra l’aimait, et la caméra était moi. Même si j’avais déjà croisé dans mon périple des dizaines d’autres châteaux bien plus beaux ou bien plus spectaculaires, je ne pouvais détacher mon regard-lentille de celui-ci, dont le soleil de cinq heures faisait ressortir la couleur rouille et l’aspect rigide de ses tours carrées. On aurait dit un bâtiment sinistre et joyeux à la fois. Mon guide n’en disait rien, je le trouvais pourtant fascinant. Peut-être avait-il abrité des nobles ? Des princesses ? Emprisonné des ennemis ? Caché des joyaux ? Des passages secrets ? Cliché après cliché, quelque chose se réveillait en moi. Quelque chose qui trouvait écho bien loin, quelque chose de si bien enfoui que je l’avais complètement oublié. Une façon d’être, d’imaginer et de penser que l’on fait disparaître graduellement au bout de l’enfance et que l’on en vient même à mépriser à l’âge adulte, particulièrement lorsqu’on apprend à se couvrir de la prétention dont se vêtissent les universitaires et les érudits : l’exaltation romantique sans pudeur, le rêve grandiose d’amour et de bonheur, l’espoir naïf du conte de fées, de la magie salvatrice pour celui qui souhaite avec ferveur. S’abandonner à la rêverie et à l’excitation qui nous habite, petits, en entendant parler de dragons et de baguettes magiques, accepter sans broncher les tours du prestidigitateur, ramasser des roches qui brillent sur le chemin de fer en croyant qu’on va devenir riche, chérir une balle de baseball signée par un grand joueur en attendant d’en devenir un, croire aux choses que l’on s’interdira plus tard. J’ai alors réalisé que j’étais entourée de cette chose dont nous manquons cruellement par chez nous : les châteaux. Des vrais, magnifiques, vieux et remplis d’histoire, châteaux. Et que c’était un trésor, pour une petite fille comme moi. J’ai décrété qu’il n’y avait pas de honte à se pâmer devant les châteaux. Si mon exil avait déjà amorcé chez moi un éveil quelconque, c’est la bibliothèque municipale de Fossano qui a achevé de me révéler à moi-même. J’avais déjà été une fillette qui rêve. J’étais seule dans le Piémont et, à partir de ce moment, je ne m’empêcherais plus d’espérer, si cette émotion se présentait encore à moi. Et j’ai pris la décision de commencer une collection de châteaux. Dorénavant, lorsque se trouverait l’une de ces cabanes à rêve sur mon chemin de musées et d’œuvres d’art, et il s’en trouverait encore des dizaines, et des bien plus somptueuses, j’irais la voir et je la prendrais en photo. Pas besoin d’en faire la visite, même pas obligée d’y entrer, un simple cliché suffirait. Et je me laisserais aller à des fantasmes romantico-gnochons tant que je le désirerais.
L’Italie a été pour moi une véritable orgie de beauté, la Renaissance italienne occupant une grande place dans mon cœur d’amatrice d’art. Je n’en finissais plus de m’extasier sur tout ce que je voyais. Mais ce n’était toujours pas suffisant pour ma soif de culture jamais rassasiée. C’est drôle comme mon rythme de marche se modifiait lorsque mes pieds ne touchaient plus les trottoirs. À l’intérieur, pas de presse. Le rythme cardiaque, tout comme celui de mes pas, ralentissait. Le silence et les murmures se réverbérant sur les plafonds élevés des salles d’exposition et des églises m’enrobaient. Il m’arrivait de passer une heure dans la contemplation d’une seule œuvre. À l’intérieur, observer des centaines de vierges à l’enfant. Regarder miroiter les feuilles d’or. Me découvrir un faible pour les voûtes du gothique primitif. Étudier la virtuosité cachée dans la chevelure d’une nymphe peinte par un maître. Tenter de saisir ce qui m’échappe et qui s’échappe des œuvres actuelles ou, au contraire, refuser de chercher et me laisser englober. À l’intérieur, la tête enveloppe tout le corps, jusqu’en dessous des pieds. Protège contre les éclairs.
Mon entrée à Munich s’est faite dans la bonne humeur. D’abord, j’étais encore époustouflée de mes arrêts aux fameux châteaux de Neuschwanstein et de Hohenschwangau de la veille, incontournables monuments touristiques allemands dont la présence au milieu du décor à couper le souffle transformerait en fillette même le plus endurci des motards ayant pour passe-temps de fin de semaine la torture de petits animaux. Ensuite, la température clémente me donnait envie de me dégourdir les jambes d’une manière tout à fait inusitée : à bicyclette. Aussi, tout de suite après m’être déniché – facilement, par-dessus le marché – un endroit où dormir, j’ai dépensé quelques euros pour quinze minutes d’Internet. Ma boîte de réception ne contenait que deux nouveaux messages : des nouvelles de matante Brigitte accompagnées d’un nouveau dépôt dans mon compte (j’en aurais assurément pour des années à lui offrir des produits de bain à Noël pour la remercier) ; et un courriel de Jenny qui m’annonçait sa séparation d’avec le vieux Jean-Luc. Elle feignait l’indifférence, mais ni sa tentative de dissimuler sa peine au travers d’une énumération exhaustive de toutes les activités géniales qu’elle avait enfin pu faire depuis qu’elle avait retrouvé son célibat, ni la surabondance de points d’exclamation ne m’empêchaient de voir clair dans son jeu. Son petit cœur était en chagrin et autant je n’aimais pas qu’elle souffre, autant je me sentais soulagée que cette relation soit enfin terminée. Connaissant ma Jenny, je savais que ce chagrin serait de courte durée. Elle prenait la peine de préciser qu’ils n’étaient « pas à la même place dans leur vie », mais que cela n’avait toutefois « rien à voir avec la différence d’âge ». « HAHAHAHAHAHA ! » ai-je songé en lisant ces mots. J’ai cependant omis de révéler le fond de ma pensée dans ma réponse, qui se voulait positive et tournée vers l’avenir.
Finalement, savoir que j’approchais d’une de ces œuvres obsédantes qui me faisaient me déplacer d’un pays à l’autre avait pour effet d’accroître l’excitation en moi. Cette fois-ci, c’était une petite toile de Klimt qui m’attendait à la Nouvelle Pinacothèque : une allégorie de la musique. J’y songeais depuis Venise, plusieurs semaines plus tôt, lorsqu’un soir, en tentant de retrouver mon hôtel bas de gamme dans le labyrinthe des ponts et nombreux culs-de-sac de cette ville aux mille îles, je m’étais retrouvée dans un racoin, derrière un homme qui jouait sur un piano mal accordé laissé à l’abandon. Les manches de sa chemise blanche avaient été roulées pour libérer ses avant-bras, et le haut de son piano droit se reflétait juste à côté dans l’eau noire ponctuée de taches de lumière dues aux réverbères. Ses notes, rouillées par l’humidité ambiante, berçaient les bâtiments d’une mélodie mélancolique qui sonnait un peu faux. Autour de lui, des fenêtres ouvertes sur des pièces illuminées : les voisins désiraient l’entendre, même si l’homme ne jouait que pour lui-même. Personne n’aurait pensé ni voulu lui demander de taire son instrument : on ne fait pas ça à un piano. À force de l’écouter et de le regarder, tapie dans l’ombre, une image m’était remontée en mémoire. La façon dont le musicien était penché sur le piano, son allure méditative m’avaient rappelé le tableau La Musique de Gustav Klimt. Il s’agissait en fait d’une étude en vue d’une réalisation plus grande ; une création en ébullition. Découverte en feuilletant des ouvrages sur le peintre à la bibliothèque de l’université, cette œuvre m’avait interpellée. Dans mon souvenir, on y voyait une jeune femme rouquine aux traits délicats, dans une grande robe foncée, jouant d’une cithare dorée avec concentration, tête baissée, yeux fermés. À l’époque, il m’avait semblé qu’elle et moi avions des choses en commun, que la jeune fille qui jouait de la musique était un peu moi. De Venise, je m’étais alors dirigée vers Vienne tout naturellement, avec l’envie de revoir cette jeune fille, et de découvrir si je trouvais toujours qu’elle me ressemblait. Physiquement, peut-être moins, maintenant. Intrinsèquement, faudrait voir. Depuis que j’étais partie, j’avais pas mal maigri, mon ventre s’était aplani à force de marcher et marcher et grimper avec mon gros sac sur le dos. Je parie que j’aurais pu fracasser des noix de coco entre mes mollets et mes ischio-jambiers. Mes cheveux atteignaient une longueur jamais égalée. Un teint bronzé naturel ne me quittait plus ; rien à voir avec cette période où, durant le cégep, mes copines de classe avaient découvert avec beaucoup trop d’enthousiasme le salon de bronzage en même temps que le blanchiment de dents, si bien que chaque jour elles arrivaient à l’école de plus en plus orange-brun comme des crottes et avec les dents toujours plus blanches. Fières du résultat, elles cherchaient mon assentiment. Et mes yeux de se plisser pour laisser entrer le moins d’information possible, tandis que j’articulais quelque compliment en poussant un sourire forcé. Encore aujourd’hui, un fusil sur la tempe ne saurait me convaincre de poser l’orteil au salon de bronzage.
