LES FEUX SACRÉS DANS LA TRADITION INDIENNE

par Céline Chadelat

Céline Chadelat est journaliste. Diplômée d’un master d’histoire des religions de la Sorbonne et de l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Elle a collaboré pour Le Monde des Religions et des revues spécialisées. Elle est également l’auteure d’un reportage sur la vie religieuse du Kerala et effectue régulièrement des voyages en Inde. (celine.chadelat@gmail.com)

 

Le rituel au feu Dharmasuya Mahayaga qui sera conduit en février 2014 dans l’État du Kerala par le yogi Sri Tathata vient ranimer la tradition plurimillénaire de l’hommage au feu sacré cher aux Védas.

 

Le corpus des Védas est vu et défendu comme le noyau de vérité originel de la religion indienne par beaucoup de maîtres et de groupes en Inde, par exemple les tenants du groupe de l’Arya Samaj26, qui se sont positionnés à l’encontre des mouvements nationalistes, autant qu’ils ont réfuté l’idée d’un polythéisme hindou.

 

En effet, la culture védique repose sur le sacrifice au feu sacré : en son foyer se révèle le créateur qui fait battre le cœur du monde. En consacrant les actes du quotidien, le sacrifice au feu, Agni, a rythmé la vie quotidienne des Aryas et oriente toujours la vie de certaines castes brahmaniques telles que les Nambudiris du Kerala. En parallèle, des sages tels Sri Tathata promeuvent, au-delà de toute question de caste, la pratique quotidienne de sacrifice au feu appelée agni hotra.

Le rite comme création incessante de vie

Le rite institué détient une place centrale dans les Védas. Perpétué en Inde jusqu’à aujourd’hui, il ne s’appréhende de façon approfondie qu’en se défaisant de certaines idées.

 

En Inde, les pratiques ont toujours connu plus d’importance que la croyance en des idées ou des théories. Ainsi, les hindous insistent sur le fait que l’essence de la religion védique appartient à une pratique, à la réalisation et à la transformation de la personnalité, seuls gages d’accomplissement dans le réel, et non à un dogme ou à la confession de formules.

 

On parle donc davantage d’orthopraxie que d’orthodoxie. Par exemple, les prières précédant un repas sont destinées à transformer, à sanctifier, au moins autant qu’une masse de nourriture, l’acte même de manger.

 

Dans ce prolongement, le temps se construit au moyen du rite. A contrario, l’idée selon laquelle ce serait la croyance individuelle dans la puissance du rite qui déterminerait le rite et ses effets n’a pas cours dans le monde hindou, et même asiatique. Cette appréhension du réel appartient à un mode de pensée absolument non-duel, qui puise ses racines dans une conception globale du monde considéré comme œuvre divine.

 

Selon la doctrine védique, le feu naît de l’air. La chaleur naît du mouvement. Agni naît de Vayu, le souffle, et se résorbe en lui. Si l’eau offre la libération des attachements par la sublimation de l’énergie du désir en amour, l’élément feu mène à l’illumination de la conscience de l’homme : le mental se mue en intuition pure, se divinise jusqu’à réalisation de la vérité parfaite. Ces deux éléments, Eau et Feu, sont complémentaires. Ils sont agents purificateurs du cosmos : présents à travers les rites initiatiques, à travers les mythes de déluges et de grandes sécheresses ou d’incendies.

 

Dans l’univers cosmogonique de l’Inde védique, le feu est rare : il est conservé, protégé, et encore aujourd’hui, certains feux sacrés restent préservés. En effet, il n’y a pas seulement un feu mais plusieurs. Tous ont leur individualité et leur distinction. Il faut parfois les mêler, parfois en ajouter d’autres que l’on produit par l’ancienne méthode de friction de deux morceaux de bois l’un contre l’autre. Ils sont aussi préservés durant de longues périodes dans des foyers.

Le feu et l’ordre de l’univers

Si le rite construit le temps de l’homme, alors sur la scène du sacrifice se joue l’ordre de l’univers dont le feu, Agni, constitue la matrice. C’est sur lui que se rythme et se régénère sans cesse la vie, qu’elle concerne la vie de famille, ou la vie de la société. Divers types de sacrifices existent : depuis les rites quotidiens menés par le chef de famille aux immenses rituels pour le bien de la société.

 

Le feu, Agni, n’est saisissable dans son essence profonde que pensé à l’aune du sacrifice, le yajña, traduisible également comme une « action menée par les hommes en vue d’un résultat bénéfique ». Pourquoi Agni est-il considéré comme la matrice absolue ? Parce que sa puissance de destruction contient en elle-même le mystère de la vie.

