1. Juchée sur la falaise, hostilement dressée face à la mer et secrètement opposée à tout séjour, avait-elle écrit au sujet de la villa.
2. Nous voyons une maison et nous savons immédiatement quel type d’existence est possible dans cette maison. Nous contemplons la façade de cette maison pendant quelques minutes, nous n’avons pas besoin de raisonner, ni même de piétiner pendant un long moment devant la maison inconnue, avait-elle écrit (de son écriture chaotique et grossière, aux caractères si peu soignés, désordonnés), nous comprenons tout à la première minute. Si nous allons être heureux et mener une existence paradisiaque dans cette maison, nous le savons déjà. Si nous allons être malheureux et mener une existence infernale, nous le savons tout aussi sûrement et tout aussi rapidement. Dans les plus brefs délais, nous savons si nous pourrons habiter cette maison ou si nous devons au contraire renoncer à vivre dans cette maison. Le caractère habitable ou non de la maison est immédiatement connu de nous. Tout ce que nous allons expérimenter, tout ce que nous allons penser et tout ce que nous allons ressentir, nous pouvons le regarder comme si nous l’avions déjà vécu. En moins d’une minute nous pouvons imaginer notre existence future dans cette maison, nous pouvons percevoir cette existence dans ses moindres détails et contempler cette existence comme si elle était déjà accomplie et révolue. Cette perception (avait-elle écrit) constitue pour nous une vérité, une certitude qui ne sera jamais démentie et qui ne pourra plus sortir de notre tête. Nous imaginons nos vies possibles dans des maisons inconnues, et à la fin ces existences s’entassent les unes sur les autres quelque part au fond de nous.
3. Elle ouvrit un robinet. Une eau rougeâtre probablement infectée ou empoisonnée par des années de rétention dans des canalisations pourries (pensa-t-elle) coula pendant de longues minutes. Elle avait fait plusieurs tours au supermarché dans la journée pour stocker des dizaines de packs d’eau minérale dans un réduit situé sous l’escalier.
4. Elle s’était souvent arrêtée dans les rues pour regarder des façades de maisons, essayant d’imaginer quelle vie elle mènerait à l’intérieur, de nombreuses fois dans le passé elle s’était demandé en contemplant la façade d’une maison inconnue : que serais-je devenue si j’avais dû vivre dans ces murs, que penserais-je à ce moment précis si je me trouvais non pas ici dans la rue, mais de l’autre côté, enfermée dans une pièce de la maison. Elle s’arrêtait devant la façade d’une maison bourgeoise, mais elle pouvait tout aussi bien scruter une maison laide et mal entretenue, elle pouvait se livrer à cet exercice d’imagination devant n’importe quelle maison à vrai dire. Elle ne pouvait plus détacher son regard de la façade, elle comptait les fenêtres, calculait le nombre des pièces, elle imaginait le motif des papiers peints, elle s’efforçait de percevoir un maximum de choses sans bouger de sa place. Elle entendait parfois un instrument de musique, elle écoutait le son d’un piano, elle savait très vite la qualité de l’instrumentiste, elle devinait toute sorte de choses concernant les habitants de la maison. Il y avait des façades qui étaient angoissantes et inspiraient l’idée du malheur. Elle percevait tout de suite le caractère nocif de ces habitations du malheur et elle était capable de se représenter sa propre vie sous l’influence de la tristesse et de l’ennui, elle voyait alors sa vie possible comme une succession vide de jours mornes et déprimants.
5. Nous nous retrouvons dans une cuisine à la peinture craquelée, la buée sur les vitres nous empêchant de voir dehors. La lumière jaune du tube allumé au-dessus de l’évier, le robinet qui goutte, le torchon par terre, des détails qui nous agressent dans cette cuisine aux odeurs mêlées de désinfectant et de viande bouillie. Les conversations à côté, le bruit des plateaux et des chaises remuées. Les mots qu’ils prononcent paraissent si bruyants et si étrangement choisis qu’ils nous étourdissent. Et longtemps après encore la buée sur les vitres donnant sur le parc deviné. Comment cette chose est possible, nous ne le savons pas. Le temps a passé, nous ne savons pas combien de temps, nous savons que d’une certaine façon le temps passé dans la cuisine ne compte pour rien, nous savons qu’aucun instrument de mesure ne saurait rendre compte de ce temps. Nous faisons un mouvement pour nous prouver que nous sommes vivants, mais si nous sortons de cette pièce, il se peut que toutes ces sensations s’effondrent, ne renvoyant plus à rien, il faudra inventer d’autres pensées, former tout un système de pensées nouvelles pour continuer.
6. Et dans la même rue, lorsque nous croisons le regard d’un inconnu, nous devinons tout de suite la personnalité de cet inconnu, et en réalité nous percevons sans difficulté le tempérament, les défauts et les qualités de cet être qui ne reste pas longtemps inconnu à nos yeux, il nous suffit de croiser son regard pour lire en son âme comme dans un livre qui nous révèle directement la vérité, de sorte que nous pouvons tout savoir de lui et que nous sommes tout de suite en mesure de juger l’état des relations possibles avec cet être, nous savons quel type de rapports nous pouvons entretenir avec lui. Si ces rapports peuvent s’envenimer et devenir dangereux pour nous ou simplement intolérables, nous le savons immédiatement, nous savons d’instinct que nous devons éviter et fuir cet être potentiellement nocif. Inutile d’engager une conversation avec un être qui nous déplaît au premier abord, cette conversation sera toujours décevante et stérile, inutile d’entamer une relation quelconque avec un tel être, car cette relation sera dès le commencement une torture et un naufrage. Pour ces êtres (nos semblables) supposés énigmatiques et secrets, le secret est qu’il n’y a pas de secret. L’obscure intimité des êtres et la nature supposée inviolable de leur personnalité, nous la découvrons au premier regard. Avant même d’entrer en communication avec ces êtres, nous entrons par effraction dans leur intériorité et nous savons tout d’eux, la nature réelle de leurs pensées et de leurs désirs, la source ultime de leurs agissements comme leurs rêves inavouables. Nous pénétrons au cœur des êtres et nous voyageons à leur insu dans leur intériorité avec la plus grande facilité, nous nous mouvons dans les forteresses vides comme les soucoupes volantes dans l’espace.
7. La façade de la villa était dépourvue de tout ornement, nue comme une porte de prison. L’architecte qui avait établi les plans extérieurs de la villa avait sans doute obéi à sa haine implacable de l’ornement, éliminant systématiquement tout ce qui aurait pu ressembler de près ou de loin à une intention artistique. L’acte créateur qui avait présidé à la conception de la façade ne pouvait être innocent, avait-elle écrit. Chaque façade est une déclaration, chaque façade de maison peut être lue comme une intention explicite. Qu’il est difficile de supporter la vue d’une telle façade dépourvue du moindre signe décoratif, avait-elle alors songé aux côtés de mon père. Ils se tenaient devant la villa, ils ne disaient plus rien depuis un long moment, absorbés par leur vision de la façade. Ils cherchaient probablement quelque chose à dire, mais ils savaient trop bien à ce moment le défaut d’une expression adéquate pour décrire ce qu’ils ressentaient. Mes parents se tenaient devant la villa sans rien dire, abrités sous le parapluie que ma mère tenait d’une main (il pleuvait sans discontinuer et à la longue son bras s’engourdissait), mes parents contemplaient cette façade comme un tableau sinistre décrivant leur existence à venir, ils ne savaient plus en ce moment ce qu’ils devaient penser, leur volonté semblait paralysée par des mailles invisibles et ils éprouvaient une attirance secrète pour ce tableau en mesurant pour la première fois peut-être le degré de fatalité attaché à leur existence commune. Éprouvés par le voyage en voiture qui avait duré plus longtemps que prévu, ils avaient pris le chemin accidenté avec une réticence qu’ils eurent peine à se dissimuler. Tout dans l’agencement de cette façade semblait le résultat d’une volonté méchante, ineffablement et résolument fermée à toute idée de luxe ou de confort, avait-elle alors pensé en apercevant la façade à travers les vitres de la voiture qui roulait avec la lenteur d’un corbillard sur le chemin pierreux bordé des deux côtés par des haies de broussailles, ce chemin lui avait fait l’effet d’un long couloir étroit les conduisant vers la mort. D’une certaine façon, la façade tenait de l’exploit architectural, avait-elle dit (ou plutôt écrit) plus tard, en se remémorant ses premières impressions. Toute pensée, à la seule vision de cette façade, semblait aspirer à sa disparition et à son effacement. Elle avait pensé les mots lugubre et froideur, puis elle avait constaté une fois de plus l’impossibilité de livrer son impression exacte. Les mots lugubre et froideur étaient trop faibles selon elle, et ils avaient été engloutis dans un flot de pensées contradictoires. Elle avait éprouvé, dit-elle, les limites du langage et prophétisé son propre malheur.
8. Villa balnéaire, l’expression laissait rêveur. Il serait plus juste de parler d’une ex-prison, ou d’une prison désaffectée, avait-elle ajouté (par écrit), et elle avait dénoncé par la suite le caractère illusoire de toute mesure préventive. Les grilles de protection scellées aux fenêtres du rez-de-chaussée et aux soupiraux, les fenêtres en partie barricadées avec des planches et des tôles ondulées, elle regardait tout cela comme l’expression exacte d’un état d’âme qu’elle n’aurait pu s’expliquer à elle-même. Ces grilles avaient été posées par mesure préventive, avait dit ma mère, pour empêcher quiconque d’entrer par effraction dans la villa, mais dans son esprit cette mesure préventive était devenue une mesure punitive, une mesure extrême destinée à empêcher quiconque de sortir de la villa, sous quelque prétexte que ce soit.
9. Aucune villa ne présentait un tel aspect sinistre sur la côte. Aucune autre bâtisse n’était d’ailleurs en vue dans les environs et la villa semblait bel et bien isolée et même coupée du monde à celui qui la découvrait à l’extrémité de la falaise, au détour d’un sentier caillouteux. Cette situation géographique de la villa, aux confins du monde, ma mère l’avait interprétée comme une raison de plus de désespérer.
10. Elle n’a jamais pu effacer cette vision de la prison, oublier cette vision des murs noircis par le ruissellement des pluies. Elle avait pourtant tout fait pour chasser ce mauvais souvenir, habillant la façade de multiples façons afin de dissoudre ou d’enterrer l’image. Elle avait substitué par l’imagination à la façade existante les lignes et la géométrie du chalet, du pavillon indien, du manoir normand, sans jamais parvenir à obtenir un changement durable de sa vision. Le masque s’effritait, tombait bientôt et la façade de prison refaisait surface. La première impression reprenait ses droits, sous les décombres du chalet, du pavillon ou du manoir, la villa se reformait, plus effrayante, plus sombre que jamais.
11. Au pied de la villa, nous sommes constamment en proie à l’effroi et à l’effort pour nous dissimuler cet effroi, avait dit ma mère ; nous sommes saisis à l’idée que des êtres ont vécu en état de réclusion dans la villa pendant des années et que nous allons bientôt prendre la place de ces êtres. La première impression de ma mère lorsqu’elle s’était tenue face à la villa avait été une impression de désespérance subite, inspirée par l’idée qu’ils se trouveraient bientôt à l’intérieur de la villa. Elle s’était mise à éprouver une compassion incompréhensible à l’égard de ceux qui avaient séjourné dans la villa, et elle avait absurdement pensé que quelqu’un pouvait se trouver encore prisonnier, avant de réaliser qu’elle ne faisait que s’apitoyer sur son propre sort. Mais la villa leur appartenait bel et bien, ils vivraient bientôt là, il n’y avait pas moyen de faire autrement, voilà ce qu’elle s’était dit. Pendant des années, ils avaient vécu dans le confort et l’inconscience, ne se doutant pas qu’un jour ils se retrouveraient à cet endroit précis, sur la falaise battue par les rafales, dévisageant la façade sinistre. Ils n’avaient pas encore visité la villa de fond en comble et ils ne connaissaient à proprement parler rien de la villa, de son atmosphère, mais elle avait tout de suite réalisé qu’aussitôt qu’ils pénétreraient à l’intérieur, ils seraient deux prisonniers enfermés dans la villa. Elle s’était efforcée de combattre cette impression de malaise ineffable et de dissimuler cette impression à mon père, attribuant son appréhension à sa fatigue et à la tension nerveuse provoquée par le voyage en voiture. Tout au contraire, avait-elle dit, ton père a tout de suite paru satisfait en découvrant la villa. Bien qu’il eût tout fait pour cacher son enthousiasme, son visage changeant avait de nombreuses fois laissé affleurer toute une gamme de sentiments positifs, ces sentiments avaient une telle force qu’il semblait passer d’un âge à un autre en moins de quelques secondes. Il avait été intégralement conquis par la vision de la villa, avait-elle pensé en observant ces variations subtiles, rapides, semblables à de petits séismes nerveux. Elle s’était aussi montrée ce jour-là d’une docilité extraordinaire. Et les jours suivants, elle avait tenté de surmonter son appréhension et elle avait fait preuve d’une patience inaccoutumée, aussi bien pour tromper mon père que pour se cacher à elle-même son anxiété. De nombreuses fois, elle était sortie de la villa pour contempler la façade et elle s’était toujours heurtée à la même vision d’une façade de pénitencier. Il lui arrivait de s’enfermer dans la voiture, elle écoutait en boucle la symphonie numéro un de Mahler, elle regardait la mer à travers le pare-brise, tandis qu’il errait déjà dans les chambres, dans les couloirs. Autour d’elle, le vent sifflait et la voiture semblait prête à prendre son envol, soulevée, emportée comme une chose insignifiante. Elle apercevait la forme désincarnée d’un bateau de pêche loin devant, puis sa pensée revenait à lui, il évoluait dans un autre monde, pensait-elle en écoutant la musique de Mahler, il ne se doutait de rien, mais il ne faisait déjà plus partie de ce monde.
12. Elle n’avait donc rien dit de son malaise et elle s’était gardée de parler de la villa les jours suivant leur arrivée, par peur de décevoir mon père et de déclencher chez lui une réaction négative. Elle n’avait même pas prononcé le mot villa, elle avait enfoui ce mot le plus loin possible, elle s’était dit que dans l’état actuel des choses il valait mieux ne faire aucun commentaire au sujet de la villa, et le mot villa n’avait plus franchi ses lèvres, elle s’était comportée comme s’ils vivaient là depuis des années, et qu’il n’y avait au fond rien à en dire. Elle avait jugé que le plus urgent, dans leur situation, c’était de me prévenir : je ne devais surtout pas chercher à voir mes parents, écrivait ma mère, et je devais tout au contraire éviter de leur rendre visite aussi longtemps qu’ils ne m’auraient pas expressément invité. Je dois t’informer des dangers que tu pourrais courir dans une villa qui présente dans son état actuel tous les inconvénients imaginables et possibles, au point de pouvoir être qualifiée de villa inhospitalière et même dangereuse. Un accident est si vite arrivé, avait dit ma mère.
13. La lettre, ai-je tout de suite compris à la vue des caractères, devait contenir une intention maladive.
14. La villa était inhabitable, répétait ma mère, mais mes parents avaient décidé d’y séjourner tout de même, en dépit du bon sens et au mépris des consignes de sécurité mes parents avaient transporté tous leurs meubles et tous leurs biens dans une maison qui n’était vraisemblablement pas faite pour eux et qui était dénuée de tout confort. Qu’est-ce qui s’est passé dans la tête de mes parents pour qu’ils fassent le projet mortel de vivre dans cette villa perdue et isolée de tout, me suis-je alors demandé, une villa qui était peut-être sur le point de s’écrouler ? Le moment exact où nos parents deviennent pour nous des étrangers et où nous devenons aux yeux de nos parents de parfaits inconnus, nous ne pouvons pas le préciser et nous nous efforçons de ne pas repérer ce moment exact. Un jour nous ne reconnaissons plus nos parents, nous savons qu’ils sont nos parents, mais nous avons toutes les difficultés pour nous convaincre que ces deux êtres devenus imprévisibles et inquiétants à force d’étrangeté sont effectivement nos parents, et nous avons beau faire et nous répéter que nos parents sont parfaitement libres de faire ce qu’ils veulent, nous nous mettons à craindre qu’ils se soient lancés dans une entreprise radicale et suicidaire et nous redoutons de voir nos craintes confirmées à chaque instant. Nous nous disons alors que nous ne comprenons plus rien à nos parents, nous nous disons que nous ne comprenons plus rien à leurs agissements et que nous ne sommes pas en mesure de deviner les mobiles de leurs actes, nous regardons nos parents agir et nous déplorons le caractère arbitraire et absurde de leurs faits et gestes. Nous nous mettons à regarder nos parents comme des étrangers et nous leur parlons en effet comme à des étrangers au moyen de mots qui semblent empruntés à une langue étrangère. Est-ce qu’il ne serait pas plus simple et plus raisonnable de laisser nos parents se conduire comme bon leur semble ? nous demandons-nous alors, et nous réalisons que nous ne voulons plus rien savoir de nos parents, nous nous disons que le mieux serait d’ignorer le maximum de choses possible à leur sujet. Est-ce que nos parents nous révèlent leur vrai visage, nous demandons-nous, est-ce que nous avons jamais su qui sont nos parents ? Nous assistons au moment où nos parents ont décidé de réaliser un projet mortel et nous pressentons que la réalisation de ce projet est vitale et absolument impérative à leurs yeux, mais pourquoi ont-ils mis tout ce temps avant de se lancer dans un tel projet ? nous demandons-nous encore. Nous parlons à nos parents de Derrida et de Foucault, des noms qui leur sont familiers, car nous avons parlé des milliers de fois de Derrida et de Foucault à nos parents, nous voulons vérifier que nos parents sont bien ces êtres avec lesquels nous nous sommes entretenus si souvent au sujet de Derrida et de Foucault, mais nous voyons que ces noms ne leur disent plus rien, nous avons l’impression de nous exprimer dans une langue originale et totalement inconnue, nos parents nous écoutent poliment sans comprendre, ils nous regardent comme des étrangers le feraient, silencieux et impassibles, ils attendent simplement que nous ayons fini de parler de Derrida et de Foucault, voilà ce que nous comprenons en dévisageant nos parents. Nous essayons d’imaginer nos parents sur la falaise, et décidément non, nous n’arrivons pas à y croire, nous ne pouvons absolument pas nous faire à l’idée qu’ils ont acheté cette villa bâtie sur la falaise. Nous nous concentrons à nouveau, nous nous efforçons d’imaginer à quoi peut ressembler leur vie nouvelle dans la villa, nous les imaginons prendre leurs repas dans la villa en nous demandant par exemple s’ils mangent à heures fixes et s’ils s’adressent la parole en mangeant (cela fait des années que nous n’avons pas vu nos parents manger), et nous faisons jouer à nos parents toute sorte de scènes domestiques dans l’unique but de nous représenter leur vie nouvelle, mais nous ne parvenons par ce moyen qu’à prendre conscience de la distance entre nous et nos parents et nous pressentons que nous ne pourrons jamais franchir cette distance qui nous sépare de nos parents. Nous ne pouvons pas savoir quand nous avons cessé de nous sentir proches de nos parents et à partir de quel moment ils ont commencé à nous paraître étrangers, sans doute cette distance s’est-elle établie depuis des années, mais nous étions trop faibles ou trop lâches pour nous en rendre compte. Pendant les années de notre enfance, nous sommes attachés à nos parents par des liens affectifs et amoureux, puis un jour nous ne ressentons plus cet attachement sentimental, nous ne comprenons plus rien à nos parents et notre enfance nous paraît incompréhensible. Franchir la distance qui nous sépare de notre enfance est impossible, cette séparation, quand elle est établie, nous semble définitive et irréversible et nous n’avons plus l’espoir de la surmonter. Nous nous souvenons que nous avons été un enfant et quand nous nous rappelons l’enfant que nous avons été, nous ne comprenons plus rien à cet enfant devenu un petit étranger, nous ressentons du détachement à l’égard de cet enfant que nous renvoyons mentalement à sa solitude, et c’est alors que nous assistons à l’extinction de notre enfance.
15. Ils visitèrent le premier étage, parcourant lentement les longueurs de couloirs qui distribuaient les différentes chambres. Séparée des autres pièces par ces couloirs étroits où ils avaient peine à se repérer, chaque chambre formait une sorte d’îlot auquel on pouvait accéder par différents chemins. Celui qui avait dessiné les plans avait-il voulu créer dans chaque pièce un domaine réservé, un logement calfeutré où l’on pût se sentir totalement isolé ? Autre détail architectural qu’ils ne manquèrent pas de noter, chaque chambre possédait selon son emplacement un nombre variable de portes, pouvant aller de deux à quatre. Ainsi chaque pièce d’angle était accessible par deux portes, tandis que les quatre pièces intermédiaires possédaient trois entrées. La pièce centrale, quant à elle, était dépourvue de fenêtres et comptait quatre portes. Au premier coup d’œil, elles semblaient toutes faites sur le même modèle : de dimensions identiques, elles étaient complètement vides. En entrant dans chaque chambre, ils se sentirent d’abord oppressés par l’odeur de poussière, l’air qu’on respirait dans ces pièces prenait à la gorge comme un air longtemps confiné, à travers lequel passait, comme pour mieux en faire ressortir l’impureté, une odeur pharmaceutique. Ils avaient renoncé cependant à ouvrir les fenêtres pour aérer, des fenêtres délabrées à la peinture écaillée qui étaient rongées par l’humidité et qui menaçaient de s’effondrer. La lumière fatiguée de se frayer un chemin à travers les carreaux sales, dans chaque pièce, avait dit ma mère, régnait la blancheur clinique du petit matin. Ils devinaient sur les murs aux papiers peints défraîchis, décollés ou déchirés par endroits, les formes des meubles et les emplacements de tableaux absents. Ils inspectèrent ces murs sans échanger de commentaires et ils contemplèrent pendant de longues minutes les taches sombres sur le parquet comme des silhouettes allongées à leurs pieds. Ils ne purent pénétrer dans la pièce du milieu, dont les quatre portes étaient fermées à clef. À cause de l’obscurité qui régnait dans les couloirs (ils ne trouvèrent pas d’interrupteur), ils firent le tour de cette pièce condamnée en se collant contre la cloison dont ils suivaient les anfractuosités. Ils avaient eu l’impression de contourner une chambre forte dans un bunker.
16. Le lendemain, en inspectant à nouveau le premier étage pour y effectuer des relevés plus précis, ils n’avaient pas reconnu les chambres. Tout semblait beaucoup plus sombre, plus déprimant qu’à la première visite. Leur regard avait-il changé en quelques heures ? Quelles que fussent leurs résistances à reconnaître ces irrégularités, ils durent convenir que chaque chambre faisait naître en eux des impressions contradictoires, si éloignées de leurs souvenirs qu’ils avaient du mal à admettre qu’ils se trouvaient au même endroit que la veille. Devaient-ils rejeter la cause de ces changements sur le fait de pouvoir entrer dans la même chambre par deux ou trois issues différentes ? Ils reconnaissaient pourtant les papiers sur les murs et d’autres détails plus anodins, un petit tas de poussière soigneusement élevé en forme de cône dans l’angle d’une chambre, une fissure au plafond, le cadavre d’une mouche momifiée sous une fenêtre à guillotine, un chiffon enroulé autour d’une poignée de porte. Ce n’est pas possible, avait-il dit en secouant la tête. Elle n’était pas sûre d’avoir entendu le son de sa voix, déchiffrant les mots sur ses lèvres malgré la mauvaise lumière. Il semblait avoir oublié tout à fait sa présence, inspectant le sol, les murs, le plafond d’un air indécis, parcourant de long en large chaque chambre en tenant les mains derrière son dos. Ils pensèrent aux modifications de la lumière, de la température, et plus tard, en confrontant leurs impressions, ils furent tentés d’attribuer ces différences de perspective aux variations subtiles de leur humeur.