À ma surprise, La Musique ne se trouvait pas à Vienne. Si je m’étais informée adéquatement avant de bouger, j’aurais su que l’œuvre était à Munich, mais peut-être n’aurais-je jamais mis les pieds en Autriche ; impossible donc de considérer ce léger détour comme une erreur. Même si je m’étais amplement gavée d’œuvres de Klimt dans sa ville natale, notamment au magnifique palais du Belvédère, cela n’était pas suffisant. J’ai fait mes devoirs correctement et, me fiant cette fois-ci à autre chose que ma mémoire, j’ai commencé à orienter mes déplacements vers la Bavière, sans négliger le pays qui fit de Sissi une impératrice, bien entendu. Une fois à Munich, j’ai voulu procéder dans l’ordre, chronologiquement. La première journée serait dédiée à l’Ancienne Pinacothèque : Dürer, Rembrandt et les autres. S’il me restait du temps, j’irais voir pour louer un vélo. La perspective d’observer la richesse de l’architecture de la ville sur deux roues m’amusait. « Un vélo, quelle drôle d’idée ! » pensais-je. J’en avais oublié jusqu’à l’existence durant les derniers mois, concentrée que j’étais à faire avancer mes pieds. Ensuite, la deuxième journée, j’irais à la Nouvelle Pinacothèque, avec Friedrich, Munch et mon tableau de Klimt.
Le monde est grand, mais celui des routards est, malgré ce qu’on pourrait en croire, plutôt petit. En un endroit et un instant donnés, un certain nombre d’humains se promènent en dehors du radar de la vie quotidienne. Sac au dos, carte en main, ils flottent au-dessus du monde, contemplent ses mouvements, le touchent du mieux qu’ils peuvent. Il peut arriver que l’on tombe plus d’une fois sur les mêmes explorateurs. Faudrait-il interpréter ces rencontres comme le signe d’un lien extrêmement fort entre ces personnes, signe que « la vie veut les réunir » ? Je n’en avais pas envie. Quand j’ai réalisé que ce couple que je croisais de salle en salle à l’Ancienne Pinacothèque était le même qui me suivait au comptoir de réception de mon auberge, ça m’a laissée assez indifférente. Un grand homme et une femme aux longs cils dans la trentaine, au teint hâlé, qui se parlaient en espagnol. Quand ils sont arrivés à la boutique de location de vélos alors que j’enfourchais le mien, je leur ai retourné un sourire poli sans trop les regarder dans les yeux et j’ai pédalé à toute allure pour les semer (ma révélation du jour : pédaler est plus rapide que marcher. J’avais oublié). Lorsque je les ai revus à la sortie de la cuisine commune après mon millième plat de linguini carbonara depuis mon départ de Paris, j’ai dû me prêter au jeu de feindre le côté comique de la situation et jaser un peu.
— Ha ha ha ! Comme on se retrouve !
— Oui, c’est fou.
— Alors, mademoiselle, vous avez aimé le musée ?
— Oui, beaucoup.
— Et vous avez aimé le vélo ?
— Oui.
— Munich est une belle ville, n’est-ce pas ?
— Très belle ville.
— Vous êtes ici pour longtemps ?
— Ça va dépendre.
Ces quelques coïncidences devaient-elles faire de nous des amis ? Ça ne m’intéressait pas. Mais le lendemain matin, me retrouver encore une fois face à eux dans le vent frais qui réveillait le quartier, en bas des quelques marches menant à notre lieu d’hébergement, ça m’a franchement ennuyée.
— Ha ! Rebonjour, mademoiselle !
— Rebonjour.
— Est-ce que vous allez à la Nouvelle Pinacothèque ? C’est là que Raúl et moi nous rendons ! Nos itinéraires semblent tellement similaires, ça serait drôle, non ? On pourrait partager le taxi.
Un taxi ? Ces gens-là étaient riches.
— Non, ai-je menti, pas aujourd’hui. Merci de l’offre, bonne journée, ai-je ajouté en me dirigeant vers le coin de la rue d’un bon pas.
Légèrement déçue de mon attitude avec ces gentilles personnes, j’ai tout de même commencé à envisager un plan B. Ma quête de La Musique de Klimt et sa cithariste concentrée devrait patienter un jour de plus. Je n’y pouvais rien : je n’avais pas du tout envie de parler. Je préférais fuir. J’irais donc au Lenbachhaus, ou encore à la Pinacothèque moderne ? Non, ces musées se trouvaient directement dans le quadrilatère que j’évitais : les risques étaient trop grands de croiser le couple à nouveau dans les rues. Je me suis arrêtée au Englischer Garten un instant, le temps de réfléchir, de consulter mon guide. Il y avait tant à faire, suffisait de s’organiser. Des joggeurs brillaient dans le soleil, le vent frais sentait bon l’assouplisseur à parfum de vent frais, le banc de parc froid me forçait à garder le dos droit ; j’étais bien. Il y avait tant à faire, mais je pouvais aussi simplement flâner. Je n’avais pas envie de parler, mais pour la première fois depuis bien longtemps, j’avais peut-être envie de flâner.
Un homme fait irruption dans le café dans un grand fracas, interrompant la vie des autres. L’attention de chacun se tourne vers lui. C’est un sans-abri, un vieux bonhomme soûl. Il titube et son grand manteau sale s’accroche aux tables ; sa démarche a quelque chose de clownesque qui fait glousser quelques clients. On dirait une bonne imitation d’Olivier Guimond qui imite un soûlon. C’est sans parler de sa tête, ce cornet de crème glacée qui fond au soleil. Ses rares cheveux sont plaqués sur son crâne, ses yeux coulent sur les côtés de ses joues grises et raboteuses, son nez pend, ses oreilles ne sont pas au niveau, sa bouche croche fout le camp vers son menton fuyant : on jurerait que ses organes ont décidé de s’enfuir de son visage. Avant l’arrivée de cet élément perturbateur, l’endroit était plutôt tranquille. À ce moment de l’après-midi, les travailleurs sont retournés à leur besogne. Il ne reste plus qu’un ou deux retraités qui lisent le journal, des étudiants junkies de 2.0 qui ne seront rassasiés que lorsque la technologie sera enfin implantée directement dans leur cerveau, et quelques ploucs sortis de nulle part comme Marc et moi. Une averse brève et sombre prend fin. À travers les nuages, le soleil veut poindre. C’est toujours gris, mais moins gris. L’homme au visage fondant est de bonne humeur.
— On va les avoir ! On va les avoir, les osti de chiens sales !
Vaguement amusé par son discours, un gars lui lance :
— Ouais ! C’est ça !
— On se laissera pas faire ! C’est à soir que ça se passe ! Ces maudits-là nous auront pas, on va leur planter un pieu dans le cœur !
Doucement, Fanny s’approche, assistée par le cuisinier de la place, pour entamer les négociations et escorter l’homme à l’extérieur. Chacun retourne à sa perte de temps, le lieu retrouve son calme. Mais c’est trop tard, le mal est fait. Si, quelques instants plus tôt, j’avais l’impression d’avoir touché Marc avec mon valeureux récit de voyage et mes histoires de rêves d’enfant ravivés, celui-ci me fixe maintenant d’un regard mauvais. Le robineux, par son apparition tapageuse, vient de faire voler en éclats la mince couche de glace recouvrant le lac de mes erreurs, sur laquelle je m’agite depuis ce matin.
— Achèves-tu ? qu’il me lance sèchement.
Et je pique dans l’eau glacée. Il me déteste à nouveau. Tout est à recommencer. Mais bon. C’est pas fini tant que c’est pas fini.
Édimbourg me semblait étrangement familière. Les Écossais ont le sens de l’humour, ils sont costauds et fougueux, et ils possèdent cet esprit rebelle et fier du peuple à forte identité nationale qui refuse de laisser sa culture disparaître, comme les Québécois. Ça se sentait au travers des contacts que j’avais avec eux, si brefs soient-ils, à l’épicerie, à l’office du tourisme, à la réception de mon auberge de jeunesse située près du château. Me promener dans de petites rues pavées qui côtoient des écrans publicitaires et autres manifestations de technologie du monde actuel, cet étrange mélange de l’ancien et du nouveau qu’est l’Europe de maintenant, m’était devenu habituel au fil des mois, et n’avait somme toute rien à voir avec la fausse vieillesse des bâtiments les plus anciens de notre jeune Amérique. Pourtant, sans que je puisse expliquer pourquoi, Édimbourg me rappelait Montréal et Québec, et sans que je puisse expliquer pourquoi, ça me faisait du bien. Depuis Munich, j’avais commencé à ralentir le pas en me rendant d’un endroit à l’autre. Sur un banc de parc d’Amsterdam, de Bruges, de Cambridge, de Liverpool, après mes dîners de salades ou de sandwichs aux ingrédients achetés séparément au supermarché, déposés sur mes genoux puis assemblés de mon mieux, il m’arrivait de lézarder un peu avant de repartir pour la suite.
