SCIENCE DE LA VIE
par Thierry Sandivi
L’ayurvéda est la pratique médicale de l’hindouisme. C’est aujourd’hui la plus ancienne médecine qui soit encore en pratique et on la connaît de plus en plus en Occident car ses principes reposent sur une vision globale et psychosomatique du corps humain. Thierry Sandivi nous explique ci-dessous quels sont les grands principes de l’ayurvéda. Un peu plus loin, Kiran Vyas développera plus encore ces concepts.
Dans l’Inde traditionnelle, on ne « pratique » pas l’ayurvéda, comme on pratiquerait un régime pendant une certaine période pour améliorer sa santé globale. L’ayurvéda est conçue comme un système de vie reposant sur des savoirs, des connaissances « médicales », tant sur le plan physique que spirituel, et qui permet de maintenir la bonne santé, tout au long de la vie.
Bien qu’étant le système de guérison naturel (et faisant partie intégrante de la culture indienne), l’ayurvéda insiste sur la conservation du bien-être tout au long de la vie. Tout en assurant la possibilité de corriger ou mieux, de rééquilibrer les trois grandes tendances de l’individu (les doshas : vata, pitta et kapha) dépendant eux-mêmes des cinq éléments que sont la terre, l’eau, le feu, l’air et l’éther.
En fait, dans le système indien, tout concept est « religieux » par essence (dans le sens étymologique du terme : relier le ciel et la terre). L’individu en tant que tel n’existe que parce qu’il est intégré dans un système global sensitif, social et divin. Du fait de ce principe de non-segmentation, on peut voir que la médecine ayurvédique est holistique, et que ses méthodes de guérison sont naturelles, par essence.
Les maux de l’individu ne concernent pas seulement les symptômes corporels, les déséquilibres psychologiques et émotionnels qu’il éprouve. Ceux-ci sont intimement liés, comme s’ils faisaient partie d’un vaste tout, ce qui permettra au connaissant de découvrir les facteurs constitutionnels, les causes profondes qui provoquent la maladie chez l’individu en question.
En donnant des explications claires et détaillées, on pourra ainsi recommander les traitements curatifs adaptés à chaque constitution, tels que régime alimentaire, style de vie et remèdes à base de plantes. Dans l’ayurvéda, guérir, c’est faire prendre conscience au patient qu’il doit prendre en charge son propre processus de guérison.
Comme toute médecine, l’ayurvéda comporte différentes branches :
• La médecine interne ;
• Les maladies de la tête et du cou ;
• La chirurgie ;
• Le traitement des empoisonnements ;
• La pédiatrie ;
• Le rajeunissement ;
• L’utilisation des aphrodisiaques ;
• La psychologie.
Comme tout système médical, l’ayurvéda a ses propres méthodes de diagnostic :
• La prise de pouls ;
• L’examen de la langue ;
• L’examen de la voix ;
• L’examen de la peau ;
• L’examen des yeux ;
• L’examen des selles ;
• L’examen des urines ;
• Et l’examen général.
L’ayurvéda ne doit donc pas, dans l’imaginaire populaire, être considéré comme une science « magique », car il repose sur des principes de diagnostics, de traitements physiques et psychologiques, et des prescriptions de « médications ».
Holistique, car il prend soin du corps et de l’esprit, l’ayurvéda est aussi religieux – comme nous l’avons défini plus haut – car il se fonde sur le grand courant de la pensée védique spirituelle. On peut dire que l’aspect médical de la science védique est l’ayurvéda, de même que la branche pratique pour le développement de la conscience est le système du yoga.
Religieux, l’ayurvéda l’est aussi de par son histoire « mythique » et son but. C’est une double hélice de connaissances et de pratiques qui est descendue du ciel vers la terre, pour permettre à la terre de rejoindre le ciel.
De même que purusha a besoin de prakriti pour qu’il puisse, par elle, prendre conscience de sa propre existence et de sa propre conscience, de même dans l’hélice descendante, il est dit que l’ayurvéda a été transmis du royaume des dieux et des divinités célestes par Indra aux rishis de l’Himalaya.
