SHIVA, LE SEIGNEUR DU SOMMEIL

EXTRAIT

par Alain Daniélou

Alain Daniélou a tenté d’expliquer d’une manière logique et cartésienne la profondeur et l’universalité de la philosophie hindoue. Nous publions ci-dessous un extrait de son livre : Mythes et Dieux de l’Inde (éditions Flammarion 2009).

 

Shiva en tant que destructeur est identifié au temps (Mahâbhârata, 13, 942, 1188 et 7497.) « Tu es l’origine des mondes, tu es le Temps, leur destructeur. » (Mahâbhârata, Anushâsanaparvan, 45,313.)

 

Avant que rien n’existe, le Temps est. Le Temps représente la condition première qui permet à l’Univers d’exister. Bien que le point de vue cosmologique (sâmkhya) fasse du Temps un corollaire de l’espace, le point de vue logique (nyâya) et le point de vue métaphysique (Védânta) considèrent que le Temps précède l’espace. Nous allons voir qu’il s’agit de deux sortes de Temps différents.

 

Le Temps absolu est d’une autre nature que le temps relatif que nous percevons. Il s’agit du Grand-Temps (mahâ-kâla) qui est une éternité toujours présente, indivisible et sans mesure. On compare ce temps à une verge-indivise-et-continue (akhanda-dandâyamâna).

 

Les divisions du temps relatif que nous percevons ne sont que les divisions apparentes du Temps-continu provoquées par les mouvements des astres. Le temps relatif est perçu différemment par différentes sortes d’êtres. Les planètes dont le mouvement détermine les rythmes du temps relatif, les conditions du monde tel que nous le percevons, peuvent être considérées comme les agents de la loi cosmique qui régit notre destin et, envisagées sous cet angle, elles sont vénérées comme des dieux.

 

Aussi longtemps que nous sommes soumis aux rythmes planétaires, nous restons enfermés dans le monde de l’existence relative. C’est seulement lorsque le rythme du temps relatif cesse d’être perçu ou cesse de nous conditionner que nous pouvons atteindre au repos dans le Temps absolu.

 

La manifestation n’est perceptible, n’est possible que dans le complexe espace-temps. Sattva, la tendance centripète, est le principe de la location, de l’espace, car l’espace implique le lieu, alors que tamas, la tendance centrifuge, est l’essence même du temps absolu, la mesure de l’expansion de l’univers par laquelle toute cohésion est détruite.

 

Le temps relatif ou cyclique, par contre, qui est l’effet du mouvement circulaire des planètes, dépend de l’espace et est l’effet de la tendance orbitante rajas de laquelle toute substance, toute forme, toute chose est née.

 

Le Vishnu Purâna, le Bhâgavata Purâna, le Padma Purâna, tous expliquent que l’Être-immense (Brahmâ), qui personnifie la tendance orbitante, est la nature même du temps relatif, car « le temps qui conduit les mondes à leur fin est différent de celui qui mesure la vie. Le temps est donc toujours de deux sortes, subtil ou grossier, non manifesté ou manifesté ». (Sûrya Siddhânta, 1-10.)

 

« Dans le Vishnu Purâna (1,2) il est dit que lorsque les trois tendances fondamentales arrivent à un état d’équilibre, s’annulent les unes les autres, le courant qui est l’univers cesse d’exister. La Nature et la Personne sont alors séparées. À ce moment, l’état causal suprême, sur lequel reposent Nature et Personne, est l’Éternité ou Temps absolu (qui n’est que présent). Le Temps absolu est donc la réalité transcendante qui, au moment de la création, unit la Nature et la Personne, prakriti et purusha, et qui les sépare lorsque l’Univers se dissout.

 

« Le mot Temps (kâla) est donc employé dans un sens théologique pour présenter l’union du Seigneur-du-sommeil (Shiva), qui est le substrat manifesté, et de sa capacité d’agir (ou énergie) représentée comme sa compagne (Shivâ). Cette union est celle de l’illusionniste (mâyin) et de son pouvoir d’illusion (mâyâ). » (Yogatrayânanda, Kâla tattva, Shivarâtri, p. 177.)

 

Lorsqu’il est identifié au Seigneur-du-sommeil ou au Grand-dieu (maheshvara) qui est l’aspect transcendant du divin, le Temps éternel et indivisible, le temps transcendant et absolu est appelé le Grand-Temps (mahâkâla).

 

Le temps relatif mesure toute croissance, tout déclin, toute existence. Le pouvoir élusif qui détruit tout, est la mesure même de l’existence. Le temps est donc la puissance de Rudra, la puissance de la mort, le destructeur universel.

 

« Je suis le temps dont l’inclination est de détruire les mondes », dit l’Être cosmique de la Bhagavad Gîtâ (11,52.) « Le temps qui digère les éléments, le temps qui dévore les êtres. » (Mahâbhârata, 1, 1, 273.) « Tout dans ce monde, l’existence et la non-existence, la joie et la douleur, reposent sur le temps. » (Mahâbhârata, 1, 1, 272.) Le temps relatif est parfois aussi identifié avec Yama (celui qui lie), le souverain du royaume des morts. (Mahâbhârata, 13, 1, etc.)

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