PRÉSENCE DE L’HINDOUISME À GOA

par Emmanuel Chastang

Professeur d’anglais passionné par l’Inde depuis vingt-trois ans, Emmanuel Chastang a publié un livre photographique sur Goa intitulé Goa, ma belle... (Ma Belle éditions, 2001).

 

Selon la tradition, c’est Parashurâma, sixième avatar de Vishnu, qui a créé Goa, terre bénie des dieux s’il en est, en la gagnant sur la mer par une flèche lancée depuis les Ghâts occidentaux. Pourtant, de nos jours, Goa n’évoque pas spontanément l’hindouisme : églises immaculées où se rendent des villageoises habillées en robes à fleur ou des jeunes filles en jupes courtes, vieillards en costume cravate ou ados au look de DJ déambulant sur leurs scooters.

 

Mais les apparences sont trompeuses. Certes, les catholiques représentent près d’un tiers de la population et sont majoritaires dans certains cantons du littoral (Bardez, Salcete) mais sur l’ensemble du territoire ce sont les hindous qui sont nettement majoritaires, notamment dans les cantons de l’intérieur des terres (Ponda, Sangem, Satari).

 

Cette prédominance géographique s’explique aisément par l’histoire. En 1510 Alfonso de Albuquerque conquiert la partie centrale de Goa qui constitue la presqu’île de Tiswadi. Goa est alors aux mains d’un potentat musulman : Yusuf Adil Shah, qui contrôle le fructueux commerce des épices et des chevaux. Adil Shah est tué ainsi qu’une bonne partie des musulmans de la région. Le pouvoir revient alors à Albuquerque, qui nomme aussitôt un hindou gouverneur de Goa, afin de s’attirer les faveurs du roi de Vijayanagar, lui-même trop heureux de se débarrasser de la domination musulmane sur la côte ouest de l’Inde.

 

En 1560, la cohabitation entre chrétiens portugais et hindous goannais se détériore : la sainte Inquisition fait son apparition et impose aux hindous la conversion au catholicisme romain, volens nolens. Cependant, une fois convertis, ils peuvent garder leur caste, ainsi que les privilèges afférants.

 

La sainte Inquisition s’évertue à sonder les reins et les cœurs des nouveaux convertis et des autres. Un jeune médecin français, Charles Dellon, écrit en 1687 La relation de l’Inquisition de Goa, qui témoigne des pires horreurs que cette institution pratique alors au nom de « la vraie foi » envers les hindous et les musulmans, ou tout autre voyageur soupçonné d’être simplement « mécréant ». C’est cet ouvrage qui tire la sonnette d’alarme au travers de toute l’Europe des Lumières, et qui permet à une bonne partie de l’intelligentsia européenne de dénoncer l’institution inquisitoriale partout où elle exerce ses ravages.

 

Ce n’est pas un hasard si les Portugais ont inventé le mot « caste » : c’est en effet en s’appuyant sur la hiérarchie millénaire de la société hindoue qu’ils ont pu maintenir leur domination pendant quatre siècles et demi sur la plus ancienne colonie du monde.

 

La prospérité économique qui était déjà établie du temps d’Adil Shah, fut renforcée par la domination portugaise, rendant peut-être le joug du catholicisme romain plus aisé à supporter, notamment pour les catholiques de hautes castes.

 

Cependant, de nombreux hindous refusèrent de se convertir. Ils durent s’exiler des territoires conquis par les Portugais et s’installer dans l’intérieur des terres. C’est ainsi que les cantons de l’intérieur sont devenus les hauts lieux de l’hindouisme de Goa, notamment autour de Ponda qui, encore aujourd’hui, concentre une trentaine de temples de tailles différentes et de styles très intéressants.

 

Les autres sanctuaires furent tous détruits par les musulmans, puis par les Portugais. Seul le temple de Mahadeva du XIIe siècle à Tambdi Surla a survécu à ces destructions. Il est vrai que sa localisation l’a probablement sauvé. En effet, taillé dans une roche noire monolithique, le temple est situé très à l’intérieur des terres, tout au fond d’un cirque entouré par les Ghâts occidentaux.

 

Il faut attendre la fin de l’Inquisition au début du XVIIIe siècle pour que les hindous puissent reconstruire leurs temples. Ayant perdu le savoir-faire des anciens, les concepteurs et constructeurs empruntent énormément d’éléments à l’architecture catholique de Goa (les églises de Velha Goa ont été conçues par des Portugais eux-mêmes) et même à l’architecture religieuse italienne. C’est aussi sous l’impulsion du souverain marathe Shivaji, que cette révolution architecturale tourne résolument le dos à l’architecture islamo-moghole pour donner naissance à deux variantes : l’architecture marathe et l’architecture goannaise.

