TROIS GRANDS ESPRITS UNIVERSELS
par Benoît Parisot
Benoît Parisot, Satyakaman de son nom d’initié, est traducteur de Sri Tathata en langue française depuis 2002. Il partage sa vie entre la France, dans un centre spirituel dans le Lot, et l’Inde, où il réside dans les ashrams de Sri Tathata et effectue régulièrement des pèlerinages dans les lieux saints. Il a un rôle actif dans la publication d’ouvrages aux Éditions du Shanti Pitha et Lumière du Dharma. Il prépare un livre sur Sri Tathata.
L’Occident est entré en contact avec la pensée et la tradition spirituelle indiennes depuis quelques siècles, d’abord de façon approximative, puis de plus en plus précise ; d’abord par la seule étude intellectuelle6, puis par l’importation à une échelle de plus en plus grande d’outils de développement personnel issus de la tradition indienne multi-millénaire comme le yoga et la méditation.
Depuis quelques décennies, des Occidentaux7 s’engagent dans un chemin personnel selon les principes et avec les outils de la tradition indienne, en général en liaison avec un maître spirituel. Le contact spirituel entre l’Inde et l’Occident semble en phase d’intensification et le présent article se veut une modeste contribution à cette belle histoire.
Quelques mots sur la figure du maître spirituel. Si elle a fait naître des inquiétudes ces dernières décennies chez certains esprits occidentaux, cette figure est acceptée d’une façon générale par cet immense pays qu’est l’Inde – les inévitables exceptions discutables n’entachant aucunement le principe général.
En Inde, chaque époque a ses maîtres, depuis les rishis d’une antiquité non datable jusqu’à notre époque. Certains d’entre eux laissent des traces non seulement dans le cœur de ceux qui ont reçu leur enseignement avec gratitude mais encore dans le cœur et la pensée de l’Inde elle-même, voire de l’humanité entière.
C’est de trois êtres d’un tel calibre dont il va être question dans cet article : Sri Ramakrishna (XIXe siècle), Sri Aurobindo (XXe siècle), Sri Tathata (notre contemporain). Même si d’autres auraient pu être ajoutés à la liste, en d’autres termes si une part de subjectivité est inévitable dans ce choix, il y a dans la pensée de ces hommes remarquables et dans ce qu’ils offrent au monde une force, une originalité et une portée qui dépassent l’Inde et concernent l’humanité entière.
Il ne peut être question dans un si court article de présenter complètement ces trois sages, mais plutôt de décrire leur apport le plus original et le plus précieux.
Sri Ramakrishna
Sri Ramakrishna8 (1836-1886) est sans doute la figure spirituelle la plus marquante de l’Inde du XIXe siècle.9 Né dans une famille paysanne et brahmane, il devint, encore jeune, prêtre dans un temple à Kali. Ce service qu’il exerça dans une extrême dévotion l’amena à multiplier les expériences mystiques en relation avec la Mère divine et les moments de samâdhi, lors desquels la conscience quitte le corps pour s’unir à l’océan cosmique – ou pour visiter des mondes supérieurs. Bientôt, sa relation intérieure avec la Mère divine devint permanente.
C’est alors que commença l’une des périodes de sa vie les plus remarquables par son universalité : Ramakrishna expérimenta un grand nombre de voies spirituelles jusqu’aux plus hautes réalisations qu’offre chacune d’elles.
D’abord, une renonçante, nommée Bhaïravi, connue aussi comme la Brahmani, lui enseigna la voie tantrique. Les hautes expériences spirituelles se succédèrent, culminant dans l’éveil complet de la kundalinî. Puis la Brahmani lui enseigna la voie vaïshnavite, celle de la bhakti (dévotion). Il expérimenta, fait rarissime, les dix-neuf émotions spirituelles à l’égard du Divin décrites par les textes, culminant dans l’extrême ressenti de l’amour entre Radha et Krishna, dans l’oubli complet de soi-même.
