EXTRAIT
par Alain Daniélou
Les singes
— Le roi est mort ! Le trône n’a point d’héritier ! La reine est veuve à quinze ans ! La pauvre enfant ! Quelques mois après ses noces.
Tout le palais résonne de gémissements. Chacun pleure le jeune prince affable et charmant. Une longue procession emporta le corps vers la rivière. Les porteurs proclamaient selon l’usage que : Seul le nom de Râma est vrai !, criant plus fort l’un que l’autre pour éloigner la peur qui traîne invisible au voisinage de la mort. Les attendants du bûcher avaient préparé au bord de l’eau la pyramide de branches entrecroisées où fut déposé le corps léger enveloppé d’un linceul rouge et recouvert de fleurs.
Mais avant que le feu pût être allumé, un orage s’abattit violemment sur la campagne. Des trombes de vent et de pluie dispersèrent la procession qui prit refuge sous les abris attenants au lieu funèbre. Pendant une heure les éclairs dansèrent autour du bûcher ruisselant. Le vent et le tonnerre rugissaient assourdissants. Un grand nombre de singes effrayés par l’orage, bondissaient de tous côtés…
… Un de ces sadhus nus, le corps couvert de cendre, qui vivent aux abords des lieux de crémation, était resté immobile, assis en méditation pendant tous les préparatifs des funérailles. Au plus fort de l’orage, il se leva vivement et s’approcha du bûcher. Les singes, groupés autour de lui écartèrent les branches qui couvraient le mort. Le sadhu souleva le corps léger et le chargea sur ses épaules. Il descendit les marches jusqu’à une barque que deux autres sadhus maintenaient avec peine sous les rafales. Il déposa Baali au fond de la barque. Quelques singes grimpèrent sur l’arrière du bateau et les sadhus se mirent à ramer vigoureusement, cherchant à traverser le fleuve déchaîné.
La pluie ruisselait sur leurs corps. Il fallut plus d’une heure pour atteindre le rivage désert qui s’étend de l’autre côté du Gange. Quand ils l’atteignirent, l’orage était calmé. Ils portèrent le corps de Baali dans un lieu caché parmi les buissons. Le sadhu renvoya ses acolytes, puis il déroula le drap mortuaire qui enveloppait Baali, défit ses vêtements et enleva ses bijoux.
Il prit alors un panier rond qu’il avait apporté et en souleva le couvercle. Un cobra dressa sa tête hors du panier. Le sadhu avec une grande dextérité saisit d’une main le serpent par le cou et de l’autre lui présenta un morceau d’étoffe roulé en boule qu’il lui fit mordre. Il rejeta ensuite le serpent dans son panier et en rabattit le couvercle. Délicatement il se mit à frotter le chiffon humide de venin sur le ventre de Baali, puis sur la poitrine dans la région du cœur.
Au bout d’un moment Baali commença à respirer, doucement d’abord puis plus fortement. Son corps devint rouge. Il ouvrit les yeux. Il regarda le saint homme et le groupe des singes attentifs autour de lui et il sourit.
— J’ai dormi longtemps, dit-il, et j’ai fait des rêves étranges. Comment suis-je venu ici ?
— Tu as choisi de te joindre à nous, dit le sadhu. Tu es maintenant libéré de cette prison qu’est la société des hommes. Nous t’emmènerons loin d’ici…
* * *
Les fous de Dieu
… Au bout de dix jours, Suresh devint soudain très calme et très lucide. Il dit à Moni :
— Je vais quitter ce monde et retrouver Râma. Tu as été la joie de mon cœur. Le don précieux que les dieux m’ont accordé durant cette vie. Tu prendras mon ekatara et tu chanteras à ma place les louanges des dieux.
Peu après, il s’endormit et au matin Moni vit qu’il s’était éteint sans bruit, tout doucement, un sourire sur son visage émacié. On brûla son corps sur un maigre bûcher et on jeta ses cendres dans la rivière…
… Mes jours de leur cage d’or
se sont enfuis, se sont enfuis
mes jours passés si pleins de joies et de peines.
Des rires et des pleurs
ils se sont lassés mes jours passés
si pleins de joies et de peines.
Ils ont cherché de leur mieux
à suivre la mélodie de mon âme
mais ils m’ont tous quitté
avant que mon histoire ne soit finie
mes jours passés, si pleins de joies et de peines.
Dans un songe je les ai vus
comme des fantômes errants
tournant anxieux autour
de ma cage brisée.
Cette vision, dis-moi, est-elle un rêve
Toutes ces ombres ne sont-elles que des ombres d’oiseaux
n’ai-je point vu en contemplant le ciel
se perdre dans la nuit
mes jours passés si pleins de joies et de peines…4
... Moni s’assit près du groupe et écouta. La chanson finie, un homme mince, aux cheveux gris, très élégant dans une sorte de longue soutane brune, brochée sur les bords, demanda à Moni qui il était et lorsque Moni lui dit qu’il était un Baul qui avait fui le Bengale oriental, il lui dit qu’il pouvait demeurer dans cet ashram autant qu’il lui conviendrait. Il lui demanda de chanter pour eux. Moni chanta le dernier chant du poète Shanmukké Shanti Parabar :
Devant moi s’étend l’océan de paix.
Partons ô batelier ! Lance la barque
Tu vas désormais être mon seul compagnon
tes bras robustes vont m’entraîner au loin.
Devant nous sur la mer immense on voit briller
l’étoile qui doit nous guider.
Ô Libérateur ! Que ton pardon, que ta pitié
soient notre viatique durant le voyage.
Les chaînes d’un monde où règne la mort
tomberont le jour où l’immensité
m’accueillera dans son vaste sein.
Et que mon âme ne connaisse point la peur
devant l’insondable inconnu.
— Qui donc t’a appris ces chants ?
— Ce n’est pas moi qui chante, dit Moni, c’est mon maître Suresh qui est mort il y a quelques jours et qui se manifeste par ma voix.
Après un long silence Narendra demanda presque humblement.
— Veux-tu nous chanter un de ces Bauls que père a tant aimés ?
Moni chanta :
Tout ce qui restait de toi
que j’aimais bien plus que ma vie
est emporté par quatre porteurs
Du feu sera mis dans ta bouche
qui a goûté les choses les plus douces.
Ta tête qui s’ornait des plus précieux turbans
gît maintenant parmi la cendre...
Extrait de Le Bétail des dieux et
autres contes gangétiques
Éd. du Rocher, 1994
4 Rabindranath Tagore, traduit du bengali par Alain Daniélou.