Depuis mon arrivée, le temps était superbe, pas de pluie, pas de brume. Peut-être un tantinet frais. L’Angleterre me dispensait de son mauvais temps. Après avoir ajouté le château d’Édimbourg à ma collection et visité la Scottish National Gallery of Modern Art, la Dean Gallery et la cathédrale Saint-Gilles, j’ai décidé qu’il était temps de quitter la grande ville pour un peu d’aventure. À la Galerie nationale écossaise d’art moderne se trouvait la raison ayant poussé mes pieds jusqu’au nord de l’Angleterre : la fascinante Tête raphaélesque éclatée du maître surréaliste Salvador Dalí. Un désir ardent de l’avoir devant moi. À travers les fumées d’un champignon atomique, la tête d’une modeste madone se disperse en centaines de fragments argentés. Au fond de sa tête est superposée la coupole du Panthéon de Rome, au sommet de laquelle pénètre une lumière divine qui éclaire son for intérieur. L’ancien se mêlant au moderne, la menace se mariant à la sérénité et la beauté naissant de l’horreur ; ce chef-d’œuvre m’a laissée en pâmoison durant une bonne demi-heure, même si, à ce stade de mon exil, j’aurais eu toutes les raisons de ne plus être impressionnée par quelque démonstration artistique que ce soit. Je connaissais l’influence des premiers essais atomiques sur l’œuvre de Dalí et reconnaissais un certain désarroi ou, à tout le moins, un certain questionnement sur l’humanité se dégageant de cette œuvre, mais l’Écosse agissait sur moi d’une manière telle que le tableau me parlait de façon résolument positive : une tête éclatée par des millions d’idées, un grand trou créé pour y laisser entrer la lumière. De l’espace dans la tête, enfin. Heureusement que je ne me suis pas arrêtée à la Tête raphaélesque cette journée-là, j’aurais manqué tout un tas d’œuvres réjouissantes. Il m’était toujours agréable de tomber sur les toiles pop art de Roy Lichtenstein, dont l’esthétique bédéesque et les personnages couverts des fameux points de trame imitant les vieux comics m’amusaient. La Scottish Gallery of Modern Art comptait deux spécimens de Lichtenstein dans sa collection. L’un, que je reconnaissais, représentant un couple en voiture, et l’autre, que je n’avais jamais vu mais que j’avais tout de même l’impression de connaître, qui a piqué ma curiosité. En gros plan, le visage d’une chanteuse blonde qui tient dans sa main un micro. Sur son front, un phylactère ponctué de notes de musique entoure les paroles qui s’échappent de sa bouche. « The melody haunts my reverie… », susurre-t-elle, les yeux dans le lointain. Ce sont ces paroles qui m’ont tenue plantée comme un piquet devant la toile en me demandant où j’avais bien pu les entendre, sans arriver à mettre le doigt dessus. Peut-être ma tête était-elle trop éclatée, à ce moment-là, pour que je puisse rassembler mes idées.
Maintenant, il fallait que je monte dans les Highlands, voir un peu ces paysages si magnifiques et tenter d’apercevoir Nessie ailleurs que dans les boutiques de souvenirs. Cette abomination de toutou vert fluo du monstre du loch Ness, coiffé d’un béret en tartan et si affreusement sympathique, aurait de quoi hanter les rêves du bonhomme Sept-Heures. Je me suis donc rendue à la gare tôt en matinée sous un premier ciel gris en plusieurs jours afin de m’acheter un billet pour Inverness. Cette excursion dans la lande écossaise, je la devais à Jenny. Autour de nos douze ou treize ans, durant quelques mois, nous étions devenues complètement obsédées par le film Braveheart. Lorsque la fin de semaine arrivait, nous nous rendions à bicyclette au club vidéo nous choisir un divertissement cinématographique en guise de récompense pour la semaine d’école qui venait enfin de se terminer. On en profitait aussi pour se ramasser des bonbons de bouches à la cannelle. Inévitablement, notre choix final se portait toujours sur l’opus de Mel Gibson, qui contenait tant de puissance qu’il nécessitait le ruban de deux cassettes VHS ! Quelle romance, quelle vengeance, quel grand amour, quel décor grandiose ! On avait beau se faire croire que l’époque des rêveries de châteaux et de chevaliers s’était complètement arrêtée sur le pas de la porte d’entrée de l’école secondaire, il n’en était rien. J’imagine encore la face emmerdée de Stéphane Sylvestre, le fils du proprio, qui tenait la caisse tous les vendredis soir. Il nous voyait immanquablement débarquer à quatre heures et demie, devait subir l’envahissement de son lieu de travail durant pas moins de vingt-cinq minutes, nos débats chuchotés et notre indécision, semaine après semaine, devant toutes les nouveautés, pour le même résultat en fin de compte. L’effet amour/vengeance/cornemuse-dans-le-brouillard n’agissait pas autant sur Marie-Sophie, qui, après quelques semaines de visionnement, nous avait laissées terminer notre trip sans elle. Maintenant, il était de mon devoir d’aller présenter mes hommages à ce coin du monde qui nous avait tant bouleversées. Jenny m’en aurait voulu de ne me contenter que d’un bref séjour dans la capitale.
Le train partait à neuf heures trente ; j’ai dû courir pour ne pas le manquer. Une fois dans le wagon, je me suis assise face à un autre voyageur, une table nous séparant, de sorte que lui avançait de l’arrière et moi, de l’avant. Son gros sac à dos posé à côté de lui, il lisait un guide de l’Écosse écrit dans une langue que je ne connaissais pas. Il a levé les yeux et nous nous sommes souri discrètement, de cette manière de reconnaissance mutuelle entre backpackers, une façon de dire : « Oui, je t’ai reconnu, toi aussi tu es comme moi, en train d’échapper à ta vie pour un moment. Oui, je sais, les douches semi-propres d’auberges de jeunesse avec des cheveux au fond, les autobus bondés avec le linge collé au corps, les toilettes publiques matin, midi et soir, chiasse, pas chiasse, j’y vais, la renonciation au luxe et à l’intimité. » La beauté de ce jeune homme vous frappait en plein visage : il était blond très pâle avec de larges épaules et des bras juste un peu musclés, et dégageait une certaine assurance retenue. Des yeux verts absolument hallucinants. J’ai noté un petit écusson attaché à la bretelle de son sac : un drapeau, fort probablement celui de son pays, que je ne reconnaissais pas. Avec cette fine pluie qui commençait et le doux grondement du train, je n’ai pas tardé à m’assoupir. Pour tout dire, mon siège s’avérait plus confortable que la couchette dans laquelle je dormais depuis trois nuits à Édimbourg. Le premier arrêt m’a réveillée. Il ne pleuvait plus et le wagon se chargeait bruyamment d’hommes vêtus d’orange et de noir. Certains transportaient des trompettes ou des fanions, d’autres, de la bière. Des amateurs de football, c’est-à-dire de soccer, de ce que j’en ai déduit. D’autres encore s’étaient barbouillé le visage aux couleurs de leur équipe. Tous rayonnaient d’entrain et parlaient fort. Le voyageur et moi avons dû déplacer nos sacs pour les déposer sur les porte-bagages à l’entrée du wagon, afin de faire de la place à ces amateurs enjoués qui se destinaient à n’en pas douter à une longue journée de festivités sportives. C’est spécial comme loin de chez soi on peut se sentir à la maison. Je me sentais toute drôle à l’intérieur, la boîte à pensées submergée d’images du métro de Montréal se remplissant graduellement de partisans du Canadien à mesure que l’on avance sur la ligne orange à l’heure du souper, les soirs de match. Ces gens qui entrent dans les wagons de métro fiers comme des coqs, le chandail bleu-blanc-rouge comme une armure contre le froid, frénétiques parce qu’il se passe quelque chose de grave et d’excitant. C’était bizarre. Réconfortant et troublant tout à la fois. Une chose est sûre, ils me plaisaient bien, ces gars orange et noir.
À côté de moi prenait dorénavant place un costaud à la voix portante coiffé d’un mohawk. Le jeune homme voyageur assis en face de moi partageait désormais son espace avec un grand rouquin à l’accent très prononcé, qui s’est empressé de sortir une bouteille de digestif espagnol tandis que plusieurs autres de ses compères buvaient déjà de la bière. Les deux partisans se sont envoyé de bonnes rasades dans le gorgoton à même la bouteille en rigolant et sans le moindre remords de commettre pareille bêtise à dix heures le matin. Puis, généreux, ils en ont offert à mon compagnon. Celui-ci m’a lancé un coup d’œil en quête de mon avis. Je n’avais qu’une expression ahurie et un léger haussement d’épaules à lui offrir pour toute réponse. Décidant que le moment était mal choisi pour créer un incident diplomatique et se mettre à dos une trentaine de gros bonshommes écossais, il s’est pris une bonne gorgée. Lorsqu’il a voulu rendre la bouteille au rouquin, ce dernier l’a repoussée, comme un peu irrité par ce manque de galanterie, en disant : « What aboht ye girrlfrind ? » Alors j’ai bu aussi, tentant de cacher mon expression de « j’espère qu’aucun de vous ne souffre d’herpès buccal », et voilà, nous étions tous amis, unis par les liens de l’alcool ! Les hommes se criaient d’un bout à l’autre du wagon des propos qu’ils trouvaient hilarants et que je devinais salés sans pouvoir vraiment les saisir, cette façon de parler particulière aux Écossais m’empêchant de tout comprendre. Les amateurs sont descendus deux arrêts plus loin, laissant un grand vide derrière eux et deux touristes qui s’adressaient maintenant des sourires francs.
Le train est reparti à grande vitesse pour plusieurs heures d’affilée, sans arrêt jusqu’à Inverness. J’ai lutté pour ne pas me rendormir et pour bien observer les paysages impressionnants des Highlands qui se penchaient sur moi. J’ai aussi vu de ces magnifiques vaches à cornes, toutes poilues, qui m’ont fait sautiller sur mon siège.
— Regarde, des vaches ! me suis-je écriée en anglais, oubliant momentanément ma gêne et surtout ma non-envie de parler. Celle-là a une cloche dans le cou !
— Oui, je les vois, m’a-t-il répondu dans un anglais coupé au couteau.
— J’en veux une comme ça, ai-je murmuré à la vitre.
— Comment tu vas la ramener chez toi ?
— Je vais la traîner dans mon sac. Mon sac est assez gros. J’ai juste à jeter toutes mes gogosses inutiles.
Mais ma belle vache paissait déjà loin dans le paysage. Je n’avais même pas eu le temps de la prendre en photo.
— On a juste à se souvenir de l’endroit exact où on l’a vue, puis tu reviendras la chercher en partant.
— Je veux retourner la chercher tout de suite ! Je vais l’appeler Betty. Betty Saint-Clair.
— On peut utiliser mon GPS pour la situer, qu’il m’a dit en pointant sa montre.
— Oui ?
