INTERVIEW
par Françoise Blévot
Yvonne Millerand est l’une des fondatrices de la FNY, avec Roger Clerc, Nil Haoutoff, Solange Demolière, Claude Peltier et Eva Ruchpaul. Elle a largement contribué à faire connaître un yoga de qualité, issu d’une grande lignée de maîtres indiens (elle fut l’élève de Tirumalai Krishnamacharya), divulgué en France sous le nom de « yoga de Madras ».
Ton premier enseignant fut Lucien Ferrer, comment l’as-tu connu ?
C’est ma mère qui m’a parlé de Lucien Ferrer. Elle suivait ses cours… et j’avais remarqué qu’elle était plus souple que moi ! Elle m’a offert mes premières leçons, afin que je fasse à mon tour sa connaissance.
En quoi son enseignement différait-il de la gymnastique ?
La différence avec la gymnastique venait du fait qu’il nous enseignait des mouvements associés à la respiration. Par exemple, expirer en croisant les bras sur une flexion, remonter sur l’inspiration en écartant les bras. Il n’imposait pas de rythme, chacun faisait comme il pouvait ; certains allaient trop vite. Il faisait faire aussi des postures.
Statiques ? Nous voilà déjà dans les asanas !
Oui, mais il n’utilisait pas ce mot-là !
D’où lui-même tenait-il son savoir ?
Pour élaborer sa propre méthode, il s’était inspiré de plusieurs livres, mais principalement de The Tibetan Book of the Great Liberation » (sous-titré Or the Method of Realizing Nirvãna Through Knowing the Mind) [ou la méthode pour réaliser le nirvana grâce à la connaissance de son mental].
Il organisait aussi des réunions permettant à ses élèves de découvrir des pratiques d’origine orientale. Par exemple, il avait fait venir quelqu’un qui « pratiquait le OM ».
Comme il était pris par son métier principal, et son activité de « guérisseur », petit à petit je me suis mise à lui servir d’assistante (ainsi que Roger Clerc), et à faire travailler ses élèves. Tout ce que j’apprenais, je le diffusais au fur et à mesure… ou j’inventais… ou je cherchais par moi-même à approfondir certaines notions.
Alors qu’un jour je parlais aux élèves de la descente du diaphragme sur l’inspiration, pour qu’ils comprennent le mécanisme de la respiration, Mr Ferrer est passé dans la pièce et m’a entendue. Il m’a ensuite reproché cet exposé : « Ce n’est pas de la respiration que tu dois parler, c’est de l’énergie ! » J’étais furieuse ! Je pensais avoir le droit d’expliquer aux élèves ce qui se passe dans leur corps !
À partir de ce moment-là je ne l’ai plus cru. Douze années s’étaient passées depuis mes débuts chez lui. En 1964, il décéda. Je me trouvais sans directives, et je voulais apprendre… Une personne qui suivait mes cours, Mme Klein, me parla de sa fille et son gendre qui avaient vécu à Madras. Elle m’invita avec eux ; ils m’informèrent de l’existence d’un maître réputé, Krishnamacharya, et à ce moment-là le projet de partir prit tournure.
La fille de Mme Klein (qui deviendra la danseuse Malavika) était déjà sur place à mon arrivée, elle m’accueillit, m’installa à l’hôtel (tenu par le frère de Ravi Shankar !) et arrangea un rendez-vous avec Krishnamacharya. Elle m’accompagna pour la première entrevue, qui eut lieu le 3 septembre 1965.
La première question du maître fut : « Pourquoi avez-vous quitté votre maître ? » Malavika et moi avons répondu d’une seule voix : « Mais il est mort, Sir ! » Il stipula immédiatement après : « Si vous voulez travailler, ne mangez ni œufs, ni viande, ni poisson ! »… Puis il me demanda ce que je savais faire… Alors là, je me suis mise à faire n’importe quoi : cambrer, sur le côté…, j’étais en forme ! ! ! (rires) Il m’a regardée et a laissé tomber : « Vous ne savez rien ! Vous ne respirez pas ! Vous sautillez comme un oiseau ! Vous avez tout à apprendre. Revenez demain à 5 :00 heures ! »
Ainsi ont commencé neuf mois de travail, de séances quasi quotidiennes, d’une durée d’une heure… Sauf lorsqu’il en annulait une par-ci, par-là, en dernière minute… Ce qui est une mise à l’épreuve classique !
Quels étaient les points de la pratique sur lesquels il insistait particulièrement ?