17. Il faut consulter les plans, dit mon père. Il s’exprimait ce jour-là d’une voix calme et délicate, alors qu’il grimaçait imperceptiblement, avait noté ma mère. Ils se trouvaient dans le salon de réception, parmi les piles de cartons et les meubles, c’est la première fois depuis leur arrivée qu’il s’adressait directement à elle.
18. Ils n’avaient pas hésité longtemps avant de décider de séjourner dans le salon de réception. La première fois qu’ils étaient entrés dans la pièce, ma mère avait eu l’impression d’entrer dans un hangar d’aviation plutôt que dans un salon, dans un hangar immense à l’abandon qui aurait pu abriter la carcasse d’un avion de guerre, avait-elle dit. Entrer dans le salon est pour moi chaque fois quelque chose d’effrayant, le froid et en même temps la majesté, la hauteur et la profondeur de l’espace à chaque fois me coupent le souffle, avait dit ma mère. Une centaine de personnes auraient pu loger à l’aise dans le salon, avait-elle remarqué en entrant pour la première fois dans le salon, et elle s’était sentie perdue au milieu de l’immense espace vide, elle avait eu l’impression d’être une passante parmi les décombres dans une ville complètement en ruine, une ville rasée par les bombes. Je n’avais jamais vu de salon aussi grand, aussi austère, à cause de ses dimensions et de sa sévérité absolue, avait dit ma mère, un salon qui aurait pu contenir une machine de destruction capable de détruire une ville entière. Toute la beauté du salon provient de sa froideur extraordinaire et de son dénuement. La question que nous nous posons lorsque nous entrons dans le salon est combien de temps nous allons rester sur place et combien de temps nous allons supporter la froideur implacable du salon. Nous franchissons la porte du vestibule et nous nous trouvons directement dans le théâtre de la guerre et nous croyons entendre le bruit de la guerre, tout en sachant que nous sommes trompés par nos sens et que nous sommes les victimes de l’illusion architecturale. Quand nous sommes dans le vestibule, nous ne soupçonnons pas que nous allons nous retrouver en poussant la porte du vestibule dans le théâtre de la guerre, nous ne soupçonnons pas un seul instant le pouvoir d’effarement recélé par le salon de réception. Les murs blanchis du salon sont nus, il n’y a pas le moindre ornement, des murs très hauts qui ont quelque chose d’impitoyable pour celui qui les regarde. Sur les murs blanchis à la chaux on devine la présence des tableaux aux dimensions impressionnantes qui ont occupé tel ou tel pan de mur pendant des dizaines d’années. Ces tableaux ne sont plus là, mais chaque fois que le regard de ma mère se poserait sur l’un de ces grands rectangles pâlis, elle éprouverait un sentiment d’effroi comparable à celui qu’on ressentirait face à une vision d’horreur. Elle ne saurait jamais rien de ces visions fixées sur les toiles géantes du salon et son imagination serait probablement incapable d’approcher ces visions, pourtant elle était certaine en constatant la place qu’ils occupaient que des tableaux si gigantesques ne pouvaient représenter que des visions d’horreur et des mises en scène macabres. Peut-être s’agissait-il de portraits d’ancêtres, mais alors, pensait-elle, des portraits aux dimensions tellement extraordinaires qu’ils devaient faire frémir ceux qui les regardaient. Elle avait imaginé la galerie des ancêtres grotesques dépeints comme des colosses aux têtes monstrueuses qui faisaient au moins le double ou le triple d’une tête humaine normale, des êtres démesurés qui avaient perdu toute apparence humaine. Là où d’autres n’auraient vu que des surfaces blanches, ma mère devinait les gueules d’épouvante sur les pans de mur entre chaque fenêtre, des têtes bâclées à larges coups de pinceau sur des fonds de couleurs vives et criardes, des portraits invisibles à ses yeux mais qu’elle pouvait néanmoins imaginer et qui produisaient un effet d’autant plus puissant sur elle qu’elle ne pouvait pas les voir.
19. Depuis leur arrivée, il lui avait semblé vivre chaque journée dans l’attente d’un dénouement.
20. Elle s’était souvenue que, le lendemain du déménagement, elle avait tout de suite été effrayée par le bruit des vagues, un fracas assourdissant auquel il semblait impossible d’échapper. La villa semblait construite au milieu des vagues, battue par les vagues, avait-elle dit. Un fracas qui n’était pas seulement une aberration des sens, avait dit ma mère, mais qui soumettait la pensée à une oppression constante et intolérable. Il était impossible d’échapper à ce bruit infernal, dans certaines parties de la villa ce bruit pouvait atteindre des proportions inouïes, un fracas qui n’était pas seulement insupportable pour les sens, mais qui empêchait de penser et de se concentrer sur quoi que ce soit, elle avait bel et bien l’impression que la villa était construite au milieu du bruit, j’ai souvent pensé, dit ma mère, que la villa était prise d’assaut par les vagues, vivant désormais dans la crainte constante d’être anéantie par la montée des eaux, et mes rêves sont devenus des rêves catastrophiques ou plutôt des cauchemars, ma mère rêvait que la villa finirait par être engloutie sous les masses d’eau, des millions de mètres cubes d’eau salée abattant les murs et emportant les meubles, tous leurs biens, emportant leurs corps sans vie pareils à des mannequins désarticulés, mais lorsqu’elle se réveillait ce bruit menaçant avait cessé complètement d’exister, je ne perçois plus le moindre son au réveil, je me sens parfaitement reposée comme si j’avais dormi pendant quatorze heures d’affilée et je n’ai plus la moindre raison de m’inquiéter et de redouter une catastrophe, je me sens beaucoup mieux à vrai dire, presque soulagée, écrit ma mère, je peux imaginer que la villa s’élève au milieu du désert, dans un paysage désolé et hors d’atteinte, je peux me persuader que la villa n’est nullement menacée par les vagues, nous sommes au milieu de nulle part, les étendues de sable courent à perte de vue et le silence est total. Pendant des jours, le fracas disparaissait et un silence inquiétant, terriblement lourd et oppressant régnait sur les lieux, elle n’osait plus bouger de peur de déclencher le vacarme à nouveau, elle restait parfaitement désœuvrée, incapable de trouver une occupation et même de dormir, le silence semblait avoir pris définitivement possession de la villa et de leur âme, mais elle ne pouvait s’empêcher de guetter le bruit, l’événement, avait-elle écrit, qui mettrait fin à ce silence hostile : ce silence avait d’abord pesé sur eux comme une chape de béton et avait fini par éteindre le souvenir de leurs conversations les plus récentes. Le fait est qu’elle ne savait plus après quelques jours si elle entendait les vagues ou si elle était victime d’une illusion, au fond il lui était impossible de dire s’il régnait un silence complet dans la villa ou si au contraire ils étaient constamment soumis et exposés au fracas ininterrompu des vagues, j’ai fini par me dire que le fracas des vagues est absolument équivalent au silence, dit ma mère. L’explication d’un tel silence, avait-elle compris, c’est que les êtres soumis au bruit constant finissent par ne plus remarquer ce bruit, et perçoivent comme un parfait silence ce qui est en réalité un fracas insupportable.
21. Peut-être est-ce pour éteindre ce bruit que ma mère avait commencé à écrire, ai-je pensé en regardant la lettre. Je tenais la lettre dans ma main, c’est la première fois que je recevais une lettre de ma mère, j’avais longtemps contemplé l’écriture sur l’enveloppe, je regardais la lettre encore, je n’avais pas besoin de la lire pour connaître son contenu et je savais à ce moment que je recevrais d’autres lettres pareilles, des lettres contenant toute sorte de renseignements sur ma mère et sur la vie qu’elle menait dans la villa, qui m’apprendraient comment vivaient mes parents depuis qu’ils avaient emménagé dans leur villa de front de mer. Elle s’était enfermée dans une pièce à l’écart et dans l’ombre de cette chambre élue ma mère avait pu réfléchir à sa première lettre le plus tranquillement du monde, je l’imaginais, assise sur la chaise, tête penchée, le dos bien droit, choisissant mûrement ses mots avant de les tracer sur la page de son écriture enfantine et grossière, l’écriture de quelqu’un qui n’a pas écrit depuis longtemps, ai-je pensé tout d’abord, ou qui a peur d’écrire et qui éprouve en même temps une fureur contenue en voyant tous ces signes sur la page comme un pouvoir en train de naître, j’imaginais très bien sa satisfaction alors, pensant qu’elle n’agirait plus autrement désormais, avec cette soif d’un pouvoir nouveau jailli des mots, elle regagnerait chaque fois qu’elle le pourrait cette petite pièce mal éclairée où elle se sentirait toujours en sécurité, elle rédigerait les autres lettres dans le même silence et elle pourrait encore mesurer ses effets, pesant ses mots sur les plateaux d’une balance folle, imaginant peut-être ma tête lorsque je lirais ces phrases, elle verrait mes airs tour à tour dépités et anxieux, elle rirait de ma confusion et de mon angoisse et elle continuerait à rédiger, toujours aussi concentrée et déterminée, s’appliquant comme une élève studieuse, entêtée, quoique incapable de réprimer sa nervosité et de contrôler ses gestes, c’est pourquoi elle ne pourrait non plus empêcher sa main de tracer des mots de plus en plus gros, de plus en plus difformes, des mots qui ressembleraient à des paquets de nerfs et des métastases, puis des phrases entières écrites dans la fièvre qui s’ajouteraient au corps illisible des autres phrases, me dirais-je plus tard en retournant l’enveloppe dans ma main et en regardant successivement l’enveloppe et ma main qui tenait l’enveloppe comme si je ne pouvais croire à leur réalité commune.
22. Toujours est-il que les dimensions du salon avaient permis d’entreposer facilement tout leur mobilier et l’ensemble de leurs affaires au rez-de-chaussée, si bien qu’ils avaient pu établir dès leur arrivée leur quartier général dans cette unique pièce. Ils avaient d’abord estimé à quelques semaines la durée nécessaire à la réfection de la villa, c’est pourquoi ils avaient jugé plus pratique de stocker tous leurs meubles dans le salon de réception, tout en disposant les piles de cartons de déménagement de sorte à créer des espaces séparés. Quelle que soit la durée des travaux, avaient-ils pensé, ils pourraient camper dans le salon en attendant la fin des travaux sans avoir à redouter d’étouffer à cause du manque de place. Vu ses dimensions, le salon pouvait accueillir non seulement tous les meubles, mais il pouvait tout aussi bien faire office à la fois de séjour, de chambre, de cuisine, ou de tout autre chose encore, dans la mesure où il offrait des possibilités de stockage impressionnantes et bien réelles. Si bien que, depuis le premier jour, ils ne vivaient plus dans un salon mais dans un immense entrepôt qui avait accueilli des dizaines de meubles et de cartons contenant leurs vêtements et tous les objets qui étaient en leur possession, un entrepôt dont la capacité de contenance semblait illimitée. Le salon qui avait été conçu à l’origine pour la réception des visiteurs transformé en entrepôt rempli de cartons, voilà qui fut fait dès le premier jour, mais ils n’oublièrent jamais leur première impression en pénétrant dans le salon et malgré le désordre familier des meubles et des cartons empilés, ils conservèrent le souvenir d’un salon seigneurial marqué par une atmosphère de froideur et de majesté. La lumière du gigantesque lustre qui pendait au milieu du salon avait probablement éclairé par le passé les meubles somptueux d’un salon conçu pour l’organisation des réceptions, un salon qui avait résonné et vibré au son des valses viennoises, mais cette lumière se déversait à présent sur notre mobilier en désordre et les dizaines, les centaines de cartons, avait aussitôt corrigé ma mère, accumulés aux quatre coins du vaste salon. Une pensée m’effrayait, avait écrit ma mère : que notre séjour provisoire dans le salon se prolonge au-delà du raisonnable et devienne un séjour définitif. Que la vue de ces cartons et des meubles dispersés devienne un spectacle définitif et immuable, en un mot un objet de vision déprimant. Il leur suffit, avait-elle écrit, d’embrasser le salon du regard pour contempler l’ensemble de leurs propriétés rassemblées comme dans un seul tableau. Tout ce que nous possédons et posséderons jamais exposé dans une seule et même pièce, tout cela exposé au regard comme dans un musée. Plus d’une fois, à la vision de leurs meubles mais aussi des objets sortis des cartons et disposés sur le plancher poussiéreux, elle avait été prise de nausée, elle s’était sentie cernée de toutes parts, environnée par la multitude d’objets qui résumaient leur vie passée. Elle s’était dit qu’il faudrait trouver une place pour chaque objet, qu’elle devrait réfléchir pendant des heures pour trouver la place appropriée pour chaque objet. Elle se trouvait là, dans cette solitude et dans cette morne attente, parmi toutes ces choses qui la renvoyaient à leur vie commune passée, elle trônait au milieu de toutes leurs propriétés, et elle prenait la pose, intense et déroutée, comme exposée elle-même parmi ces objets dans une cage invisible. Elle avait eu l’impression qu’elle ne sortirait plus du salon, qu’elle était devenue prisonnière de sa propre vie.
23. Ma mère s’était cachée de mon père pour rédiger ces lettres, non pas qu’elle se sentît fautive d’une action commise à son insu, ou qu’elle fût inquiète de l’opinion de mon père (elle s’était toujours moquée de l’opinion de mon père et de toute autre opinion), mais parce qu’elle avait toujours préféré les actions accomplies en dessous aux actions accomplies au grand jour. Ma mère avait toujours eu le goût du secret, et elle avait toujours agi de la façon la plus secrète, nourrissant autour d’elle un véritable culte du secret et privilégiant par tous les moyens possibles la culture du secret. Et moi, depuis l’enfance, j’avais souffert de cette propension au secret, et à cause de ce goût exclusif et quasi maladif, j’avais grandi dans un climat de difficulté et de culpabilité, je m’étais convaincu que quelque chose devait être caché, moi aussi j’avais cru à la nécessité du secret.
24. Les caractères sur la page : toujours aussi désordonnés, comme tombés ou bombardés sur la page, de sorte que celle-ci pouvait ressembler à un cimetière détruit, tombes éventrées et croix renversées.
25. Et plus tard, je n’avais toujours pas lu la lettre et je me demandais si je ne ferais pas mieux de la déchirer ou du moins de la ranger dans un tiroir (en attendant de prendre une décision à son sujet), j’aurais pu aussi glisser la lettre dans un livre pris au hasard sur mes étagères, remettre sa lecture à plus tard, mais je l’avais encore soupesée dans un geste prudent d’archéologue comme si je tenais dans les mains les vestiges fraîchement exhumés d’un tombeau égyptien. Et le fait est que je n’étais même pas certain que cette lettre me fût adressée et que je n’avais pas le moyen de le vérifier, et pour cause, les nom et prénom écrits sur l’enveloppe étaient illisibles et déformés, comme si sa main avait tremblé en traçant ces lettres, et je m’étais dit que pour une raison inconnue ma mère avait été tentée d’écrire un autre nom à la place du mien. Pendant de longues minutes, je contemplai le tour nerveux des lettres, le trait rapide, accidenté, je devinai la fureur contenue de ses gestes, son acharnement à m’écrire, me demandant si elle était capable de programmer une telle frénésie, est-ce que ma mère avait eu conscience de s’adresser à moi au moins, je n’en étais même pas sûr. Elle avait donc tracé ce nom d’une écriture tourmentée et hostile, une écriture qui agissait tout de suite sur les nerfs, et moi j’avais fini par me convaincre que c’était le mien.
26. Mais j’avais tout de même décacheté la lettre, j’avais ouvert la lettre car je m’étais convaincu qu’elle m’était finalement destinée, mais j’avais encore lu les premières lignes avec une sorte de défiance superstitieuse, tout en me demandant si je ne commettais pas une erreur, et j’avais eu l’impression pénible d’agir en coupable, avec la conscience du coupable. Le cœur battant, j’avais tourné les pages de la lettre sans oser en déchiffrer le contenu, c’est pourquoi j’avais pris soin de retirer tout d’abord mes lunettes, ma myopie pour une fois me protégeant du monde, de ses aspérités, de ses contours trop nets, j’avais survolé les pages comme un bombardier en mission de reconnaissance sur une terre dévastée, mais j’avais remarqué que les caractères qu’avait tracés ma mère ne cessaient de grossir, comme si elle avait voulu m’imposer une lecture trop pénible, comme si elle avait voulu m’enfoncer ces phrases dans la tête, et en effet je n’avais plus d’autre choix maintenant, je voyais les phrases boursouflées et je percevais l’hostilité de ces phrases pareilles à des avertissements, des signaux d’alarme qui se mirent à résonner dans mon crâne. Lorsqu’ils dépassent une certaine taille, me suis-je alors dit, les mots ressemblent à des injures.
27. Est-ce que ma mère a deviné que ma thèse sur Foucault est au point mort, est-ce qu’elle se figure que je ne suis pas en guerre moi aussi ? Elle ne me parle pas de ma thèse dans cette lettre, et elle n’y fera jamais la moindre allusion, elle se comportera comme si cette thèse n’a jamais existé. Je n’arrive pas à me concentrer, je n’ai toujours rien écrit, tandis que les notes s’accumulent sur ma table. Je m’épuise à prendre ces notes, à les relire, à souligner, à raturer, mais la futilité de ma tâche ne cesse de me hanter. Je suis prêt à jurer qu’elle jubilerait de me voir assis à mon bureau, désœuvré et déprimé, incapable d’écrire une seule ligne.
28. Dans quelle mesure ces lettres avaient constitué pour ma mère un dérivatif à l’ennui et à la solitude, je ne le savais pas exactement, mais j’avais pu tout de même juger, par la fréquence et la longueur de ces lettres, qu’elle avait trouvé là une occupation privilégiée et probablement vitale. En tout état de cause, elle avait été prise d’une véritable frénésie d’écriture, et elle avait donné libre cours à son penchant sans mettre aucun frein à cette passion épistolaire. Chaque lettre était censée décrire l’état d’avancement des travaux, et en effet les pages fourmillaient de détails architecturaux concernant la villa et décrivant le processus de réfection de la villa. Elle s’exprimait en termes spécialisés d’architecture et de construction et elle recourait souvent à des expressions typiquement architecturales, elle éprouvait visiblement une satisfaction très grande à s’exprimer dans un langage technique. Ma mère m’avait donné toute sorte de détails superflus, elle avait accumulé dans chaque lettre un maximum de détails techniques relatifs à l’art architectural dans le but de me décrire la villa le plus précisément possible, mais elle n’avait contribué par ce moyen qu’à faire naître le désordre dans mon esprit.
29. La réfection de la villa ne pouvait commencer dans l’immédiat. Une telle entreprise, avait dit mon père, nécessitait d’être préparée et supervisée longtemps à l’avance. Une telle entreprise ne pouvait être menée à la légère, sans réflexion préalable, tout au contraire elle réclamait un maximum de sérieux et un sens développé de la méthode. Plusieurs semaines et même plusieurs mois étaient sans doute nécessaires à la préparation des travaux de réfection, plusieurs semaines et plusieurs mois qui devaient être intégralement consacrés à l’observation et à la réflexion et qui devaient permettre de débuter les travaux dans les meilleures conditions possibles. De tels travaux, avait dit mon père, s’ils sont accomplis dans la précipitation et l’absence de règles établies, sont fatalement voués à la ruine. Commencer les travaux de réfection sans réfléchir plusieurs semaines et même plusieurs mois à l’avance, une telle entreprise pouvait être qualifiée d’entreprise absurde et même suicidaire. De façon générale, avait-il dit, la réfection constitue une entreprise beaucoup plus longue et beaucoup plus exigeante que la construction, c’est pourquoi la réfection ne pouvait en aucune façon être comparée à la construction. Nous nous lançons dans une entreprise sans y être préparés et nous nous cachons que cette entreprise exigerait de notre part une longue période de préparation, et par là même nous multiplions les risques de faire échouer notre entreprise. Le plus souvent, nous nous lançons dans une entreprise sans vraiment nous demander si nous sommes capables de mener cette entreprise à son terme et sans nous demander si nous sommes à la hauteur d’une telle entreprise. Nous achetons une maison, nous savons que dans son état actuel cette maison ne nous convient pas, mais nous avons bon espoir de remettre cette maison en état et d’aménager cette maison à notre goût. Nous allons tout refaire, pensons-nous de bonne foi, tout transformer, et nous faisons aussitôt toute sorte de projets dans le but d’aménager cette maison et de la rendre habitable. Nous avons cette maison devant nous, mais ce n’est pas cette maison que nous voyons, nous voyons déjà une autre maison, une maison idéale qui est à l’image de ce que nous pensons pouvoir faire. Nous nous projetons dans l’avenir de diverses manières sans réfléchir un seul instant aux possibilités de réaliser effectivement nos projets, et le plus souvent nous ne voyons pas les difficultés contenues dans cet avenir et nous ne soupçonnons pas un seul instant les obstacles qui vont bientôt nous empêcher de mener nos projets jusqu’au bout. Lorsque nous commençons tel ou tel projet, nous sommes le plus souvent optimistes, nous nous disons que nous allons parvenir sans peine à réaliser nos projets et nous faisons tout pour conserver notre optimisme de surface. Un processus d’auto-aveuglement, voilà le but caché de toute entreprise. Dès le départ, nous pressentons que l’entreprise dépasse nos forces et que nous allons nous casser les dents sur mille difficultés, mais nous ne voulons rien en savoir et nous partons sur les chapeaux de roues et nous nous lançons dans notre entreprise dans le seul but de nous cacher nos propres doutes. Et nous sommes contraints de nous dire, au bout de peu temps : quel projet effroyable, mais nous ne pouvons pas néanmoins nous arrêter en chemin et nous sommes contraints de subir les conséquences de notre précipitation. Nous nous disons : quel projet insupportable, et nous n’en sommes pourtant qu’au début, nous n’avons pas encore parcouru un dixième du chemin et il nous reste à passer par toute sorte d’obstacles et d’épreuves incontournables. Tout notre art consiste dans la suite à supporter le caractère insupportable et infernal de nos projets et à ne pas ressentir ce qui est effroyable comme tel. Notre vie entière, nous la consacrons alors à nous dissimuler le caractère absurde et mensonger de nos projets.
30. Elle n’avait pas jugé ces propos mal venus du reste, mais surprenants de la part de l’homme taciturne, prudent, ombrageux, qu’elle avait connu par le passé, oui, elle avait vécu pendant des années avec un être muré dans le silence, qui avait dressé autour de lui des cloisons de silence (tandis que d’autres s’entourent de mots, d’opinions et de rumeurs), quelqu’un qui avait élevé le silence au rang de l’art et qui nous avait habitués à vivre dans ce temple du silence et à considérer comme lui le silence comme supérieur à toute parole, nous pourrions dire que le silence était devenu notre mode privilégié de communication, c’est pourquoi elle avait été choquée par cette profusion inédite de paroles et elle avait tout de suite pensé à l’influence possible de la villa sur son mode de pensée, voilà pourquoi elle s’était mise à l’observer (mon père) de façon de plus en plus discrète, guettant ses réactions, notant ses raisonnements comme l’aurait fait le responsable d’une expérience en laboratoire.
31. Ce matin encore, écrit ma mère, j’ai peine à reconnaître sa voix, tant elle semble déformée par l’emphase. Cette voix est pourtant nette et irréfutable comme le mouvement des aiguilles sur le cadran du petit réveil posé sur ma table.