Je me suis levée au-dessus de la table pour mieux voir ladite montre. Une espèce de vieille cochonnerie de montre à velcro pour enfant, dont je soupçonnais le bracelet de puer le torrieux, équipée d’un cadran où flottait une aiguille pointant grossièrement vers le supposé nord. J’ai éclaté de rire.
— Ton GPS va sûrement te servir pour trouver Nessie, ai-je suggéré.
— Non, je vais l’attirer avec autre chose, un appât…
— Quoi ?
— Une vache.
— Non ! Pas Betty Saint-Clair !
On s’amusait pas mal, et il était vraiment très beau. J’en avais les yeux qui papillotaient sans le faire exprès. Je ne m’attendais pas à ça. Que mon cœur se mette à battre en voyage. On peut dire que c’était un coup, peut-être pas de foudre, peut-être juste un coup de cœur réciproque, mais ça tombait bien dans mon baluchon. Nous avons badiné tout le reste du trajet et continué une fois sortis du train, au beau milieu de l’après-midi. La fine pluie avait laissé place au soleil, la température fraîche nous a sortis quelque peu de notre bulle. Il s’appelait Mikael, venait de Finlande et sentait bon. Il avait l’air d’un garçon sérieux et respirait la santé. Voyageant seul depuis trois semaines seulement, ce périple constituait sa « dernière liberté » avant de commencer à « travailler pour de vrai ». Il me semblait pourtant un peu plus jeune que moi. Peut-être les Finlandais commencent-ils à travailler très dur à vingt et un ans sans relâche pour ne s’arrêter qu’à soixante-quinze ans, ratatinés comme des raisins secs. Je les imaginais plutôt décontractés, les Finlandais, avec leurs saunas. S’asseoir tout nu dans une boîte en bois qui chauffe, c’est pas tout le monde qui peut gérer ça sans perdre sa dignité, ça prend une certaine nonchalance, un certain je-m’en-foutisme, non ? Je l’ai suivi jusqu’à l’auberge de jeunesse où il avait déjà pris soin de réserver et, heureusement pour moi, il restait une place pour le soir même, dans le dortoir des filles. Mikael avait pour lui seul une chambre privée avec un lit simple et même une toilette, le chanceux ! La récompense de ceux qui se prennent à l’avance.
Après avoir laissé nos bagages dans des casiers, nous sommes ressortis explorer un peu. Je voulais ajouter le château d’Inverness à ma collection, qui s’élevait maintenant à près d’une centaine de spécimens, et Mikael prenait ma démarche très au sérieux. Cette construction-ci était rose, très bien conservée et encore utilisée en tant que bâtiment municipal ou quelque chose du genre. Pas très excitant, en comparaison avec les nombreux châteaux en ruines ou transformés en sites touristiques patrimoniaux que j’avais vus jusqu’alors. De toute façon, à ce stade-ci, j’avais vu des châteaux de toutes les sortes et réutilisés à toutes les sauces : hôtels, musées, logements sociaux, restos, garderies, centres culturels, etc. Il était normal que parmi une montagne de monuments sublimes s’en trouvent quelques-uns plus ordinaires. Puisque l’anglais n’était la langue maternelle d’aucun de nous deux, il arrivait parfois qu’il manque des mots au milieu de nos phrases. Au début, on mimait et gesticulait dans la hâte de se faire comprendre, puis, après s’être habitués l’un à l’autre, on laissait les trous de mots se transformer en silences, sachant que l’autre comprendrait d’une façon ou d’une autre. Cela créait un univers de communication singulier : troué et rempli à la fois. Nous avons soupé ensemble par terre dans un parc, de la salade de macaroni achetée dans ce qui pourrait être le rejeton d’un dépanneur et d’une épicerie, et avons regardé l’itinéraire pour nous rendre au loch Ness le lendemain. Vers huit heures, nous sommes entrés dans un petit pub surchargé de fêtards où des musiciens jouaient de la musique folklorique. Divine symphonie. Des instruments que je n’avais jamais vus, des mélodies qui s’imbriquaient les unes aux autres, des décibels qui faisaient plisser les yeux. On a bu comme des Écossais ; les gens assis aux tables à côté y tenaient beaucoup. Mon voisin de banc de train, celui avec le mohawk, aurait été fier de moi. Une soirée à vous en recoudre le cœur troué. J’étais tellement imbibée que si l’on avait tordu mes jambes en guenille, je suis certaine que des pourcentages d’alcool m’auraient coulé des pieds. J’ai eu cette pensée un instant, que tous les soirs, des voyageurs rencontrés au hasard de la vie, se connaissant à peine, entrent dans ce pub et en ressortent ensorcelés par une musique millénaire qui les pousse à se rapprocher, à transcender les barrières culturelles et celle de la langue, pour communiquer avec leur corps un amour universel. Je sais, c’était une pensée crissement intense. Par la suite, nous avons niaisé dans la petite ville jusqu’à deux heures du matin, tentant l’un l’autre de s’apprendre des chants de notre langue d’origine, de convaincre l’autre que la musique de notre pays valait mieux que la sienne. J’ai argumenté longuement (et lentement, vu mon état) en faveur d’une chanson dont je ne me souvenais ni du titre, ni du refrain d’amour, mais c’était la plus belle chanson. Nous nous sommes retrouvés dans un nouveau parc, celui-là plus fleuri, et nous avancions, comme dans un jardin délicieux. L’Écosse est celle qui charme et grise tour à tour.
Je n’ai pas dormi dans le dortoir des filles. J’ai passé la nuit dans une chambre privée, avec un lit simple et même une toilette. Gênée, mais parfaitement consciente de ce que je faisais, et plutôt surprise d’être capable de le faire. Dormir avec un inconnu, moi ? Je veux dire dormir dans le sens de sexe. Nous deux, tout nus dans une petite boîte qui surchauffe, un sauna finlandais, et munis de la nonchalance et de la désinhibition propres à ceux qui ont trop bu ? Quel bien-être. C’était parfait, parfait ! Et ça m’a permis de voir que j’étais encore capable d’aimer, ne serait-ce que pour une nuit.
Le lendemain matin, nous étions debout de bonne heure, en route pour conquérir le monstre, escortés par un mal de crâne euphorisant. Il fallait prendre un bus jusqu’à Drumnadrochit ; c’était trop difficile à prononcer, alors je disais « Drummondville ». Le château d’Urquhart s’est joint à ma collection, à moitié écroulé, mais toujours debout devant le loch bleu marine, sous un ciel en bataille. Tableau superbe. Il y a eu un orage violent tandis que nous étions sur place, et plusieurs secousses de pluie entre lesquelles pointait parfois un soleil faiblichon. Mikael et moi étions trempés jusqu’aux os, mais ça faisait partie de l’aventure. Une seule fois, entre deux averses, sur l’heure du dîner, alors que nous mangions des sandwichs qui ne goûtaient rien, les doigts gelés au pied du loch, assis sur des roches mouillées et à demi cachés de la pluie par les feuilles des arbres, un soleil plus vigoureux s’est amené. Assez pour nous réchauffer un minimum la peau des joues. J’espérais secrètement un arc-en-ciel. J’étais une fillette. Mikael me prenait parfois la main en marchant. Je ne voulais pas trop qu’on nous voie, c’était comme si on faisait quelque chose d’interdit et que les gens pouvaient lire un écriteau dans nos faces : « Pas un vrai couple. Juste deux galopins qui couchent ensemble. » Mais je le laissais faire, parce que je ne reverrais jamais ces gens qui pouvaient lire l’écriteau, et parce que c’était tellement bon. Mikael et moi, on parlait principalement de voyage ; ce que nous avions vu et fait, ce que nous voulions voir et faire. Il semblait stupéfait que je sois partie si longtemps. Je n’avais pas remarqué que j’étais partie si longtemps. Lui avait d’abord passé près de deux semaines en Islande avant d’atterrir au Royaume-Uni. On jasait aussi de notre pays et de nos coutumes, sans jamais vraiment entrer dans les détails de notre vie privée, notre famille, nos études. Le moment de la séparation approchait et nous le sentions, c’est pourquoi nous avons pris le temps, cette journée maussade là, de marcher beaucoup et lentement, comme pour ralentir le temps. Mikael partait le soir même en bus pour le nord encore plus au nord de l’Écosse, et continuerait ensuite vers l’ouest avec l’intention de traverser des contrées beaucoup plus rudes que ce à quoi nous nous étions exposés jusqu’à maintenant, là où le train n’allait même pas. Pour ma part, j’avais acheté, quelques jours auparavant, sur un coup de tête, une place sur un bateau pour l’Irlande. Je devais donc reprendre le train tôt le lendemain matin pour aboutir, après des escales de quelques jours à Stirling et à Glasgow, que je tenais à voir, à Stranraer. Impossible d’échapper au dortoir des filles une deuxième nuit de suite. Quel gaspillage de ne pas pouvoir passer plus de temps avec Mikael, qui était exquis : courtois, doux, beau comme un cœur, prévenant.
En fin de journée, de retour à Inverness, nous nous sommes un peu perdus dans les rues et, tout à coup, nous sommes retrouvés devant un aréna surgi de nulle part. Étrangement émue, j’ai sorti ma caméra pour prendre une photo. Ça peut paraître idiot, mais je savais qu’elle ferait sensation auprès de ma famille, à mon retour. « Regardez, dirais-je, ça, c’est une patinoire en Écosse. Exactement pareille comme ici ; banal, limite un peu laitte, mais c’est de ça que ça a l’air ! » Ce bâtiment les intéresserait bien plus que ma série de vieilleries, alors, pourquoi pas. Mon attitude a semblé amuser mon compagnon.
— T’aimes les patinoires ?
— Euh, c’est pour mes frères. Ils jouent au hockey.