La longueur de l’expiration. À raison de plusieurs leçons par semaine, il a commencé par des postures simples. Il me fallait associer la respiration et le geste ; la respiration régissait la vitesse à laquelle s’élevaient les bras, par exemple ; plus lent était le souffle, aussi lent était le geste.
Ensuite il m’a appris le son glottique, à le situer dans le cavum, la cavité qui se trouve en arrière des fosses nasales, et à chercher une légère vibration à l’intérieur de la tête, mâchoires et langue détendues… On est bien quand on fait ça ! !
Chaque asana est soutenue par la respiration profonde, qu’elle soit statique ou dynamique. Il n’y a aucune exception ; il faut sentir le mouvement à accomplir en fonction de la lenteur possible du souffle. Par exemple, toute rotation du buste se fait en expirant, on inspire en ramenant le buste à la position de départ.
Inspirer et expirer sont des actes naturels, mais en intercalant des temps d’arrêt, tout change, le contrôle exercé semble être une affirmation de la vie, et donne l’impression d’exister mieux, en gérant les deux grandes fonctions de la respiration et de la circulation, qui dépendent l’une de l’autre.
Ce que je préférais dans les prânâyâmas c’était nâdi shodana et pratiloma. La délicatesse du souffle demandait une attention totale, en ayant conscience du vide intérieur, « the inside sight » … Je ne puis décrire tout ce que j’ai appris, mais je ne l’ai jamais oublié !
Au bout d’un moment, il m’a suffisamment fait confiance pour me suggérer d’utiliser le mot Narayana, autre nom de Vishnu, au cours des prânâyâmas. Il l’a prononcé en accentuant la lettre « r », qu’il faut rouler, puis me l’a fait répéter après lui, jusqu’à ce qu’il soit satisfait de ma prononciation…
Il a ajouté : « Ce nom sacré appartient à ma tradition, à vous de trouver dans votre propre culture le nom qu’il vous convient de prononcer au plus profond de vous-même »… Il me laissait libre de toute influence, je ne pouvais que l’en remercier…
Après certaines postures, il m’a expliqué le rôle des contre-poses, destinées à effacer certains effets négatifs d’une asana tenue longtemps. J’ai pu aussi commencer les prânâyâmas les plus faciles, anuloma ujjayi et viloma ujjayi.
Krishnamachrya me disait souvent : « High up the chest » pour que je commence à inspirer en élevant la cage thoracique en faisant parvenir le flux d’air jusqu’à la base des poumons. Il a ensuite insisté sur l’expiration, en utilisant les muscles abdominaux et ceux du périnée, dont le releveur de l’anus.
Quel était pour lui le but des asanas ?
Pénétrer au moyen de l’attention dans des zones auxquelles on n’a pas accès. Dans les postures, il insistait sur la recherche de sensations spécifiques raffinées, telles que tourner en expirant lentement pour sentir le rôle des dernières côtes, par exemple.
Asana permet de toucher toutes les parties du corps par des combinaisons différentes. Il tenait aussi beaucoup au fait que la posture pouvait être améliorée par une attitude détendue, et devait sans cesse être soutenue par la respiration en quatre phases, inspir, suspension plein, expir, suspension vide.
Il attachait énormément d’importance à la notion de viniyasa, séance comportant un « sommet », une posture principale. Il aimait monter doucement vers les choses difficiles, attendre pour en avoir tout le bénéfice.
Il m’a fait faire des postures que je ne connaissais pas, sans jamais m’imposer les noms sanskrits… Lorsqu’il le pouvait, il utilisait l’anglais ; « bed pose, hill pose, shoulder standing, head standing… Par contre il m’a appris tous les noms sanskrits des prânâyâmas.
Après un temps, il me faisait prendre mon pouls avant la leçon, et après les postures difficiles, à la fin du cours. Je ne devais pas dépasser 65 pulsations par minute ; il s’assurait ainsi que ma respiration avait parfaitement accompagné l’effort fourni.
Avais-tu l’impression qu’il était inventif ?
Absolument, il a cherché à sortir des enseignements trop figés.
Dans sa jeunesse, Krishnamacharya est parti à pied, de Mysore jusqu’aux contreforts de l’Himalaya, pour y rejoindre un maître auprès duquel il a vécu plus de sept ans… Peut-on dire que, finalement, le « yoga de Madras » est plus tibétain que du sud de l’Inde ?
