LES TROIS FONDEMENTS DE L’HINDOUISME

par Sri Aurobindo

Sri Aurobindo, poète, révolutionnaire, yogi et philosophe indien (1872-1950), admiré par Romain Rolland et Malraux, a défini mieux que quiconque ce qu’est l’hindouisme.

 

Il importe de souligner le caractère synthétique et l’unité englobante du mental religieux indien, sinon la signification de la vie et de la culture de ce pays nous échapperont complètement. Il faut reconnaître cette largeur d’esprit, cette plasticité ; alors seulement pourrons-nous mesurer l’effet global que ce caractère a produit sur la vie collective et individuelle. Et si l’on nous demande : « Mais après tout, qu’est ce que l’hindouisme ? Qu’enseigne-t-il ? Que met-il en pratique ? Quels sont ses éléments communs ? » Nous répondrons que la religion indienne repose sur trois idées de base, ou plutôt sur trois principes essentiels issus de la plus haute et de la plus vaste expérience spirituelle.

 

Tout d’abord, l’idée de l’Existence Une enseignée par le Véda, à laquelle les sages ont donné différents noms : l’Un sans Second des Upanishads, qui est Tout ce qui est et au-delà de tout ce qui est ; le Permanent des bouddhistes ; l’Absolu des illusionnistes ; le Dieu suprême ou Purusha des théistes, qui tient en son pouvoir l’âme et la Nature – en un mot l’Éternel, l’Infini. Tel est le premier fondement commun ; mais l’intelligence humaine peut l’exprimer, et l’exprime, en des formules sans nombre. Découvrir, approcher intimement, s’unir – sous quelque forme et à quelque degré que ce soit – avec ce Permanent, cet Infini, cet Éternel, voilà le sommet et l’effort ultime de son expérience spirituelle. Tel est le premier credo universel du mental religieux de l’Inde.

 

Admettons ce fondement sous une formule ou une autre, poursuivons ce but spirituel par l’une des mille voies reconnues en Inde, ou même par n’importe quelle voie nouvelle qui en dérive, et nous voilà au cœur même de cette religion. Et nous tenons là son deuxième principe fondateur : les chemins par lesquels l’homme peut approcher l’Éternel et Infini sont innombrables. L’Infini est fait de multiples infinités et chacune de ces infinités est en soi l’Éternel. Et ici-bas, dans les limites du cosmos, Dieu se manifeste et s’accomplit en ce monde par des voies multiples, mais chacune est la voie de l’Éternel. Car en chaque fini nous pouvons découvrir l’Infini, et à travers toute chose, qui en est la forme et le symbole, approcher l’Infini. Toutes les puissances cosmiques sont des manifestations de l’Un, toutes les forces sont des forces de l’Un. Les dieux à l’œuvre derrière les phénomènes de la Nature doivent être perçus et adorés comme des pouvoirs, des noms, des personnalités de la Divinité unique. Une Conscience-Force infinie, une énergie, une Volonté ou une Loi exécutives, Mâyâ, Prakriti, Shakti ou Karma, se tient derrière tous les événements, que ceux-ci nous semblent bons ou mauvais, justes ou injustes, heureux ou malheureux. L’Infini crée, et il est Brahmâ ; il préserve, et il est Vishnu ; il détruit ou réabsorbe en lui-même, et il est Rudra ou Shiva. L’énergie suprême et bienfaisante qui préserve et protège, est la Mère du monde, Lakshmî ou Durgâ, ou en est l’expression. Bienfaisante même sous le masque de la destruction, elle est Chandî ou Kâlî, la Mère au sombre visage. Assumant la forme de ses qualités, la Divinité unique se manifeste en des divinités et sous des noms multiples. Le Dieu de l’amour des vishnouïtes, le Dieu du pouvoir divin des shaktas, sont en apparence deux divinités différentes ; mais en vérité ils sont la Divinité unique et infinie sous divers visages. Il est possible d’approcher le Suprême à travers chacun de ces noms, chacune de ces formes, dans la connaissance ou dans l’ignorance ; car à travers, ou au-delà de ceux-ci, nous pouvons parvenir enfin à l’expérience suprême.

 

De nombreux croyants se sont modernisés et, par une sorte de compromis intellectuel avec le rationalisme matérialiste moderne, ont aujourd’hui tendance à justifier ces choses en les faisant passer pour des symboles. Mais pour l’ancienne mentalité religieuse de l’Inde – il est important de le noter –, elles n’étaient pas seulement des symboles, mais des réalités de ce monde, même si, pour l’illusionniste, ce n’étaient que des réalités du monde de Mâyâ. Pour sa connaissance spirituelle et psychique, il n’y avait pas d’abîme infranchissable entre la plus haute existence imaginable et notre existence matérielle, comme s’il s’était agi de contraires sans aucun rapport. Elle percevait d’autres plans de conscience et d’expérience psychologiques et, à ses yeux, les vérités de ces plans supra-physiques n’étaient pas moins réelles que les vérités extérieures du monde physique. L’homme commence par approcher Dieu selon sa nature psychologique et sa capacité de vivre une expérience plus profonde, swabhâva, adhikâra. Le niveau de Vérité, le plan de conscience qu’il peut atteindre, est déterminé par son stade évolutif intérieur, d’où la diversité du culte ; mais les composantes cultuelles ne sont pas que des structures imaginaires, des inventions de prêtres ou de poètes : ce sont les vérités d’une existence supra-physique intermédiaire entre la conscience du monde physique et la supra-conscience ineffable de l’Absolu.

 

La troisième idée, la plus grosse de conséquences à la base de la religion indienne, est aussi celle qui a l’effet le plus puissant sur la vie spirituelle intérieure : si la conscience universelle peut approcher le Suprême, ou le Divin, en perçant à travers la Nature tout entière, intérieure aussi bien qu’extérieure, chaque âme individuelle peut aussi L’atteindre, trouver Cela en elle-même, en son cœur spirituel où se trouve ce quelque chose qui est profondément uni à l’Existence divine unique, ou lui est en tout cas intimement relié. Pour la religion indienne, l’essentiel est que nous puissions croître et vivre de telle sorte que nous émergions de l’Ignorance qui cache à notre mental et à notre vie cette conscience-de-soi, et devenions conscients de la Divinité en nous-mêmes. Ces trois éléments réunis constituent l’intégralité de la religion hindoue, sa signification la plus profonde et, s’il est besoin d’un credo, son credo.

 

Les fondements de la culture indienne,

Buchet-Chastel, pp. 215-217.