Ces sages transmirent leurs savoirs d’âge en âge, jusqu’à le codifier peu à peu et le segmenter pour éviter les utilisations douteuses. Les traités d’ayurvéda ne sont pas logiques et linéaires, comme ils le sont habituellement en Occident, mais se développent plutôt suivant une logique en spirales. Un chapitre pris au hasard ne donnera ni la question pratique à laquelle il est censé répondre, et encore moins la réponse à la question qui n’a pas été posée.
On peut faire le parallèle avec les Yogas Sutras de Patanjali. Bien qu’il y ait un fil conducteur, le sutra, on ne peut en effet les comprendre que dans leur globalité, et s’ils sont commentés par un maître, vu leur concision, et les différentes interprétations possibles.
Exercice ardu de compréhension, cette méthode décourage ceux dont l’ambition est basée sur le profit immédiat, et encourage les ambitions positives ; tout comme la régularité fastidieuse des exercices de yoga procure, une fois l’habitude prise, tout le bénéfice espéré.
Nous avons rapidement évoqué l’hélice qui est descendue des cieux vers la terre. Qu’en est-il de l’hélice ascendante ?
En harmonisant le corps (en fonction de la prakriti de chacun), en corrigeant les déséquilibres provoquant la maladie (soin du corps), en contrôlant le mental (soin de l’esprit et pratique des exercices de yoga), l’ego met en marche un processus karmique qui nous délie des renaissances et transmigrations, c’est-à-dire la répétition des souffrances. Le but, ici, est d’atteindre une réalité ou état de pure conscience au-delà de la pensée, où se trouve la paix. Ainsi peut être résumé le but de la longévité, de la science de la vie.
Qu’en est-il dans le monde actuel, et comment, concrètement, peut on « voir » ce qu’est l’ayurvéda aujourd’hui ? Pour commencer, on peut dire qu’après l’engouement pour la médecine chinoise, l’ayurvéda a le vent en poupe, tant en Occident que sur sa terre natale.
La segmentation et la codification de l’ayurvéda a permis la création de centres médicaux ayurvédiques. Bien que l’ayurvéda insiste fortement sur les méthodes spirituelles et les techniques de méditation, on peut néanmoins l’utiliser comme un simple système de guérison, parallèlement à la médecine allopathique, comme c’est souvent le cas en Inde, sans prendre en compte des pratiques plus intériorisées. Bien que cela réduise le champ d’action de l’ayurvéda, cela n’empêche pas de guérir le patient.
L’Inde n’a jamais été un continent fermé sur lui-même, elle a toujours été et demeure un vaste champ d’interconnexions culturelles, scientifiques et religieuses. L’Inde a influencé le reste du monde par sa culture plurimillénaire, sa science védique, son système de philosophie religieuse, même si cela n’est pas encore communément reconnu et admis.
De même, l’Inde a eu la capacité d’assimiler et de faire siennes toutes les influences culturelles venues de l’extérieur de ses frontières fluctuantes, que ces apports aient pris le visage d’échanges commerciaux, de « mariages » entre royaumes aussi lointains que le Siam, ou l’aspect plus violent des invasions musulmanes ou des différentes colonisations européennes.
Ces connaissances millénaires, et la lente assimilation des méthodes occidentales modernes, ont fait de l’Inde un des grands pays de la médecine et de la pharmacie. La dichotomie entre « médecine moderne » et « médecine traditionnelle » n’y existant pas dans le sens occidental courant.
D’une certaine manière, la floraison des centres ayurvédiques, tant en Inde qu’en Occident, n’est pas seulement une preuve du savoir-faire et d’une conception « moderne » de l’ayurvéda ; elle montre aussi à quel point il avait, dès les premiers temps, la capacité de s’adapter à l’homme au cours des siècles, car ce n’est pas un système rigide et figé.
Les centres de soins ayurvédiques, médicaux ou non, existent maintenant presque partout dans le monde. Dans certains pays, l’aspect médical n’est pas reconnu, par exemple en France ; de même que le terme « massage » est réservé et ne peut être utilisé pour l’abhyanga.