Pourquoi se poser la question ? Le yoga est unique, il n’a pas besoin d’étiquettes ! S’il y avait une distinction à faire, ce serait plutôt du côté des maîtres ! Il y en a de bons, il y en a de mauvais ! Krishnamacharya ne parlait jamais ni de son maître, ni de son apprentissage, du moins à cette époque-là.
L’aspect spirituel du yoga tenait-il une place dans ta démarche initiale, ou bien as-tu découvert cette dimension auprès de Krishnamacharya ?
Il m’est arrivé des choses très curieuses que je n’ai ni cherchées ni forcées, et qui m’ont fait découvrir et comprendre l’aspect spirituel que pouvait prendre un travail sur le corps. Je l’ai compris après. Je ne demandais rien, je ne savais pas ce qu’il allait m’arriver... et j’ai reçu.
J’avais déjà commencé à recevoir avant mon départ, car c’est grâce à la générosité de mes élèves que j’ai pu faire cette expérience. Cela a compté aussi.
Y avait-il des séances de méditation ?
Il y avait des arrêts ; j’étais portée par son souffle, par ce qu’il ressentait lui-même… Il m’arrivait d’ouvrir les yeux et de le voir devant moi comme une flamme… Il y avait une communication sans paroles d’une grande puissance... Mais il n’utilisait pas le mot méditation. Il parlait de concentration… Il ne faut rien chercher ; ne pas vouloir quelque chose, ne pas attendre. J’avais été plutôt déçue par mes expériences précédentes, et ce que je voulais, c’était apprendre… J’étais sans a priori, dans une confiance totale, c’était un bon terrain pour recevoir !
C’est cela la vocation, tu étais appelée !
Peut-être bien…
La relation guru-disciple est intime et respectueuse à la fois, c’est très codé, intransportable en Occident. « Guru et disciple doivent se tenir l’un près de l’autre, et s’entretenir sans témoin » a-t-il dit.
Il est exact que c’est un mode d’échange qui n’est pas applicable chez nous. Mais on peut très bien respecter son maître, parce que c’est lui qui enseigne, et l’aimer.
Il y avait, par moments, lorsque nous faisions ensemble du prânâyâma, une communication par la légèreté. Il savait si bien donner, partager ce qu’il avait trouvé par lui-même, là où il en était, lui.
En Occident, quel serait le mode de transmission idéal ?
Il ne peut y avoir de lignée traditionnelle « à l’indienne », mais un formateur a le devoir de transmettre le flambeau à quelques élèves chez qui il a détecté une compréhension particulièrement fine et aussi de la sincérité dans un esprit de confiance complète.
Transmettre ne doit pas être égoïste, l’expérience se doit d’être profonde. Béatrice et toi, ainsi que Charlotte, Gérard et Daniel, continuez à faire connaître cet enseignement. Vous avez compris le sens de mon travail et de mes recherches, dans l’esprit de rigueur, d’humilité et de tendresse qui me tient à cœur. Je pense souvent aussi à ceux qui m’ont suivie avec fidélité jusqu’à la fin de mon enseignement, beaucoup d’ailleurs continuent de me témoigner de l’affection.
Krishnamacharya était un personnage impressionnant, redouté même de son épouse et de ses enfants… Te faisait-il peur ?
Pas du tout ! Il me parlait un peu durement, mais cela m’était égal… Cela cachait autre chose. Une sorte de familiarité s’est établie entre nous, il me semblait qu’il était content de me voir…
J’ai osé lui poser des questions… « Comment se comporte un yogi face à la misère des rues… ? » J’avais vu un cadavre sur le sol dans une rue de Madras, dans une indifférence totale des piétons, dont certains l’ont enjambé sans un regard… Il m’a répondu : « Je m’occupe de ceux qui sont proches de moi, lorsque je peux intervenir de façon efficace, nourrir ou soigner celui qui couche devant ma porte ou le long du mur de ma maison… Alors je le fais. Pour les autres, je prie. »
Son enseignement aux Occidentaux différait-il de celui prodigué aux Indiens ?
Je ne pense pas, mais je crois qu’il lui arrivait de déplorer, toutes origines confondues, que certaines personnes avaient le corps trop abîmé ; il estimait sans doute qu’il devenait difficile sinon impossible de guider les systèmes de régulation…
Krishnamacharya t’a-t-il fait partager d’autres facettes de son érudition ?
Non, jamais ! Lorsque j’arrivais, il déposait les livres qu’il avait sur les genoux et on commençait.
J’ai entendu dire à plusieurs reprises que c’est l’intérêt des Occidentaux pour le yoga qui a donné à cette discipline un regain de faveur de la part des Indiens. Qu’en penses-tu ?