Puis un moine et maître de l’Advaïta Védânta, Tota Puri, succéda à la Brahmani comme son enseignant. Embrassant cette voie de renonciation complète, Ramakrishna dépassa en quelques jours la vision de la Mère divine qui lui était habituelle pour atteindre, dans un samâdhi de trois jours, la fusion complète avec le Brahman ou lumière au-delà de toute forme – à la stupéfaction de Tota Puri à qui quarante ans d’efforts extrêmes avaient été nécessaires pour y parvenir.
Puis, en 1866, il commença sous la guidance d’un maître musulman à répéter le nom d’Allah et atteignit en quelques jours une vision divine dans la perspective de l’Islam, suivie d’un nouveau moment de fusion avec le Sans Forme.
Enfin, en 1874, il se familiarisa avec la Bible et l’histoire du Christ. Un jour, la contemplation d’un tableau de La Vierge à l’enfant le plongea dans une extase, suivie, le quatrième jour, d’une mystérieuse rencontre avec la forme du Christ, qui fusionna en lui.
Sri Ramakrishna a ainsi montré, par l’expérimentation personnelle, que pour un aspirant authentique tous les chemins spirituels/religieux peuvent mener à Dieu. Chaque voie et religion a donc une vraie valeur. Remarquable apport d’universalité, invitant à dépasser toute vision identitaire ou exclusive de la religion.
Sri Aurobindo
Sri Aurobindo (1872-1950), deuxième des grandes figures auxquelles cet article est consacré, est universel à bien des titres. Bengali tout comme Ramakrishna, c’est en Angleterre qu’il reçut toute son éducation, incluant grec, latin, poésie et philosophie occidentales. C’est bien plus tard, de retour en Inde, qu’il se familiarisa avec la tradition indienne en même temps qu’il eut de nombreuses expériences spirituelles.
Une fois sa conscience établie dans les plans supérieurs, il mit un terme à son activité politique en faveur de l’indépendance de l’Inde et se retira en 1910 à Pondichéry où, muni d’une connaissance presque encyclopédique de la pensée occidentale, il écrivit, en anglais, sur la spiritualité de la façon la plus profonde qui soit, en poésie (Savitri) comme en prose.
Un de ses apports majeurs à l’humanité est sa réflexion sur l’évolution : il fait ressortir la Force Divine à l’œuvre dans l’histoire de l’univers. Sa conception se veut complémentaire de celle, purement matérialiste, de Charles Darwin ; il est également frappant de constater les similitudes de vision avec son quasi contemporain, le Père Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955).
Surtout, Sri Aurobindo affirme que le futur de l’humanité réside dans la venue de l’énergie du « supramental », qu’il définit comme « la Conscience de vérité... par laquelle le Divin connaît non seulement sa propre essence et son être propre, mais aussi sa manifestation ».10
Ce qui signifie que les êtres humains ne doivent plus chercher seulement à rejoindre le Divin ou l’Essence (perspective traditionnelle de la spiritualité indienne), mais encore aider les énergies supérieures à descendre en eux et sur terre pour que la vie humaine devienne « Vie divine », pour que la conscience divine se manifeste pleinement dans la matière. Cette spiritualité active, ascendante et descendante, réconciliant esprit et matière, est nommée par lui « yoga intégral ».
Sri Tathata
Sri Tathata11, né en 1942, est un maître spirituel indien contemporain. On peut expliquer le fait qu’il soit encore peu connu par les particularités de sa biographie : il a passé la plus grande partie de sa vie et de sa mission à l’abri du regard du public ; c’est seulement depuis 2007 qu’il voyage en Occident et que son nom a commencé à circuler au moins dans les cercles spirituels en France et dans d’autre pays.