Ceux qui s’intéressent aux centres ayurvédiques et à l’ayurvéda sous son aspect holistique ont maintenant à leur disposition tous les moyens nécessaires pour trouver les centres d’études ou les centres de soins, etc.
À chacun de séparer ensuite le bon grain de l’ivraie.
Mais qu’en est-il pour le néophyte ? La plupart du temps, loin de ces centres reconnus ayant pignon sur rue, il n’a de l’ayurvéda que des informations plus que succinctes : le « massage de bien-être ayurvédique », les « soins de santé de tradition indienne », etc.
Ce qu’il faut voir à travers cette offre de plus en plus importante, souvent incorporé dans des centres de soins esthétiques, ou organisé à domicile, c’est le besoin de retrouver tout à la fois le médecin, le guérisseur, le prêtre et confesseur, le psychanalyste, etc., en une seule personne qui puisse les guider sur les plans physique (guérison de la maladie) et psychologique.
C’est un besoin qui peut paraître étrange dans un monde où les moyens de communication n’ont jamais été aussi prolifiques, et aussi bon marché : vouloir retrouver le sens du contact dans tous les sens du terme. L’offre prolifique répond, en quelque sorte, à une demande inconsciente, tout aussi large. Mais là aussi, et là surtout, il faut séparer le bon grain de l’ivraie.
Pour ma part, pour essayer de comprendre un tant soit peu ce phénomène de la mode ayurvédique, je me suis entretenu avec deux personnes pratiquant des « soins corporels ayurvédiques ». Ces personnes n’ayant pas été choisies au hasard et n’étant que deux, on ne pourra tirer aucune conclusion générale.
Mon intérêt s’est porté sur ces personnes pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire : l’une est partie de l’Occident à la rencontre de l’Inde et de l’ayurvéda, et l’autre personne est née et a vécu au Kerala, immergé dans une culture sans segmentation, entre ayurvéda, yoga et kalaripayat.
Bien que très personnelles, ces deux visions de la pratique en France sont néanmoins riches d’enseignements.
Entretien avec Caroline H. de Tours
Comment j’ai connu l’ayurvéda. La première fois, j’étais dans le nord de l’Inde à Dharamsala. J’avais le choix entre une retraite silencieuse pour pratiquer la méditation vipassana, ou une initiation à l’ayurvéda. J’ai choisi ce qu’on m’a présenté comme étant une médecine traditionnelle vieille de 5 000 ans. J’étais fascinée de découvrir un système de guérison entièrement naturel et empreint de spiritualité.
Ce qui m’a plu. Cette première initiation d’un mois m’a permis de constater que j’avais négligé mon corps et encrassé mes cellules par une mauvaise hygiène de vie. Lors de mes cours, je massais autant que je me faisais masser, ainsi j’enregistrais dans ma chair les bienfaits immédiats de l’huile et de la gestuelle des massages de tradition indienne. Les dix premiers jours, nettoyée de mes toxines, j’étais épuisée, ensuite je me suis sentie pure et légère, refusant instinctivement toute substance nocive.
Suite à ce stage, j’étais convaincue de l’importance qu’exerçait l’ayurvéda sur mon mode de vie, je sentais sincèrement que ce pouvait être un moyen d’évolution personnelle et spirituelle. C’est ainsi que j’ai approfondi mes connaissances à l’école indienne Sandjivanee, en Inde du Sud. Puis je me suis inscrite à l’IEEV des études védiques en France.
Ce que l’ayurvéda représente pour moi et ce que j’en ai retenu. L’ayurvéda est devenu un repère pour guider mes actes et mes prières. C’est une épreuve au quotidien où je m’applique à rester en conscience pour avoir le sentiment de faire évoluer ma vie. Les fondements de l’ayurvéda sont un guide pour me nourrir spirituellement, mentalement et physiquement.
Comment m’est venue la décision de pratiquer l’ayurvéda, ce que cela m’apporte et ce que cela apporte à mes clients. Après mon voyage en Inde, je ne pouvais plus faire le métier de commerciale pour lequel j’avais été formée.