— Ah ! Moi aussi.
— Ah ?
— Oui. Je veux dire, je suis un joueur de hockey.
— ?
— Dans la vie. C’est mon métier.
— QUOI ?
— Dans un mois, je traverse l’Atlantique ; on m’a repêché dans la Ligue nationale il y a deux ans, et maintenant, je suis prêt. Peut-être qu’on pourra se revoir en Amérique ?
— Ah ben TABARNAC (celle-là, je l’ai lâchée en français).
Je suis une guédaille. La pire des guédailles. J’ai couché avec un joueur de la Ligue nationale. Pas un gnochon de petit joueur pathétique et bedonnant qui cherche à revivre un peu de sa gloire d’antan au sein de sa ligue de senior BB du fond du sixième rang d’un petit village dans le coin de Plessisville, non ! Un vrai joueur, de ceux qui gagnent des millions, qui signent des autographes, qui s’offrent des vraies guidounes de première qualité, celles qui ont des ongles et des maquillages effrayants, des cheveux chimiques, des robes de prostituées ! Moi, Rachel Rivard, je suis tout ce que je ne veux pas être. Une plotte à puck ! « UNE PLOTTE À PUCK ! » que j’ai hurlé à Jenny au téléphone, ce soir-là. C’était un cas de force majeure qui justifiait de dépenser pour un appel au Québec. Sa voix était lointaine et la ligne grichait.
— Eille, calme-toé, qu’elle m’a dit. Tu savais pas.
— Mais tu comprends pas, Jenny : j’ai pensé que c’était l’homme idéal. Je me suis dit, dans ma tête : « Ce gars-là est l’homme idéal. » C’est très grave. L’homme idéal est un joueur de hockey professionnel, peut-être ? Câlisse, Jenny, chu une esti de conne !
— On s’en fout que ça soit un joueur de hockey, un joueur de pétanque, un joueur de flûte à bec ! Si c’est un bon gars, ça change rien.
— Je ne veux PAS coucher avec des joueurs de hockey.
— Ben apprends à vivre avec, parce que c’est fait, t’es souillée, ma grosse !
— Va chier, Jenny, va chier ! Ta gueule, ta gueule, ta gueule !
— Oui, moi aussi je m’ennuie de toi.
— Je te déteste, m’entends-tu ? Je t’haïs !
J’ai entendu mon amie glousser de rire dans le lointain, puis la ligne a coupé. Après avoir raccroché le combiné avec trop de force sous le regard des deux jeunes gens au comptoir d’accueil, je suis rentrée à ma chambre, les yeux pleins d’eau, me sentant loin, tellement loin. J’ai passé une bonne partie de la nuit à chercher des moyens de fabriquer une machine à voyager dans le temps pour retourner en arrière et ne pas coucher avec le Finlandais. Comment avais-je pu ? Les joueurs de hockey sont des gros barbares d’imbéciles de têtes de con avec des gros chars, des grosses baraques, boostés aux hormones, deux de quotient, assoiffés de sang, incapables de faire des phrases complètes, courailleux, vantards, homophobes, machos, morons ! Ils ne sont pas gentils, simples, coquins, en train d’essayer de chanter À la claire fontaine étendus dans le gazon.
Les heures de train du lendemain ont été interminables. Plus calme, je me sentais maintenant vaguement honteuse de la façon dont j’avais réagi la veille. Après avoir garroché mon gros sacre à la figure de Mikael devant l’aréna, je m’étais tue.
— Ça va pas ? qu’il m’avait demandé, esquissant un geste vers moi.
Horrifiée, j’avais reculé de quelques pas, le fixant de mes yeux d’achigan. J’avais mangé mon haggis en silence dans ce même pub où la veille je flottais, devant un Mikael soucieux de m’avoir blessée. Puis, devant l’autobus dans lequel il s’apprêtait à monter, j’avais d’abord refusé que l’on s’échange nos coordonnées, mais finalement accepté en raison de son insistance, empoignant son papier griffonné et le fourrant dans ma poche comme s’il était recouvert de vomi de chat. M’envoyant direct dans le muscle-cœur un sourire à faire fondre, il m’avait ensuite embrassée et dit « adieu ». C’était terriblement romantique, je veux dire d’un niveau de romantisme supérieur à toute ma collection de châteaux mis ensemble, du genre qui donne envie de se mettre à courir derrière le bus en criant : « Attends ! Attends ! Emmène-moi avec toi ! Je laisserai tout derrière moi : mes enfants, mon mari, mon emploi d’infirmière féministe sur les champs de bataille de la Deuxième Guerre mondiale ! » Mais je n’allais pas me laisser émouvoir de la sorte. J’étais rentrée à l’auberge de jeunesse en donnant des coups de pied aux roches et aux déchets par terre, fâchée de quelque chose.
Sur le chemin vers Stranraer, j’ai retrouvé le sourire en apercevant des belles vaches à travers la vitre du train. Durant mon trop court séjour à Glasgow, je suis entrée dans une boutique de souvenirs et me suis permis de dépenser quelques livres pour un bœuf Highland en peluche que j’ai nommé Betty Saint-Clair. J’ai alors pris la résolution d’essayer de garder un bon souvenir de Mikael. « Ce n’est pas sa faute, ai-je songé. Mikael est une bonne personne. Une bonne personne qui embrasse très bien. Et moi, je suis une plotte à puck. »
Le départ du traversier pour Belfast, prévu sur l’heure du midi, a été retardé à cause du mauvais temps. Il pleuvait depuis deux jours, mais c’était surtout les rafales de vent qui posaient problème. J’en ai profité pour lire mon guide sur l’Irlande acquis le jour même. C’était la première fois que je me dirigeais dans un pays sans être appelée par une œuvre en particulier. Il y aurait certainement de belles choses à découvrir en terre irlandaise. J’avais envie d’aller y jeter un coup d’œil, de m’y promener. Passer plus de temps à l’extérieur, aussi. J’avais moins le goût des musées. Pour se faire pardonner le délai, la compagnie de transport maritime offrait aux passagers des coupons de réduction pour une prochaine traversée et aux enfants des cahiers à colorier et des crayons de couleur pour se distraire. En attendant, la pluie fouettait les grandes vitres de la salle d’attente où nous étions tous entassés. Le départ a finalement eu lieu passé dix-sept heures trente, notre vaisseau se détachant lentement de la terre pour s’engouffrer dans la tempête. À partir du moment où j’avais vu la taille du bateau, je n’avais plus eu aucune crainte. Il était énorme ; il fendrait la tourmente en deux comme on tranche un gâteau moelleux et filerait jusqu’à l’autre rive sur une mer de glaçage. Je n’avais simplement pas pensé à l’effet des vagues déchaînées du canal du Nord sur l’humain. Lorsque le voyage a été bien entamé, que l’effervescence du départ s’est amenuisée, il s’est abattu sur le navire un silence troublant. Les enfants ne criaient plus, les gens ne jasaient plus. Chacun se concentrait sur sa respiration, essayait de rappeler à l’ordre son cœur levé, de le rasseoir à sa place fermement en le saisissant par les épaules, de la même manière qu’agissent les parents exaspérés avec un marmot turbulent le samedi soir au restaurant. Du calme, cœur, du calme. Un spaghetti lâché dans l’eau bouillante, voilà ce qu’était notre navire. J’ai compris que nous nous trouvions dans une situation inhabituelle, une vraie tempête, quand j’ai vu des employés s’accrocher au comptoir du bar en fermant les yeux. Un long moment a été utilisé à me demander si ça irait, ou si j’allais être malade. Un long moment à étudier la chose. Puis, finalement, l’évidence : oui, j’allais dégobiller. Je me suis précipitée vers les toilettes en gardant difficilement l’équilibre, espérant me rendre jusqu’à une cuve avant le dégât. Je ne comprenais pas qu’un si gros bateau puisse tanguer autant. La poubelle remplie de papiers bruns postée à côté de l’entrée dans les toilettes des dames est le plus loin où j’ai pu me rendre. À côté de moi, devant le miroir au-dessus des éviers, une jeune femme à l’estomac de fer, bobépine à la bouche, travaillait calmement à discipliner une mèche rebelle. Elle a relevé mes cheveux sans rien dire, pour m’aider. Une fois la force suffisante accumulée pour me relever la tête, je l’ai regardée sans comprendre. Elle a haussé les épaules en disant : « Je n’ai pas le mal de mer », puis a repris sa besogne. Mais moi non plus, je n’ai pas le mal de mer ! On ne parle pas d’un événement banal, ici, d’une petite excursion en chaloupe sur une rivière un peu trop agitée ; on parle d’une expérience en mer dont les vagues feraient dégueuler un béluga ! Cette fille était une voyageuse. Je le savais rien qu’à l’aplomb qu’elle dégageait, et à ses souliers presque fondus sous ses pas. Un visage sérieux, l’air plus vieux qu’il ne l’était réellement. Une grande fille aux cheveux dorés, qui avait effacé les preuves d’avoir un jour appris à sourire, pour ne pas qu’on l’embête. « Si tu te sens mieux, tu devrais peut-être laisser la place à d’autres », a lancé son reflet à mon corps affalé sur le plancher qui bloquait l’accès aux cabines.