Absolument !
L’adaptation occidentale n’a-t-elle pas son origine dans le fait que chez nous les pratiquants sont majoritairement des femmes, et cela depuis le début ?
On va vers une féminisation du yoga… On évitera un yoga « plan-plan » si on respire comme il faut, dans l’immobilité. Beaucoup ne veulent pas faire l’effort, ou ont peur de s’y prendre mal. Il faut travailler un certain temps pour se rendre compte de la qualité. C’est l’observation de soi-même après les postures, la prise de conscience que cela fait émerger des sensations inconnues qui maintiendra le pratiquant sur le chemin.
Que penses-tu de l’actuelle évolution occidentale du yoga ? Que faire selon toi pour que cette inévitable transformation ne tourne pas en dérive ?
On a la chance d’avoir les Sutras de Patanjali. Il faut étudier ce que cela veut dire. Se tortiller, tout le monde le peut ! Le pourquoi de la chose – c’est si beau ! – se trouve dans les Yoga Sutras. Il serait déplorable d’aller vers un yoga plus superficiel dont on aurait perdu le suc…
Quelle est, selon toi, l’attitude juste du professeur par rapport à la recherche spirituelle d’un élève ?
Si on lui donne l’envie de se trouver, c’est bien… Mais on n’a pas à l’influencer… Il faut garder de la distance, ne pas donner prise. Le « coaching spirituel » peut être un piège pour l’un comme pour l’autre.
À ton retour, comment as-tu développé ton propre style, ta créativité (qui était grande) ?
(Rires.) Je ne l’ai pas fait exprès ! Ceci dit, lorsqu’on peut recevoir quelque chose de bon dans une culture, il ne faut pas le manquer.
Il a fallu que je décante… Krishnamacharya ne parlait pas d’anatomie, il évoquait l’élasticité du corps… Je me suis plongée dans des livres d’anatomie, de physiologie respiratoire.
Et puis vient la mise en pratique ; c’est comme si on ouvrait des portes successives, et on est à chaque fois dans un autre domaine. Il y a l’action physique et puis l’effet, qui émerge et qui doit être accueilli, car il nous amène à une façon différente d’agir… Ce n’est pas possible pour tous. Je ne me suis jamais arrêtée de chercher à comprendre comment développer la sensibilité du corps.
J’ai donc retrouvé une salle et mes fidèles élèves. La première rencontre fut joyeuse, ils voulaient tous que je leur parle de l’Inde et du maître. J’avais décidé de donner des leçons d’une heure et demie, pour, après les postures, avoir le temps d’expliquer et de commenter l’étude des prânâyâmas. Il fallait changer leur façon de respirer, assouplir les épaules et la cage thoracique pour être à même de commencer l’inspiration par le haut de la cage, puis d’expirer en utilisant le bas du ventre et le muscle releveur de l’anus, en respectant les arrêts poumons vides et pleins.
Ce fut une révolution pour tous… Les postures furent dynamiques et statiques, ce qu’ils ne connaissaient pas non plus, ainsi que le « son du nez » et celui d’ujjayi.
Plusieurs mois furent nécessaires pour leur permettre de s’adapter à des découvertes successives. Je désirais que, par leur travail, les élèves soient plus intériorisés, que la fusion du corps et de l’esprit les amène à se découvrir en profondeur, à être moins matérialistes pour instaurer un calme intérieur stable, et à trouver ce qui était le plus important dans leur vie.
Le travail que j’avais fait sous l’égide de Krishnamacharya avait amplifié ma sensibilité physique et psychique. J’avais changé !
Il n’y avait jamais deux leçons semblables. Je respectais le vinyasa, la préparation d’une posture et son exécution ensuite. Certaines postures ne peuvent être acquises qu’après des mois d’approche lente, comme celle du lotus ; les hanches, les genoux et les chevilles sont raides le plus souvent, et il faut les assouplir avec douceur.
Les diverses difficultés rencontrées par les élèves m’ont amenée à trouver des palliatifs pour les aider à surmonter certains blocages, et à créer de nouvelles variations. Le grand principe de sthira-sukha était notre règle de base : « Aisance et Fermeté » !
Retrouver mes élèves était une joie toujours renouvelée…
Tu as été une pionnière et une exploratrice ! Il y a un proverbe chinois qui exprime bien ce que j’éprouve lorsque je pense à toi (et je ne suis sûrement pas la seule !) : « Quand tu bois l’eau du puits, n’oublie pas celui qui l’a creusé. »