Je décidai de prendre un tournant radical pour me consacrer à l’autre, à moi, et vivre entièrement avec tout ce qui m’entourait. Ainsi j’ai décidé d’exercer des massages de traditions indiennes. Chaque personne massée devenait un nouveau voyage, touchant du doigt l’authenticité de l’être. Le corps est aussi vaste que l’univers et sa découverte est infinie.
J’avais donc trouvé un moyen de faire un métier rempli d’amour, où l’autre et moi pouvions nous rencontrer sans masque conventionnel et servir mutuellement notre évolution personnelle.
Même si mes clients ne sont pas totalement adeptes de cette philosophie de vie, le massage abhyanga est avant tout pour eux un moyen de se couper du stress, de se retrouver eux-mêmes, de se découvrir au travers de leurs corps et de veiller à maintenir leur être en bonne santé.
Ce que je pense de la pratique de l’ayurvéda en France. En France, l’ayurvéda est malheureusement devenu un atout commercial, une pratique avec une forme d’exotisme à valeur ajoutée… très loin de tout le respect qu’on lui doit. Quel dommage d’être opportuniste et de se priver de ses bienfaits !
Si chaque personne pratiquante s’appliquait à respecter la tradition, on serait bien moins nombreux dans les hôpitaux ou sous dépendance médicamenteuse. Simplement, parce que chacun pourrait être l’acteur de sa santé mentale et psychologique.
Mon objectif dans cette discipline. Mes objectifs sont d’approfondir mes connaissances, de continuer à pratiquer, de rechercher et de devenir de plus en plus précise dans ma gestuelle.
Entretien avec Sreeni E.
de Paris et Tours (originaire du Kerala)
Je suis né et j’ai vécu au Kerala avant de venir en France. Je vivais non pas dans un grand centre urbain, mais dans un village, et ma passion pour le kalaripayat est née très tôt.
Les gens de la campagne, en Inde comme ici, sont beaucoup plus proches de la nature et toute la substance vient de ce que la terre leur apporte, y compris les médicaments. Ces gens sont plus à l’écoute de leurs corps qu’aujourd’hui dans les grandes villes indiennes, où l’intérêt pour la médecine traditionnelle se perd peu à peu.
J’ai commencé le kalari très jeune. Le maître enseignait directement ce qu’ici on pourrait appeler l’ostéopathie nécessaire lors de la pratique du kalaripayat, en même temps que les points « vitaux », les marmas et le massage à l’huile.
On peut donc dire que c’était un enseignement global, traditionnel, où l’on ne faisait pas de différence entre l’art martial, la connaissance des marmas, les massages, l’apprentissage des massages pour atténuer ou faire partir douleurs ou foulures. C’était ce qu’on pourrait appeler un enseignement proche du maître et empirique, qui se poursuivait durant des années, voire des dizaines d’années : le maître nous enseignait et il était là pour nous corriger et nous faire évoluer.
En France, j’enseigne surtout le kalaripayat et le yoga ; des personnes viennent aussi me voir pour des massages kalaris. Ici, pour pratiquer, pour enseigner, on doit passer son temps à prouver que l’on a des diplômes valorisant ce qu’on sait ; mais comment un maître traditionnel, qui suis l’enseignement depuis son plus jeune âge, et qui enseigne lui-même et suit certaines personnes pendant des dizaines d’années, va-t-il délivrer un diplôme ? Si l’élève n’est pas sérieux, assidu, le maître le renvoie ; sinon, l’élève a le droit de rester. C’est une autre façon de voir les choses.
À mes clients, j’essaie d’apporter ce pour quoi ils viennent me voir, et les soulager au mieux ; je n’ai pas à les juger. Quant aux autres enseignants, qui, pour la plupart, pratiquent le massage abhyanga, ils ont chacun leurs raisons, et je n’ai pas à les juger non plus.
Enfin, pour ce qui est de la spiritualité que les masseurs ou les clients recherchent, je dirais simplement : à chacun sa spiritualité.