DU RHÔNE À LA NARMADA

par Swami Jayramdas

Je me suis installé à Nikora, fin 1998, sur les rives de la Narmada. On a décidé, avec des amis indiens qui me soutenaient, de faire bâtir un ashram ici, sans qu’il y ait de motif ou d’attachement particulier à cet endroit.

 

J’avais obtenu un terrain abandonné couvert d’énormes arbres. Il a fallu les couper afin d’entamer les travaux ; on en a conservé deux, à chaque angle du terrain. Avec les arbres coupés, on a fait accomplir un yajna, une cérémonie sacrificielle dédiée a Vishnu, et à partir de ce moment là, tout a démarré.

 

C’était durant l’été 1999. En l’espace de trois mois, le bâtiment principal de l’ashram a été construit, grâce à des donations qui sont venues d’Angleterre, d’Inde et de France. Les autres bâtiments ont été construits plus tard. L’ashram est situé sur une assez haute falaise, à l’abri des inondations, et suffisamment isolé. Cela dit, je m’aperçois après avoir vécu ici pendant treize ans, que pour supporter un tel isolement il faut vraiment être impliqué dans son ascèse, dans sa sâdhana. Je ne pense pas que tout le monde serait capable de vivre ici. Peut-être qu’au fil des années des gens viendront et qu’on se sentira moins isolés. C’est un endroit magnifique, très calme le jour comme la nuit.

 

Il y a deux personnes auxquelles je voue une grande admiration, c’est Sri Aurobindo et Ramana Maharshi. Je souhaiterais mener une vie semblable à la leur, c’est-à-dire totalement retirée, solitaire, sans contact avec l’extérieur, et réussir à vivre dans ces états élevés sans être en relation proche avec quiconque.

 

Je ne suis pas du tout un de ces sadhus qui ont besoin de voyager, d’aller à l’étranger pour gagner de l’argent. Je suis tout à fait bloqué à ce niveau-là. C’est certainement aussi l’une des causes des problèmes que je rencontre, car je suis trop intériorisé. C’est ainsi… Je préfère que les gens qui le souhaitent viennent me voir, plutôt que d’aller, moi, vers eux. C’est plus conforme à ma nature.

 

Et puis je pense que la présence de la Narmada me rattache à ce lieu. Cette rivière te prend et il n’y a pas moyen de s’en arracher. En même temps, je vois bien qu’il sera nécessaire que je sorte un peu pour trouver un certain équilibre. Pour celui qui médite, la vie coule de source, mais le problème est de vivre avec des gens qui ne méditent pas et dont la vie, par conséquent, ne coule pas si facilement.

 

Les fleuves ont toujours joué un rôle important dans ma vie. Je suis né au bord du Rhône, puis j’ai vécu au bord de l’Isle, à Périgueux, et finalement j’ai été initié au bord du Gange, à Rishikesh. Des années plus tard, mon maître a souhaité que je m’installe ici, sur les berges de la Narmada, qu’on appelle parfois le Gange du Sud. J’y vis depuis vingt-trois ans.

 

La Narmada, c’est la sueur de Shiva, c’est aussi la kundalinî shakti, ou encore Parvati, l’épouse de Shiva. Qui vit au bord de la Narmada est censé aller très loin dans l’ascèse, car cette rivière a une puissance spirituelle extraordinaire. Elle est très calme, très belle et elle n’est pas polluée.

 

Le véhicule de la déesse Narmada est le crocodile. On peut d’ailleurs effectivement en apercevoir de temps en temps, en particulier du côté de Karnali, quand on se promène en bateau, mais ils ne sont pas très dangereux. C’est une rivière qui semble couler tranquillement, mais qui a une force énorme. Depuis qu’on a construit un barrage plus en amont, elle alimente tout le Gujarat, mais aussi le Rajasthan et le Maharashtra.

 

C’est une rivière extraordinaire et, où qu’on aille, elle change de forme. À Karnali, à Kombeshwar, à Nikora, à Nharuch, elle est à chaque fois différente. Je ne sais pas si je finirai par aller vivre dans l’Himalaya, mais j’aurais sûrement du mal à me couper de la Narmada.

 

Avec cette rivière s’est établi un lien très subtil, que je ressens profondément. Elle s’est accrochée à moi et je m’accroche à elle. J’y ai pourtant connu aussi des moments très difficiles. Lorsque mon maître m’a envoyé dans cette région de la Narmada, je suis d’abord arrivé à Karnali. J’ai beaucoup aimé ce village parsemé de temples. Il y régnait une atmosphère très particulière.

 

Lorsque j’habitais à Karnali, il m’arrivait souvent de me rendre à Kombeswar, sur l’autre berge. Comme il n’y avait pas de moyen, le soir, de traverser les rapides, j’attachais mes sandales autour de ma tête avec un bandeau et je prenais le risque de traverser à la nage. À l’époque, je n’avais peur de rien. Il y avait un courant terrible dans lequel je me laissais emporter de Karnali à l’autre rive. C’était magnifique ! De Kombeshwar, je restais de longs moments à contempler les couchers de lune sur la rivière, assis sur les cailloux.

 

On dit qu’un bain dans le Gange purifie, mais qu’il suffit de voir la Narmada pour en recevoir quelque chose. Dès que tu t’approches d’elle, c’est une vague de bénédiction qui se répand sur toi. Lorsque tu es déprimé, elle te fait un bien considérable. La Narmada, c’est mon guru, c’est le guru des gurus. C’est elle qui me guide. C’est au fond grâce à elle que j’ai reçu tellement d’initiations et tellement de mantras de la part de mes différents maîtres. C’est une force très active.

 

Pour les gens normaux, c’est une rivière, pour moi c’est une déesse. C’est la beauté incarnée, la sagesse incarnée, la paix incarnée.

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