INTERVIEW
par Nicolas Ponsé
Racontez-nous votre premier contact avec la civilisation indienne. Dans quelles conditions cela s’est-il passé et comment ?
J’ai découvert l’Inde par hasard, invité par le roi d’Afghanistan (qui était le père d’un de mes amis d’enfance) pour participer alors à une périlleuse expédition. Paradoxalement, je ne m’intéressais pas spécialement à la spiritualité ou la religiosité. Je retournais chez le poète Tagore chaque année, peu à peu passionné ; je découvrais qu’au-delà de cette culture déjà modernisée, il y avait des valeurs centrales essentielles qui me donnèrent l’envie d’étudier sérieusement le sanskrit pour chercher à comprendre.
Je me trouvais au milieu d’une des plus extraordinaires civilisations du monde dont on ignorait tout en Occident. Pour pénétrer en Inde, la seule règle absolue c’est de n’avoir aucun préjugé, ne pas vouloir imposer sa vision dualiste des choses. Il faut partager les habitudes des gens, et à ce moment-là, il n’y a plus de difficultés à pénétrer même dans les milieux les plus fermés.
Bref il fallait laisser l’Occident à la gare, partir avec l’innocence primordiale pour essayer de comprendre, de vivre les us et coutumes : ne pas toucher ce qu’il ne faut pas toucher, ne pas dire ce que l’on ne doit pas dire, se comporter à leurs yeux en être civilisé à part entière pour susciter le respect et éviter de choquer autrui. Quand on n’a pas commis d’impair, une relation naturelle de confiance réciproque s’instaure.
Mon intérêt pour la musique traditionnelle m’a beaucoup aidé à appréhender cet univers. Les seules personnes qui ont réussi à intégrer l’Inde en profondeur ont étudié auparavant avec un maître cet art ou cet artisanat particulier. Un de mes amis, Italien (l’un des plus grands luthiers contemporains) est allé en Inde étudier les arcanes et secrets des vernis (la composition exacte de la préparation qui servait à laquer les Stradivarius avait été oubliée) ; il rentra chez un de ses confrères et s’intégra naturellement, parfaitement, en découvrant par ce biais d’autres couches de la civilisation qui constituent l’Inde millénaire.
Ainsi, si l’on veut recevoir, il faut déjà apporter soi-même quelque chose de ce que l’on est, c’est fondamental.
Quelle était votre vie, au début de votre installation dans l’Inde des années 30 ?
Nous avions loué à Bénarès (l’ancienne ville de la volupté et de la mort), en 1937, un petit hôtel aux balcons de marbre qui surplombait le Gange. Il appartenait au Maharaja de Rewa, un État de l’Inde. Nous y sommes restés durant quinze longues années.
Dans l’imposante entrée, il y avait un cloître et un sanctuaire dédié à Shiva où un jeune brahmane, que nous avions engagé, venait chaque jour pour faire sa pûjâ (cérémonie rituelle). Flanquée de deux tours où nous avions, mon ami Raymond et moi, établi nos bureaux respectifs, l’entrée du bâtiment comportait notre petit laboratoire photo. Il y avait aussi un ancien harem, et au sous-sol des caveaux et de grands escaliers de pierre menant jusqu’au fleuve sacré qui nous inondait en période de crue.
Des fenêtres de l’immense édifice, j’apercevais les pèlerins, yogis en prière, les bateliers et surtout les prêtres, sous leurs parasols de jonc, distribuant santal et poudre rouge pour marquer les fidèles au front en récitant des paroles sacrées, validant ainsi leur pèlerinage.
Je me souviens d’un épisode émouvant : une sorte d’ascète vivait sur une barque et ses disciples le transportaient d’une rive à l’autre. Il avait fait le vœu de ne pas souiller de ses excréments les berges sanctifiées. Au moment des crues, il restait là, stoïque, tandis que ses disciples tentaient de maintenir à flot sa coquille de noix dans la tempête.
Des moines errants s’installaient dans notre palais pour y méditer. Un jour un jeune garçon resta durant près de deux mois. À l’extérieur il mendiait sa nourriture et un beau jour il vint me dire : « Je suis trop attaché aux biens de ce monde, prenez tout ce que je possède. » Il me donna un chandelier reproduisant le Aum, la syllabe sacrée, puis jeta sa couverture à terre ainsi que le tissu, couleur safran, qui lui servait à se vêtir et s’en alla nu vers sa vie d’ascète. Nous ne l’avons jamais revu.