À notre arrivée dans ce port d’Irlande du Nord, il ne pleuvait plus et la mer était calme. On aurait cru à un mauvais rêve. Il était près de vingt et une heures, je n’avais rien mangé depuis l’avant-midi et je ne savais pas où aller. J’ai mis mon gros sac sur mon dos, j’étais vide et je ne savais pas quoi faire. Je restais plantée debout en regardant autour avec la bouche ouverte et mes yeux d’achigan. Agacée de me voir si peu dégourdie, la fille des toilettes m’a fait signe de la suivre vers un gros bus qui se tenait dans le stationnement vide et dans lequel tout le monde montait. Je ne savais pas où se rendait ce bus, mais j’ai suivi la fille. Elle s’appelait Rita, elle était Viennoise. Viennoise ? Je suis allée à Vienne, on pourrait discuter de ta ville, Rita ! Je connais Vienne et ses belles choses, je pourrais tenir une conversation sur Vienne. Eille, Rita la Viennoise, aimes-tu les viennoiseries ? Moi oui. Veux-tu qu’on parle de viennoiseries ? Je peux en nommer au moins six. Connais-tu le sirop d’érable ? Avez-vous du sirop d’érable en Autriche ? C’est ce que je lui disais dans ma tête, parce que prononcer les mots me demandait trop d’énergie. Le bus nous a amenées jusqu’au centre de Belfast. Il fallait ensuite marcher jusqu’à une auberge de jeunesse : j’ai remis mon sac sur mon dos. Les autres passagers se sont dispersés. Dans la nuit, je suivais Rita, la guerrière. Un épais brouillard jauni par la lumière des lampadaires enveloppait les rues désertes, si bien qu’on ne voyait pas à plus de quatre mètres devant. Personnellement, je ne voyais pas plus loin que Rita. J’ouvrais la bouche pour mieux respirer, mais j’avais l’impression d’avaler des nuages. Tout à coup, comme pour donner une bonne frousse à ma tête et mon corps déjà épuisés, un avertissement inquiétant, gros comme le bâtiment qui l’hébergeait, nous est apparu à travers la nuit opaque. L’image d’un homme cagoulé brandissant une mitraillette, accompagnée d’un message aux lettres toutes plus grosses que ma tête : « You are now entering loyalist Sandy Row quelque chose freedomfighters quelque chose… » Je voulais tellement que cette journée finisse. Un regard autoritaire de Rita m’a commandé de me calmer, et nous avons repris notre marche dans le décor embrumé.
Dans notre dortoir vide, je me suis étendue sur ma couchette qui tanguait, tanguait pendant que Rita cherchait à allumer le chauffage. En vain. Je tremblais mais ce n’était pas seulement à cause de l’humidité de la pièce. Rita a fouillé le placard pour me sortir une couverture supplémentaire. Elle est ensuite sortie m’acheter deux barres de chocolat de la machine distributrice au bout du couloir. Mon souper. Je me suis endormie en remerciant Rita dans ma tête. Merci Rita. Demain, Rita, j’aurai retrouvé mes forces et on ira se promener dans Belfast, voir ces murales qui ornent la ville dont ils parlent dans mon guide, je pense que tantôt c’en était une, celle de l’homme en cagoule avec la mitraillette, faudrait pas garder de l’Irlande du Nord cette seule image qui fout la chienne, faut se promener et découvrir son histoire à la lumière du jour et mieux comprendre, peut-être. Mais quand je me suis réveillée, il n’y avait aucune trace de Rita dans la pièce. Ne pas avoir été aussi assommée, j’aurais su d’avance qu’elle ne voudrait rien savoir de moi ; pas que je sois une mauvaise personne ni quelqu’un dont on fuit la compagnie, c’est juste que Rita est une fille qui voyage seule.
Remise de la veille, mon énergie retrouvée grâce à des Froot Loops en petite boîte offertes gracieusement par l’auberge de jeunesse, c’était donc en solitaire que j’arpentais, cet après-midi-là, la capitale et ses fresques, de plus en plus bouleversée à chacune de mes découvertes sur l’histoire de l’endroit. Les murs que je longeais témoignaient de tant de souffrance. Si la veille j’avalais des nuages en me demandant ce que j’étais venue faire ici, maintenant l’Irlande du Nord m’inspirait compassion et humilité, et je n’en respirais que plus aisément. Progressant sur Falls Road, j’ai reconnu au loin le couple au teint foncé que j’avais fui à Munich. Incroyable ! C’était vraiment eux, je reconnaissais même la marinière que la femme portait par temps frais. Ils avaient cette même démarche détendue et ces mouvements d’amoureux de longue date qui n’ont pas besoin de parler pour se comprendre. Leur présence en ces lieux m’a procuré instantanément une grande joie, que j’aurais peine à expliquer. Je les ai salués de la main, tentant de dissiper l’embarras que je ressentais face à ma conduite antérieure envers eux. Je ne méritais certainement pas leur amitié, mais lorsqu’ils m’ont retourné mon salut, je me suis ruée vers eux comme une autruche sans orgueil, prête à quémander des miettes de leur sympathie. Arrivés à Dublin par avion deux semaines plus tôt, Raúl et Paola, les deux Sévillans les plus aimables et les plus généreux que j’aie eu la chance de connaître, s’étaient loué une voiture (ces gens-là étaient riches) dans la capitale d’Irlande avant de monter vers le nord. Mes quatre jours en leur compagnie ont été terriblement enrichissants et, sans que je puisse expliquer pourquoi, apaisants – quelque chose dans leur manière d’être, dans la relation harmonieuse qui les liait. Et quand nos routes se sont séparées à Galway, j’en ai été franchement attristée. Deux super compagnons de voyage. On s’entendait à merveille et, de toute évidence, nous avions les mêmes intérêts et les mêmes destinations en tête. L’île d’Émeraude se laissait découvrir en nous exhibant ses plus beaux atours, je photographiais des châteaux, je laissais mon corps et mes cheveux se faire fouetter par le vent et le soleil plomber sur mon crâne, je marchais entourée d’eau. Jamais je ne me lassais du vert. Le plus beau vert que j’aie vu ; même si j’admets n’avoir finalement marché que sur une toute petite partie du monde, le vert le plus riche et le plus éblouissant que j’aie vu dans ma vie se trouve sur les terres de l’Irlande. Si j’avais un bébé, je voudrais qu’il soit l’Irlande. Mon bébé serait un pays plein d’espace, plein de belles vaches, plein de petits murs de pierres superposées ; mon bébé respirerait le bien-être et m’apprendrait à mieux respirer. Des eaux sauvages viendraient le façonner, et sur son ventre des lacs serviraient de miroir aux nuages. Il aurait des falaises et des montagnes, des paysages qui coupent le souffle comme un coup de poing dans l’estomac, et son sol de bébé serait riche et ferait pousser tout plein de cultures de bébé. Et j’en prendrais soin, je lui donnerais de l’engrais à manger, pour qu’il soit toujours plus vert et toujours plus en santé. Et je l’adorerais, comme tout le monde adorerait ce bébé, parce que les bébés adoucissent la vie.
En Irlande, mon incontrôlable besoin de bouger s’amenuisait. Je voulais tout voir de ce pays, le manger, l’avaler, m’en imprégner et le subir, oui, certes, mais pas trop vite. Quand mes deux amis me disaient « Tu vas voir, à Stockholm… » ou « Il faut absolument que tu ailles à Moscou ! », je répondais oui oui bien sûr en hochant la tête et en souriant, mais ça manquait de conviction. On parlait énormément de nos voyages, de nos découvertes, de combien les auberges de jeunesse adorent les murs jaunes et les chaises en plastique orange. Paola s’émerveillait de tout et Raúl me faisait rire ; il ne parlait pas souvent, mais lorsqu’il ouvrait la bouche, ses phrases avaient quelque chose de poétique. Lors de notre dernier souper ensemble, du pad thaï acheté à un comptoir à deux pas de notre hôtel que nous mangions assis en indien directement sur le plancher de la chambre, faute de table, je leur parlais de mon séjour au Royaume-Uni, plus précisément de ma visite à la Galerie nationale écossaise d’art moderne à Édimbourg, celle avec l’œuvre de Lichtenstein et les paroles de chansons qui m’étaient un mystère, quand Paola s’est exclamée :
— On y est allés aussi, il y a à peu près un mois ! On va vraiment aux mêmes endroits ! Attends, je vais te montrer quelque chose.
Elle s’est levée pour aller mettre la main sur son journal de voyage, dans lequel elle écrivait tous les soirs un compte-rendu de sa journée, y glissant parfois un billet de spectacle auquel ils avaient assisté, la feuille d’un végétal inconnu, un billet de train vers une destination marquante. Elle en a sorti une carte postale d’une reproduction d’un dessin d’Andy Warhol qui se trouvait dans la collection de la Galerie et qu’elle s’était procurée à la boutique de souvenirs du musée. Cette œuvre était la raison pour laquelle Paola avait exigé de se rendre au Royaume-Uni. Je ne me rappelais même pas l’avoir vue lors de ma visite.
— Je voulais absolument la voir de mes yeux, m’a-t-elle dit, heureuse. J’adore cette œuvre, je crois que malgré son allure très simple, c’est ma préférée d’entre toutes.
— Pourquoi ?
— Ça me rappelle Raúl, et le jour où on est devenus amoureux.
On voyait sur la carte la silhouette d’un jeune homme tracée assez sommairement, le nez en l’air, quelques cheveux, une main relevée vers l’épaule, et au bout de son index, en équilibre, un petit cœur rouge. L’amour au bout du doigt. L’œuvre s’intitulait Young Man With Heart. En français, Jeune homme avec cœur, ou Jeune homme au cœur. La tête du protagoniste n’avait rien à voir avec celle, bien plus masculine, plus sombre et moins délicate, de Raúl. Peut-être ce portrait lui ressemblait-il davantage lorsqu’ils s’étaient rencontrés, une dizaine d’années auparavant ? Comme je n’osais pas poser de questions, c’est Paola qui a entrepris de me raconter leur histoire.
— Tu vas voir, c’est une belle histoire, a-t-elle commencé, le sourire aux lèvres. On s’est rencontrés à l’université, par des amis communs.