32. Chaque phrase, et bientôt chaque geste et chaque mouvement de mon père décrit et analysé, elle ne m’épargnera aucun détail, me dis-je en déchiffrant les premières pages, et cela ne fait que commencer. À l’avenir, elle ne me décrira pas seulement l’état d’avancement des travaux, leurs difficultés pour s’habituer à leur nouvelle vie, mais elle consignera scrupuleusement l’apparition de tous ces signes, des plus ténus aux plus flagrants, suivant leur course ou leur déclin, mesurant sur une courbe légèrement tremblée jour après jour, semaine après semaine, les changements qui affecteraient la personnalité de mon père. Et moi je m’infligerais la lecture de chaque lettre comme celle d’un rapport clinique auquel je ne comprendrais décidément rien, je lirais j’ingurgiterais tout cela sans pouvoir me faire la moindre idée claire au sujet de ce que mes parents éprouvaient réellement, je m’enfoncerais dans un monde de rumeurs et d’antinomies, où tout me paraîtrait truqué, improbable, secrètement destiné à me pourrir la vie.
33. Et par la suite je regarderais aussi chaque lettre comme une sorte d’œuvre d’art, avec ses éclaircies soudaines et ses bleus vifs, ses zones de désert criblées de capitales. Je me dirais : ma mère artiste ou bien ma mère qui devient folle.
34. Ils ne prononçaient plus le mot villa, et les expressions villa du bord de mer, villa balnéaire avaient disparu de leur vocabulaire elles aussi. Un jour nous cessons de prononcer tel ou tel mot et nous renonçons complètement à employer ce mot qui ne fait plus partie de notre vocabulaire. Nous continuons à parler et nous trouvons le moyen de poursuivre n’importe quelle conversation dans la villa comme si rien ne s’était passé. Dans la villa, dit ma mère, nous ne prononçons plus jamais le mot villa, nous ignorons d’abord ce qui nous empêche de le prononcer, mais chaque fois que le mot villa se présente à notre esprit, nous nous détournons de lui instinctivement et nous disons maison à la place du mot villa, définitivement proscrit et interdit. Le mot villa se trouve quelque part dans notre cerveau, dans une région de plus en plus reculée, chaque jour qui passe enfonce ce mot plus loin encore, bientôt nous n’avons même plus besoin de nous rappeler qu’il ne faut pas prononcer ce mot et nous serions tout à fait incapables d’analyser le mécanisme inconscient qui nous pousse à rejeter ce terme de villa au profit d’un autre terme, nous ne savons évidemment pas pourquoi ce mot est devenu pour nous un mot tabou, le fait est que ce mot ne franchit plus nos lèvres. De peur de déclencher une réaction négative chez mon père, elle s’était abstenue de prononcer le mot villa, et lui avait agi pareillement, sans la consulter. Ils continuaient à s’exprimer tout à fait normalement cependant et en apparence rien n’avait changé, les jours passaient et leurs voix se donnaient la réplique dans la villa. Ils respiraient, ils prenaient leurs repas, ils enlevaient leurs vêtements, ils dormaient et ils accomplissaient toute sorte de gestes comme ils auraient fait n’importe où ailleurs. La villa continuait d’exister, bien que le mot villa ne fût plus prononcé par eux, et ils se trouvaient dans l’espace compris entre ses murs, deux êtres bien réels évoluant à l’intérieur de la villa comme en un monde clos, un peu sombre, dans lequel ils se seraient introduits par effraction. Mais ils ne pouvaient plus désigner ce monde que par allusion, communiquant par sous-entendus, un monde chaque jour plus confus, plus instable, dont les limites et les contours semblaient s’estomper dans la distance.
35. Et je m’étais mis à attendre ces lettres, tout en sachant que leur lecture finirait par me nuire et finalement par me rendre malade. Je connaissais le pouvoir annihilant de ces lettres. Et pour cause, des heures après les avoir lues, je restais la proie des phrases écrites par ma mère, je n’étais plus capable à mon tour d’écrire une seule ligne, je ne pouvais plus me concentrer sur rien, ces phrases me collaient : des phrases qui semblaient tantôt dictées par la paresse, d’un geste perméable à la fatigue et à l’ennui, et d’autres, d’une élégance extrême, qui faisaient surgir dans ma tête le goût du drame. Des phrases qui me poursuivaient en rêve ; je ne déchiffrais plus des mots alors, mais des signes obscurs, des lettres ou des biffures qui étaient tantôt des taches, tantôt des insectes, des êtres hybrides emmêlés et frénétiques, des alliages monstrueux qui fourmillaient sur la page et se refusaient à mon intelligence, c’est pourquoi je m’étais souvent levé au milieu de la nuit pour relire ces lettres sous l’arc orangé de la lampe, comme pour vérifier que je ne les avais pas rêvées, non, je n’avais pas rêvé ces lettres et elles n’étaient pas non plus le fruit de mon imagination et pourtant ma vue se brouillait et je ne percevais plus à la fin que des petits corps informes et gluants, des chairs recroquevillées sous la lumière orange.
36. Mais d’autres fois, j’entendais cette musique noire et cassée venue de nulle part, et il me semblait lire dans ces notes désaccordées les échos d’une partition funèbre.
37. Cette réflexion qui avait pour objet la réfection de la villa ne pouvait être menée n’importe où dans la villa et dans n’importe quelles conditions, avait-il dit, mais dans un lieu choisi précisément ou un lieu idéal, avait-il précisé à l’intention de ma mère. Ils venaient de débarquer dans la villa, et ils n’avaient pas la moindre idée du temps et des efforts nécessaires à la réfection. Leur vie avait pris un tournant décisif, ils avaient conscience qu’ils ne pouvaient plus revenir en arrière, ils songeaient qu’il était trop tard pour regretter quoi que ce soit. Le jour du déménagement, ils avaient fait entreposer tous les meubles et toutes les affaires dans le vaste salon de réception, au rez-de-chaussée. Ils avaient passé les jours suivants à trier quelques affaires, ouvrant et refermant les cartons numérotés au feutre noir, repoussant les meubles aux quatre coins du salon qui faisait désormais office de garde-meuble. Ils ne savaient pas combien de temps il leur faudrait séjourner dans cette partie de la villa. Ils organisèrent leur vie nouvelle avec la ferme intention de ne pas céder au découragement devant l’ampleur de la tâche qui était la leur. Ils devraient s’habituer à camper parmi les fauteuils sous leurs housses, les fûts des tapis roulés, à supporter la vision des caisses et des cartons empilés.
38. Même écouter Messiaen ou Fauré, elle ne le pouvait plus, elle ne pouvait plus donner libre cours à son élan musical dans la villa, cet élan avait été brisé définitivement. Elle jetait un œil distrait sur les partitions, tournait les pages comme on feuillette un livre sans intérêt. Elle approchait du piano. Les déménageurs l’avaient déposé au milieu du salon, selon les instructions précises de ma mère. Devant l’instrument emmailloté dans ses épaisseurs de couvertures grises, ma mère était demeurée interdite de longues minutes. Le piano sur lequel ma mère avait joué et rejoué Bach, Fauré et Messiaen, ressemblait à un pachyderme blessé, condamné au silence sous la camisole poussiéreuse.
39. Il fallait explorer la villa, arpenter chaque pièce, fouiller chaque recoin de la villa pour découvrir ce lieu propice au travail de la pensée.
40. Elle avait donc pris l’habitude de citer mon père à tout propos dans ses lettres, des lettres qu’elle signait de son nom, mais qui étaient remplies de phrases qui n’étaient pas d’elle et qu’elle endossait comme des vêtements qui convenaient parfaitement à son goût et à ses manières pour ainsi dire, des phrases, donc, que prononçait mon père et qu’elle mémorisait, puis retranscrivait scrupuleusement dès qu’elle était seule à nouveau dans cette partie de la villa où elle retrouvait un semblant de paix et de sécurité. Et moi, quand je lisais ces lettres, je ne savais plus à la fin qui était l’auteur de ces lettres, évidemment je reconnaissais l’écriture de ma mère, et j’essayais d’imaginer ma mère penchée sur la page, aussi concentrée qu’elle pouvait l’être, comme si elle était en train de jouer au piano, pensais-je, mais j’éprouvais toute sorte de doutes concernant l’origine des phrases qu’elle avait tracées, quelle partition secrète composait ma mère, me demandais-je, fallait-il penser qu’elle souffrait d’une très grande solitude pour remplir toutes ces pages.
41. Toutes les chambres n’étaient pas vides cependant. Ils remarquèrent ainsi en visitant les étages supérieurs que le nombre des objets et des meubles dans chaque pièce augmentait à mesure qu’ils s’élevaient, comme si les propriétaires avaient renoncé à vider ces pièces situées aux étages, contraints d’abandonner dans leur précipitation une partie de leurs biens, de leurs souvenirs. Cela produisait la sensation désagréable de s’être introduit dans la villa par effraction, avait dit ma mère, de visiter un lieu interdit. La plupart des chambres du deuxième ne contenaient qu’un mobilier délabré et misérable : une chaise, un matelas simplement posé sur le plancher, une table chargée de verres et de fioles, c’était tout. Ils ne découvrirent ni photos ni traces écrites, il n’y avait pas moyen de savoir quelque chose de précis au sujet des occupants des chambres, on avait plutôt l’impression confuse de traverser un dortoir ou de visiter les chambres d’une pension. Dans une de ces pièces, ils trouvèrent un fauteuil seulement, placé légèrement de biais près d’une fenêtre ; il semblait que son occupant pouvait regagner sa place à tout moment, reprenant sa rêverie au point où il l’avait laissée en quittant la pièce. Ce qui était plus troublant encore pour ma mère, le goût, le style des objets et l’arrangement général variaient d’une pièce à l’autre, comme s’il n’existait pas de rapport entre les diverses parties de la villa. Elle avait pensé que la villa avait abrité pendant des années plusieurs pensionnaires aux goûts et aux préoccupations si éloignés les uns des autres qu’ils avaient dû coexister dans une indifférence parfaite, formant une sorte de communauté invisible aux membres disparates et rares, s’ignorant royalement, ne s’adressant probablement jamais la parole, communiquant seulement par les bruits quotidiens de leur présence. Ces meubles et tous ces objets faisaient incontestablement partie de la villa selon mon père, il était impossible de séparer la villa des affaires qui étaient restées à l’intérieur et qui étaient par conséquent partie intégrante de la maison, une maison habitée en quelque sorte ou qu’ils devaient appréhender comme telle dans un premier temps. Quand nous achetons une maison et que cette maison n’est pas vide comme nous nous attendions à la trouver, nous devons considérer que ce qui est à l’intérieur de la maison nous appartient de plein droit, et de ce fait nous devons nous habituer à l’idée d’être devenus propriétaires de tous ces biens, nous devons considérer ces biens comme étant les nôtres et réfléchir posément à l’usage que nous en ferons sans prendre aucune décision précipitée.
42. La distribution des chambres au deuxième étage obéissait à un schéma apparemment plus simple, commun aux hôtels et aux logements de fonction : un couloir distribuait de part et d’autre les chambres exposées au nord et les chambres exposées au sud. Pourtant, le volume et la hauteur même du plafond semblaient varier sensiblement d’une pièce à l’autre, peut-être en raison de la disposition inédite des meubles ou du nombre et du goût des objets présents. Toujours est-il qu’ils constatèrent en passant d’une chambre à l’autre des différences de luminosité et de température si importantes qu’ils avaient l’impression de changer de saison, ils pouvaient tout à coup avoir très chaud et se mettre à transpirer, et quelques minutes plus tard ils étaient glacés des pieds à la tête, ils tremblaient de froid comme s’ils étaient passés de l’été à l’hiver, leur corps était soumis à des variations de température brutales et imprévisibles, et ils se dirent qu’ils feraient mieux à l’avenir de se munir de pulls et de bonnets, équipés de sacs à dos et de lampes torches suffisamment puissantes.
43. Ils se mirent à guetter leurs propres réactions, attentifs lorsqu’ils entraient dans une chambre aux battements de leur cœur, à l’impression que produisait la lumière sur leur rétine. Ils échangeaient quelques propos brefs, les yeux à demi clos, comme pour vérifier l’acoustique de la pièce.
44. Certaines portes qui avaient résisté à la première visite s’ouvraient d’une simple poussée de l’épaule une semaine plus tard. Toutes les portes des mansardes étaient entrouvertes.
45. Depuis qu’elle connaissait l’existence de ces pièces meublées, elle vivait dans un état de malaise perpétuel, ma mère était persuadée désormais qu’elle ne parviendrait jamais à séjourner normalement dans la villa, une maison qui semblait s’agrandir, une maison tellement immense qu’elle ne pourrait jamais se rappeler combien elle contenait de pièces. Ces pièces avec leurs meubles lui donnaient mauvaise conscience, avait-elle dit, l’empêchaient de trouver le sommeil. Elle était convaincue que chaque pièce possédait une destination unique, aménagée et décorée pour que s’y accomplisse un drame précis, à un moment précis dans la vie d’un être qu’elle ne pourrait jamais connaître. Elle ouvrait une porte et se retrouvait tout à coup plongée dans un univers hostile, froid, arbitraire. Elle ressentait une sensation d’isolement comme si elle se trouvait enfermée dans une cabine de bateau, perdue au milieu de l’océan. Elle voyait un veston sur une chaise et ce vêtement abandonné ne quittait plus sa pensée, cette chose parmi tant d’autres la dépossédait de tout son être, le vieux veston dans le silence d’une chambre se mettait à vivre, il avait été posé là par quelqu’un et tout autour de la chaise les choses s’éveillaient une à une, des choses tirées de leur sommeil, qui avaient été réveillées par sa seule présence, avait-elle pensé, et qui exigeaient d’être identifiées et reconnues par elle. Et quand elle dormait, ces espaces habités continuaient de l’effrayer, elle se voyait en rêve dans une chambre, environnée de meubles étrangers, laids. Dans cette pièce tout était vert et fissuré et jaune. Elle s’asseyait à une petite table de toilette, elle ouvrait les flacons, inspectait le contenu des petites boîtes. Elle levait son visage, contemplait son image dans le miroir. Derrière elle, un lit défait qui n’était pas le sien. Et sur le sol, à ses pieds, sur toute la surface du plancher, des vêtements féminins qui formaient une mosaïque de couleurs, de tissus, des vêtements qui avaient été portés par quelqu’un qui n’était plus là et qui était peut-être mort. Elle se demandait pourquoi elle avait étalé tous ces vêtements sur le plancher, elle contemplait son œuvre en pensant qu’elle venait de commettre une sorte de sacrilège. Elle se demandait si ces vêtements n’étaient pas les siens.
46. Tout se compliquait alors vraiment aux troisième et quatrième étages.
47. Les plans laissés par le notaire à la signature de l’acte de vente étaient fautifs, erronés et même absurdes. Après les avoir examinés attentivement pendant des heures, cherché à établir un lien entre ces indications obscures et la villa, il avait détruit ces plans illisibles qu’il avait qualifiés d’aberration architecturale.
48. Dans une pièce, au dernier étage, des meubles trop petits, comme s’ils avaient rétréci ou avaient été fabriqués pour des nains.
49. Il ne fallait pas songer à utiliser la cave pour stocker ces meubles délabrés, ces vieilleries hors d’usage. Chaises, brocs, vaisselle cassée, malles vides ou pleines de vêtements mités, la cave était remplie de rebuts du passé. Un fauteuil de paralytique, diverses cannes, des livres gonflés d’humidité, de vieux journaux, il était quasi impossible de visiter la cave tant elle était encombrée, saturée d’objets préhistoriques encombrants, lourds. Elle avait dit souvent : il faudra tout jeter, tout détruire, mais il n’avait jamais pris la peine de répondre, il se peut qu’il n’ait pas entendu les plaintes de ma mère et qu’il ait continué à réfléchir tout simplement, comme si ma mère n’avait rien dit. Elle aurait voulu vendre tous les meubles, mieux, elle aurait aimé les jeter par les fenêtres, allumer un feu devant la villa et voir tout disparaître dans les flammes. Il ne répondait pas, elle savait qu’il refuserait de vider la villa, il semblait attaché à ces meubles, persuadé qu’ils devaient conserver la villa en l’état jusqu’au moment où les travaux de réfection débuteraient. Il avait prétendu un jour qu’ils pourraient tirer quelque profit de leur vente, s’acquitter d’une partie des frais de rénovation, mais il n’avait rien entrepris en ce sens, il ne ferait rien pour mettre les meubles en vente avant d’avoir fini de rédiger les plans, voilà ce qu’elle savait, elle devrait s’habituer aux meubles, à vivre dans ce décor sinistre. En attendant, il refuserait que la disposition des meubles soit modifiée et il lui interdirait de toucher aux bibelots, il ne voudrait pas non plus qu’elle décolle le papier des murs, il lui imposerait toute sorte de diktats auxquels elle se soumettrait de mauvaise grâce. Chaque objet devrait rester à sa place exacte. Pendant des mois, des années peut-être, pensait ma mère, la villa demeurerait en l’état et ils ne feraient rien pour modifier cet état, tout au contraire ils s’emploieraient à conserver la villa en l’état dans lequel ils l’avaient trouvée, se gardant de modifier quoi que ce soit, atténuant par tous les moyens possibles les effets de leur présence, effaçant leurs traces comme si le temps s’était arrêté.
50. Il avait fallu répéter les incursions dans la villa, apprendre à se repérer, se familiariser avec les lieux. Ces visites successives et d’une lenteur exagérée avaient pris un caractère exploratoire inquiétant. À chaque visite, mes parents découvraient un aspect nouveau de la villa, un détail qui avait échappé à leur attention et qui frappait tout à coup leur imagination. Un jour ils découvraient une porte dérobée qui ouvrait sur une enfilade de pièces inconnues, minuscules, le lendemain ils remarquaient un petit escalier qui ne menait apparemment nulle part. Ils s’interrogeaient en vain pour expliquer ces anomalies, ils se mettaient à douter de leurs sens ou ils accusaient leur mémoire défaillante. Une fissure détectée au plafond d’une chambre dont ils avaient déjà pris les mesures et ausculté les cloisons pouvait les plonger dans des abîmes de perplexité. Enveloppés par une pénombre soudaine au détour d’un corridor, ils se cognaient à un meuble, butaient sur un objet cassé, ils se faisaient la remarque que cet objet ne se trouvait pas là la dernière fois, s’accusaient mutuellement de l’avoir déplacé. Ils devaient se munir d’une lampe torche pour évoluer dans les parties de la villa qui étaient privées d’installation électrique. Les piles de rechange dans leurs poches rassuraient mes parents, ils se disaient qu’ils ne pourraient pas se perdre, ils avaient la lumière avec eux, des heures d’autonomie dans la villa mal éclairée. Mais dans ces zones plus sombres où il leur semblait respirer un air raréfié, ils progressaient prudemment, tâtonnant de leur main libre pour se guider. Le mauvais état des planchers, des fenêtres, les variations stupéfiantes de la lumière d’une pièce à l’autre, ils flairaient le piège à chaque pas. Si bien que plusieurs semaines après leur arrivée dans la villa, ils avaient toujours l’impression d’errer dans une maison qu’ils ne connaissaient pas plus qu’au premier jour, une maison qui leur paraissait de jour en jour plus hostile, et dans laquelle ils s’étaient sentis eux-mêmes comme deux parfaits étrangers.
51. Il allait et venait dans la villa, comme les pensées vont et viennent dans un cerveau surmené, avait-elle dit. Elle l’accompagnait parfois, lorsqu’il le lui demandait. Est-ce qu’il avait peur de se perdre ? Ils repassaient par les mêmes couloirs, montaient les mêmes escaliers plusieurs fois par jour. Ils étaient deux personnages dans un film muet, à la démarche saccadée, mal assurée, comme s’ils marchaient sur le pont d’un bateau pris dans la tempête. Ils entraient dans des pièces minuscules où l’espace semblait se contracter soudainement et leur cœur se mettait à battre à toute vitesse, ils inspectaient les murs rapidement, retenant leur respiration, et ressortaient une ou deux minutes plus tard, épuisés. Dans sa tête, avait écrit ma mère, une circulation intense d’idées, elle devinait son agitation extrême. Trottinant derrière lui, elle observait sa silhouette dans les corridors. Elle percevait ces pensées, rien qu’en le regardant, de dos. Les pensées allaient à toute vitesse dans sa tête, disait-elle, chaque pensée bousculant et chassant la précédente et seulement séparée des autres pensées par une mince cloison.
52. Le mince sourire, lorsqu’il déversait le contenu du sachet d’aspirine dans un verre d’eau, l’informait alors de son étrange contentement. Dans ces moments-là, il semblait cultiver un plaisir mystérieux à louer sa propre incompréhension.
53. Ils s’éloignèrent peu à peu, irrésistiblement, ils ne s’adressèrent presque plus la parole, échangeant des propos vides, inutiles, et d’abord elle fut tentée d’attribuer cet éloignement aux dimensions de la villa, une maison qui était trop grande pour eux, pensait-elle souvent, et qui les empêchait de communiquer normalement et de vivre normalement. C’est seulement quand nous connaissons chaque pièce d’une maison et que nous pouvons situer chacune de ces pièces par rapport aux autres que nous pouvons l’habiter, pas avant, avait dit ma mère. Habiter une maison dont nous ignorons combien elle contient de pièces était humainement impossible, vivre dans une telle maison devenait dans un délai extrêmement court une cause de maladie. Le mauvais état de la villa rendait plus pénible encore leur séjour, la villa présentait tous les symptômes de la dégradation et dans son état actuel elle avait toutes les caractéristiques et tous les inconvénients d’une villa abandonnée et délabrée. À cause du mauvais état des planchers dans certaines pièces et du défaut d’éclairage dans les corridors, elle avait imaginé toute sorte d’accidents possibles. Elle avait redouté de s’égarer, mais pire encore, elle avait redouté de se fouler une cheville ou de faire une chute mortelle dans les escaliers, voilà pourquoi elle avait limité ses parcours dans la maison. Il était probable que ce processus de dégradation était en cours depuis de nombreuses années, moyennant quoi la villa résisterait à toutes les tentatives humaines de rénovation, voilà ce qu’elle se disait, une villa qui resterait inhospitalière et inhabitable jusqu’au bout, quels que soient leurs efforts pour la rénover et l’adapter à leur goût et à leurs besoins. Elle avait souvent pensé aussi à ces propriétaires exaltés qui finissent pendus à une poutre métallique, des hommes et des femmes qui ont vécu pendant des années dans la poussière, au milieu des gravats et des bâches de plastique, qui ont démarché en vain auprès des banques et des entrepreneurs et qui ont renoncé finalement à habiter la maison qui s’est refermée sur eux comme une plante carnivore, absorbant toutes leurs forces, tuant leurs espoirs, on pouvait retrouver dans leurs poches ces mots, griffonnés en guise d’excuse : nous haïssons cette maison, des mots qu’ils avaient proférés mentalement des centaines de fois avant de mettre fin à leurs jours.
54. Changements de physionomie de mon père : tantôt extraordinairement vieilli, tantôt juvénile. Les rides s’effaçaient, puis réapparaissaient, et la couleur de sa peau elle-même semblait se modifier au cours de ces visites. Comme une surface sensible aux influences du lieu, aux variations subtiles de température et de lumière dans les pièces et les couloirs arpentés sans but, le visage changeant de mon père semblait la proie du temps déréglé. Elle regardait ce visage climatique, éprouvant mille difficultés pour fixer son image dans sa mémoire.
55. Elle avait passé en revue tous les vêtements qu’elle avait trouvés, retournant le col pour y lire un nom, trouver un indice qui aurait pu devenir une certitude.