Notre palais de Rewa Koti avait la réputation d’être hanté ; on racontait qu’un disciple y assassina son maître avant de s’y suicider. Bien vite, nous nous vîmes confrontés à des manifestations de hantise : notre fantôme facétieux se manifestait au fond de la maison, ouvrant les portes au beau milieu de la nuit. On entendait son rire strident, parfois quelques soupirs. Et, détail aussi étrange que singulier que constatèrent nos hôtes, de l’au-delà notre fantôme s’adressait à nous en français !
Le fait d’être Français ne vous a-t-il pas posé quelque obstacle pour appréhender les religions de l’Inde ?
Non. Vous savez, c’est un pays où il y a une multiplicité de races, de religions, de langues différentes. Est-on vraiment plus étranger qu’un Parsi, réfugié d’Iran, ou que ces premiers chrétiens qui sont là depuis saint Thomas ? Tout ce monde cohabite en suivant quelques règles de respect mutuel qui sont justement le fondement du système indien. Et puis, les grands lettrés indiens sont des gens qui ont une ouverture d’esprit extraordinaire : on peut leur poser toute sorte de questions, ils y réfléchissent longuement et vous répondent en se référant aux différents textes philosophiques ou sacrés.
Très souvent, lorsque je posais des questions ardues (sur les divinités, les cultes particuliers…), j’obtenais des réponses écrites par l’entremise des journaux locaux, qui publiaient leurs réflexions relatives à mes interrogations.
Vous êtes donc devenu hindouiste en 1941, après votre cérémonie de conversion. On constate dans vos livres une évolution : vous êtes d’abord très hindouiste, puis vous vous tournez progressivement vers le shivaïsme. Vous évoluez de l’hindouisme général, d’une approche un peu globalisante de la vie indienne, pour pénétrer véritablement dans une forme très particulière et minoritaire de la spiritualité indienne.
C’est en fait un retour aux sources : on part de la religion courante que les gens du peuple considèrent comme établie, puis, si l’on s’intéresse à un aspect particulier, on cherche à approfondir. C’est un peu comme quelqu’un qui aurait fait des études de philosophie ordinaires et qui découvrirait des textes grecs ou latins dont il n’aurait pas soupçonné l’existence et la richesse.
Que vous inspire l’occidentalisation de l’Inde ?
La colonisation n’a changé les choses que très superficiellement ; profondément, c’est la même vie, la même société, les mêmes croyances qui prédominent, et là-dessus on fabrique une sorte de haute société anglicisée, niant appartenir à cette ancienne culture. Ce sont des menteurs et des hypocrites : ils vont, par exemple, vous prétendre être contre les castes ou les mariages d’enfants alors qu’en fait, ils ne bafoueraient pour rien au monde les lois fondamentales.
C’est la dichotomie mentale qui est, je crois, le résultat d’une occidentalisation déplorable. Je constatais déjà cela dans les années 30 avec des fonctionnaires indiens qui me parlaient comme s’ils étaient nés à Londres. J’ai quitté Tagore pour ces raisons, car il était déjà pour une espèce de syncrétisme, mélange entre les cultures qui bloquait une approche des aspects plus profonds de la civilisation.
Quel regard portez-vous sur ce courant qui amena beaucoup de jeunes Occidentaux à partir vers l’Inde, à la recherche d’autre chose ?
Aujourd’hui la question spirituelle me semble totalement falsifiée ; pour certains, cette religiosité devient un aspect marginal ; le yoga, la méditation transcendantale, on n’en parle jamais sous ces formes en Inde. La vague hippie des années 70 croyait naïvement qu’en baragouinant quelques mots d’anglais, on pouvait appréhender quelque chose.
Par contre de jeunes Américains sont allés respectueusement étudier la musicologie dans des milieux très humbles, et partager la vie de tous les jours de gens ordinaires. Ils en savent infiniment plus que les adeptes de ces fumées d’encens de gurus bidons.
