LE RENDEZ-VOUS SACRÉ DES SADHUS
par Dominique Rabotteau photos Frédéric Soltan
Frédéric Soltan et Dominique Rabotteau ont réalisé de nombreux films sur l’Inde et publient aux Éditions La Martinière Les murmures du monde (2012).
Dans les temps anciens, les dieux obtinrent le nectar d’immortalité à partir du barattage de l’océan. Dans leur empressement à emporter la cruche (kumbha) avant que les démons ne s’en emparent, ils renversèrent quelques gouttes de ce précieux liquide en quatre endroits : Allahabad, Haridwar, Nasik et Ujjain.
Ces quatre villes sont aujourd’hui les lieux des plus grands rassemblements religieux du monde. La Kumbha Mela d’Allahabad a lieu tous les douze ans au confluent sacré des trois rivières-mères de l’Inde : le Gange, la Yamuna, et la mythique Sarasvati.
Depuis des siècles, la Kumbha Mela est aussi la plus grande réunion de sadhus, les hommes saints de l’hindouisme. La plupart d’entre eux descendent de leurs ermitages de montagne, les autres quittent leurs monastères pour s’installer sur les rives du Gange durant ce pèlerinage qui dure environ sept semaines.
Les sadhus sont « les rois » de la Kumbha Mela. C’est l’occasion pour les millions de pèlerins hindous de les approcher et de les voir en personne. Ils sont organisés en quatre grandes confréries. Ce sont les défenseurs de la foi. Les sadhus assistent aux Kumbha Melas pour se rencontrer mais aussi pour se faire voir. Les pèlerins pensent que ces hommes sont aux côtés de Dieu et leur parler ou même les apercevoir, c’est s’approcher soi-même du divin.
Les sadhus représentent aussi une véritable force politique. Quand Indira Gandhi voulut interdire la présence des vaches sacrées dans les grandes villes, leur réaction fut immédiate. Ils se mobilisèrent par milliers, armés jusqu’aux dents, devant le parlement indien. Elle retira aussitôt sa proposition.
Les sadhus sont les sentinelles de l’hindouisme. Dans les temps anciens, ils avaient même le pouvoir de chasser les rois malhonnêtes. Mais aujourd’hui, certaines confréries, particulièrement armées ou agressives sont très contrôlées par le gouvernement. L’État indien tient à séparer le politique du religieux. Alors, le rôle social des sadhus est de conseiller les hommes sur leur manière de vivre, de veiller à ce que la corruption et la violence ne soient pas les lois communes. Depuis 2 000 ans, ces hommes saints ont cette responsabilité de gardiens de la foi.
Le premier jour de la Kumbha Mela, chaque confrérie organise un long cortège, haut en couleurs, pour annoncer son arrivée. Les chefs religieux de chaque grand ordre se présentent juchés sur des éléphants caparaçonnés ou dans des palanquins chamarrés d’or et d’argent tandis que des fanfares jouent des marches quasi-militaires. En ce jour d’ouverture, les responsables politiques les plus haut placés accueillent les sadhus avec solennité et les respectent comme des rois ou des chefs d’État.
Une fois installés dans leur campement, les sadhus vont recevoir la visite de millions de pèlerins. On vient les voir prier, pratiquer le yoga ou les rites de pénitence, lire les textes sacrés. Certains se soumettent à des mortifications inimaginables telles que garder le bras levé jusqu’à la nécrose des doigts ou rester debout pendant douze années de suite. Dans la journée, les hommes saints prennent le temps de bénir les fidèles et de participer aux débats organisés par les responsables religieux.
Les pèlerins arrivent des quatre coins de l’Inde, en train, en bus, en char à bœufs et même à pied. On vient ici en famille avec les enfants ou les vieux parents. Nombreux sont ceux qui portent sur leur dos un parent âgé, pour qu’il ait l’occasion, avant de mourir, de prendre un bain rituel dans le Gange. Se baigner pendant la Kumbha Mela est censé laver tous les pêchés commis durant les innombrables vies antérieures et boire une gorgée d’eau du fleuve revient à boire une goutte du nectar d’immortalité.
Les moments forts de la Kumbha Mela sont les grands bains, les jours où toutes les confréries sadhviques se rendent au fleuve. Ce sont aussi les dates que redoutent les forces de police. Ces jours-là, ils sont des milliers postés aux quatre coins de la ville, armés de fusils et de cannes. Les bains rituels des sadhus guerriers, les Nagas, constituent la plus grande menace.
Les sadhus ont la priorité et les laïcs ne pourront se baigner qu’après eux. En matière de préséance, les différentes communautés doivent respecter un ordre établi par le gouvernement à cause de violents affrontements qui eurent lieu dans le passé. Ces hommes saints sont extrêmement susceptibles et peuvent facilement devenir dangereux. Ils n’hésitent pas à dégainer leurs épées ou à brandir leurs lances à la moindre provocation. Les longues lances que portent les sadhus à la tête des processions symbolisent les nombreux combats qu’ils menèrent contre les envahisseurs musulmans et les colonisateurs anglais.
Personne n’est autorisé à franchir la colonne de sadhus qui conduit au grand bain. À une époque, les responsables des communautés avaient l’habitude de venir à dos d’éléphant, mais après une tragique bousculade dans laquelle 400 pèlerins avaient trouvé la mort, le gouvernement les a dissuadés d’entrer dans l’eau avec les pachydermes. Depuis lors, les sadhus conduisent leurs maîtres jusqu’aux berges du Gange dans des palanquins, des chars à bœufs ou des voitures qu’ils poussent eux-mêmes en hommage aux anciens qui guident les affaires spirituelles de la confrérie. Ce n’est qu’après le bain de leurs maîtres que les sadhus peuvent à leur tour se baigner.
En 2001, la Kumbha Mela d’Allahabad rassembla plus de trente-six millions de pèlerins pour un seul Grand bain.
La Kumbha Mela offre aussi l’image très recherchée par le monde politique, d’une Inde unifiée où toutes les castes sont confondues, les hommes communiant dans la même foi.
Au dernier jour du festival, les campements commencent lentement à se vider. Les « hommes saints » reprennent la route de leur retraite dans l’Himalaya pour n’en ressortir qu’au prochain grand rassemblement. Les pèlerins, eux aussi, quittent les rives du Gange, emportant avec eux un peu de l’eau sacrée du fleuve et le souvenir d’un grand moment de ferveur partagé par tout un peuple.