56. La villa semblait croître, dans un mouvement d’expansion continue. Les pièces se multipliaient, elles formaient comme une longue demeure compliquée se développant sur plusieurs étages. Ils n’arrivaient toujours pas à se repérer et les visites répétées presque chaque jour ne changeaient rien, la villa ressemblait à un casse-tête chinois, avait dit ma mère, un puzzle impossible dont les pièces refusaient de s’emboîter, un jeu de patience qui soumettait leurs nerfs à rude épreuve et les condamnait à tourner en rond. Il fallait les voir, ma mère trottinant après mon père (il avait accéléré de jour en jour la vitesse des visites). Plus ils visitaient la villa, plus ils avaient de difficultés à s’orienter et à se repérer. Le sentiment de se trouver au milieu de nulle part pouvait les surprendre à n’importe quel moment, y compris quand ils se trouvaient dans le salon de réception. Mais l’angoisse était d’autant plus forte qu’elle les surprenait dans les moments de solitude. Elle essayait de se concentrer sur la lecture d’un livre et tout à coup elle se sentait prise de vertige à la pensée que la pièce dans laquelle elle se trouvait était séparée et isolée des autres pièces, elle ne pouvait s’empêcher de se lever, de regarder autour d’elle, elle actionnait la poignée de la porte, elle jetait un regard craintif au-dehors comme si elle avait redouté de se retrouver au bord d’une falaise. Les prisonniers d’une architecture maudite, voilà ce qu’ils étaient.
57. Il évoluait de plus en plus vite, traversant les corridors à toute allure, ouvrant et refermant les portes, inspectant d’un regard bref les pièces, évaluant d’un coup d’œil volumes, largeur, longueur des chambres et couloirs, hauteur sous plafond, degré de pente de l’escalier, répartition générale des espaces, incidence du jour à cette heure et conséquences lumineuses. Et la nuit venue, lorsqu’il était sur le point de s’endormir, de nouvelles portes s’ouvraient dans son cerveau, il arpentait les étages mentalement, visitait les chambres l’une après l’autre, dans une succession morne et prévisible, passant en revue ses souvenirs comme s’il battait un jeu de cartes de façon mécanique, inconsciente, récapitulant l’ordre et la grandeur de chaque pièce, et il continuait à parcourir la villa dans ses rêves, comme perdu dans un décor de théâtre.
58. La place relative des meubles, l’orientation d’une table et des chaises, nombre et inclinaison des fauteuils, espacement des étagères, rectangles pâles laissés par les tableaux décrochés, la configuration précaire des objets, flacons autour du lavabo, bibelots éventuels sur buffets et guéridons éventuels, un gant de caoutchouc rose incomplètement retourné sur le rebord d’une baignoire. Il avait commencé à prendre quelques notes sur le vif sur un petit carnet qu’il transportait partout avec lui. Elle dirigeait à sa demande le faisceau de la lampe torche sur la pointe du crayon, essayant en vain de déchiffrer son écriture nerveuse. Quel usage comptait-il faire de ces annotations ?
59. Ils entendaient des bruits dans les étages supérieurs. Il semblait que de temps en temps la villa fût comme un dormeur qui cherchait à s’éveiller et, après avoir fait quelques mouvements, retombait dans le sommeil.
60. Il s’était mis à douter de sa mémoire. Il s’était persuadé que la villa changeait chaque jour, profitant de leur sommeil ou d’un moment de distraction pour faire naître une nouvelle pièce ou changer la configuration des lieux. Un jour il entrait dans une pièce par une porte, et le lendemain il se retrouvait au même endroit en découvrant une autre issue, et de fait, à cause de ce changement de perspective, il avait l’impression de se trouver dans une pièce différente. Il inspectait les murs, vérifiait la hauteur de plafond, comparait les variations de lumière. Les pièces de la villa étaient comme les souvenirs, avait-il commenté. Nous nous souvenons d’une chose et pour nous remémorer cette chose nous empruntons différents chemins, de sorte que chaque souvenir nous conduit à la même chose et en même temps, si nous réfléchissons bien, chaque nouveau souvenir nous éloigne de cette chose.
61. Il y avait pourtant une explication simple. Ils avaient remarqué qu’en différents endroits des cloisons avaient été posées, dans le but sans doute d’augmenter le nombre des pièces en réduisant la surface de chacune. Ces cloisons qui avaient été posées en surnombre pour séparer les pièces existantes avaient systématiquement altéré les proportions de chaque pièce au point de rendre inhabitables ces pièces. Il ne fallait pas s’étonner que le schéma d’ensemble de la villa leur parût si compliqué. Le système des cloisons avait de surcroît rendu l’accès à certaines pièces particulièrement incommode. Cette aberration architecturale, avait dit mon père, il fallait l’attribuer à un esprit malade. L’homme qui avait élevé ces cloisons avait probablement obéi à un impératif d’isolement destructeur.
62. Un psychologue peut-être, qui avait voulu observer le comportement des rats dans un labyrinthe.
63. Ils devaient parfois traverser à la suite plusieurs pièces contiguës, aveugles, qui ressemblaient aux cellules d’une prison ou d’un asile, avant de retrouver la lumière du jour. L’éclairage dans ces pièces était assuré par une installation électrique des plus sommaires, probablement non conforme aux normes de sécurité. Et lorsqu’ils pressaient l’interrupteur, une ampoule électrique nue répandait une lumière crue sur leurs têtes. Le fil dénudé des rallonges électriques courait le long des plinthes écaillées.
64. Il semblait que le voyage ne se terminerait jamais.
65. Est-ce qu’il n’était pas trompé par ses sens lorsqu’il entrait dans une chambre dont il pouvait répertorier les meubles, est-ce qu’il se trouvait vraiment dans cette chambre dont il calculait mentalement le volume et les possibilités d’aménagement, est-ce qu’il percevait réellement quelque chose, sachant que le soir même il ne serait plus capable de situer cette chambre dans la villa, de se remémorer par quel couloir il s’était rendu dans cette chambre ? Le soir venu, il serait tout juste capable d’évoquer la probabilité que cette chambre existe.
66. Elle avait tout de suite reconnu l’appareil photo, un vieux modèle qu’elle croyait perdu ou hors d’usage. Et l’appareil en effet ressemblait à un jouet rafistolé, passablement ridicule, avait dit ma mère, le ruban de sparadrap enroulé à la base de l’objectif renforçant l’impression qu’il n’en sortirait jamais aucune photo nette. L’appareil, avait-elle dit, ne ressemblait pas à un vrai appareil photo, mais à une grossière contrefaçon totalement dépourvue des qualités instrumentales requises pour photographier, c’est pourquoi elle avait d’abord pensé que mon père n’avait pas l’intention d’utiliser l’appareil mais qu’il avait seulement voulu lui jouer un tour. En voyant l’appareil, ma mère s’était sourdement récriée, elle s’était souvenue de mon père prenant des photos et de cette manie qu’il avait eue des années auparavant de sortir l’appareil photo à la moindre occasion pour capturer telle ou telle scène. Elle avait revu son visage d’alors, un visage doux et fiévreux lorsqu’il réglait l’appareil, et elle s’était souvenue du temps de pose toujours trop long à chaque prise de vue. Il réalisait des dizaines de portraits d’elle, lui donnant toute sorte d’indications, comment elle devait se tenir, quelle expression elle devait prendre, il s’adressait à elle comme si elle était un modèle et lui un photographe professionnel, redoublant de conseils et de recommandations pour que la photo soit parfaite, mais il ne parvenait au bout du compte qu’à susciter son agacement, elle lui disait qu’elle ne voulait plus subir ces séances de pose qu’elle trouvait aussi grotesques qu’éprouvantes, elle déclarait comme tant d’autres fois qu’elle ne voulait plus lui servir de modèle, qu’il pouvait recourir aux services d’un modèle professionnel si les photos n’étaient pas à son goût, oui, il pourrait tout aussi bien exercer ses talents ailleurs, voilà ce qu’elle lui répétait tout en continuant de poser, si bien que mon père avait dû se résoudre finalement à changer de thème photographique, abandonnant le portrait pour la photo de paysage mon père ne s’était pas découragé, tout au contraire il avait continué à prendre de plus en plus de photos, libre de braquer son objectif sur le motif de son choix. Il semblait alors que chaque détail valait la peine d’être pris en photo et que chaque situation méritait d’être immortalisée aux yeux de mon père. N’importe quoi trouvait grâce à son regard de photographe, n’importe quel détail qui aurait paru à tout autre banal ou futile constituait pour lui un détail digne d’être enfermé dans la chambre noire. Le monde visible était une réserve d’images pour mon père, des images des choses que mon père capturait comme pour vérifier que ces choses existaient vraiment, voilà ce que je pense maintenant. La vérité est que ma mère avait mal supporté cette constante présence de l’appareil photo et qu’elle avait pris l’habitude de protester systématiquement quand mon père dirigeait l’objectif dans sa direction, des protestations de pure forme, ai-je souvent pensé. Ma mère détestait être prise en photo, en tout cas c’est ce qu’elle ne cessait d’affirmer, et j’ai pensé à toutes ces fois où ma mère cherchait à se dérober à l’objectif d’un geste de la main, et toutes ces fois ne formaient qu’une seule image de ma mère, une photographie de ma mère repoussant l’objectif de la main qui est gravée dans ma mémoire, ai-je pensé, et qui existe seulement dans ma mémoire. Et face à l’appareil photo qui avait disparu pendant des années et qui avait resurgi tout à coup dans les mains de mon père à la faveur d’une obsession nouvelle, songeant à toutes ces photos inutiles que mon père avait prises de nous, ma mère avait dû instinctivement lever la main devant son visage dans un élan irrésistible et furieux qu’elle portait intact en elle, oui, comment vingt ans plus tard faire autrement, ma mère avait fui une fois de plus l’objectif, m’étais-je dit, et la photo serait encore floue.
67. Dans la villa, mon père avait pu se livrer à nouveau à sa passion, une passion qui était restée intacte après toutes ces années et qui s’était peut-être même renforcée, ai-je imaginé, du seul fait qu’il avait complètement cessé de prendre des photos, pour une raison inconnue de ma mère il avait remisé l’appareil au rang des objets inutiles, déclassés, que l’on conserve sans savoir pourquoi. Armé de l’appareil photo, il avait abandonné son consciencieux travail d’arpentage. Il semblait que la prise de photos l’absorbait à un tel point qu’il en avait oublié son projet de réfection. Pareil à un touriste hagard perdu dans sa propre maison, avait dit ma mère, il tournait l’appareil photo dans diverses positions à la façon d’un instrument d’optique, organe de seconde vue capable de lui faire voir ce que ses propres yeux ne pouvaient lui révéler.
68. Il n’avait pas perdu son habitude de prendre plusieurs photos identiques du même objet pris sous le même angle, des photos dont il était seul à percevoir la différence lorsqu’elles étaient développées et qu’il les disposait sur une table pour les examiner attentivement. Chaque semaine, il lui confiait aussi plusieurs pellicules à faire développer dans le laboratoire express du centre commercial où elle faisait le ravitaillement. Chaque semaine, elle arpentait les allées du centre commercial, remplissait le caddie mécaniquement en attendant que les photos soient prêtes.
69. Est-ce qu’il comptait reconstituer la vision d’ensemble de la villa en collant bout à bout ces dizaines de clichés, il est bien possible qu’il ait eu ce projet au départ, dit ma mère, mais par la suite il avait dû abandonner ce projet, pointant l’objectif au hasard, photographiant bientôt sans discrimination, sans méthode, zoomant sur un détail, traquant le moindre indice susceptible de le mettre sur la voie d’une découverte. Dans la même période, il avait ressorti de vieux albums photos, il lui parlait souvent de ces photos de famille, examinant chaque photo avec beaucoup d’attention. Plus nous vieillissons, plus ces photos nous sont chères, disait-il en tournant les pages lentement, comme s’il s’agissait des pages d’un livre rare et précieux, ces photos valent bientôt plus à nos yeux que n’importe quelle œuvre d’art, elles sont nos œuvres d’art, les seules œuvres d’art qui comptent à nos yeux. Un jour, nous nous mettons à douter de nos souvenirs, nous prenons conscience que notre mémoire est trompeuse et que la plupart de nos souvenirs sont déformés, et à cause de ce défaut de notre mémoire, nous décidons de rejeter en bloc tous nos souvenirs au profit des photos qui sont devenues à nos yeux nos seuls véritables souvenirs, nous consultons ces images photographiques de plus en plus souvent et nous oublions nos propres souvenirs à force de scruter ces photos pour les soumettre à notre jugement critique, voilà pourquoi nous sommes si attachés aux photos de nous enfants et à celles de nos parents, mais nous sommes tout aussi attachés aux autres photos de famille et de façon générale à toutes les photos qui sont en notre possession. Il n’est pas rare que nous retrouvions parmi ces photos de famille les photos de personnes que nous ne sommes pas capables d’identifier, des êtres que nous ne pouvons pas nommer et qui sont pour nous des étrangers. Nous avons collé ces photos sur les pages de l’album avec les autres photos et le fait est qu’à force de contempler leur image, nous nous familiarisons avec ces êtres qui finissent tôt ou tard par faire partie de notre famille. La photo d’un parfait inconnu peut nous donner l’impression de connaître ou de comprendre la personnalité de cet inconnu comme si nous étions entrés en relation avec cet inconnu représenté sur la photo. Nous tombons sur la photo d’un inconnu et nous sommes aussitôt absorbés et happés par le monde de cet inconnu, nous nous mettons à ressentir tel ou tel sentiment à son égard, et nous nous comportons exactement comme si nous avions fréquenté cet être à un moment donné de notre existence. Cette photo, une fois que nous l’avons bien regardée et que nous nous sommes imprégnés d’elle, nous ne pouvons plus l’oublier, nous ignorons qui a pris cette photo et nous ne disposons d’aucun renseignement concernant le modèle, nous examinons ses vêtements et nous nous fondons sur le style de ses vêtements pour dater la photographie, et le plus souvent nous ne parvenons même pas à retrouver le nom de l’inconnu. La personne et le nom de l’inconnu sont effacés de la surface de la terre, il ne reste plus que son image sur un cliché ancien que nous considérons sans pouvoir détacher notre regard, et le fait est que nous ne pouvons plus considérer que cette photo est indifférente. Cet inconnu sur la photo peut nous sourire, mais nous ne sommes pas abusés par ce sourire et nous saisissons tout de suite que cet inconnu éprouve une infinie tristesse, dans un éclair de perspicacité nous entrons en communication avec cet inconnu et nous lisons dans ses pensées comme dans un livre. Il nous est impossible alors de détruire une telle photo, même si cette photo est floue et ratée, et nous nous refusons à commettre ce geste sacrilège. Détruire cette photo reviendrait pour nous à attenter gravement à la personne figurant sur cette photo, à commettre un crime à l’égard de cette personne inconnue devenue étrangement familière à nos yeux. Et tout bien réfléchi, après avoir fixé ces photos qui représentent tel ou tel inconnu, lorsque nous tournons à nouveau le regard sur les photos de nos parents, nous nous disons que ce sont nos parents qui sont devenus des inconnus, ce sont eux que nous ne reconnaissons plus et qui nous semblent devenus des êtres lointains et étrangers. Je sais que les photos représentent mes parents mais je sais tout aussi bien qu’en regardant ces photos, ce ne sont pas mes parents que je regarde, mais des personnages ou des figurants qui ressemblent à mes parents, qui ont revêtu les habits de mes parents et qui imitent les expressions de mes parents. Ils ont beau ressembler à la perfection à mes parents, ils ne sont plus mes parents, mais des personnages de fiction qui ont la grâce et la sérénité des êtres immortels, des êtres inaccessibles qui ont pris la pose pour l’éternité.
70. Elle trouva un premier cliché de la villa par hasard sur le sol, glissé sous la porte d’une chambre. Est-ce que la photo était tombée de sa poche ou est-ce qu’il l’avait déposée intentionnellement à cet endroit précis ? La photo lui fit l’effet d’un marque-page oublié dans un vieux livre. Ce fut selon les termes exacts de ma mère comme un premier signe évident d’une maladie qui avait mis des années à se déclarer.
71. Si bien qu’en quelques semaines les prises de vues de la villa s’accumulèrent un peu partout. Elle en trouvait par terre, abandonnées, d’autres punaisées sur les murs, sur les portes. Des prises de vues d’intérieur, où elle reconnaissait une chambre, une vue plongeante depuis le haut de l’escalier. Les photos se propagèrent rapidement, multipliées comme sous une poussée de fièvre. Il devait y en avoir plus encore dans la pièce au dernier étage de la tour, pensa-t-elle. La pièce devait être remplie de clichés, des photos sous-exposées, rayées, souillées, qui jonchaient le plancher, des photos disposées comme un jeu de tarot sur le petit lit de camp, pensa-t-elle encore. Elle l’imaginait, penché au-dessus du lit, examinant chaque photo attentivement comme à la loupe, pointant le doigt sur un détail, parcourant dans un sens puis dans l’autre chaque rangée de photos comme pour y saisir la clef d’une énigme. Les photos se tachèrent et s’abîmèrent. Il dormait parfois dessus. Il s’en servait aussi pour caler une chaise ou une table. Lorsqu’une photo trouvait grâce à ses yeux, parmi les centaines de clichés négligés, oubliés, il la collait sur un morceau de carton sur lequel il dessinait parfois un cadre au stylo bille.
72. Mais les photos, loin de refléter cette image stable définitive qu’il croyait pouvoir saisir et stocker, produisaient l’effet contraire. Prise sous tous les angles, la villa semblait se morceler, se disperser aux quatre vents, perdue sous le nombre infini de ses profils. C’est comme si la villa leur échappait une seconde fois, avait dit ma mère.
73. Ces états, ces accès maladifs empiraient, ils s’étaient intensifiés au cours de leur séjour et avaient fini par se manifester, d’abord comme des symptômes isolés d’une maladie, puis en fin de compte comme une maladie et même comme une maladie grave.
74. Il avait découvert l’escalier à vis par hasard en ouvrant, un jour qu’il était seul dans une chambre au deuxième étage, une armoire délabrée. L’armoire (une antiquité) devait contenir de vieux vêtements mangés par les mites, pensait-il, des draps humides et rêches, il ne sait pas quelle idée l’a pris d’ouvrir cette armoire, il n’était pas curieux de savoir ce que contenaient les meubles d’ordinaire, il se contentait d’observer sans toucher à rien, de peur de finir écrasé sous une pluie de gravats et de planches pourries. Le fait est qu’en ouvrant les larges vantaux de l’armoire, il avait senti sur son visage un souffle d’air glacé comme s’il s’était trouvé à l’entrée d’une mine, devant le puits d’extraction. Il aurait pu ignorer longtemps encore l’existence de ce passage secret qui permettait d’accéder directement au sommet de la tour, expliqua-t-il plus tard à ma mère (il était alors dans un état d’extrême agitation), et pour cause, l’escalier n’était pas seulement invisible, mais il ne figurait pas sur les plans qu’il avait maintes fois consultés avant de les détruire. Dans quel but avait-on dissimulé cet escalier, pour défendre quel secret, les questions se pressaient dans la tête de ma mère, tandis que mon père lui répétait qu’il avait trouvé là-haut l’atmosphère idéale, ce qu’il entendait au juste par atmosphère idéale, ma mère ne le savait pas (et elle ne le saurait probablement jamais), elle constatait l’état d’agitation extrême de mon père en se demandant si elle ne ferait pas mieux de l’abandonner à ses élucubrations. Elle devait faire un effort, disait-il, cherchant à la rassurer, lui parlant comme à une petite fille craintive, elle ne pourrait en aucun cas se figurer l’importance de la découverte si elle ne consentait pas à le suivre pour constater elle-même combien l’air qu’on respirait là-haut était sain, purifié. La cause était entendue, avait-elle dit, de guerre lasse, pour mettre fin à la discussion, pour mettre un terme à son agitation aussi, elle avait finalement accepté de monter à sa suite dans l’escalier à vis, elle avait repoussé les lourds battants de l’armoire baroque et elle avait commencé son ascension de l’escalier en éprouvant les plus grandes difficultés possibles, elle avait plus d’une fois failli rater une marche et manqué de tomber à cause de l’obscurité, avait-elle dit. Il était déjà loin devant, elle entendait son pas dans les escaliers, mais ses jambes à elle ne répondaient pas, ses membres étaient lourds, engourdis, elle devait faire des efforts invraisemblables pour mettre un pied devant l’autre. Elle sentait sur son visage une haleine froide. Chacun de ses pas produisait un son sec qui ressemblait à un crissement, le bruit de minuscules branches mortes rompues (est-ce qu’elle écrasait sous ses semelles une forêt microscopique), il était impossible de distinguer nettement les formes autour d’elle, elle s’efforçait de se représenter la surface sur laquelle elle posait les pieds, des marches sales tout simplement, couvertes d’une épaisse pellicule de poussière ou de détritus déposée par les années, elle avait encore tenté de compter les marches pour diminuer son rythme cardiaque, mais ce son bizarre à chaque pas semblait s’amplifier. La moindre chute dans l’escalier à vis, avait-elle dit, signifiant une mort assurée, elle en avait conscience et à ce moment-là elle avait été intimement persuadée qu’il avait mis à exécution le projet de la tuer ou du moins de provoquer sa mort accidentelle. Cette ascension de l’escalier à vis avait été une véritable épreuve pour elle qui avait toujours souffert du vertige, une épreuve qui aurait pu être une tragédie, elle avait dû renoncer à aller plus loin, elle avait appelé mon père, mais il n’avait rien répondu, il l’avait déjà oubliée, il avait dû refermer la porte derrière lui. Elle était redescendue en prenant appui sur ses mains, elle avait alors senti de drôles de choses sous ses mains, le contact d’une matière sèche mêlée à la poussière, pas de la poussière seulement, mais quelque chose de sec et de friable, et qui produisait une sensation désagréable sur la peau, une légère irritation peut-être, elle avait tout de suite pensé qu’elle attraperait une maladie de peau, des démangeaisons, elle s’était dit, J’appelle un médecin dès que possible. En bas, elle avait repris son souffle, incapable de savoir combien de temps s’était passé, elle s’était approchée d’une fenêtre pour observer ses mains et elle avait compris en voyant le cadavre de la mouche écrasée dans le creux de sa paume ce qui avait produit cette sensation désagréable sur sa peau, elle avait regardé la momie de l’insecte aux pattes sectionnées incrustée dans la paume et elle avait cru lire un présage dans sa main ouverte, le petit corps disloqué de l’insecte dessinait un seul mot dans sa main, mais elle avait beau faire, tourner sa main vers la lumière du jour, elle n’arrivait pas à le déchiffrer.
75. Une chose est certaine, c’est qu’à partir du moment où il avait établi son quartier général au dernier étage de la tour, dans une pièce minuscule remplie de livres et de brochures et de tous les matériaux nécessaires au travail de réflexion, il avait cessé d’arpenter la villa comme s’il avait renoncé définitivement à en dessiner les plans d’après des mesures concrètes. Devait-on se figurer que l’air qu’on respirait au dernier étage de la tour s’était purifié ou que ses poumons avaient trouvé sur place quelque chose comme un taux d’humidité favorable, une atmosphère particulière propice aux travaux de l’esprit ?
76. Dans la tour règne le silence propice à la réflexion, dit-il, là-haut il échappe au bruit des vagues et peut mener sa réflexion dans les meilleures conditions. Il a enfin trouvé l’atmosphère idéale, a-t-il dit plusieurs fois, il s’est dit qu’il accomplirait sur place son travail et qu’il ne quitterait plus la tour où règne cette atmosphère idéale avant d’avoir mis le point final à ses plans de réfection. Pour des raisons subtiles et tout à fait incommunicables, il a donc décidé de rester enfermé au dernier étage de la tour d’angle, et le fait est qu’il passe le plus clair de son temps là-haut, coupé du reste de la villa et du monde en général. D’abord propice à son travail de réflexion et de clarification, l’atmosphère du dernier étage est devenue, après quelques semaines d’activité intellectuelle intense, nécessaire et même indispensable à ce travail de réflexion et de clarification mené sans relâche, ce travail qui lui permettrait de découvrir tôt ou tard la mathématique de la villa idéale, comme il avait coutume de dire. Hors de cette pièce située au dernier étage de la tour, il aurait été incapable de progresser dans son travail et de développer toutes les idées utiles et nécessaires à l’avancement de ses travaux, c’est pourquoi il ne faisait pas de doute qu’il ne pourrait plus quitter la tour qui est devenue son lieu de vie idéal.