Oh, super, ça s’annonçait comme la rencontre la plus banale de tous les temps.
Les amis communs trouvaient que Raúl et Paola iraient bien ensemble, alors ils essayaient de les faire se réunir le plus souvent possible. Il leur arrivait donc fréquemment de se retrouver ensemble pour manger ou prendre un café, avec d’autres amis, « par hasard ». Ils étudiaient tous les deux au pavillon central de l’université de Séville, ancienne fabrique de tabac aux allures de palais, lui en langue et littérature anglaise, elle en tourisme. Deux étudiants à leur affaire et plutôt réservés, qui s’observaient du coin de l’œil et échangeaient peu. Ce mardi de mai avait débuté comme une journée bien ordinaire.
— On avait fini le déjeuner, il était environ quinze heures trente, on restait pour discuter et étudier près des fenêtres, comme plein d’autres étudiants. Le ciel s’est couvert rapidement, des nuages épais et blanc-gris pas ordinaires, très bas ; je n’en avais jamais vu des comme ça. Le temps se couvrait à une vitesse folle, l’endroit devenait sombre et lugubre. En moins de quinze minutes, je te jure, Rachel, il s’est produit un événement prodigieux : il s’est mis à neiger ! Neiger sur les palmiers et les jacarandas fleuris qui entourent l’université ! Le matin, il faisait chaud et beau, et tout à coup… On n’en croyait pas nos yeux. Ça a débuté comme des petites mousses blanches qui descendaient dans l’air, mais après, elles ont pris toute la place, elles déboulaient sur nous sans prendre le temps de respirer, ça tombait comme une furie, quelque chose de délicat qui devient enragé, c’était complètement surréaliste. Tout le monde se précipitait vers les vitres pour mieux voir. Raúl et moi sommes tous les deux natifs de Séville, et jamais de notre vie nous n’avions vu de la neige tomber sur la ville.
— Jamais, a confirmé Raúl en piquant des nouilles dans le casseau de sa blonde.
— Une tempête de neige, une vraie tempête de neige qui tourbillonnait par les fenêtres. Un déchaînement violent, qui ne donne pas le goût de s’aventurer à aller mesurer sa force contre lui. Bientôt, on n’a plus vu que du blanc. Là, les gens sont comme devenus fous.
Paola s’est alors arrêtée en attente d’une réaction de ma part, moi l’experte en neige.
— Oui, c’est normal, les tempêtes de neige rendent les gens un peu fous, ai-je déclaré.
— Deux ou trois personnes ont commencé à se lancer des boules de papier par la tête, a repris Paola. Quelqu’un a crié : « On va rester prisonniers dans l’école ! » Ça a vite dégénéré, bientôt tout le monde arrachait des feuilles de ses cahiers et de ses livres, pour les lancer partout. Il faisait tempête à l’extérieur et à l’intérieur. Une bataille de boules de neige en papier ! Moi, je lançais des boules, je riais, je n’en revenais pas de ce qui se passait. Tout le monde criait et s’attaquait sans retenue, sauf Raúl, qui restait calmement sur sa chaise, concentré, à découper du papier en recevant des balles derrière la tête sans broncher. La dame de la cafétéria s’est rabattue derrière son comptoir comme si elle assistait à la chute de la civilisation. Ça a été bref, peut-être entre cinq et dix minutes au maximum, et comme la neige dehors commençait à diminuer, tout le monde a foncé à l’extérieur pour la toucher et la goûter. Peux-tu me croire si je dis que quelques instants plus tard, il ne restait plus rien de la tempête ? Tout était fondu. Plus un nuage dans le ciel bleu. Il faisait chaud à nouveau. On aurait dit qu’on avait rêvé, personne n’aurait pu prouver que ça s’était réellement passé.
Je me suis retenue de partager mes interrogations sur la validité du terme « tempête » pour une averse de neige ne laissant pas un centimètre sur son passage.
— Mais avant de sortir rejoindre les autres alors qu’il ne neigeait presque plus, tandis que je ramassais mes cahiers, Raúl est venu saupoudrer au-dessus de ma tête, délicatement, une poignée de flocons en papier de toutes sortes de formes : une étoile, une pomme, un petit cheval. J’en ai saisi un qui s’était pris dans mes cheveux, il était en forme de cœur. Un petit cœur en papier sur ma tête. Et là, tu vois, j’ai su. Quand on trouve un amour comme ça, il faut en prendre soin.
— Oui, il faut faire très attention, a conclu Raúl d’un ton grave, parce qu’un cœur en papier, ça se déchire facilement.
Après ça, j’ai rencontré mes Australiens. J’avais décidé de prolonger mon séjour à Galway et ses environs, puis de descendre vers le sud du pays, tandis que Raúl et Paola souhaitaient rentrer par l’intérieur de l’île. Trois bombes d’énergie ayant grandi sur une plage avec une planche de surf sous le bras, deux blondes et une brunette avec les cheveux jusqu’aux coudes, qui parlent fort, portent du fluo, qui sont toujours prêtes à fêter et à se paqueter la fraise de seize heures jusqu’au matin avec quiconque s’essaye à les suivre, peu importe la nationalité, l’âge ou le fait que ce soit des employés en service dans une auberge de jeunesse. Bref, Amy, Maddie et Zoe étaient exactement comme tous les autres (nombreux) Australiens créchant dans des endroits louchons que j’avais croisés sur mon chemin. Les suivait partout un jeune homme plus réservé à la charpente chétive, aux cheveux noirs et au teint plus pâle. Un gentil garçon au cœur tendre, un cœur de pâte à biscuit à peine sortie du four, ça se voyait à des kilomètres. Lorsque cette bande m’a invitée pour la première fois à siroter de la sangria sur une terrasse, il m’a fallu vingt secondes pour comprendre que la raison pour laquelle il les avait suivies dans leur aventure de jeunes femmes de dix-huit, dix-neuf ans qui tiennent le monde d’une seule main était son amour éperdu pour l’une d’elles, et dix minutes pour établir qu’il s’agissait de Maddie, la plus belle et la plus insouciante des trois, celle avec une bouche en cœur et une chaînette à la cheville. Jake, ou Jakey comme elles l’appelaient toujours d’un ton mielleux en lui passant la main dans les cheveux, n’était qu’un valet. Un pauvre valet qui n’aurait jamais la chance de serrer Maddie ni aucune de ses amies contre son torse frêle dans une longue étreinte amoureuse, qui ne serait jamais que leur chevalier servant, leur petit chien de poche, leur « meilleur ami ». Les filles, elles, s’amusaient à séduire tout humain potentiellement séduisable, avec une préférence pour les hommes plus âgés accompagnés de leur épouse. Elles adoraient cet effet qu’elles produisaient sur la gent masculine, jouissaient de voir les hommes intimidés par leur beauté et leur insouciance et, d’un seul balancement de hanche, d’un seul mouvement de tête ramenant leur chevelure devant l’épaule, les réduisaient en une poussière dont elles se nourrissaient pour alimenter leur beauté toujours plus grande. D’accord, je ne pourrais pas qualifier mes quatre Australiens de compagnons de voyage idéaux, comme l’avaient été Paola et Raúl ou comme l’aurait été Rita l’insubmersible, mais je les trouvais charmants et divertissants. Pour eux, toute nouveauté, toute découverte prenait une telle importance que se trouver à leurs côtés amenait naturellement le corps à s’enthousiasmer, à éprouver de la joie. Un peu d’excitation, un peu de palpitations ne peuvent jamais s’avérer une mauvaise chose. Puis je ressentais pour Jake l’attendrissement d’une grande sœur pour son petit frère qui vient de s’érafler le genou en jouant dehors. Un gentil garçon.
Les filles voulaient se rendre aux falaises de Moher, se promener dans les environs, découvrir des cromlechs, des vieilles maisons aux toits de chaume, et elles ont tenu à ce qu’on se loue une voiture, parce qu’elles ne voulaient pas « agir en touristes ». Faire un parcours touristique en voiture plutôt qu’en bus serait donc hautement authentique ; nul doute que les habitants de l’ouest de l’île, nous voyant crier et gesticuler en s’arrachant la carte routière des mains dans l’auto, nous prendraient pour cinq des leurs. Une fois sur place, les choses ont fait que je me suis retrouvée un peu détachée du groupe et je ne m’en plaignais pas. Après tout, j’avais l’habitude de voir en silence. Une tour d’observation du XIXe siècle s’avançait jusqu’au bord du précipice dans son décor époustouflant de bout du monde, sorte de symbole du dernier homme debout devant l’immensité de la nature. Parce que c’était bien cela : le bout du monde avec l’immensité devant, et l’eau qui se mêle à la ligne d’horizon, si bien que l’on ne se retrouve que devant un infini dégradé de bleu et un bruit de mer qui frappe la grève dans un tonnerre pour nous rappeler que nos deux pieds à nous sont toujours sur le sol, que l’on ne flotte pas dans l’infini et dans l’indicible comme une bulle de savon. Je regardais au loin, droit devant, me demandant ce qui s’y trouvait.