Son enfance12 fut marquée par son attrait pour les pratiques spirituelles et le Divin. Puis, après avoir quitté la maison familiale à dix-sept ans, il s’engagea dans des ascèses. Sa spiritualité spontanée d’infinie dévotion à l’égard de la Mère divine, s’exprimant en particulier dans des méthodes tantriques de vénération, se doubla de l’expérimentation de plusieurs voies spirituelles (hatha yoga, raja yoga de Patanjali à huit étapes, méthodes des Siddhas) jusqu’au complet accomplissement de chacune d’elles.
La similitude avec Ramakrishna est ici frappante, et on peut ajouter un autre point commun, le rayonnement d’amour émanant de l’un comme de l’autre, pouvant être ressenti comme bouleversant. Très vite Sri Tathata demeura en samâdhi la plus grande partie du temps. Mais toujours sa conscience revenait dans son corps, pour un temps plus ou moins bref ; ce retour systématique resta mystérieux pour lui, jusqu’à ce que, dans une grande expérience de douleur-compassion, il comprenne qu’il n’avait plus rien à accomplir pour lui-même mais devait aider l’humanité en souffrance.
Suivirent des années dédiées à une action subtile par la prière, dans son ashram et dans différents hauts lieux spirituels de l’Inde ; la lente révélation intérieure des enseignements à transmettre à l’humanité, dont l’essence est donnée dans les Dharma Sutras, aphorismes divins révélés au monde à Sarnat en 1991 ; l’érection du Dharma Pitha, un temple de grand rayonnement énergétique qu’il consacra en 2006 et dont les cérémonies d’ouverture au monde eurent lieu en 2011.
Si Sri Tathata est un mystique en action et non un intellectuel, la pensée qui se dégage des Dharma Sutras, de ses ouvrages13 et de ses enseignements oraux est extrêmement proche de celle de Sri Aurobindo, dont il se présente parfois comme le continuateur.14 Il reprend la voie du Milieu, entre matérialisme et spiritualisme, et à sa manière le thème de l’évolution : il définit plusieurs stades de développement de la conscience humaine, aujourd’hui encore éloignée de son potentiel de divinité complète.
Comme chez Sri Aurobindo, la perspective n’est plus tant la réalisation ou libération individuelle de quelques happy few mais l’évolution de la conscience de l’humanité et, pour les êtres spirituellement les plus avancés, le service à cette cause.
Son apport majeur est l’insistance sur le dharma, que l’on peut définir comme la conscience de l’ordre cosmique dans la conduite de sa vie. Le dharma est éternel (sanâtana dharma), mais à chaque époque un grand être est chargé de le reformuler, en harmonie avec la conscience humaine du moment.
Sri Tathata explique que le dharma des temps védiques (ou la synthèse de ce dernier avec l’apport du Bouddha et celui du Christ) est ce qui va aider l’humanité du futur à grandir ; même si le dharma védique a été transmis à l’origine des temps par le Divin, par l’intermédiaire des rishis, à l’humanité, c’est seulement présentement qu’il va pouvoir être compris et vécu dans toutes ses dimensions.
Ce dharma védique est notamment caractérisé par le respect des rythmes naturels : rythmes de la journée et rythmes de la vie (les fameux quatre âges de la tradition védique). L’accord avec les lois de la nature permet de recevoir l’énergie des plans supérieurs et de s’élever. Sri Tathata accorde une importance spéciale au brahmacharya (jeunesse) où l’énergie doit être préservée et l’éducation reçue inclure la connaissance générale (celle du monde) et tout autant ce qui permet un développement intérieur authentique.
Sri Tathata transmet des outils de travail spirituel à un large nombre de personnes, indiennes et occidentales. Il propose quelques exercices s’adressant à tous, en lien avec les rythmes de la journée ; aux personnes ayant une forte aspiration, il donne des initiations ; ces aspirants ont alors, par l’infusion de lumière qu’appelle un travail spirituel quotidien précis, la possibilité de se transformer très profondément.
En complément, Sri Tathata conduit des grands rituels basés sur les protocoles de la tradition védique : récitation d’hymnes et offrandes au feu sacré. Le but est d’aider à la transformation, cette fois au niveau global, planétaire.