77. Est-ce qu’il avait saisi le prétexte des travaux de réflexion pour pouvoir s’isoler ? Toujours est-il qu’à partir du jour où il avait pris position dans la tour d’angle, il lui avait semblé de plus en plus étrange, irascible, imprévisible, comme s’il était devenu la caricature de lui-même, avait dit ma mère.
78. Bien qu’elle fût construite de toute évidence avec les mêmes matériaux et selon des lois de construction identiques à celles qui avaient permis l’édification de la villa, la tour d’angle lui avait toujours inspiré l’impression d’être séparée en quelque sorte du reste de l’édifice. Qu’elle fût élevée sur le bord de la roche face à la mer n’était probablement pas étranger à cette impression ; ils n’avaient jamais pu la contourner, ni constater quelle sorte d’harmonie elle formait avec le reste de la façade. Mais cette impression d’étrangeté s’était accrue à partir du moment où mon père avait pour ainsi dire établi son quartier général au dernier étage de la tour, passant le plus clair de son temps dans cette pièce asymétrique, à l’intérieur de laquelle les objets et les meubles semblaient former un arrangement précaire. Ses séjours dans la tour d’angle étaient donc devenus de plus en plus fréquents et de plus en plus longs, et le jour où il avait installé le petit lit pliant trouvé dans l’une des chambres du deuxième, elle avait compris qu’il avait tourné une page et qu’elle ne pourrait rien faire contre sa décision. Il avait cessé de visiter la villa depuis cette date et réduit ses parcours au minimum, devenu avare de ses propres mouvements, mesurant ses paroles et sa respiration comme si sa vie nouvelle obéissait désormais à une comptabilité stricte. Elle-même, lorsqu’elle pénétrait dans cette chambre exiguë, se sentait menacée, atteinte par l’inquiétude de disparaître à tout moment. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait élu domicile ici dans le seul but de trouver refuge contre ses propres pensées, coupé non seulement du monde extérieur mais aussi de lui-même, et le projet de réfection de la villa ne ressemblait probablement plus qu’à une rumeur mensongère dans son cerveau. Il poursuivait un tout autre dessein, ne pouvait-elle s’empêcher de penser, tout en redoutant qu’il ne fût secrètement décidé à se débarrasser d’elle pour parvenir à ses fins. Elle-même, pensait-elle, ne devait plus représenter à ses yeux que le reflet déformé d’une présence injustifiable, chaque jour plus lointaine, rendue en partie nécessaire par l’habitude de ses visites. Et chaque fois qu’elle s’approchait et se penchait vers lui en effet, elle sentait que c’était son âme et non son image qu’il scrutait avec perplexité, ma mère se voyait dans les yeux de mon père comme une étrangère.
79. Il avait transporté là-haut tout un bric-à-brac d’objets et de meubles récupérés dans différentes pièces de la villa et entreposé sur place toutes ces affaires qu’il s’était appropriées si facilement et qui semblaient désormais faire partie intégrante de son univers, créant autour de lui une atmosphère irréelle, étouffante. Quel genre d’homme était-il devenu ? Que faisait-il, enfermé pendant des heures, bientôt des journées entières, dans ce décor confiné ? L’horloge dans son dos n’indiquait plus l’heure. Il semblait que le projet de réfection de la villa n’était plus qu’un vague souvenir, volatilisé, enfui. Le lit de camp, le réchaud, la petite table de travail, mais aussi toute sorte d’objets inutilisables, des poignées de porte en cuivre, la maquette d’un trois-mâts dans une bouteille placée sur une console, une canne, quelques coquillages et la rumeur qu’ils contenaient, des piles de fascicules noués en paquet avec des ficelles, elle voyait tout cela comme au travers d’une vitrine. Même les boîtes de conserve et les bocaux de fruits stérilisés sur les étagères ressemblaient à des pièces de musée, avait-elle constaté.
80. Entre-t-on dans cette pièce, il faut un certain temps avant de s’habituer à l’étrange lumière ambiante, et une fois que l’on commence à voir, il semble que tout converge lentement et inexorablement vers le centre. Les étagères croulant sous le poids des livres et des boîtes de conserve, la lampe à abat-jour olivâtre, les caisses remplies de carnets de croquis, le réchaud à gaz, la photo noir et blanc sous verre de la villa : le mobilier tout entier avance millimètre par millimètre vers le point central où mon père a installé sa table de travail. Il a toujours été pour lui de la plus grande importance que rien ne change dans cet espace consacré à la réflexion, et que rien ne vienne s’ajouter, si ce n’est les déchets résultant de son travail et la poussière tombant sans cesse et devenant pour ainsi dire ce qui lui était le plus cher au monde.
81. Elle hésitait encore à entrer, retenant son souffle sur le seuil de la pièce. Éteins cette lumière, s’il te plaît, lui demandait-il d’une voix lointaine et machinale, où perçait la douleur de son isolement. Cette voix, pensait-elle, pourrait être celle d’un animal. Le bruit de ses pas dans les escaliers avait dû former d’abord une vrille lancinante creusant en marge de ses pensées, et maintenant qu’elle se trouvait à quelques pas de lui, immobile derrière la porte entrouverte, il devait percevoir sa respiration comme une menace isolée, indécise, tapie dans un coin de son cerveau. Pendant un instant, elle imagina les reproches qu’il lui ferait en la découvrant et à l’idée qu’il pût se mettre en colère ou simplement manifester son humeur sombre, elle songea à revenir sur ses pas. C’était le même regard vide, sceptique, qui l’accueillait chaque soir, dans lequel elle avait déjà lu la méfiance à l’encontre de tout ce qui matérialisait l’inutilité de leurs efforts depuis qu’ils séjournaient dans la villa. Tu es pâle, balbutia-t-elle, en observant la forme allongée de ses pieds osseux qui dépassaient du petit lit. Il lui demanda : quelle heure est-il ? Elle négligea sa question, capable seulement de reconstituer mentalement la phrase, comme pour vérifier sa structure et éprouver sa solidité dans l’air raréfié de la pièce. Le jour finissait lentement derrière la fenêtre. Elle éteignit l’ampoule solitaire qui pendait du plafond et elle alluma la petite lampe à abat-jour posée sur une chaise. À la vue de cette lampe bon marché récupérée dans la villa, mais à la vue surtout des dizaines de clichés éparpillés sur le sol, sous le lit de camp, glissés entre les pages des livres, elle se sentit soudain découragée. Placés sous cette lumière insuffisante, les objets et les meubles lui paraissaient étrangers, hostiles. Elle regarda son visage à nouveau : la migraine le rendait méconnaissable, inaccessible. Son épuisement se transmettait aux meubles recroquevillés dans les ténèbres des recoins, des meubles dont elle crut percevoir la respiration. À présent elle voulait s’approcher, le toucher (pour vérifier peut-être qu’il était bien réel et qu’ils se trouvaient tous deux dans la même pièce), l’encourager à se lever, mais elle voyait ses paupières closes, ses cils et les taches d’une barbe naissante sur ses joues et elle remarqua que ces visions trop détaillées lui donnaient la nausée. Un bref instant, il sembla à ma mère que mon père était fait d’une matière différente de celle des autres hommes et que s’il lui arrivait de le frôler, elle disparaîtrait. Elle ne pouvait pas lui en vouloir cependant. Il avait honte et s’en voulait de lui apparaître ainsi, pensa-t-elle aussitôt, et en se déplaçant dans la pénombre elle eut l’impression que les objets se retiraient dans le petit espace, pensant qu’elle finirait par être emportée dans ce mouvement. Il appuya son dos contre la tête du lit, tenta en vain de se lever. Ce n’est pas la première fois qu’elle le trouvait dans cet état. Une fois de plus, il avait dû s’interrompre au milieu de l’après-midi à cause du mal de tête et elle prit conscience qu’à chacune de ses visites, qu’elle accomplissait non sans redouter qu’il n’éclate, elle se comportait comme si elle pouvait l’aider à reformer les plans que la migraine avait perturbés. Est-ce qu’il croyait encore, dans ces moments-là, à la possibilité de changer quoi que ce soit à leur situation ? Elle voyait cela, elle se représentait son cerveau saturé de bruit et devenu un être nuisible, dominateur. La migraine le harcelait parfois pendant des jours entiers, soumettant son corps fatigué à l’insomnie, à tel point que son caractère semblait changé de manière irréversible. Tu ne peux pas rester comme ça. Elle entendit sa propre voix, parfaitement sereine mais extérieure à sa personne. Elle savait qu’il refuserait de consulter un médecin, quelle que soit la façon dont elle s’y prendrait pour lui conseiller de prendre du repos, se changer les idées. Et peut-être que je suis en train de parler avec un mirage, peut-être que nous sommes dans un rêve, se dit-elle. Elle l’obligea tout de même à se lever et à se laver le visage à l’eau froide. Je descendrai plus tard fut sa seule réponse ce soir-là comme les autres soirs.
82. Et petit à petit, ses bizarreries quasi insignifiantes qui consistaient en de petits oublis, quelques pertes et quelques colères, se transformèrent en symptômes d’un profond dérangement.
83. Une fois qu’il a décidé de s’établir sur place, il n’a plus voulu quitter cette pièce, comme s’il craignait que quelqu’un ne s’y introduise en son absence. Est-ce qu’il redoutait qu’elle ne mette le désordre dans ses notes, est-ce qu’il lui cachait quelque chose ? Ses horaires, ses habitudes, ses itinéraires limités, son aptitude à se faire comprendre d’elle sans ouvrir les lèvres : elle devinait l’économie et l’arrangement scrupuleux qui enveloppait désormais chacun de ses gestes. Il s’en tenait à un minutieux système de coordonnées qui lui permettaient sans doute de garder un semblant de maîtrise au sein d’un désordre plus profond. Elle n’avait rien fait pour le dissuader de changer son mode de vie cependant et elle avait continué à parler et à agir en sa présence comme si rien n’avait changé, car elle était persuadée elle aussi que la villa se refermerait sur eux comme un piège si elle manifestait le moindre signe de faiblesse.
84. Et il lui avait semblé en effet qu’il menait désormais une existence tout à fait abstraite et détachée de son existence à elle, perdu qu’il était dans un monde de pensées, de sons et de sensations qui n’avaient plus la moindre relation avec son monde à elle et qui n’étaient même pas une allusion à ses pensées, aux sons et aux sensations qu’elle éprouvait, et dans ces moments où elle le rejoignait dans la petite chambre d’angle comme située aux confins du monde et hors de la villa elle-même, comme pour s’assurer qu’il vivait encore et qu’elle reconnaîtrait sa voix lorsqu’il lui adresserait un reproche ou une plainte, ni la clarté de ses grands yeux gris ni les traits de son visage ne lui donnaient la certitude d’être avec lui. Dans ces moments-là elle ne savait plus si elle était une femme mariée ou si elle entretenait des relations compliquées avec un inconnu auprès duquel elle avait de plus en plus l’impression de remplir le rôle de garde-malade, s’efforçant de soutenir une conversation banale et décousue dont les fondements risquaient de s’effondrer à chaque phrase, mais en même temps elle était assurée qu’ils menaient un combat commun, pensant, Mais je ne vais pas cesser de lutter, et je ne vais pas non plus l’abandonner, convaincue qu’ils étaient l’un et l’autre confrontés à la même difficulté d’existence, elle trouvait un réconfort nouveau à se comporter à son égard comme elle l’aurait fait avec un enfant malade.
85. C’est pourquoi, quand elle avait compris qu’il ne sortirait plus de sa tanière, elle avait opté pour la culture des plantes d’intérieur. Elle avait d’ailleurs trouvé sur place, dans le sous-sol de la villa, tout l’attirail nécessaire à la culture des plantes d’intérieur. L’exploration du sous-sol de la villa à la lumière d’une lampe torche n’avait pas été vaine, tout au contraire, puisqu’elle avait découvert parmi le fatras d’objets préhistoriques et hors d’usage des dizaines de pots de fleurs et des collections de sachets de graines rangés dans des boîtes en fer hermétiques et dans des bocaux de verre aux étiquettes rongées. L’exploration des sous-sols n’était jamais décevante, avait-elle dit, mais toujours richement instructive, pour preuve elle avait même déniché sur une étagère métallique un traité de botanique et divers ouvrages scientifiques concernant le monde végétal. Les caves et les sous-sols ont toujours permis de stocker un nombre incroyable d’objets, des objets qui vont demeurer dans l’ombre des caves pendant des années, voilà ce qu’elle avait toujours pensé. Parfois les sous-sols renfermaient des bibliothèques entières, des centaines, parfois des milliers de livres étaient remisés sous les maisons dans des conditions de conservation catastrophiques. Le taux d’humidité élevé dans les caves provoque systématiquement la dégradation plus ou moins rapide, mais toujours inéluctable, de ces livres. Elle avait pris le livre de botanique sous son bras et poursuivi sa visite, persuadée qu’elle pouvait trouver d’autres trésors dans la cave. Les sous-sols, avait-elle dit, recelaient toute sorte d’objets cassés et inutilisables pour la plupart d’entre eux, mais aussi des objets en parfait état, des objets qui pouvaient s’avérer d’un profit inestimable pour celui qui mettait la main dessus. Tous ces objets avaient cessé un jour d’être utiles et étaient devenus de ce fait des objets encombrants, voilà pourquoi, sous le coup d’une commune évaluation, ils étaient remisés à l’ombre des caves et des sous-sols. Il était impossible de concevoir une maison sans cave, de même qu’il était absurde de vouloir creuser une cave sans maison. Tous ces objets qui ont perdu leur usage tombent dans l’oubli dans les caves, l’oubli est le destin commun aux objets qui sont dans les caves et forment sous les immeubles ou sous les maisons un monde parallèle et généralement insoupçonné. Ces objets pouvaient demeurer dans l’oubli pendant des années et être brusquement tirés de l’oubli par une circonstance quelconque, une circonstance inattendue qui leur permet, des années après, de retrouver une fonction et d’être sauvés de l’oubli. Ces objets entreposés dans le sous-sol de la villa n’étaient plus d’aucun profit pour personne, mais ils avaient pourtant été conservés et stockés sous la villa, sur les étagères et dans les cartons humides du sous-sol.
86. Elle avait récupéré les pots et entreposé avec art des dizaines de pots de taille et de forme diverses autour de la villa, afin que la pluie se charge de les laver, et en attendant que la pluie fasse son travail elle avait déchiffré les noms de plantes et les notices sur les sachets et elle s’était plongée sans attendre dans la lecture du traité de botanique. Elle avait tourné les pages humides du livre tiré du sous-sol et elle avait pu à cette occasion développer et perfectionner sa connaissance de la nature et plus particulièrement des plantes, en assimilant le nom et les caractéristiques de chaque espèce végétale, et ainsi elle avait pu cumuler grâce à sa lecture toutes les informations utiles et nécessaires à la réalisation de son projet de plantation. Quelques jours après, elle avait ainsi disposé les pots de fleurs et les jardinières à différents points stratégiques de la villa qu’elle avait déterminés à l’avance en choisissant chaque pièce selon les conditions de lumière idéale pour chaque espèce végétale. Elle avait disposé des pots de fleurs de différentes tailles sur les rebords des fenêtres et des bow-windows, agissant toujours en artiste, et pas seulement selon les règles scientifiques, avait-elle précisé. Elle avait ainsi employé les nombreuses sources de lumière dans la villa pour répartir les dizaines de pots de fleurs à chaque étage de la villa, et par ce moyen elle avait créé un jardin d’intérieur et transformé en quelques semaines la villa en jardin botanique. Chaque jour, armée d’instruments de jardinage et de préceptes botaniques, elle arpentait la villa et visitait les pièces de la villa pour suivre la pousse des fleurs, et les corridors de la villa étaient devenus les allées d’un jardin étendu sur plusieurs étages. Elle avait veillé sur ses cultures avec la sévérité maniaque d’une directrice de pensionnat, veillant sur chaque pot de fleur comme s’il s’agissait d’un petit être menacé qu’elle devait protéger de tout son savoir-faire. Plusieurs fois par jour, elle se penchait sur telle ou telle plante comme si elle se trouvait au chevet d’un enfant malade qui réclamait ses soins et une attention constante. Elle avait été totalement dévouée et attentive à la croissance de chaque plante comme si sa propre existence en avait dépendu.
87. Cette activité l’avait effectivement accaparée pendant des semaines, elle n’avait pensé à rien d’autre pendant des semaines et elle avait pu négliger et oublier complètement tous les inconvénients de sa nouvelle existence. Aussi longtemps qu’elle s’était livrée à son activité de plantation et de jardinage, elle avait pu en quelque sorte fermer les yeux sur les défauts de la villa et s’acclimater tant bien que mal à l’existence dans la villa, elle avait connu le répit, elle avait pu séjourner paisiblement dans la villa sans être agressée par la laideur des tapisseries usées et la vision des fissures aux plafonds. Et le fait est qu’en quelques semaines, les résultats avaient dépassé ses espérances, ses plantations avaient remarquablement poussé. Il semblait que la villa avait favorisé la croissance des plantes à un point difficilement concevable, la villa était devenue une serre géante. La végétation, avait-elle dit, manifestait tous les pouvoirs inouïs dont elle était capable. Certaines plantes avaient atteint des dimensions extraordinaires et inattendues, absorbant goulûment la lumière des fenêtres, ces plantes avaient d’abord exercé sur elle une fascination optique, leur teinte prenant une intensité variable selon l’heure de la journée, offrant des visions oniriques, avait-elle dit, des visions indescriptibles. Elle avait pu se féliciter d’être à l’origine de ces visions de rêve et la croissance des plantations dans l’espace de la villa avait tout d’abord déclenché son enthousiasme esthétique. Mais la réussite de ses cultures avait bientôt produit des effets néfastes. Elle avait été prise d’étourdissements, et elle avait été tentée d’attribuer ces vertiges aux senteurs subtiles diffusées par chaque espèce. Elle était devenue ultrasensible aux odeurs, et elle s’était mise à redouter que le parfum de chaque plante ne délivrât un message crypté, dont la toxicité pouvait croître de jour en jour, d’heure en heure. Bientôt le spectacle des plantes d’intérieur luxuriantes avait réveillé en elle des images négatives, elle s’était sentie oppressée et elle avait été littéralement effrayée de constater l’invasion végétale, au point de se croire victime d’une conjuration. La végétation ne quittait plus sa pensée, elle se réveillait au milieu de la nuit et il lui semblait percevoir le frémissement des feuillages dans la villa, elle tendait l’oreille dans la nuit, et il lui semblait que les feuilles toquaient contre les vitres, contre les portes. Les feuillages étaient pris d’un frémissement permanent, avait-elle pensé, ils exprimaient une sorte d’exaltation terrible. Et elle avait imaginé qu’un cœur battait dans chaque plante, un petit cœur obstiné et réclamant toujours plus d’oxygène, réclamant plus de lumière. Pendant la journée, ses yeux avaient pris l’habitude de guetter ces frémissements et chaque fois qu’elle entrait dans une pièce elle était prise d’une inquiétude insondable, elle avait cru percevoir que chaque plante s’était mise à trembler intentionnellement dès qu’elle entrait dans une pièce et elle avait vu les feuilles comme des langues, des centaines, des milliers de petites langues sardoniques qui voulaient lécher son corps. Elle avait abandonné ses cultures du jour au lendemain, elle avait versé de l’eau de Javel dans les pots, éprouvant une joie trouble à verser le poison, elle n’avait même pas eu le courage de retirer et de vider les pots de fleurs, elle ne voulait plus entendre parler des plantes vertes.
88. Le fait est que je ne pouvais pas savoir qui, de mon père ou de ma mère, allait le plus mal. Dès sa première lettre, elle m’était apparue comme un être déprimé, un être que la dépression guette et qui ainsi se voit constamment sous la surveillance d’une force malfaisante. Et je n’avais pas été surpris, à vrai dire, car j’avais toujours su au fond que ma mère était plus ou moins en proie à la dépression. Une dépression qui avait pris son temps pour dominer, me disais-je, usant de ruse et de séductions diverses pour passer inaperçue, grandir sagement dans l’ombre de celui qui à la fin n’a plus d’autre choix que de se reconnaître en elle.
89. Elle était assise sur le fauteuil de velours élimé moutarde, autour d’elle les petits pots de fleurs desséchées formaient un cercle magique. Elle avait conscience de la laideur et de l’inconfort de ce fauteuil, sans pouvoir quitter sa place cependant. Elle aurait voulu éviter tout contact avec le fauteuil, les coudes au corps, le dos à quelques centimètres du dossier, les genoux serrés et les chevilles croisées sous elle de façon à ne toucher le sol que de la pointe d’un seul soulier, concentrée sur cet effort d’occuper le moins de place possible. Elle aurait voulu fermer les yeux et en les rouvrant se trouver ailleurs, comme si elle se réveillait d’un mauvais rêve, il lui suffirait alors de se lever, de prendre une douche et au contact de vêtements propres, odorants, elle se sentirait aussitôt capable de reprendre une vie normale. Mais elle se disait encore qu’ils avaient volé tous ces biens et que tous les meubles ainsi que tous les objets contenus dans ces meubles ne leur appartiendraient jamais. Elle redoutait que ses propres affaires ne soient mélangées avec ces affaires qui avaient appartenu à des êtres étrangers, peut-être morts, et ne finissent par subir le même sort. Elle avait peur que ses affaires soient infectées ou contaminées au contact de ces objets hors d’usage. Elle rêvait de pouvoir gagner un lieu sûr, un endroit propre où se laver les mains, prendre une douche, mettre des vêtements propres.
90. En découvrant le trousseau de clefs accroché à un clou dans le réduit sous l’escalier, elle avait tout de suite pensé à la chambre condamnée du premier étage, une pensée qui à la manière d’un éclair rapide avait traversé les ténèbres. Ils n’avaient rien fait pour entrer dans cette pièce centrale depuis leur première visite, ils n’avaient plus reparlé de la pièce et n’avaient plus jamais cherché à pénétrer à l’intérieur, ils s’étaient comportés comme si cette pièce n’existait pas et ils étaient bel et bien parvenus à l’oublier complètement. Comment se faisait-il qu’elle les remarquait maintenant seulement, chaque semaine elle stockait les packs d’eau sous l’escalier, elle n’avait pu se résoudre à consommer l’eau du robinet malgré ses paroles rassurantes, non, pour rien au monde elle n’aurait voulu boire cette eau qu’elle soupçonnait toujours d’être infectée, porteuse de germes et de maladies. Sans réfléchir, elle s’était saisie du trousseau et était montée directement à l’étage, elle avait agi sous le coup d’une impulsion soudaine ou comme si elle savait déjà ce qu’elle trouverait sur place, du moins elle ne ressentait aucune frayeur, aucune anxiété, serrant les clefs dans sa main elle avait glissé sur les marches et comme en rêve elle s’était trouvée devant la porte, elle avait pris une clé au hasard, il y avait des clés de différentes tailles, des clés plates et des clés rondes anciennes et rouillées, mais elle avait trouvé du premier coup, la clé dans la serrure elle avait fait l’impossible pour ne pas laisser échapper un cri, la porte s’était ouverte sans aucune difficulté cependant et comme en rêve elle était entrée. Ce qui l’avait frappée d’abord fut l’odeur d’hôpital. Le tube d’un néon diffusait une lumière uniforme, cette lumière s’était donc allumée au moment où elle avait actionné la poignée, pensa-t-elle. Elle avait avancé prudemment, regardant les murs autour d’elle, couleur gris sable. Il n’y avait rien à y découvrir : aucun indice, aucune fissure. Les parois lisses donnaient l’impression que la chambre venait d’être repeinte. En raison de la propreté impeccable d’une part, de l’odeur caractéristique d’autre part, il lui avait semblé qu’elle se trouvait loin de tout, enfermée dans un monde étanche, aux cloisons épaisses, ayant perdu mémoire du code secret qui lui avait permis de déverrouiller la porte blindée.
