YVONNE MILLERAND

UNE GRANDE DAME DU YOGA EN FRANCE

par Françoise Blévot

Françoise Blévot est formatrice à l’École française de yoga de Paris.

 

Après une fin d’enfance et une adolescence durant lesquelles la danse rythmique Jacques Dalcroze fut mon loisir de prédilection, après aussi de rares mais inoubliables moments auprès de Gerda Alexander, Danoise créatrice de l’Eutonie, il y eut une longue interruption… Puis, l’envie me revint de pratiquer une technique corporelle et, en 1976, le yoga commençait à faire parler de lui… (L’École française de yoga avait été fondée en 1972.)

 

Cette école se trouvait à proximité de mon domicile, et j’y fis la rencontre de mon premier professeur. Une année de yoga avec elle me donna envie d’aller plus loin. C’est alors qu’elle m’engagea à suivre les cours d’Yvonne Millerand. Je fus conquise par sa précision, par le talent pédagogique dont elle faisait preuve pour faire fructifier la tradition – tout en la respectant –, grâce à une inventivité de tous les instants.

 

Les stages qu’elle animait chez elle, dans la Drôme, étaient un véritable laboratoire de recherche. Développer la sensibilité du corps était sa grande passion. Les élèves qui l’entouraient dans ce cadre étaient un peu ses enfants, sans qu’elle ait jamais manifesté la moindre possessivité à leur égard.

 

Elle était issue d’une famille dans laquelle le sport et les techniques corporelles étaient très appréciés. C’est ainsi qu’encouragée par sa mère elle se mit à suivre l’enseignement de Lucien Ferrer, au début des années cinquante. Celui-ci avait élaboré sa propre méthode, en grande partie au moyen du livre The Tibetan Book of the Great Liberation… Puis elle devint son assistante-remplaçante et, lorsqu’il mourut, consciente de ses lacunes, elle prit contact avec Tirumalai Krishnamacharya.

 

C’est ainsi qu’en 1965 elle partit pour Madras. Neuf mois n’étaient pas de trop pour s’initier auprès de ce maître dont l’érudition était immense (elle retournera en Inde à plusieurs reprises). Elle découvre alors un yoga très ancien, qui se réclame d’une lignée de gurus remontant au IXe siècle après J.-C. Le premier d’entre eux, Nathamuni, était philosophe, musicien, auteur d’hymnes à Vishnu. Le mouvement vaishnavite prend là son départ, et il existe encore. Il a adouci une pensée qui, jusque-là, était plutôt rigide. Toujours en pays tamoul, le petit-fils de Nathamuni, Ramanuja est, encore aujourd’hui, considéré comme un grand saint dans le sud de l’Inde.

 

Au-delà de sa vie légendaire, il semble bien que ce soit par lui que commence la lignée des acharyas (maîtres spirituels). Il consacre aussi une partie de sa vie à la pratique du yoga et à son enseignement, et « codifie » celui-ci sous le nom de Yoga Rahasya, l’un des premiers traités de yoga.

 

Mais c’est surtout par la tradition orale que s’est transmis cet enseignement jusqu’à T. Krishnamacharya. Ayant vécu avec ce siècle, il a pu faire parvenir jusqu’à nous une véritable voie traditionnelle, et pour la première fois, permettre que ce patrimoine humain soit largement diffusé et partagé, puisqu’il fut l’un des premiers à avoir des élèves occidentaux (en 1937).

 

Né en 1888 dans l’État de Mysore, Krishnamacharya est de caste brahmane. Très vite, l’étude traditionnelle le passionne. Pendant une quinzaine d’années, à partir de 1900, il s’initie au sanskrit, à la philosophie du Védânta et au Sâmkhya. En 1916, il part pour l’Himalaya, où il demeure auprès d’un maître pendant plus de sept ans. À son retour, il complète ses connaissances par l’étude de l’ayurvéda. Puis, pendant plusieurs années (autour de 1925), il participe à des tournées destinées à promouvoir le yoga.

 

Au début des années 1930, le maharaja de Mysore devient son élève et son mécène. Ce soutien, qui lui permettra de poursuivre études et recherches, durera jusqu’à l’indépendance de l’Inde.

 

En 1952, il s’installe à Madras avec sa famille, à la demande de plusieurs personnalités. Son école devient réputée, et en 1976 est fondé le Krishnamacharya Yoga Mandiram, reconnu peu après par le ministère de la Santé du Tamil Nadu comme institution thérapeutique nationale. Son centenaire, en 1988, donne lieu à de grandes manifestations officielles.

 

Venons-en maintenant à l’enseignement qu’Yvonne Millerand rapporta de ses séjours en Inde. La pratique proprement dite du hatha yoga comporte :

• Les asanas, dont l’un des buts est, d’une part, de pénétrer au moyen de l’attention dans des zones auxquelles on n’a pas accès, et, d’autre part, de s’assouplir en vue de longues assises méditatives.

• Le viniyasa karma (concernant l’organisation de séance).

• Le prânâyâma, contrôle respiratoire comportant différents types de freinages, au moyen du son ujjayi et, par ailleurs, l’utilisation de mrgi mudras.

• Bandhas (pratiques spécifiques dont le nom sanskrit pourrait être traduit par « ligatures »).

 

Cet enseignement du yoga est sous-tendu par les fameux Yoga Sutras de Patanjali. C’est à leur étude et à leur connaissance profonde qu’il faut se référer sans cesse afin, comme l’a dit Yvonne Millerand : « ... de ne pas perdre le suc. Se tortiller, tout le monde le peut ! Le pourquoi de la chose – c’est si beau ! – se trouve dans les Yoga Sutras. »

 

Yvonne Millerand nous parlait beaucoup de la tendresse à avoir vis-à-vis de son corps et de soi-même, l’autre versant étant la rigueur et la discipline afin de ne pas tomber dans un yoga dénaturé.

 

« Respirer comme il faut, dans l’immobilité. Beaucoup ne veulent pas faire l’effort, ou ont peur de s’y prendre mal. Il faut travailler un certain temps pour se rendre compte de la qualité. C’est l’observation de soi-même après les postures, la prise de conscience que cela fait émerger des sensations inconnues, qui maintiendront le pratiquant sur le chemin. »

 

Elle insistait aussi sur le fait que « pratiquer, c’est comme ouvrir des portes successives ; on est alors à chaque fois dans un autre domaine. Il y a l’action physique et puis l’effet qui émerge et qui doit être accueilli, car il nous amène à une façon différente d’agir… Ce n’est pas possible pour tous… »

 

Il serait dommage d’oublier qu’Yvonne Millerand, avec d’autres « pionniers » de la diffusion du yoga, a participé à la création de la première Fédération nationale, ainsi que de l’école de formation d’enseignants qui y est rattachée.

 

À l’âge de 75 ans, elle a estimé qu’il était temps pour elle d’arrêter la transmission. Elle vit retirée à proximité d’une grande forêt de la région parisienne, expérimentant ainsi, à sa façon le vanaprastha, l’un des quatre âges de la vie, « la retraite dans la forêt ».