 

Les cycles d’incarnations se créent selon la triade classique : naissance ou création – destruction ou sacrifice – transformation ou résurrection. La phase intermédiaire correspond au sacrifice. Par la destruction, une forme antérieure de vie se relie à une forme nouvelle.

 

Et l’agent principal de cette action sacrificielle n’est autre que le feu : il donne vie par sa chaleur, détruit puis transforme. En rompant un équilibre instable, le feu créateur, sans cesse attiré et attisé par le désir d’équilibre absolu, jaillit dans la matière. Puisqu’il brûle, le feu purifie et régénère, consumant ce qui l’alimente, et détruisant la forme « séparant le subtil de l’épais ». Ce yajña s’applique à l’échelle de la vie de l’homme dans sa progression vers la lumière.

 

Lors des temps védiques, il s’agissait de célébrer la splendide manifestation d’Agni au lever et au coucher du soleil : chaque maître de maison conduisait l’agni hotra, ou l’oblation domestique au feu. Il consacrait ainsi le développement de la vie en toutes créatures et en lui-même. L’accomplissement dans le feu domestique des sacrifices prescrits par les Grhya Sutras composait l’une des tâches essentielles pour que la vie s’accomplisse dans l’alignement avec l’ordre du cosmos.

 

Les sacrifices les plus simples se composaient, et demeurent toujours les offrandes âjyas, ou le beurre clarifié : celui-ci est la meilleure partie de la crème qui, elle-même, est la meilleure partie du lait, qui est la meilleure production de la vache. Le beurre soumis à la fusion est encore clarifié, c’est-à-dire purifié.

 

Dans l’agni hotra comme dans tout rituel védique, le beurre clarifié offert au feu un certain nombre de fois, s’accompagne de la récitation de mantras ponctués du mot svaha. Même si dans la tradition, les protocoles relatifs au feu furent enveloppés d’un certain mystère, le sacrifice à Agni se relie au cosmos entier, se situant en étroite interaction avec celui-ci.

 

À travers son édification, l’âtre destiné à accueillir Agni reflète le cosmos. À la fois dans ses proportions et dans le choix des cinq couches de briques, équivalentes des cinq tanus, les cinq points cardinaux. Dans leurs justes proportions, elles s’équilibrent comme un corps. Elles représentent aussi la terre, l’atmosphère, le ciel, les deux espaces intermédiaires ainsi que les parties du monde, la terre et l’eau, tels qu’ils furent contemplés au commencement.

 

Le feu déposé au sein de cette construction naît du soleil et du souffle sacré. Celui qui conduira le rituel se trouvera alors à l’intersection des plans des réalités cosmique, divine et sacrale. Ainsi, en considérant que le rite construit le temps, le sacrifiant, de par sa position, devient maître du temps. Dans la mesure où sur l’autel du sacrifice repose la matrice de l’univers, il devient comme le conduit de l’univers entier. La tradition affirme que l’accomplissement régulier de tel rites peut mener jusqu’à une « nouvelle naissance », une transformation ou une existence divinisée.

 

Dans cette perspective, chaque action de l’existence de l’homme devient un sacrifice transformateur. Alimentation, paroles, sentiments s’apparentent à des offrandes au feu intérieur, qui constitue « la grande force unique et immanente qui produit tous les mouvements, tous les actes de la vie, du sentiment et de l’intelligence... », écrit E. Burnouf dans Le vase sacré.

 

À la fois active, unie aux puissances de la nature et immergée dans sa vision intérieure, l’existence de l’homme se poursuit selon la conscience aiguë que la force divine, l’Agni créateur, s’exprime par son intermédiaire. Cette attitude transcendant directement le soi inférieur, élimine l’idée de séparation d’avec le cosmos et la création, et les bribes d’ego, de karma se consument en ce feu alchimique.

 

La connaissance est alors libre de s’accroître pour parvenir à l’identification totale avec la réalité suprême. « L’homme est feu... » comprenait Louis-Claude de Saint Martin ; « ... Sa loi comme celle de tous les feux, est de dissoudre – son enveloppe – et de s’unir à la source dont il est séparé. »

 

En Inde, seuls les corps de ceux ayant atteint l’illumination spirituelle échappent à la crémation ; en effet, le corps a déjà été brûlé sous le feu des ascèses. La destruction des illusions liées au sens et des limitations de l’existence individuelle par le feu de la kundalinî compose un aspect majeur de la force de purification du feu.

 

Le symbolisme du feu ainsi orienté marque l’étape la plus importante de la divinisation du cosmos par l’homme des Védas.

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26  Créé en 1875 par Swami Dayananda.