91. Puis, en baissant les yeux vers le sol (elle ne sait pas combien de temps s’est passé depuis qu’elle est là), elle découvre les rangées de bocaux, des dizaines, peut-être des centaines de bocaux transparents de taille et de diamètre identiques contenant un liquide rougeâtre, couleur de brique. Dans chaque bocal, le niveau du liquide varie insensiblement, de sorte que l’ensemble forme une onde décroissante : une sorte de jardin océanique d’intérieur, pensa-t-elle, une vague aseptisée, prélevée, capturée (comme pour être observée en laboratoire), répartie dans les récipients savamment disposés sur le plancher ciré. Une mise en scène un peu inquiétante, aussi : la vague en conserve, immobile, figée dans son mouvement, semblait suspendue entre deux moments du temps séparés par un gouffre. Et ce liquide, probablement une solution pharmaceutique, qui sait un liquide instable, corrosif, peut-être capable de produire des effets destructeurs s’il est agité ou s’il entre au contact de l’air. La réalité de ce qu’elle voyait semblait ne pas vouloir s’imprimer en elle, il fallait qu’elle se concentre pour graver en elle la vision. Et du coup, à cause de ces efforts pour adhérer à cette image, ce qu’elle voyait se trouvait privé de tonalité singulière, séparé comme par une vitre des sentiments, des désirs qu’elle éprouvait au fond d’elle-même : comme si elle percevait cette vague dans la distance de l’oubli.
92. Dans les moments de fatigue ou d’ennui, elle trouvait un apaisement en pensant à la chambre laboratoire. Elle imaginait la discipline parfaite, la maîtrise douce-amère des gestes prudents, méticuleux, de celui qui avait disposé les bocaux, versé le liquide rouge brique en prenant soin d’éviter les projections de gouttelettes, observant d’un bocal à l’autre une différence infinitésimale calculée, vidant l’excédent de liquide lorsque nécessaire, versant une nouvelle mesure, reprenant peut-être son opération plusieurs fois de suite jusqu’à obtenir la contenance parfaite. Elle voyait la scène en noir et blanc, et les images semblaient tressauter, comme dans les films muets, troublant l’ordre sage des gestes et produisant l’effet d’une durée accidentée, cardiaque. Essuyant d’abord chaque bocal avec un chiffon non pelucheux pour chasser toute trace de poussière, de doigts (il portait sans doute des gants de caoutchouc), puis versant la préparation aseptisée avec force précautions, utilisant les verres doseurs de différente taille, vérifiant le niveau en se penchant vers le sol, dans une posture presque de prière, et posant le bocal à sa place précise, fixée au millimètre près, répétant l’opération à l’identique sans jamais se départir de son calme. Il est probable qu’il avait agi froidement aussi pour sculpter cette unique vague, comme s’il avait accompli un rituel, chaque geste détaché des autres avec la précision du scalpel, dans une succession monotone qui l’enchaînait aux autres par des fils secrets, ténus.
93. Mais lorsque le mal de tête le laissait en paix quelques heures ou parfois même quelques jours, son visage prenait un air de satisfaction étrange, presque méchante. Elle constatait soudain en le regardant le contraste que formaient le milieu du visage – la verticale du nez aquilin entre les yeux gris rapprochés et prédateurs, au regard mobile, avide, presque fanatique – et sa région supérieure, l’insolence timide et déprimée du front qui hésitait entre l’air de couardise ou d’attention exagérée. Elle devinait alors qu’il avait renoncé à dresser les plans de la villa et qu’il ne vivait plus que pour assister à l’abandon puis à la ruine de leur projet de vie nouvelle. Et lorsqu’il lui parlait, s’exprimant toujours sous forme de maximes péremptoires, elle voyait bien qu’il ne cherchait plus à la convaincre ou à l’intéresser, mon adhésion ou mon refus lui sont désormais complètement indifférents, avait écrit ma mère, un peu comme s’il ne me reconnaissait même plus la possibilité ou même le droit de comprendre, de l’approuver ou de le désapprouver, parce que ce droit ou plutôt cette faculté me seraient pour une raison connue de lui seul désormais interdits. Et ma mère, face à mon père, continuait à chercher la dernière parcelle d’être impressionnable, susceptible d’être touchée et ramenée au bon sens.
94. À la fin, ils ne communiquèrent plus que par le moyen de mots brefs laissés sur le coin d’une table. Qui sait, ma mère recueillait peut-être tous ces messages énigmatiques dans une boîte à chaussures, espérant trouver un jour la clef pour les décoder.
95. Et lorsqu’il consentait à descendre dans le salon, d’humeur apparemment conciliante, comme s’il était prêt à entamer une conversation avec elle, ou peut-être qui sait lui proposerait-il de prendre la voiture, de faire une promenade sur la côte, elle accomplissait toujours ces mouvements familiers (essuyer un objet, ouvrir le tiroir d’un meuble) comme si elle avait voulu entretenir devant ses yeux un simulacre de vie normale et il lui semblait tout à coup qu’elle se réveillait d’un mauvais rêve et qu’ils pourraient tout reprendre à partir de zéro, oublier leurs déboires, mettre de l’ordre dans leurs affaires, trouver une place pour chaque objet dans une maison qui serait familière, agencée à leur goût.
96. Elle n’avait plus d’autre monde que la villa, avait-elle dit, et en effet, dès qu’elle devait sortir, prendre la voiture pour se rendre au supermarché le plus proche, elle avait l’impression d’évoluer dans un monde factice, dont elle avait oublié les lois, elle se sentait plus perdue encore, elle ne se sentait plus faite pour vivre dans ce monde-là. Elle poussait le caddie dans les allées du centre commercial, saisissait les produits machinalement, comme si elle était reliée à un autre monde par des fils secrets, prêts à se rompre au moindre faux pas. Noël approchait et il n’était plus question que de préparations des fêtes de fin d’année : décorations et guirlandes électriques, allées débordant de jouets, peluches, consoles de jeux vidéo. Remarquant sa lenteur désœuvrée, des vendeurs l’interpellaient parfois pour attirer son attention sur telle ou telle campagne de promotion. Elle évitait de rencontrer leur regard, de peur d’être démasquée.
97. Puis elle se retrouvait sur le grand parking assombri par la fin du jour. Elle était aveuglée par les phares des voitures qui quittaient le centre commercial. Il n’y avait plus autour d’elle qu’une longue et écœurante plage de bitume quadrillée. L’enseigne lumineuse aux couleurs criardes du supermarché se détachait sur fond de ciel rouge sanguin. Elle rentrait après avoir conduit longtemps sur des routes de campagne dont les boucles douces se perdaient dans la lumière du soir. Et lorsqu’elle coupait le contact, le bruit du moteur continuait à résonner longtemps dans sa tête.
98. De retour dans la villa, elle attendait perpétuellement que quelque chose se produise – et que cela se produise ou non l’inquiétait tout autant. Elle n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être. Elle revoyait les alignements de bocaux et tout à coup elle se mettait à souhaiter qu’ils explosent, répandant sur le plancher le liquide corrosif, allumant l’incendie.
99. De temps à autre, par ennui ou désœuvrement, elle ouvrait des cartons au hasard comme pour vérifier que leurs affaires personnelles s’y trouvaient toujours. Est-ce qu’elle craignait qu’elles ne se soient volatilisées pendant le déménagement ? Elle retrouva ainsi mes cahiers d’école, des cahiers qu’elle avait conservés, oubliés, des cahiers noircis par le temps et qui étaient lourds comme le plomb. Elle avait rempli ces cartons des années auparavant, comme font tous les parents au moment où leur enfant est devenu un adulte et a quitté la maison. Pour rien au monde elle n’aurait pu se résoudre à déchirer ces cahiers ou même se séparer d’eux, voilà pourquoi elle les avait classés et rassemblés dans des cartons. Nous remplissons ces cartons sans avoir la moindre idée de l’usage que nous en ferons, il est même probable que ces cartons sont parfaitement dépourvus d’usage et que nous le savons, au moment où nous les remplissons, ce qui ne nous empêche pas d’exécuter notre tâche. Il nous suffit de savoir que ces cartons existent et qu’ils ont été entreposés quelque part, et si possible à l’abri de l’humidité. Nous ne savons pas pourquoi nous attachons tant d’importance à ces cartons et pourquoi nous voulons à tout prix les conserver, la vérité c’est que ces cartons restent le plus souvent hermétiquement fermés et leur contenu ne reverra jamais plus la lumière du jour, pour la simple raison que personne ne songera à les ouvrir.
100. Toute ton enfance est là, avait écrit ma mère, tu pourrais débarquer ici à n’importe quel moment, tu pourrais décider de nous rejoindre dans la villa et constater que ton enfance est demeurée intacte, tu retrouverais tes jouets, tes habits, tu retrouverais ces cahiers remplis de ton écriture d’enfant. Ta chambre d’enfant n’existe plus, mais toute ton enfance est là, contenue dans ces cartons, voilà la vérité, avait écrit ma mère. Tes jouets, avait-elle dit, et tes cahiers d’écolier, n’ont pas été détruits, ils ont été conservés dans leur état d’origine et ils sont quelque part dans le salon de réception, avec toutes nos affaires, rangés dans des cartons. Nous pourrions vider les cartons contenant les objets et les jouets de ton enfance, et nous pourrions ranger toutes ces affaires dans une chambre aménagée à cet effet, nous aménagerions une chambre spécialement conçue pour recevoir tous les objets de ton enfance dans la villa, tu pourrais dormir dans la villa, et tu pourrais revoir si tu le voulais tous ces jouets et tous ces cahiers de ton enfance, tu pourrais relire Krafft-Ebing, tu pourrais remplir d’autres cahiers même si tu le voulais dans une reproduction parfaite de ta chambre d’enfant. Le piano à queue miniature que nous t’avions offert pour l’anniversaire de tes trois ans et que tu avais cassé le jour même, non pas accidentellement mais volontairement, ce piano que nous avions fait réparer et que tu avais cassé une seconde fois, avec le même acharnement, dans un mouvement de rage destructrice, l’imitation parfaite du piano de concert dont il n’est jamais sorti une mélodie ni même un accord, mais seulement une cacophonie de notes grêles et effrayantes reflétant ta volonté de destruction incompréhensible, cette reproduction parfaite du piano est toujours là, enveloppée soigneusement dans une couverture grise. Le petit piano à queue, nous finirons bien par lui trouver une place dans la villa. Tu n’as jamais touché à ce piano que pour en tirer des sons discordants, depuis ton plus jeune âge tu as manifesté ta détestation de toute musique, tu t’es révolté contre la musique que je jouais et contre la musique que j’écoutais, tu exprimais avec la plus grande vigueur ta haine musicale en te bouchant les oreilles chaque fois que je me mettais au piano ou que je passais un disque de piano, il a fallu des années pour que tu guérisses de cette haine et que tu consentes à écouter de la musique jouée au piano. Il ne servait à rien de vouloir t’inculquer quelque rudiment de musique, nous n’aurions pas dû chercher à t’imposer l’apprentissage de la musique, car tout ton être a toujours été révolté contre la musique et le monde musical. De même nous n’aurions jamais dû t’offrir quelques années plus tard le violon que tu avais cassé sous nos yeux en le fracassant contre le mur. Le violon non plus n’avait aucune chance de te réconcilier avec la musique, ou plutôt, devrais-je dire, avait écrit ma mère, avec l’apprentissage de la musique. Tu as toujours refusé de jouer d’un instrument de musique et tu as toujours refusé d’être en rapport avec un instrument de musique, comme si tu étais fâché à vie avec tous les instruments, et en particulier avec les instruments de musique. Tu ne voulais nouer aucun rapport avec un instrument de musique et tu étais en fait totalement inapte à nouer un tel rapport. De toute ton âme et de tout ton corps, tu as rejeté la musique et les instruments de musique, et tu t’es opposé de toutes tes forces à l’apprentissage de la musique. Il était inutile d’insister, il n’y avait aucun moyen de t’enseigner la musique. Jouer au piano aurait fini par te tuer, ai-je pensé bien plus tard, j’ai souvent pensé aussi à l’erreur que c’était de vouloir te mettre au piano. La musique ne peut être enseignée de force, la musique ne peut être apprise à quelqu’un qui se refuse à la musique et résiste de toutes ses forces à l’élan musical. Par la faute de notre acharnement à t’enseigner la musique, nous avons failli éteindre en toi toute disposition musicale, un peu plus et tu devenais fâché à vie contre la musique. Mes tentatives pour t’enseigner la musique ont toujours été des tentatives infructueuses et contre-productives, des tentatives, a dit ton père, qui ne pouvaient que conduire à l’échec le plus complet. Voilà pourquoi le piano miniature, mais aussi le violon d’apprentissage, avaient toujours été inutiles et condamnés au silence.
101. Tu éprouvais visiblement le plus grand plaisir à couvrir ces cahiers de ta propre écriture, avait dit ma mère, personne ne te demandait de remplir ces cahiers que tu réclamais à corps et à cris et que tu t’employais à noircir dès que tu les avais obtenus. Tu t’enfermais dans ta chambre, emportant les cahiers sous ton bras, pendant des heures tu étais silencieux et nous n’entendions pas un bruit dans ta chambre, nous savions que tu remplissais studieusement tes cahiers sans savoir si nous devions nous réjouir ou non d’avoir un enfant aussi calme et aussi silencieux. Tu avais repoussé et rejeté toute autre occupation et tu avais refusé de jouer et de sortir de ta chambre, dans le seul but de pouvoir continuer à écrire sans être interrompu. Et lorsque tu avais tout juste fini de remplir un cahier, tu réclamais un autre cahier et tu te mettais aussitôt à la tâche, tu écrivais encore et toujours sans jamais te lasser. Tu passais des heures enfermé dans ta chambre, tu n’éprouvais pas le besoin qu’ont les enfants de se dépenser, tu n’aimais ni courir ni jouer avec les enfants de ton âge, tu n’aurais aucune vocation sportive, ai-je souvent pensé de toi, tu ne pratiquerais jamais de sport et tu serais toujours opposé à toute activité physique. Tu recopiais tout et n’importe quoi, avait dit ma mère, dans un cahier tu avais recopié la Seconde Préface de la Critique de la raison pure, et dans un autre cahier ce sont les quarante premières pages de Psychopathia Sexualis que tu as recopiées intégralement sans omettre une virgule. Quelle idée t’a pris de recopier l’ouvrage de Krafft-Ebing, je l’ignore toujours, j’ai essayé d’imaginer ce qu’un enfant de ton âge pouvait comprendre à Krafft-Ebing, je ne connaissais pas l’existence de ce livre jusqu’à ce jour et je me demande si ton père lui-même savait que ce livre se trouvait à la maison. Je ne connaissais rien de Krafft-Ebing et de l’interprétation des perversions sexuelles jusqu’à présent, j’ignorais jusqu’au nom de Krafft-Ebing, mais j’ai pu lire les quarante premières pages de son livre, lire Krafft-Ebing dans ton écriture d’enfant, tu peux me croire, aucune mère n’est préparée à ça.
102. Des années plus tard, ma mère se trouvait dans l’immense salon de réception, elle avait ouvert les cahiers au hasard, elle m’avait vu et elle m’avait reconnu immédiatement. Elle ne voyait plus les mots, mais elle me voyait moi, l’enfant qui avait tracé et aligné tant bien que mal les mots dans le cahier, l’enfant aux cahiers avait refait surface tout à coup. J’étais là à nouveau, avait-elle dit, j’avais resurgi comme par miracle ou plutôt comme le diable sort de sa boîte, j’étais là à nouveau et ma mère ne pouvait pas réfuter ma présence d’enfant, cette enfance n’était pas un souvenir, elle n’était pas non plus tout à fait un songe, elle était présente, sous ses yeux, et ma mère pouvait regarder l’enfant en effet, elle regardait son fils inaccessible et renfermé, c’était l’enfant solitaire et brusque qu’elle aurait voulu attirer à elle et à qui elle aurait voulu demander pardon sans savoir de quoi, elle n’était même pas sûre de pouvoir s’adresser à son fils, est-ce qu’il pouvait au moins l’entendre, elle s’était même demandé stupidement si là où il était il avait des oreilles pour l’entendre, un moment elle avait cru rêver, mais les cahiers étaient là, ils témoignaient, de leur écriture enfantine, et alors elle ne pouvait plus s’empêcher de regarder avec insistance l’enfant taciturne qui ne disait toujours rien et qui semblait toujours se désintéresser totalement d’elle, elle le regardait comme une énigme vivante et muette sans obtenir de réponse.
103. Un matin elle avait entendu le bruit. Il était curieusement distinct comme la première fois, trois mois plus tôt. Il avait dit que c’était un rat ou un chat errant, mais elle pensait qu’il n’avait rien entendu en réalité et qu’elle avait été seule à percevoir le bruit. Il avait fait cette réponse (un rat ou un chat errant) pour la rassurer sans doute, mais il n’avait ainsi contribué qu’à la rendre plus inquiète encore. Ils ne pouvaient plus percevoir la même chose, ils se trouvaient l’un et l’autre enfermés dans deux mondes différents, c’était une évidence pour elle maintenant. Lui était enfermé dans le monde de la tour, elle, enfermée dans le monde du salon de réception, il était inutile et vain de chercher à communiquer quoi que ce soit, il n’y avait pas de passerelle, il n’y avait aucun lien entre ces deux mondes. Il passait le plus clair de son temps dans la tour et il avait adopté une manière de penser caractéristique et indissociable de la tour, pensait-elle. Nous vivons dans des mondes différents et incompatibles, même lorsque nous nous trouvons dans la même pièce nous sommes séparés et nous nous tenons en réalité à des années-lumière l’un de l’autre, aussi éloignés que possible. Tout ce qui pouvait être pensé par lui et toutes les paroles qu’il pouvait prononcer devaient être mis en relation avec l’atmosphère de la tour. Il avait développé son mode de pensée dans la tour, tandis qu’elle avait développé son propre mode de pensée dans le salon de réception, et il ne servait à rien de chercher à établir un lien quelconque entre ces deux modes de pensée. Ça ne pouvait pas être un bruit animal, avait-elle pensé, sans toutefois rien connaître de plus de la nature et de la provenance de ce bruit.
104. Cela ressemblait à une intrusion calculée, à un bruit porteur d’une intention, ça ne pouvait être le bruit d’un animal, avait-elle dit. Cela avait quelque chose d’intime, comme quelque chose qui est là et qui respire le même air que vous, une présence qui s’est immiscée entre vous et les murs et qui évolue dans l’espace. Le bruit donnait cette impression d’un corps troublant l’espace, elle ne l’avait pas dit à mon père, elle l’avait seulement pensé.