Au-delà des idées reçues par ceux qui partaient « faire la route », la réalisation de l’approche spirituelle sur place est tout autre. On ne peut chercher à aller chez un grand brahmane qui veut bien répondre à vos questions si, auparavant, l’on n’a pas pris un bain rituel, et s’il est sûr que vous ne portez pas de vêtements sans coutures, que vous allez vous asseoir par terre alors que lui est assis sur une table. Alors seulement, s’il considère que vous avez une certaine intelligence, que vous posez des questions pertinentes, il pourra peut-être vous répondre.
Tous les concepts de la pensée sont liés à un vocabulaire qui fut souvent pour moi une source de difficulté dans la traduction, et que j’ai découvert progressivement dans mon apprentissage linguistique qui allait de pair avec ma compréhension de l’âme indienne, au travers de sa poésie, de ses légendes et de ses histoires drolatiques.
Dans vos Contes du labyrinthe où vous concevez le roman et la nouvelle comme une forme d’enseignement, vous paraissez fasciné par le mithraïsme, remettez en cause le monothéisme et nous encouragez à protéger la nature, à admirer la beauté du monde et, surtout, à retrouver les antiques sagesses.
Le mithraïsme fut une composante bien singulière du monde chrétien. N’oublions pas que c’est seulement au Ve siècle que l’empereur Constantin a préféré officiellement le christianisme au mithraïsme, qui fut la religion populaire par excellence.
Le rite mithraïque est toujours à la base un groupe de gens se jurant fidélité et coopération lors d’un banquet où l’on rompt le pain et où l’on verse le vin : la Cène de Jésus à ses disciples… Le mithraïsme était d’ailleurs très répandu au Moyen-Orient ; la Cène originelle faisait-elle partie d’un rite mithraïque ? On récupère toujours, dans une religion, les histoires et mythes d’une autre.
Pourquoi vous êtes-vous consacré à l’étude du paganisme antique ?
Il y avait un travail à faire pour découvrir les restes de conception des mondes étrusque, romain et grec dans tous leurs rituels, fêtes et conventions, dont il y a encore aujourd’hui quantités de survivances inconscientes en Europe.
Votre conception du monde rejoint donc, en quelque sorte, le paganisme ?
En fait, on s’aperçoit que tout le monde est toujours polythéiste ; dès mon enfance, j’ai toujours eu un certain sens de ce que je qualifierais d’animisme ; je me suis toujours senti profondément païen. Je préférais vénérer les arbres, je ressentais profondément l’esprit de la forêt, étant à la recherche de quelques entités mystérieuses à travers la beauté du monde et des choses. Plus ou moins consciemment, donc je me suis préparé à trouver par la suite une théorie cohérente à tout cela.
Ces derniers temps, vous avez consacré vos travaux essentiellement à l’étude des civilisations antiques européennes et de leurs mystères. En quelque sorte, la boucle est bouclée ?
En revenant en Europe après mes années de périple à travers le monde, j’ai redécouvert des choses qui avaient été si paradoxalement familières pour moi durant toutes ces années. Ainsi, il restait des survivances extraordinaires dans les rites et lieux sacrés de notre vieux continent, dans ses conceptions du monde surnaturel, qui ressemblaient beaucoup à ce que j’avais appris en Inde et qui, ici, étaient interprétées de façon erronée.
L’Inde m’a été très utile pour comprendre notre civilisation, parce que c’est le seul pays où il y ait une continuité depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Quand on commence à parler de mythes primordiaux, la reconnaissance est immédiate, on se dit à tout bout de champ : « Cette entité divine ou céleste, mais bien sûr, c’est tel ou tel dieu de notre panthéon grécolatin ! »
Ces remarques furent la genèse de mon livre Shiva et Dionysos. Au fond, la superstition monothéiste a complètement fermé l’homme occidental à la vision surnaturelle qui était celle de toute l’humanité. Alors, on a substitué à nos dieux originels des saints, qui ont finalement les mêmes attributs et pouvoirs, mais ce sont des hommes que l’on a mis à la place des dieux.
Pour illustrer mon propos, je vais vous conter une histoire : en Bretagne, dans mon village natal, on sortait les représentations des saints de l’Église et on les promenait autour de la colline dans des petits sanctuaires ; ensuite une procession faisait le tour de la colline et, au sommet, on prononçait quelques prières. Je rencontrai par la suite le même type de cérémonies en Inde où, en général, on sacrifie un animal, alors qu’ici on rend hommage au sacrifice d’un Dieu.