Mes Australiens trouvaient que je parlais peu. Je ne voyais pas où j’aurais pu placer un mot. Je préférais les observer. Au fil des mois, j’avais développé un certain talent pour l’observation, et une indéniable facilité pour le silence. Mon moment de solitude du haut des falaises de Moher m’a rappelé le bien-être que peut procurer l’absence de paroles. Le vide laisse place aux réflexions et aux idées. Il me semblait qu’il m’aurait fallu quelques instants de plus, qu’une idée tentait de se former mais nécessitait juste un peu plus de concentration, quand Amy est venue me chercher pour que je leur serve – encore une fois – de photographe personnelle. Cela dit, à défaut de leur parler, je les suivais, parce qu’ils m’amusaient. Sur le chemin du retour, Maddie a émis le souhait de dormir dans un château. Un vrai château authentique, qui a gardé son cachet ancien. Pas une de ces énormes attractions touristiques revampées en hôtel de luxe, ni même une folie néogothique sortie des désirs d’un vieux riche en mal de romantisme au XIXe siècle. Non. Après tout, nous étions en terre celte, là où depuis des siècles les châteaux ont poussé et sont tombés comme les fleurs sur une colline. Il nous fallait un vrai château médiéval typique, a décrété Maddie, même si cela signifiait de débourser pour notre hébergement bien au-delà du budget habituel d’un routard. « Et pour une nuit, on serait des princesses ! » s’est-elle exclamée, convaincue d’avoir l’idée du siècle et que jamais auparavant un Européen n’avait songé à se faire quelques bidous en exploitant ce concept. Une idée lancée en l’air sans réelle intention de mettre le moindre effort à la réaliser, parce que Maddie était déjà une princesse et que les princesses ne s’abaissent pas à travailler ; elles n’ont qu’à souhaiter. Ses suivantes l’ont applaudie comme il se doit, et son laquais s’est éclipsé presque toute la journée du lendemain, pratiquement sans qu’elle se rende compte de son absence, pour lire, faire des recherches et s’informer à l’office du tourisme, avant de revenir vers elle avec empressement, fébrile et fier de lui offrir avant tout le monde ce qu’elle désirait. Jake avait trouvé pour elle rien de moins que la perfection, et à pas plus d’une heure de route : le Ballyhannon Castle. Les filles ont sauté au cou de Jake en criant et l’ont dépeigné, tandis qu’il feignait de ne pas adorer ça, puis nous sommes partis vivre la vie des princesses dès le jour suivant, juste après le dîner.
Au bout d’une longue allée privée, dans la campagne du comté de Clare, se dresse une maison-tour austère, truffée de meurtrières, bâtie dans la pierre vieille de cinq cents ans. Juste à nous pour la nuit, le petit château rustique remplissait magnifiquement sa tâche de donner l’illusion de la vie médiévale, nous transportant dans un décor tout droit sorti d’un conte de fées. Murs de pierre épais et fenêtres profondes, petites portes de bois en ogive où se cogner la tête, escalier en colimaçon aux marches inégales destinées à faire trébucher les ennemis, lits à baldaquin, déco riche en antiquités, alcôves, donjon. Et à l’extérieur, des kilomètres de verdure parsemée de moutons et de belles vaches, de chevaux et même de deux adorables poneys qui ne cherchaient qu’à se faire de nouveaux amis. Franchement, Jake n’aurait pu dénicher mieux. Parce que j’étais la plus vieille du groupe, « la reine », comme disait Amy, on m’a laissé la dernière chambre, tout en haut de la tour, celle avec le plafond cathédrale orné de poutres de bois. M’y rendant, j’ai aperçu l’étendue de mon domaine par la fenêtre. Je me suis assise sur mon lit, observant mes appartements, attendant quelque manifestation de bonheur intérieur ou je ne sais trop, attendant quelque chose. Les cris et les rires des filles me parvenaient de plus bas. Il y avait certainement de quoi s’étourdir dans cet escalier, et dans ce lieu fantastique. Assise là, sur un matelas recouvert de tissu doré, au dernier étage de mon château, on aurait pu croire que j’étais arrivée au bout, qu’il n’y avait plus nulle part où aller. Alors, j’attendais. Une émotion, une sensation. Quelque chose. Attente. Attente. C’est là que m’a pris l’envie de marcher. Je n’avais pas assez marché durant les derniers jours. Rouler a l’avantage d’avancer plus vite, mais l’inconvénient de ne pas être marcher. J’ai dévalé les escaliers à toute vitesse en me retenant à peine à la rampe fixée dans le mur de pierre. J’ai croisé les filles, qui entreprenaient de monter nos sacs dans nos chambres respectives. J’ai réussi à les contourner dans cet espace restreint sans que personne ne se pète la gueule, d’une manière qu’il m’est impossible d’expliquer, en leur criant : « Attendez avant de monter mon sac, attendez, je dois aller marcher ! » Dehors, assis près de la porte d’entrée, Jakey regardait au loin, l’air triste. Déjà à la recherche d’un nouveau moyen de se faire aimer ? Il a relevé la tête vers moi, le sourire par en bas. Ma main posée sur son épaule et mes remerciements pour sa trouvaille ne l’ont évidemment pas réconforté.
J’ai foncé droit devant, marchant vers l’ouest, et je me suis mise à suivre un cours d’eau sinueux. À travers le plus beau vert, j’avançais, sur lui et entourée de lui. Je voulais aller plus vite, j’avais chaud même si l’air était frisquet. Les herbes et les fleurs me frôlaient les chevilles et les mollets. D’ailleurs, ça sentait bon, ça sentait l’herbe fraîchement coupée, ça sentait le foin, les champs et l’espace. Après une bonne heure de marche, je me suis retournée pour observer le chemin parcouru. Derrière moi, sur le mur d’un bâtiment de ferme abandonné que je venais de dépasser, la plus belle des surprises. Un artiste avait reproduit à l’aérosol la Conversation dans un parc du portraitiste et paysagiste du XVIIIe siècle Thomas Gainsborough. Le graffiti faisait tout le mur de la grange et avait été exécuté de manière très fidèle à l’original, quoique la technique et le matériau utilisés lui donnaient un air plus moderne. Oui, nous avions affaire ici à un virtuose de la canette. J’ai tout de suite eu le réflexe de jeter un coup d’œil autour de moi pour voir s’il ne se trouverait pas dans les parages, mais j’étais bien seule dans la campagne avec l’œuvre. Elle était majestueuse au milieu des champs ; trésor caché brillant pour celui qui le découvre. L’image se fondait dans le décor à merveille, et Gainsborough avait été un peintre si près de la nature que sa présence impromptue dans un tel lieu paraissait tout bonnement logique. Même après en avoir vu des milliers, je me souvenais très bien du moment où je m’étais retrouvée devant cette toile lors de ma première journée au Louvre, à Paris. Ça faisait très longtemps de cela. À ce moment-là, j’avais la tête couronnée d’éclairs. J’avais observé brièvement ce couple assis sur un banc de parc, dans un jardin anglais. Et plus particulièrement la jeune femme au chapeau, au centre, tenant à la main un éventail et vêtue d’une superbe robe à paniers rose pâle, sorte d’énorme cœur chatoyant frappé de lumière. La femme à la peau de neige détourne le regard vers l’extérieur du tableau. À ses côtés, un gentilhomme lui tient conversation. Il y avait quelque chose de déconcertant dans l’expression du visage de la jeune femme, dans son air blasé mais tout de même poli, et la signification de son regard m’échappait. Le graffiteur de la grange abandonnée avait d’ailleurs su rendre son expression à merveille. « Comment peut-on s’ennuyer dans une si belle robe ? » avais-je alors pensé, avant de continuer mon chemin dans le musée. Dorénavant, dans la campagne irlandaise, je voyais une jeune femme qui, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à elle, n’a simplement plus envie de jouer à la princesse.
J’ai suivi le cours d’eau jusqu’à ce qu’il se déverse dans un bassin plus grand, que j’ai longé aussi un bon moment, jusqu’à ce qu’il s’élargisse considérablement et que je sois certaine qu’il s’en allait bien se jeter dans l’océan. Celui-là même devant lequel je me tenais deux jours avant, là où une idée tentait de se former dans ma tête, et où je me demandais ce qui se trouvait de l’autre côté. J’ai cessé ma marche. Je me suis arrêtée pour contempler, la tête vers l’horizon, debout et au bout ; oui, cette fois j’étais arrivée au bout, nul besoin d’aller plus loin. Ça sentait l’eau et la roche et l’odeur des champs voisins charriée par le vent, ça sentait ne plus se sentir vide, ça sentait se sentir à la fois remplie et légère, de la tête aux pieds, du bout des doigts jusqu’à la pointe des cheveux jusqu’au creux des genoux jusqu’à la plante des pieds. Et devant l’eau qui s’étendait, sans que je puisse voir l’autre côté, j’ai su ce qui s’y trouvait : de l’autre côté du néant, du ciel de mer et de la mer de ciel, le Labrador et, derrière lui, le Grand Nord. Le Québec, droit devant. Et tout d’un coup, je me suis souvenue d’une adolescente sur un chemin de bouette menant à une érablière enveloppée de vapeur sucrée, qui cherche parmi les érables une chaudière sans trop de bibittes où se tremper les doigts. D’une épluchette de blé d’Inde au mois d’août au son des cigales, quand le linge colle à la peau dans la chaleur de cinq heures. Des crépitements du premier feu de foyer de novembre pour chasser l’humide froideur de la maison. De deux petits garçons en pyjama, surexcités, l’oreille collée à la radio qui crachote le nom des écoles fermées un matin de tempête. Marcher tant de kilomètres pour se retrouver devant chez soi.
Derrière moi, au milieu d’un décor enchanteur, dans mon château de princesse, m’attendaient la jeunesse et la beauté insouciantes, protégées par l’amour courtois d’un troubadour alangui. Le dernier cliché d’une grande collection. Il y avait aussi, assise sur un banc de parc, celle qui n’a plus envie de jouer. Derrière moi, la beauté reconstituée, le rêve inventé offert par matante Brigitte. Et devant, pas de rêve et pas d’attentes, qu’un infini dégradé de bleu. Au départ, j’avais la tête surmontée d’éclairs, et maintenant, j’avais la tête éclairée. Alors, j’ai décidé de rentrer. Chez moi.