105. C’était la énième lettre qu’elle rédigeait à mon intention, je ne répondais jamais à ses lettres, opposant une fin de non-recevoir calme et régulière à ses nombreuses tentatives pour entrer en contact avec moi, je ne daignais pas plus les ouvrir, me contentant de vérifier négligemment l’écriture sur l’enveloppe et jetant tout aussi négligemment la lettre au panier (comme je l’aurais fait d’un prospectus ou d’une publicité mensongère) dès que je reconnaissais son écriture, pensant, Satanée manie de m’envoyer ces lettres, ou encore, Est-ce qu’elle va me laisser en paix à la fin, et oubliant une minute plus tard cette boule de papier froissé au fond de la corbeille et m’efforçant de repousser son image à elle plus loin encore dans quelque repli de mon cerveau. Voilà ce qu’elle devait penser : que j’étais irrécupérable, que pour moi ne comptait plus qu’une seule chose (elle en était sûre), que j’arrive à mettre le point final à ma thèse sur Foucault, une thèse au long cours commencée il y a des années (c’est vrai) et que je n’étais toujours pas parvenu à achever (en effet), une thèse qui était devenue avec le temps une obsession monopolisant tout mon temps et toute mon intelligence (en effet), une obsession qui avait éteint toute curiosité et tout intérêt pour ce qui échappait à la sphère de mes préoccupations philosophiques, une idée fixe qui avait fini par tuer toute sympathie pour le monde et qui m’avait finalement coupé du monde, qui m’avait rendu indifférent à tout en effet, y compris et surtout à moi-même, incapable que j’étais de m’intéresser désormais à autre chose qu’à Foucault, voilà des années maintenant que je vivais la folie Foucault, comme elle avait coutume de penser, et que j’étais sous la dépendance de Michel Foucault. J’avais lu et relu les œuvres complètes de Foucault, des livres qui n’étaient plus des objets séparés de moi, corps solides et visibles dans l’espace de ma petite chambre, mais qui étaient devenus des entités mystérieuses et insaisissables dont les lignes, les volumes, les surfaces fixés en moi formaient loin du regard toute une géographie de confusion, j’accumulais des piles de notes et de remarques savantes dans ces livres que je ne pouvais plus distinguer de moi, je remplissais des dossiers en recopiant leurs phrases, soulignant d’un trait lourd presque rageur les phrases capitales de Foucault dans des livres lus et relus des dizaines de fois, des phrases sues par cœur, inscrites dans toutes mes cellules, que j’aurais pu vous réciter pendant des heures. Michel Foucault : philosophe français né en 1926 à Poitiers mort à Paris en 1984, avait-elle lu quelque part, elle a dû apprendre ce jour-là tout ce qu’elle saura jamais de Foucault, une somme de détails ennuyeux et d’anecdotes plus ou moins sulfureuses, et elle ne cherchera pas à en savoir plus, associant désormais pour toujours le nom du philosophe à la population bariolée des fous, des pervers et des dissipateurs et à la douteuse analyse des infirmités et des terreurs humaines, éprouvant une sorte de curiosité froide en lisant ces quelques lignes qui confirmaient ses soupçons, et soulagée finalement en lisant et relisant ces deux dates surtout qui semblaient éloigner le danger qui couvait dans ses livres et neutraliser les pouvoirs dissolvants de son esprit. Peut-être était-elle tombée sur cette photo incroyable du philosophe en peignoir et s’était demandé alors en voyant le philosophe au crâne chauve et au sourire ambigu quelle lubie m’avait pris de me prendre de passion pour ce philosophe en peignoir, 1926-1984 recouvrant comme une pierre tombale tout ce qu’elle avait appris ce jour-là sur son compte et lui permettant d’oublier cette photo, elle ne douterait plus que j’étais tombé sous l’influence tyrannique d’un maître à penser qui était devenu mon maître absolu, le gourou qui m’avait fasciné et perdu, le philosophe homosexuel qui avait anesthésié ma pensée et ma volonté. Non seulement je ne finirais pas ma thèse, mais je fermerais une à une toutes les portes sur mon chemin, me privant d’avenir, de reconnaissance, de grandeur. J’étais devenu un raté ou une sorte de monstre (elle ne se trompait pas), j’avais perdu tous mes amis, je ne séduisais plus les femmes, je ne répondais plus au téléphone et sans doute finirais-je par devenir l’ombre de moi-même, oubliant que j’avais un sexe, oubliant qu’un cœur battait toujours dans ma poitrine, que le sang circulait dans mes veines, voilà ce qu’elle devait penser à mon sujet, programmant ma chute et mes peurs. J’avais déjà accompli une partie du programme, me disais-je, j’avais déserté les bancs de l’université et le monde universitaire, j’avais insulté les professeurs d’université, désertant pour toujours les couloirs de l’université, les bibliothèques universitaires, les sombres colloques universitaires organisés confidentiellement au fin fond d’universités pouilleuses et éclairées au néon, je ne serai ni professeur d’université ni maître de conférence, c’est simple, me disais-je, je ne publierai jamais une ligne sur Foucault et je n’écrirai rien du tout, je commencerai peut-être un roman que je finirai par abandonner aussi et que je laisserai dormir dans un tiroir, je serai dans quelques années le spectateur désabusé de mon échec, échoué sur l’autre rive je pourrai assister au naufrage de ma vie. Tout cela grâce au génie Foucault, devait-elle se répéter, tout cela par la faute d’un philosophe mort du sida qui m’avait collé le virus de la philosophie et m’avait incité à faire le désert autour de moi, est-ce que la philosophie mène là, alors je dis que la philosophie est une maladie mortelle et plus redoutable que toutes les maladies, voilà ce qu’elle pensait sûrement, une maladie qui isole et qui détruit, elle n’avait jamais su ce que contenait au juste l’œuvre de ce philosophe des prisons, des hôpitaux et des casernes, elle ne savait pas dans quelle mesure l’œuvre de Foucault était devenue vitale à mes yeux, mais elle savait que c’était la folie Foucault qui déchirait ses lettres dans mes mains et m’empêchait de répondre au téléphone, cette même maladie de la pensée qui m’avait rendu froid et hermétique à la matière dont sont faits les sentiments, les désirs. Les mères commenteront jusqu’à la fin de leurs jours la vie de leurs fils, et personne ne pourra rien contre cela, elles ressasseront dans leur pensée cet éternel commentaire au sujet de ce que font leurs fils et de ce qu’ils sont supposés ressentir et elles ne pourront pas s’empêcher de penser que cette éternelle fiction qu’elles tricotent sur le dos de leur progéniture est la vérité au sujet de ce qu’éprouvent les fils, leur instinct de mère, penseront-elles toujours, étant infaillible. Des commentaires sans queue ni tête et sans commune mesure avec la réalité, des commentaires qui vous répètent inlassablement et qui sont des entreprises de démolition, voilà ce que j’en dis personnellement. Mais cela ne l’avait pas découragée de savoir que je désavouerais toujours les commentaires en général et les commentaires maternels en particulier, et cela ne l’avait jamais empêchée de m’écrire de savoir que je vivais la folie Foucault, cette forme extrême de la solitude de son fils qu’elle avait nommée folie Foucault ne l’impressionnait plus maintenant, elle ne recevait jamais de réponse, mais elle avait continué à m’écrire sans attendre de geste en retour, elle m’imaginait, enfermé dans ma petite chambre d’étudiant, moi qui avais passé l’âge d’être un étudiant mais ne quittais plus ma chambre, jouant mon propre enfermement et jouant la folie Foucault à la perfection, ne me laissant jamais détourner de mon rôle-titre. Elle n’attendait pas de lettre en retour, elle n’écrivait pas pour recevoir une réponse, cela faisait plus de vingt lettres qu’elle écrivait sans savoir si je prenais connaissance de leur contenu, elle m’avait parlé de ses plantes d’intérieur et de toutes ces pièces qui paraissaient se contracter comme par caprice ou l’effet d’une très vieille peur dès qu’on y entrait, elle m’avait entretenu des travaux de réfection et des maux de tête paternels, elle trouverait encore mille autres sujets de conversation si elle le voulait, est-ce qu’elle n’avait pas songé un jour à prendre contact avec mon ami le plus proche, chargeant l’ami de toujours d’enquêter sous un prétexte fallacieux, lui demandant de tout noter, observer ma démarche, analyser le moindre de mes gestes, mémoriser chacune de mes paroles, comme l’aurait fait un assistant médical, par exemple, rien ne devrait alors échapper à la vigilance dudit ami, une description quasi scientifique de mon comportement, de mon emploi du temps, des renseignements concernant mes opinions, mes intentions, un répertoire complet de mes idées touchant notamment à ma conception de la famille, voilà ce qu’elle exigeait, est-ce que je parlais facilement de mes parents, relever la fréquence des mots mère, père, parents dans ma conversation, qualifier précisément les expressions sur mon visage et le ton de voix lorsque j’évoque ma mère, etc. Est-ce qu’il écoutait encore de la musique ou est-ce qu’il avait jeté tous ses disques ? Il devait avoir accumulé des montagnes de notes depuis le temps qu’il travaillait à cette thèse dont elle avait entendu le titre une fois, un titre délirant qu’elle s’était empressée d’oublier aussitôt tant il lui avait paru arrogant et fou, elle imaginait les piles impressionnantes de notes sur son bureau, elle voyait aussi les volumes de Foucault dans la petite chambre, les œuvres complètes du philosophe des prisons et les commentaires de ces œuvres aussi, de gros livres annotés grignotant l’espace resserré de sa petite chambre, une chambre qui devait ressembler à un chantier de papier, une resserre, devrait-elle dire (plutôt qu’une chambre), un espace réduit consacré à Foucault, un espace clos où la folie Foucault pouvait s’épanouir librement depuis des années, volant de ses propres ailes au-dessus de son visage amaigri, il n’avait jamais été très corpulent, mais là, après ces années vécues au régime Foucault matin, midi et soir, sautant les repas, limitant ses sorties, réduisant de façon drastique tout contact avec l’extérieur, il avait dû maigrir, au point d’être méconnaissable et de ressembler lui-même à ces malades atteints du sida flottant dans des vêtements trop larges, il devait ressembler aujourd’hui à l’un de ces intellectuels desséchés et prématurément vieillis par les nuits blanches et une alimentation malsaine, absorbant des médicaments dont il avait toujours fait une consommation exagérée, est-ce qu’il s’interrompait au moins parfois pour mettre un disque, est-ce qu’il écoutait toujours aussi souvent les Variations Goldberg interprétées par Glenn Gould, il avait peut-être tout jeté, ses livres, ses vêtements, la montre de son grand-père, son rasoir électrique, il avait peut-être décroché ou brisé les miroirs, il avait peut-être même jeté son ordinateur par la fenêtre, mais il avait sans doute conservé le disque compact des Variations Goldberg, il avait tout jeté sauf les Variations Goldberg, elle se rappelait que son premier mouvement en arrivant aux Sables (lorsqu’il profitait de leur absence pour occuper le petit appartement des Sables et potasser ses cours), c’était toujours de passer le disque compact de Bach avant même de mettre le chauffage en route et d’ouvrir les volets, il lui avait confié un jour ce détail au sujet de ses séjours dans le deux-pièces des Sables, elle n’avait jamais su ce qu’il faisait au juste pendant ces semaines aux Sables, tout juste savait-elle qu’il s’enfermait pendant des jours et des jours, et que son premier réflexe en arrivant sur place c’était d’écouter Bach par Glenn Gould, les Variations Goldberg, il n’aurait jamais pu supporter d’écouter une autre version, Glenn Gould sinon rien, disait-il (en effet), Glenn Gould encore et toujours (je confirme). Mais peut-être se trompait-elle. Il avait acheté une grande réserve de fléchettes et passait ses journées à viser la cible, une carte de France punaisée à l’autre bout de la chambre, peut-être était-il devenu champion toutes catégories au jeu de fléchettes, plantant chaque fléchette sur la carte routière exactement là où il le voulait, est-ce que cela ne valait pas mieux après tout que de l’imaginer sous l’emprise de Foucault.
106. Elle était occupée à écrire cette lettre lorsqu’elle l’avait entendu à nouveau. Cette fois le bruit semblait décidé à percer l’épaisseur des murs, traverser l’espace entre les cloisons pour venir jusqu’à elle. Elle venait de se mettre à écrire, une lettre qui resterait évidemment sans réponse et dont elle perdrait la mémoire aussitôt après l’avoir expédiée, elle devait faire un effort pour oublier chaque lettre qu’elle envoyait, un oubli qui la protégeait, l’immunisait contre la déception et la rancœur, à cette condition seulement elle avait une chance de continuer à m’écrire. Il (le bruit) paraissait émaner de quelqu’un qui cherchait à se manifester tout en restant tapi dans l’ombre, quelqu’un qui hésitait encore à se faire connaître, mais qui se faisait doucement insistant. C’était un bruit intentionnel, une sorte de bruit dirigé vers elle, pensa-t-elle, qui la visait, elle et personne d’autre, et cherchait à la distraire, à la détourner de sa rédaction, lui intimant en quelque sorte de prendre conscience de son existence. C’était le bruit avant-coureur d’une présence, avec tout ce que cette présence contenait de menaçant, de tendu et de rassurant en même temps, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas elle avait aussi perçu quelque chose de familier. Et elle avait interrompu la rédaction de sa lettre au milieu d’une phrase (comme semblait l’exiger le bruit), elle avait tout de suite su qu’elle ne pourrait reprendre sa rédaction avant d’en avoir le cœur net, et encore, pensa-t-elle fugitivement, elle n’était plus sûre de ce qui arriverait si elle venait à découvrir quelque chose, elle ne pouvait jurer que quelques minutes ou quelques heures plus tard elle ne se verrait pas obligée de déchirer les pages couvertes de son écriture, incapable de retrouver le fil, lisant ces mots qu’elle avait tracés plus tôt sans parvenir à leur donner un sens. Elle n’avait pas même songé à consulter mon père ni même à l’avertir, elle savait qu’elle était seule à pouvoir résoudre le problème du bruit. Et puis à l’idée de le rejoindre là-haut, elle se sentit découragée. Il était probable qu’il n’avait rien entendu et qu’il répondrait à nouveau : un chat errant ou un rat, sans se souvenir qu’il avait donné exactement la même réponse la dernière fois. Il était capable de ce genre de choses depuis qu’ils séjournaient dans la villa, répéter des phrases machinalement, sans se rendre compte de rien, et surtout pas de son malaise à elle. Dans le meilleur des cas, il tenterait peut-être de la rassurer, lui proposant de visiter la villa pour lui prouver qu’il n’y avait rien à craindre et que la villa était parfaitement vide et qu’ils étaient en sécurité, mais au fond, pensait-elle, il ne parviendrait pas à lui ôter de l’idée qu’ils n’étaient pas seuls dans la villa. Et même s’il se laissait convaincre d’avoir entendu quelque chose lui aussi, même s’il faisait semblant de chercher avec elle en montant aux étages, ouvrant les portes des chambres, inspectant les corridors, il ne ferait que repousser ce bruit plus loin. Ce n’était pas la peine de chercher à donner une explication, elle savait maintenant qu’elle guettait ce bruit depuis des semaines, des années peut-être, et qu’elle était seule à pouvoir le percevoir. Est-ce qu’elle n’avait pas renoncé au piano depuis leur arrivée dans le seul but d’être réceptive ? Ce bruit, avait-elle dit, l’avait mise sur la voie de quelque chose, et maintenant qu’il était revenu, elle ne pourrait plus renoncer à se mettre en quête de cette chose afin de tout tirer au clair. Elle avait donc quitté sa place et elle était montée à l’étage supérieur, elle avait éprouvé une vague appréhension à l’idée qu’elle pourrait se perdre et que personne ne pourrait lui venir en aide. Elle avait ouvert les portes, découvrant des clichés de la villa sur le rebord d’une fenêtre ou traînant sur le sol, des photos abandonnées qui témoignaient de leur échec à vivre normalement dans la villa comme n’importe qui habitant chez soi, dans une maison où chaque objet a son histoire et où il existe des lieux stables, immobiles, des lieux où ils auraient vécu, où il se serait passé des choses et qui seraient des références. Elle n’avait rien trouvé. À son retour, elle avait jeté un œil indifférent sur sa lettre et elle avait eu du mal à reconnaître sa propre écriture. Les phrases qu’elle avait rédigées lui paraissaient maintenant lointaines, presque mensongères. Elle avait eu à nouveau la certitude que je ne prenais pas la peine d’ouvrir ses lettres, elle m’avait toujours plus ou moins soupçonné d’être capable de me comporter de façon injuste et indigne d’un fils, elle n’avait jamais eu le courage de s’avouer que je m’étais toujours comporté froidement, égoïstement, et que couvait dans mon regard et dans le centre de ma voix la possibilité de la méchanceté, maintenant elle savait que j’étais un être capable de méchanceté. Elle s’était demandé (c’est la première fois qu’elle le formulait ainsi et elle ne savait pas au juste s’il s’agissait d’une question ou d’une affirmation) : comment j’ai réussi à ne pas comprendre mon fils.
107. La veille, mon père était venu au milieu de la nuit s’étendre auprès d’elle, sans retirer ses vêtements. Elle n’arrivait pas à se souvenir depuis combien de temps elle ne l’avait pas vu, il lui avait semblé qu’il souriait dans l’obscurité. Il ne sentait pas bon. Elle avait fini par s’endormir. À son réveil, il avait disparu.
108. Elle l’avait découvert le lendemain dans une petite chambre du deuxième étage. Il était assez petit et frêle et elle le prit d’abord pour un enfant tiré d’un profond sommeil ou sous l’effet de médicaments peut-être. Sa silhouette et la forme étroite de son crâne avaient quelque chose de maladif. Il était assis sur le bord du lit en sous-vêtements. Dès les premières secondes, elle songea qu’il était inévitable. Voilà ce qu’elle se dit comme une évidence : il était là depuis des jours et peut-être des semaines, il attendait patiemment sans éprouver le moindre intérêt pour ce qui se passait en dehors de sa chambre et maintenant il ne voudra plus sortir. Elle ne parvenait pas à lui donner un âge, il semblait de petite taille et il y avait dans les traits de son visage quelque chose d’insipide, un visage lisse sur lequel les émotions n’avaient pas déposé de marque visible. Elle l’avait regardé encore, cherchant en vain à repérer un signe qui lui aurait permis de l’identifier, puis elle lui avait demandé depuis combien de temps il était là. Ses paroles lui firent l’effet de rester en suspens dans la chambre, sans parvenir à l’atteindre. Elle inspecta la chambre, chercha à se remémorer sa dernière visite dans cet endroit de la villa en quête d’un indice (des vêtements ou des restes de nourriture, par exemple) qui lui prouverait qu’il séjournait sur place depuis plusieurs jours, elle ne sait pas pourquoi elle avait besoin de savoir qu’il était là depuis un certain temps.
109. Il y avait dans son aspect quelque chose d’évasif, de flou, il semblait prêt à disparaître d’un instant à l’autre. Pourtant ils étaient dans la même pièce et il n’y avait pas d’autre issue que la porte dont elle barrait le passage comme si elle avait instinctivement craint qu’il ne prenne la fuite. Elle se tenait toujours debout face à lui qui était assis ou pour mieux dire recroquevillé, se tenant comme un oiseau sur une branche. Il avait baissé son visage. Est-ce qu’il voulait par hasard lui communiquer le sentiment de sa détresse, elle ne le croyait pas. Depuis combien de temps tu étais là ? avait-elle répété. Tu nous surveillais, c’est ça ? Presque véhémente. Tu guettais chacun de nos gestes et tu attendais le bon moment pour te faire connaître. Elle savait déjà pourtant qu’il ne l’écoutait pas et qu’il ne pouvait peut-être pas même l’entendre, quelque chose dans sa tête le maintenait en retrait, très loin d’elle, comme s’il était situé très, très loin, à des milliers d’années-lumière, et alors, pensait-elle, ce visage qu’elle percevait maintenant n’était qu’une image qui avait traversé les couches temporelles et elle devrait se dire que ce n’était pas son vrai visage. Nous ne t’avons pas remarqué, tu étais là pourtant, avait-elle ajouté en articulant bien, avec une pause après chaque mot, et tu nous écoutais, n’est-ce pas ? Il la regardait et il paraissait plus vieux maintenant, le simple fait de lever la tête, un léger mouvement du menton et des yeux qui était le fondement même de cette mutation, plus vieux donc. Il semblait chercher à résoudre un problème compliqué. À moins que mes paroles constituent pour lui une sorte de problème mathématique, une équation à résoudre, pensa-t-elle. Il était peut-être sourd tout simplement, est-ce qu’on peut deviner en voyant quelqu’un s’il est atteint de surdité. Elle ne pouvait s’empêcher de le regarder, d’interroger encore son visage impassible. Elle devait se concentrer pour se rappeler ses traits. Est-ce qu’il pourrait au moins se mettre debout, tenir sur ses jambes ? s’était-elle demandé. Est-ce qu’il était capable de se déplacer normalement ? Il paraissait si faible, épuisé comme après un long voyage. Elle se dit qu’elle ne devait pas l’effrayer, qu’il devait être épuisé par son séjour dans la chambre.
110. Elle ne savait pas ce qu’il éprouvait, et elle n’était pas sûre de ce que cela représentait pour lui d’être découvert dans la maison de quelqu’un d’autre. Il n’avait rien à faire là, c’était sûr, il ne pouvait rester là plus longtemps, ne cessait-elle de se dire sans réussir à se convaincre vraiment, mais est-ce qu’il avait au moins conscience un peu d’être un intrus, une sorte de passager clandestin ? Il n’avait rien à faire là, mais que pourrait-il faire ailleurs, c’est la question qu’on se posait inévitablement en le voyant et on ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la compassion. Elle se disait qu’il sortait d’un hôpital psychiatrique et qu’elle ferait mieux d’appeler les hôpitaux et les cliniques de la région pour demander si aucun patient n’avait disparu, elle consulterait l’annuaire, noterait les numéros de téléphone et ces actes simples, précis, lui permettraient de mettre un semblant d’ordre dans une situation qui pourrait s’embrouiller et même dégénérer si elle ne réagissait pas. Chaque jour des dizaines de fous échappaient à la vigilance de leurs gardiens, s’enfuyaient des institutions psychiatriques et se retrouvaient dans la nature. Parfois ils disparaissaient pour toujours, est-ce qu’ils trouvaient refuge dans des maisons abandonnées ? Des fous à lier qui partaient en fumée, qui disparaissaient dans la nature. Elle eut cette image des fugitifs courant en pyjama dans la forêt, des griffures au visage, sur les parties nues de leur corps. Et peut-être avait-il cru en effet que la villa était une de ces maisons inhabitées où il avait pu se réfugier, trouver un asile. Pour une raison inconnue, cette idée l’avait gênée, troublée. Elle avait pensé (prononcé mentalement) une deuxième fois asile, et ce rapprochement du mot asile et du mot villa lui avait tout de suite fait peur. Elle s’était souvenue que, dans les premiers temps de leur séjour, elle avait été attentive à tous ces mots qui disparaissaient de leur vocabulaire, elle n’avait jamais su dans quelle mesure la volonté n’était pas responsable de ces oublis : des mots qu’ils auraient volontairement rayés de leur vocabulaire et qu’ils auraient enfouis au plus profond d’eux-mêmes, mais pourquoi ? Et maintenant face au petit être, elle pensa qu’elle avait gardé ce mot secret (asile) en elle trop longtemps, et maintenant qu’il était sorti une fois, ce mot exerçait tout à coup son pouvoir corrosif sur les murs et les planchers de la villa.
111. Mais alors, en supposant qu’il soit assommé par les médicaments, combien de temps resterait-il dans cet état de torpeur et que se passerait-il lorsqu’il serait libéré de la camisole chimique ? Pouvait-il devenir dangereux tout à coup ? Mais les médicaments n’ont pas atteint sa faculté de percevoir, se raisonna-t-elle. La preuve, il a tenté d’entrer en communication avec nous, par ces bruits qui étaient son langage à lui et que nous ne pouvions évidemment pas comprendre. Elle pensa à tous ces sons qui s’échappent de nous sans parvenir à se transformer en paroles, et si quelqu’un envisageait avec la lucidité nécessaire que les signifiés sont sous-jacents à nos gestes, se demanda-t-elle. Et puis il n’avait pu ignorer leur présence, il avait dû détecter leurs mouvements dans l’espace de la villa et s’il était resté sur place sans se signaler à eux, c’est qu’il avait une raison de le faire. À moins qu’il ne fût sourd, pensa-t-elle pour la deuxième fois. Mais alors, pourquoi n’avait-il pas paru étonné, à peine concerné, lorsqu’elle avait ouvert la porte de la chambre, comme s’il s’était attendu à ce qu’elle entre ou comme si elle lui était déjà familière en quelque sorte ? Ni apathie, ni indifférence, avait-elle pensé, mais plutôt une aptitude limitée à cerner la forme des événements qui pourraient entrer en résonance avec son être. Là par exemple, elle était dans la même pièce que lui et pourtant elle n’était pas certaine qu’il eût conscience de se trouver là avec elle. Il était toujours assis sur le lit, irréel, et elle, elle se tenait devant lui, mais il se sentait aussi peu concerné par elle que par la présence d’un objet ou d’un meuble.
112. Toutes ces nouvelles connexions qui se forment dans notre cerveau en présence de l’inconnu. Est-ce qu’on ne doit pas s’habituer à modifier inconsciemment un nombre incalculable de paramètres dans le seul but de percevoir ce nouveau visage, ces gestes inédits, ce son de la voix inimitable aussi, et simplement pour ne pas confondre l’inconnu avec quelqu’un d’autre. Tout notre être entraîné à son insu dans cette nouvelle manière de voir et de percevoir.
113. Elle n’avait jamais vu de fou de sa vie, en fait. Devait-elle ajuster sa vision et modifier sa manière de voir, pour le voir lui et pas un autre ? Que risquait-elle ? Qu’il lui morde la main, qu’il se mette à se cogner la tête contre les murs. Elle avait entendu toute sorte d’histoires sur le compte des fous et des malades que l’on enfermait dans des chambres capitonnées et que l’on bourrait de médicaments. Elle n’avait éprouvé aucune peur en sa présence, pourtant. Elle n’avait pas été affectée, elle ne s’était pas sentie menacée par lui. Elle ne sentait pas de violence en lui, elle ne le croyait pas capable de commettre un acte violent. Même si on lui avait dit qu’il était échappé d’une chambre d’hôpital psychiatrique, elle n’aurait pas eu peur et elle n’aurait pas cherché à le fuir. Il avait plutôt l’air d’un enfant trouvé (et c’était elle qui l’avait trouvé apparemment, c’est ce qu’elle se disait), elle était seule à savoir qu’il s’était trouvé là il y a quelques minutes ou quelques heures, dans la même pièce qu’elle, et peut-être était la seule à savoir qu’il existait.
114. Parle-moi si tu veux. Je parle mais je peux me taire aussi. Je peux me faire aussi fragile que toi, me comporter comme si je n’étais pas vraiment là. En prononçant ces phrases, elle avait tout de suite vu que quelque chose ne tournait pas rond dans leur structure, et dans une sorte d’éblouissement instantané elle avait cru déceler une fracture ou une légère fêlure comme si elle scrutait la radiographie d’un membre accidenté sur un panneau lumineux. Elle s’entendit dire encore : Tu ne sais pas qui je suis, non plus, sans être sûre que ces mots l’atteindraient, et ses paroles semblaient toujours flotter en suspens, une phrase qui défilait comme un long nuage triste. Et en entendant son propre nom, elle eut un mouvement de surprise, presque de recul, comme si ça ne lui était pas arrivé depuis des années d’entendre son nom prononcé. Peut-être avait-elle aussi conscience de ses efforts pathétiques pour donner une tournure normale à une situation qui demeurait malgré tout assez compliquée. Mais pourquoi, au fait, voulait-elle que la situation leur parût à tous deux naturelle, dépourvue de la moindre ambiguïté, pourquoi continuerait-elle à se comporter en sa présence comme s’il était au fond normal qu’il se soit retrouvé ici ?