C’est ainsi que des éléments d’universalité sont ajoutés aux protocoles védiques : aux rituels sont conviés des pratiquants spirituels ainsi que des leaders et personnalités d’un grand nombre de pays, enfin des représentants des différentes religions ; tous ces représentants de l’humanité joindront leur esprit, dans le champ de haute vibration induit par les rituels, pour des prières solennelles appelant une plus haute conscience et transformation positive au niveau global.
Autre élément d’adaptation de la tradition dans un sens de plus grande universalité, les officiants aux rituels seront choisis, non pas en fonction de leur naissance (nationalité, caste) mais de la pureté de leur style de vie et de leur expérience dans la pratique spirituelle.
De tels grands rituels conduits par des représentants de l’humanité, indiens et occidentaux, pour appeler une transformation positive globale ne sont-ils pas une première matérialisation du vœu de tant et tant d’êtres éclairés ?
Écoutons Romain Rolland dans la conclusion de son ouvrage La vie de Vivekananda et l’Évangile Universel (1929) : « Voici la promesse d’un âge de synthèse nouvelle, où s’alliera un nouveau rationalisme plus large, mais conscient de ses limites, à un nouvel intuitionnisme établi sur des bases plus sûres. Les efforts réunis de l’Orient et de l’Occident créeront un nouvel ordre de la pensée, plus libre et plus universelle. (…) Le résultat immédiat de cet ordre intérieur sera l’afflux de force et de confiance audacieuse, la flamme de l’action que souffle et nourrit l’esprit, un renouveau de la vie individuelle et sociale. »
Benoît Parisot
(traducteur de Srī Tathata en langue française)
satyakaman1@yahoo.fr
6 On peut citer ici la tradition des érudits occidentaux, Müller, Keith, Griffith, Wilson, Bergaine, Renou et bien d’autres ; et des introducteurs remarquables comme Romain Rolland, cité plus loin.
7 Parmi ces Occidentaux pionniers de la plongée dans la spiritualité indienne, on peut citer les Beatles, qui ont pendant un temps suivi Maharishi Mahesh Yogi ; également le moine bénédictin français... Henri Le Saux, qui entra en contact avec Ramana Maharshi puis suivit l’enseignement de Gnãnãnanda ; Arnaud Desjardins, grand témoin et introducteur en France des maîtres indiens. Bien sûr, le chemin spirituel personnel entrepris d’une façon plus ou moins engagée est le fait de milliers d’anonymes.
8 Les noms propres venant du sanscrit ont été rendus d’une façon ordinaire, car ils sont connus comme tels, plutôt que par la forme translitérée.
9 La vie de Ramakrishna a fait l’objet de plusieurs biographies qui toutes puisent aux écrits de ses proches disciples. On peut singulariser le travail remarquable de Romain Rolland, écrivain français (1866-1944) qui a longuement enquêté avant de publier en 1929 : La vie de Ramakrishna.
10 Lettres sur le Yoga, Buchet-Chastel, tome 2.
11 En translitération Śrī Tathāta.
12 Sri Tathata parle de son enfance dans son ouvrage L’aube du Dharma, éditions du Shanti Pitha.
13 Notamment L’aube du Dharma, L’appel du Dharma (éditions du Shanti Pitha) et Le vaisseau du Dharma (éditions Lumière du Dharma), ouvrage remarquable sur sa mission et le Dharma Pitha.
14 Sri Tathata a aussi une ressemblance physique avec Sri Aurobindo jeune ; un autre point commun est le rôle important d’une femme occidentale dans leurs vies respectives, Mirra Alfassa, La Mère, dans le cas de Sri Aurobindo, et pour ce qui est de Sri Tathata, Maïtreyi Amma qui le rencontra en conscience en février 2000 et l’introduisit à l’Occident dans les années 2001-2008.