 

Nous nous concentrerons donc ici sur l’architecture goannaise. L’élément principal est la construction d’un dôme central sur la plus haute élévation de l’église dans le plus pur style néo-roman. Selon la tradition hindoue, ce dôme surélevé représente une montagne à l’instar du mont Kailash, la demeure de Shiva. Le second élément architectural issu de l’architecture des églises est la nef centrale soutenue par deux rangées de piliers. Grâce aux fenêtres qui se découpent dans la nef, les temples goannais sont largement éclairés, ce qui les différencie des autres temples indiens nettement plus sombres.

 

De plus, les architectes goannais ont ajouté trois autres éléments extérieurs qui font leur spécificité : la tour des tambours (nagarkhana), la tour des lampes (khambo pillar), et le pilier de basilic (tulsi vrindavan). La tour des tambours est généralement de forme cubique à deux étages, le deuxième servant de « loge » pour les musiciens. La tour des lampes est généralement la plus spectaculaire : d’une hauteur maximale de huit à neuf mètres, elle a une forme octogonale et contient le plus de niches possibles pour abriter une multitude de lampes à huiles qui brillent de mille feux (dans quelques temples la tour des lampes est en fonte).

 

Il est à noter que l’on retrouve devant les églises catholiques une synthèse de la tour des lampes et de la tour des tambours surmontée d’une croix. Par ailleurs, il existe d’autres emprunts des catholiques aux hindous, les mêmes artisans ayant travaillé à la décoration intérieure des églises. Il n’est donc pas rare d’observer des saintes ou des anges aux courbes bien marquées, voire très sensuelles, comme on en voit sur les déesses des temples hindous du sud de l’Inde.

 

Est-ce le même syncrétisme qui explique la présence devant chaque maison hindoue de Goa, même la plus modeste, du tulsi vrindavan (pour les hindous le basilic est une plante miracle qui guérit les maladies les plus courantes et dont le parfum rapproche des dieux) et devant chaque maison catholique une construction de même style plantée d’une croix ?

 

Traditionnellement, chaque famille catholique ou hindoue se retrouve, matin et soir, ou lors des fêtes pour prier. Les unes prient saint Antoine et les autres Ganesh, devant ces petits édifices religieux.

 

À l’occasion de leurs fêtes respectives, il est de coutume que catholiques et hindous, voisins ou amis, s’échangent pâtisseries ou plats faits maison, à condition toutefois que leurs régimes alimentaires soient similaires (végétariens). D’ailleurs, le végétarisme n’est pas très répandu parmi les hindous de Goa (moins de 20 % de la population). Par contre, lors des fêtes religieuses hindoues, le végétarisme est plus couramment pratiqué.

 

De nombreux temples sont dédiés à la déesse Saraswati ; d’ailleurs Goa est le berceau des Saraswati Brahmins, une « communauté » très puissante dans le sud-ouest de l’Inde. Elle incarne le Verbe qui a permis l’écriture des Védas, elle est la déesse du savoir, de l’instruction et des arts. Son véhicule est un cygne et elle est représentée jouant de la veena. Les autres dieux du panthéon hindou sont représentés également : Brahma, Vishnu, Shiva ainsi que Ganesh et la déesse Lakshmi.

 

L’histoire de Goa a développé un pré-syncrétisme religieux qui a donné naissance à un modèle exemplaire de tolérance et d’entente inter-religieuse. En effet, il n’est pas rare, dans les rues de Panjim ou Margao, de croiser des groupes bigarrés d’amis musulmans, jaïns, sikhs, hindous et chrétiens mêlés, que l’on peut parfois – mais pas toujours – différencier par leur costume ou un discret signe distinctif (pendentif ou autre).

 

C’est à se demander si l’appartenance à ce merveilleux territoire qu’est Goa, à sa langue, sa culture, son patrimoine architectural, sa cuisine, qui sont autant de traits « nationaux », ne sont pas des marqueurs d’identité plus forts ou plus importants que l’appartenance religieuse.

 

La démocratie et la liberté, apportée par l’Inde en 1961 à ce territoire alors figé dans sa gangue coloniale, a également permis un rééquilibrage du pouvoir qui était principalement aux mains des hautes castes catholiques. Depuis 1961, les activités économiques telles que les mines et les services, notamment l’hôtellerie haut de gamme, ont majoritairement été créés par les hautes castes hindoues.

 

Celles-ci adorent fondamentalement Ganesh et Lakshmi, dieu et déesse du succès et de la richesse économique. On peut se demander si la prospérité de Goa (l’État le plus riche de l’Inde par habitant !) n’est pas, entre autres facteurs, liée à la tolérance religieuse et la bonne entente qui règne entre adorateurs de Jésus, de Saraswati, de Guru Nanak et d’Allah.

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