115. Elle lui dit (d’une voix qui lui parut superficielle et légère) : Je vais chercher des vêtements, ne bouge pas, je reviens dans une minute. Et sur le coup elle avait été soulagée de retrouver ce ton légèrement détaché, à peine forcé. Avec cette voix, elle avait conscience de reprendre les choses en main pour ainsi dire. Elle avait repoussé la porte précautionneusement derrière elle sans la fermer toutefois, comme pour lui montrer qu’il ne devait pas se sentir captif, et elle s’était dirigée à pas prudents jusqu’au salon. Et de nouveau seule, elle s’était employée à poursuivre mentalement leur dialogue, écartant sciemment l’idée qu’il n’avait toujours rien dit et qu’à proprement parler ils n’avaient pas communiqué. Seul comptait à ses yeux le fait qu’ils avaient pu se rencontrer et que ni lui ni elle n’avaient été effrayés ni même tentés de se fuir. Et puisqu’il lui avait paru être un enfant (du moins à certains moments), elle devait s’en tenir à une attitude vaguement maternelle, pleine de sollicitude pour celui qui était peut-être orphelin, traumatisé.
116. Elle pourrait le conduire directement à l’hôpital, elle le vêtirait et remplirait un sac d’habits à sa taille, et elle le déposerait en voiture à l’hôpital en expliquant qu’il marchait sur le bord de la route, qu’il avait été incapable de dire où il allait. Elle ne dirait rien de la villa, des bruits avant-coureurs, de la chambre dans laquelle elle l’avait trouvé, presque nu, car elle ne voulait pas entrer dans les détails, elle savait que le récit des détails leur paraîtrait tout de suite louche et peut-être lui poseraient-ils d’autres questions qui la mettraient mal à l’aise et l’entraîneraient toujours plus loin, si bien qu’à la fin ils ouvriraient une enquête, la soupçonnant d’avoir kidnappé et séquestré l’enfant, qui sait, peut-être tout cela pouvait-il la mener en prison. Une chose était certaine, pensait-elle, il semblait s’être retrouvé là où il avait voulu, il n’était pas là par hasard. Mais elle devait alors se représenter sa volonté à lui comme un ensemble de petits mouvements imparfaits dont la combinaison produit par une sorte de miracle un résultat concret, palpable. Une chose totalement dépourvue d’intention, donc, incapable de ruser avec les circonstances. Non, elle ne ferait rien de tout cela.
117. À son retour dans la chambre, il avait disparu. Elle avait cru s’être trompée de chambre, elle inspecta toutes les pièces de l’étage en vain. De retour dans la chambre qu’elle ne reconnut pas maintenant qu’il était absent (mais peut-être avait-elle mal regardé la première fois), elle avait tout de même déposé les vêtements sur le lit.
118. Et seule à nouveau, elle récapitula tout ce qui s’était passé depuis leur installation dans la villa, et déjà se formait dans son esprit une autre histoire à la trame ténue, pleine d’incertitudes, de zones de non-dit, dans laquelle il tenait le premier rôle. Il était entré dans la villa et il s’était plu dans la villa, mais depuis combien de temps au juste était-il resté et pourquoi avait-il choisi la villa et pas une autre maison dans les environs ? Et même s’il avait pénétré par hasard dans la villa, il avait dû s’y sentir un peu comme chez lui finalement, puisqu’il était toujours là, comme nécessaire tout à coup. Elle tentait de comprendre et de donner une signification précise au fait qu’il se trouvait là et pas ailleurs, elle essayait d’attacher à sa présence énigmatique un semblant d’explication terre à terre. C’était d’autant plus difficile qu’elle pressentait que lui-même n’avait pas la moindre idée de ses actes, ou, s’il en avait conscience, c’était seulement dans la mesure de ses moyens limités. Elle cherchait à se souvenir de ce qu’elle avait fait ces derniers jours, ce qu’elle avait ressenti, pensé, mais cet effort lui parut tout à coup disproportionné et insensé. Tout se passait comme si elle menait la vie d’une autre depuis des mois et qu’elle s’apercevait maintenant que sa mémoire était remplie d’informations fausses. Elle avait plutôt l’impression de creuser un trou dont le bord s’élargissait à mesure qu’elle s’efforçait de préciser le contour de tel ou tel souvenir.
119. Et voilà qu’elle parlait de lui comme s’il vivait avec eux, comme si elle n’avait jamais cessé de penser à lui depuis qu’ils étaient là. Ce n’était que le milieu de la matinée, elle ne le reverrait peut-être jamais plus, mais elle avait l’impression qu’il était là depuis très longtemps, comme s’ils l’avaient adopté sans le vouloir et sans même le savoir, et bien qu’elle n’eût pas encore entendu le son de sa voix, elle ne le sentait pas étranger à elle, pour une raison inconnue elle était sûre qu’il réapparaîtrait, qu’il finirait par parler et que ses paroles jetteraient une lumière nouvelle sur leur présence. Mais alors, pensait-elle, il ne s’adresserait pas directement à elle et elle devrait accepter de ne pas tout comprendre ce qu’il lui dirait.
120. Elle ne voulait toujours pas prévenir mon père. Elle redoutait que le petit être ne prît la fuite, incapable de supporter le choc de la rencontre, mais surtout elle voulait se convaincre qu’elle était toute seule avec lui, qu’il n’y avait personne d’autre qu’elle qui connaissait son existence et qui pouvait prendre soin de lui, entrer en communication avec lui comme elle était sûre de pouvoir le faire bientôt par un moyen quelconque. Elle n’était pas en mesure de prévoir les réactions de mon père, et dans le doute elle préférait s’abstenir de toute action précipitée.
121. Elle le vit le lendemain matin debout dans l’encadrement de la porte du salon de réception. Il était lumineux. Il portait les vêtements qu’elle lui avait donnés la veille et c’est probablement pour ça qu’elle avait eu un choc en le découvrant. Est-ce qu’elle l’avait déjà oublié, est-ce qu’il avait suffi d’une nuit de sommeil pour effacer le souvenir du temps qu’ils avaient passé ensemble la veille ? L’enfant était plus grand qu’elle ne l’avait perçu quand il était assis sur le lit. Les jambes du pantalon et les manches du pull étaient trop courts, elle trouverait des vêtements à sa taille, choisissant des couleurs mieux assorties, pensa-t-elle, et il paraîtra plus normal encore, et elle ne pensera plus qu’il est arrivé dans la villa par effraction et elle ne songera pas à contacter les asiles. Il n’était pourtant pas ridicule. Il la dévisageait, disons qu’il semblait la dévisager mais ce n’était sans doute pas vrai. Elle se mit à penser au garçon inaccessible qu’il avait pu être, toujours un peu déplacé en ce monde, l’enfant non scolarisé dont les parents ne savaient plus quoi faire, comment l’aimer, un père et une mère débordés ne sachant plus s’ils devaient le haïr ou se haïr eux-mêmes, et peut-être des frères et sœurs, une famille nombreuse ou plutôt une tribu aux mœurs bizarres et presque répugnantes pour le témoin extérieur, une tribu vivant dans une caravane, avec des enfants rugueux et taciturnes qui n’avaient jamais prononcé les mots papa et maman et qui semblaient des adultes à côté des enfants de leur âge.
122. Elle avait eu l’idée du magnétophone en cherchant des vêtements pour lui. Elle lui dit : Suis-moi, d’une voix raffermie qu’elle pensait rassurante. Elle s’était très vite habituée à choisir attentivement ses constructions de phrases dans l’idée de s’exprimer toujours plus simplement, comme si elle s’adressait à un enfant étranger apprenant sa langue à elle. Elle s’était rendu compte que pour dire la moindre banalité, elle se trouvait devant un nombre impressionnant de possibilités d’expression et elle cherchait toujours la possibilité la plus simple. En même temps elle s’efforçait de prononcer chaque mot, ce qui semblait modifier sa voix, sa tonalité et même sa texture. Elle lui avait montré le magnétophone, et elle lui avait expliqué le fonctionnement de l’appareil en appuyant sur chaque touche plusieurs fois de suite en répétant les mêmes explications. Elle lui avait montré le petit voyant lumineux rouge en lui expliquant que chaque fois qu’il était allumé, l’appareil enregistrait leurs paroles. Et elle avait fait une première démonstration qu’il avait suivie attentivement. Il semblait qu’il comprenait tout à partir du moment où elle faisait moins d’efforts pour se rapprocher de lui.
123. Elle savait qu’en règle générale les gens se sentaient mal à l’aise dès lors qu’ils savaient que leurs propos étaient enregistrés. Tout ce qui était enregistré ne pouvait-il pas un jour ou l’autre être retenu contre vous. Mais pour lui, avait-elle pensé, ce serait tout le contraire. Elle n’avait pas l’intention de conserver ces enregistrements et d’en faire quelque usage que ce soit. Elle savait seulement que pour lui, parler serait infiniment moins difficile devant l’enregistreur. Que pensait-elle d’autre ? Elle voulait absolument entrer en communication avec lui, elle était prête à tenter n’importe quoi pour savoir ce qu’il était venu chercher ici.
124. Est-ce qu’il avait un nom ? Est-ce qu’il était possible de grandir sans avoir un nom ? Elle lui avait répété son nom à elle chaque matin, et elle lui avait expliqué qu’ils vivaient là, elle et son mari, depuis plusieurs mois. Ils avaient acheté la villa, mais pour le moment ils ne pouvaient pas y vivre tout à fait normalement, ils devaient faire des travaux, réfléchir un certain moment à ce qu’ils pourraient faire. Cela pouvait prendre des mois encore, elle n’avait aucune idée du temps qu’il faudrait pour arriver au bout de leurs efforts. C’était beaucoup plus long que ce qu’ils avaient pensé en arrivant. Cela supposait par exemple qu’ils sachent exactement à quoi devrait ressembler la maison de leurs rêves. Son mari, avait-elle expliqué en faisant un signe de la main vers le haut, était justement en train de réfléchir à ce qu’ils pourraient faire comme travaux, il devait actuellement être en train de dessiner les plans d’aménagement. Il n’était pas visible actuellement (et elle refit le geste évasif de la main vers le haut), elle ne le voyait plus beaucoup, elle se disait que c’était bon signe. Elle se disait que le commencement des travaux ne tarderait plus maintenant.
125. Le déroulement de la cassette proposait une autre forme de silence. L’enfant ne disait toujours rien, mais elle était persuadée qu’à un moment donné il se mettrait à parler. Savoir que la bande enregistrait ses monologues ne la gênait pas, elle continuait à s’adresser à lui simplement, avec une espèce de sincérité. Il l’écouta attentivement pendant toutes ces heures. Il se pouvait qu’il fût ailleurs, en réalité elle n’avait aucun moyen de vérifier qu’il la comprenait. Elle n’était jamais sûre de pouvoir s’exprimer avec autant de simplicité qu’elle aurait voulu.
126. Toujours ce visage tourmenté, un peu triste, effrayé et propre à effrayer un peu, comme disposé à exprimer toutes les possibilités et nuances de l’angoisse. Il te ressemble un peu, écrira ma mère.
127. Ils avaient un enfant aussi, avait expliqué ma mère, un garçon qui était devenu un homme et qui vivait loin et qui ne leur avait pas rendu visite depuis des années. Pendant des semaines, elle s’était demandé ce que ça voulait dire avoir un enfant. Elle le contemplait, elle pouvait poser ses mains sur lui, l’apaiser, lui chuchoter des mots doux. Est-ce qu’il fallait qu’il se trouve toujours là près d’elle, dans la même pièce ? Est-ce qu’une mère ne devait pas chaque jour chercher à s’assurer par tous les moyens qu’elle avait un enfant, à faire une certitude inébranlable du petit être contingent, si faible ? Et quand il avait quitté la maison, elle n’avait toujours pas de réponse. Elle avait conscience de sa fragilité, elle pensait qu’il pouvait mourir à tout moment. Il avait eu besoin de solitude et pour préserver sa solitude il avait décidé de vivre loin sans donner de nouvelles. Elle lui avait expliqué que les vêtements qu’elle lui avait donnés étaient les siens. Elle avait conservé les vêtements de son fils, sans savoir ce qu’elle en ferait, et maintenant grâce à lui, elle se disait qu’elle avait eu raison de garder les vêtements dans les cartons. Ces vêtements lui appartenaient toujours d’une certaine façon, mais elle était sûre qu’il aurait accepté de lui prêter ses vêtements. Il avait toujours été généreux, il dépensait sans compter le peu d’argent qu’il gagnait à des travaux sans importance, un jour il écrirait un livre peut-être, avait-elle expliqué. Lorsqu’elle avait plié et rangé les vêtements de son fils dans les cartons, elle s’était sentie déprimée, car elle avait été convaincue qu’elle exécutait un geste définitif et absurde. Elle s’était dit que ces vêtements ne serviraient plus jamais et qu’il aurait mieux valu les donner. Elle avait refermé les cartons et elle les avait emmaillotés de papier adhésif en pensant qu’elle n’aurait plus l’occasion de les ouvrir et d’examiner leur contenu. Inévitablement, avait-elle pensé, il y aurait plus tard (quand elle serait morte) une personne pour s’approprier ou pour détruire tous ces vêtements auxquels plus aucun souvenir ne serait attaché. Tout cela, avait-elle pensé, se produirait dans un avenir incertain, si lointain qu’elle était incapable d’y penser. Ils avaient réussi à ne pas s’entendre avec leur fils, avait-elle repris. Ils avaient réussi à ne pas le comprendre. Il était probablement trop tard pour rattraper quoi que ce soit maintenant.
128. Elle parlait chaque matin dans la petite pièce ensoleillée et elle enregistrait leur conversation. Il ne parlait pas, à vrai dire, mais elle n’avait pas l’impression de parler toute seule, dans le vide. Au contraire, elle pouvait continuer de parler, s’arrêter à certains moments, et à ces moments-là elle pouvait presque percevoir qu’il lui parlait aussi. Des corpuscules de poussière tourbillonnaient comme des galaxies devant la fenêtre. La pièce n’était pas chauffée, mais suffisamment ensoleillée pour être assis confortablement une heure ou deux dans la matinée. Le magnétophone était posé sur une petite table basse, bien en évidence. À côté du magnétophone, une bouteille de jus d’orange, leurs deux verres. Elle avait choisi une autre pièce que celle dans laquelle elle l’avait trouvé. Cette pièce au deuxième étage, il lui semblait qu’ils ne pouvaient cohabiter dedans et elle ne savait pas s’il y était retourné depuis qu’elle l’avait découvert (elle ne tenait pas trop à le savoir).
129. Un matin où elle était trop lasse pour improviser une conversation, elle avait sorti un album photo. Elle avait pris l’album au hasard, sans vraiment réfléchir à ce qu’elle pourrait en faire, lui en dire. Est-ce que l’enfant était capable de se concentrer sur des images, est-ce que son cerveau était capable de faire le rapport entre les informations contenues dans la photo et le monde auquel ces êtres, ces paysages faisaient référence. Toute photo est une fenêtre, mais on peut ne rien voir à travers cette fenêtre, contempler des formes vides, sans signification. Une photo peut être une fenêtre aveugle. Pour elle-même qui avait déjà tourné les pages de cet album (il y a longtemps), ces images n’étaient plus que des allusions à un monde éloigné, ni présent, ni même passé, mais suspendu entre deux gouffres, deux fragments du temps impossibles à souder. Elle ne croyait plus que ces images reproduisaient quoi que ce soit, et lorsqu’elle les contemplait, elle ne savait plus à quel présent elle appartenait. Or, il s’était tout de suite agité à la vue de l’album. Il l’attendait sur le seuil, comme chaque matin, d’abord sage comme un écolier, puis subitement à l’affût, sourdement concerné par quelque chose qui lui échappait. Elle ne pouvait voir ce point qui focalisait toute son attention tout d’un coup. Ils s’installèrent comme à leur habitude dans la petite pièce lumineuse. Elle versa le jus d’orange dans les verres, silencieuse, attentive à respecter le rituel. Lui attendait patiemment, mais elle devinait ses efforts pour lui dissimuler son agitation extrême, elle recevait ses efforts comme au travers d’un filtre, d’un voile. Elle reconnut l’attente, le mouvement de l’attente, comme si son être était prêt à glisser vers le moment à venir. Elle posa l’album sur la petite table et lui dit : Regarde, tourne les pages si tu veux. Il se pencha, cala l’album sur ses genoux et commença à tourner les pages, soulevant les feuilles de papier cristal avec précaution, presque solennel, et il semblait vraiment regarder les photos, sans toutefois s’attarder sur aucune en particulier. Des photos aux bords dentelés qui devaient représenter un monde étranger à ses yeux. Et il s’était mis à parler, sans qu’elle ait eu besoin de l’y inciter par ses questions. Il fermait les yeux, un doigt posé sur une photo. Elle reconnut tout de suite le son de sa voix à lui. Ce n’était pas une imitation, mais elle entendait des éléments dans sa voix, l’élocution, le ton, sans comprendre les paroles, saisir de sens à travers des unités de son qui coulaient dans un monologue incompréhensible. Elle reconnut cette voix cristalline, aigre, désagréable, et pourtant elle ne l’avait jamais entendue. Elle prit conscience de cette voix comme si elle était déjà défunte et qu’une force inconnue l’avait tirée de l’oubli, pour lui faire dire des choses précises. En même temps elle devait faire l’effort de se dire qu’elle était peut-être victime de ses sens. Elle dit : Quoi ? Tout en sachant qu’il ne l’entendrait pas. Il était trop perturbé en fait pour l’entendre. Il continua de parler, sans paraître chercher à se faire comprendre d’elle, dans une langue inconnue. Il n’avait pas besoin de sa compréhension à elle pour continuer.
130. Et si elle pressait la touche arrêt du magnétophone, est-ce qu’il s’interromprait au milieu d’une phrase ? Et elle pensait à mon père qui était toujours là-haut, et qui ne savait rien de ce qui se passait ici, qui ne savait pas qu’elle était en train d’entendre sa voix d’enfant et qu’elle guettait dans le visage de celui qui avait pris sa voix des traits de ressemblance. Voilà qu’elle ne pouvait plus s’empêcher de le regarder pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas. Est-ce qu’elle devenait folle ?
131. Il se trouvait maintenant de l’autre côté. Il n’avait pas changé de place, mais il semblait se trouver plus loin cependant. La photo avait été prise sur le quai d’un bassin du port de Dieppe. Il l’avait souvent commentée, la première année de leur mariage, lorsqu’elle avait rassemblé toutes leurs photos pour composer leur premier album photo. Elle avait collecté de vieilles photos noir et blanc dispersées dans des enveloppes, des boîtes en fer. La photo représentait un homme proche de la quarantaine. Debout sur le quai, il fixait l’objectif. Il était mince, dérouté. Derrière lui, la coque du bateau forme une toile de fond uniforme, et les premières lettres Zélan peintes en blanc sur la coque sombre, juste au-dessus de sa tête. En regardant de plus près, on aperçoit les bosselures de la coque repeinte à neuf. Elle connaît le récit de la photo. Elle pourrait assembler le petit nombre de phrases qui revenaient chaque fois qu’il l’avait commentée. Elle pourrait former un petit cadre de ces phrases, placer ce cadre sous la photo comme le commentaire vrai et définitif de la scène qu’elle représente. Un homme immobile, donc, qui pose non pas pour l’éternité mais pour la durée du voyage long de plusieurs mois. Et comme cette durée se traduit en milles, il semble que le visage du père exprime déjà la fatigue et les incertitudes, la dureté du travail, les peurs. Mais là, c’était un tout autre commentaire. Des mots décousus, hachés, et pourtant, elle comprend. Elle ne comprend ni les mots ni les phrases que les mots composent, elle ne sait même pas si les mots mis bout à bout forment des phrases, mais elle perçoit l’architecture d’ensemble. Un récit qui prenait forme lentement, qui apparaissait comme une photo dans une solution chimique, jusqu’au moment où le cadre et les silhouettes ont acquis leur netteté. Elle se trouve alors dans le monde de la photo, dans une cabine exiguë de bateau : elle se trouve face au corps pendu à une corde, elle ne sait pas à quel point du voyage ils se trouvent, il lui semble que le bateau n’a pas quitté le quai et elle comprend qu’il est mort depuis quelques minutes et elle se demande comment il se fait que ce soit elle qui l’ait découvert. Tout est calme étrangement, est-ce qu’elle ne devrait pas percevoir le bruit des vagues ? Elle fait le calcul rapidement. À l’époque, elle ne devait pas avoir plus de quatorze ans et elle n’avait jamais pénétré à l’intérieur d’un bateau. Et quand elle y réfléchissait, elle se disait qu’elle ne connaissait pas encore cet homme. Un mouvement pour sortir de ce mauvais rêve : elle avait jeté un regard furtif vers la fenêtre et juste à ce moment-là un oiseau était venu se poser sur le rebord, picorant. Elle s’était souvenue qu’il y avait des mangeoires à certaines fenêtres et qu’il lui arrivait de remplir les mangeoires de graines depuis quelques jours. Puis la voix mua d’un coup. Ce n’était plus la voix désagréable de l’enfant hystérique, c’était sa voix d’hier ou d’avant-hier, une voix inflexible. Il n’était plus dans la pièce, il se tenait sur le seuil de la chambre, elle ne pouvait pas le voir. Est-ce que tu as retrouvé les clefs de la voiture ? Voilà ce qu’il disait. Elle vérifia que le magnétophone continuait d’enregistrer. Le petit voyant rouge allumé. Elle avait déjà entendu cette phrase, il n’y a pas si longtemps. Elle n’était pas en train de se souvenir. Ce n’était pas un acte de mémoire, se disait-elle alors, non, elle avait plutôt l’impression que tout se passait dans le présent, en ce moment même face au petit magnétophone, dans cette portion de temps présent précisément découpée pour eux seuls par la bande enregistrée. Et du coin de l’œil, elle vit quelque chose s’élever derrière la vitre, un oiseau au corps brun strié horizontal, un moineau, peut-être l’oiseau d’il y a un instant mais ce n’était pas sûr. Puis elle est seule devant la photo.
132. Elle retourne au centre commercial acheter des cassettes vierges, elle remplit deux grands sacs de provisions alimentaires, elle choisit de préférence des aliments mous, des raisins secs, des paquets de biscuits moelleux et du jus d’orange, puis elle décide d’acheter une paire de baskets et des chaussettes dans une boutique de sport située dans la galerie marchande, elle fait ces achats sans réfléchir, elle doit se dépêcher, c’est presque l’heure de la fermeture. Elle échange quelques propos vides avec une jeune caissière qui est enceinte, et sur la route du retour, elle craint de ne plus retrouver le chemin. La lumière trop faible des phares ne permet pas de lire les indications sur les panneaux. Elle devrait revenir en arrière, interroger les gens dans les boutiques du centre commercial, se dit-elle, mais elle se rend compte qu’elle a oublié de faire le plein d’essence et qu’elle risque de tomber en panne. Elle devrait se dire que la villa n’existe pas, qu’elle a disparu tout à coup dans le noir, happée dans la nuit du cauchemar, il n’y a pas de chambres, pas de couloirs, l’enfant trouvé n’a jamais existé que dans son imagination, et mon père non plus ne l’attend pas, mon père l’a quittée depuis des années, c’est devenu un parfait étranger qui vit avec une autre femme et qui a eu des enfants avec sa nouvelle femme, il est impossible pour elle d’entrer en contact avec lui, il ne répond plus au téléphone et l’évite dans la rue.
133. Il ne lui confie plus de photos à faire développer, il se fait de plus en plus rare. Il ne dit plus rien. Elle entend son pas irrité au-dessus de sa tête.