GRANDS TEXTES

par Martine Quentric-Séguy

Martine Quentric, ethnologue, est aussi peintre, écrivain et conteuse. Elle intervient dans l’ombre de manifestations culturelles en France et en Inde. Elle nous propose ici des extraits des grands textes sur les Védas.

 

Une approche « abstraite » du divin est déjà présente dans le Rig Véda où il est alors nommé eka : l’un, aja : le non-né, akshara : l’impérissable ou l’immobile, paramapada : le pilier suprême, le suprême séjour ou l’incommensurable, voire tad ou etad : cela, principe neutre, ineffable.

 

Le Nâsadiya Suktam15, hymne sur la création du Rig Véda X.129, est considéré comme un élément tardif ne précédant que de quelques siècles les premières Upanishads. Il parle de la création par un « Dieu ? » indescriptible, impossible à réduire en un concept. C’est pourquoi la tentation est parfois grande de le démultiplier symboliquement pour tenter de tout dire de « Lui ».

 

Toutefois, le réel, l’absolu, ou l’infini, est unsans-second. Comment placer quelque chose hors de lui, comment l’imaginer multiple ? En effet, quoi que ce soit pourrait-il coexister avec une réalité autre que ce qui est, peut y avoir un infini juxtaposé à l’infini ? Il va de mort en mort celui qui voit de la diversité dans le brahman16. Ce n’est que dans le relatif de l’esprit humain, ou le fini, qu’est vue l’altérité17, une multiplicité d’objets matériels ou immatériels.

 

Il n’y avait alors ni non-être ni être,

ni impulsion à agir, ni ciel qui la surpasse,

qu’est-ce que (cela) cachait ? Où ? En quel refuge ?

Comment le non-être assumait-il la forme profonde et

mystérieuse de l’eau primordiale ?

 

Il n’y avait ni mort, ni immortalité,

ni aucun signe de jour ou de nuit.

Cela, seul, respirait en soi sans souffle.

Il n’y avait absolument rien d’autre que cet insondable.

 

À l’origine, la totalité de ce pur sujet était

secrètes et pesantes ténèbres cachant les eaux

indistinctes.

C’est à cause d’une sorte de rien insignifiant et caché

qui subsistait,

que l’un disparut sous le feu intérieur intense de

l’ascèse isolée.

 

À l’origine un désir surgit, rien de plus qu’un

frémissement,

c’était la première conception du mental.

Au cœur (de l’être) n’était nulle ignorance de la

parenté entre être et non-être,

(alors) à quoi bon cette quête à l’envers ?

 

La douceur de ces liens rayonna, se déployant au

travers (du tout).

Sur quelle base s’élevèrent-ils si haut ? Pourquoi en

vérité furent-ils proférés ?

(Dès lors) sont campés le créateur et sa puissance,

l’oblation rituelle au père, la chute ici-bas, le sacrifice

(et) l’au-delà des apparences.

 

Qui sait en vérité ? Qui peut dire

où paraît (et) d’où (provient) cette création ?

Quel dieu désirait se cristalliser18

avant (même) de décocher ce monde (et) ces divinités ?

 

Ceci s’est peut-être manifesté spontanément

ou peut-être pas (du tout).

Certes ce suprême témoin céleste pourrait savoir

(mais) peut-être qu’il ne sait pas.

 

Bien des siècles plus tard, les védantins récitent le texte suivant (Nirvâna shatakam : Six stances sur le nirvâna19) attribué à Sri Shankaracharya. Ce texte doit mener à la compréhension que « Cela » n’est rien que le mental puisse imaginer, comprendre, conceptualiser. Celui qui dit « Je » ici est l’absolu, l’unique, surnommé ici Shiva c’est-à-dire « bienfaisant, propice, salutaire » :

 

JE ne suis ni mental, ni intelligence, ni ego, ni pensée,

pas plus qu’ouïe et goût, ni qu’odorat et vue,

pas non plus ciel et terre, ni soleil, ni vent.

Sous forme de conscience et de béatitude, JE Suis

Shiva, JE Suis Shiva.

 

(JE ne suis) pas plus ce que l’on nomme souffle vital,

ni certes les cinq souffles,

ni les sept éléments racines20, ni les cinq fourreaux21,

ni parole, ni main, ni pied, ni anus et parties génitales.

Sous forme de conscience et de béatitude, JE Suis

Shiva, JE Suis Shiva.

 

JE n’ai ni amour ni haine, ni avidité ni égarement,

ni orgueil assurément, ni jalousie non plus,

ni dharma22, ni but, ni désir sensuel, ni libération.

Sous forme de conscience et de béatitude, JE Suis

Shiva, JE Suis Shiva.

 

Ni bien ni mal ni félicité ni souffrance,

ni mantra23, ni lieu saint, ni sciences sacrées, ni rites.

En vérité JE ne suis pas non plus la nutrition, la

nourriture ni le mangeur.

Sous forme de conscience et de béatitude, JE Suis

Shiva, JE Suis Shiva.

 

Ni peur de la mort ni distinction de caste pour Moi,

ni père ni mère ni naissance,

ni parenté, ni amitié, ni Maître ni disciple.

Sous forme de conscience et de béatitude, JE Suis

Shiva, JE Suis Shiva.

 

Assurément JE Suis, sous forme d’immatérialité,

omniprésent dans toutes les facultés des sens,

vraiment toujours équanime, ni libération ni entrave

Sous forme de conscience et de béatitude, JE Suis

Shiva, JE Suis Shiva.

 

Les humains ont tant besoin de comprendre tout mystère qu’ils ont parfois, et dans toutes les religions du monde, créé des « veaux d’or ». Mais cela n’a jamais signifié que les « veaux d’or » représentaient les religions !

 

Par contre, toutes les religions ont bien des noms, bien des qualificatifs, bien des concepts pour tenter de « dire » ce qui contient le cerveau humain mais qu’aucun cerveau ne peut contenir. On peut alors trouver jusqu’à mille huit noms ou qualificatifs pour tenter de désigner le seul aspect bienfaisant, cela ne crée pas mille huit dieux, juste mille huit façons de tenter de comprendre...


15  Traduction Martine Quentric-Séguy pour le livre à paraître : À la lumière du Védânta.

16  Brihadâranyaka Upanishad IV.4.19 et Katha Upanishad IV.10.

17  Chandogya Upanishad VI.II.1 puis VII.XXIV.1.

18  Le sanskrit dit : « coaguler », « cailler ». En français cristalliser parle de passer du gazeux ou du liquide au solide, de l’immatériel au matériel, ce concept était inconcevable à l’époque où ce texte fut rédigé mais il est le plus près du sens.

19  Traduction et exégèse : Ce rien qui est tout, Martine Quentric-Séguy, Éd. Les Deux Océans, 1999.

20  « Éléments racines » ou « fondations ».

21  « Fourreaux » ou « bourgeons », généralement traduit par « corps subtils ».

22  Loi cosmique, « devoir » qu’il soit individuel, social, ou supra-humain.

23  Incantation rituelle mystico-magique.