par Philippe Pratx
Philipe Pratx, professeur et écrivain (Lettres de Shandili) est le webmaster de La Nouvelle Revue de l’Inde.
C’est essentiellement dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors qu’était en vigueur dans les îles à sucre françaises ou britanniques (les Mascareignes, les Antilles, les Fidji...) le système de l’engagisme, institué pour trouver une solution économique aux conséquences de l’abolition de l’esclavage, que l’hindouisme a commencé à prendre racine en terre réunionnaise.
Les engagés indiens, majoritairement originaires du Tamil Nadu, mais aussi de bien d’autres régions de l’Inde, du Bengale au Kerala, traversèrent l’océan Indien – cette « eau noire » du kala pani – par dizaines de milliers pour constituer dans les plantations une main-d’œuvre généralement soumise et toujours bon marché.
Peu de choses dans les bagages de ceux qui, sur leur terre natale, n’étaient souvent que de pauvres hères, poussés à la douleur de l’exil par l’espoir d’échapper à la douleur plus grande de la misère : quelques effets, quelques menus objets – précieux pour une raison ou pour une autre : parfois un objet saint, un livre sacré – et la conviction chevillée en eux qu’il fallait à tout prix conserver leurs valeurs, au premier rang desquelles les valeurs religieuses.
Autorisés par la France laïque à perpétuer leurs cultes en terre coloniale, ces engagés s’empressèrent de recréer sur place les conditions les plus propices à la vénération de leurs divinités. Non sans peine, et non sans devenir aussitôt la cible d’une volonté de conversion héritée des plus anciennes et tenaces traditions chrétiennes de prosélytisme...
Ils édifièrent des « chapelles » et perpétuèrent comme ils le purent les cérémonies et célébrations religieuses qui étaient précédemment les leurs en Inde. L’origine rurale et modeste de la plupart d’entre eux explique que le panthéon de l’hindouisme réunionnais accorde une place majeure à des déités souvent méconnues de ceux qui sont plus habitués aux figures emblématiques du vichnouisme et du shivaïsme. Les grâma devatâ, divinités villageoises, ont ici un rôle capital.
Parmi les bondiés33 les plus emblématiques, citons à titre d’exemples, parmi beaucoup d’autres, Mardévirin (Maduraivîran), héros divinisé de la cité tamoule de Madurai, Pétiay (Pêtshâyiamman), forme de Pârvatî protectrice des enfants, ou Kartéli, autre forme cruelle de cette même déesse, Moulouga (Murugan), fils de Shiva, frère de Ganesh, jeune dieu guerrier, fier et beau, auquel les pénitents de l’impressionnant kâvadi34 rendent hommage chaque année, Dolvédé (Draupadî) dont nous reparlerons... ou encore Marliémin (Mâriyamman), déesse de la pluie, des récoltes, mais aussi de la santé et de la variole... Symbolisée par la couleur blanche et honorée particulièrement au mois de mai, cette dernière est d’une certaine manière associée à la Vierge Marie des chrétiens.
Cela nous donne l’occasion de souligner cette particularité marquante à la Réunion : le phénomène de la double pratique religieuse. Nombreux, pour ne pas dire majoritaires, sont les Malbars (Réunionnais d’ascendance indienne) qui grandissent dans la fréquentation à la fois de l’église et du temple hindou, qui reçoivent les sacrements des deux religions et parviennent à concilier les exigences de l’une comme de l’autre.
Ce trait, du reste, est particulièrement représentatif de l’ouverture spirituelle caractéristique de l’hindouisme, pour lequel il est admis que la Divinité unique revêt un nombre infini de formes et peut être atteinte par une infinité de voies. Les autorités ecclésiastiques, quant à elles, ne voient pas la double pratique d’un œil aussi tolérant...
Le culte de Nargoulan (Nagûr Mira), saint musulman dont le pavillon flotte à peu près systématiquement à proximité du koylou35, est un autre signe de cette sorte d’œcuménisme spécifique aux pratiquants de l’hindouisme à la Réunion.
Il est à noter toutefois que les pratiques évoluent, et l’on ne s’en étonnera guère. À côté des traditions populaires rurales que nous venons d’évoquer très superficiellement, et souvent en concurrence avec elles, une sorte d’orthodoxie hindouiste – le terme est à coup sûr paradoxal – trouve de plus en plus droit de cité dans l’île, sous l’impulsion par exemple de certains prêtres venus de l’extérieur.
Cette « orthodoxie » se traduit de diverses manières, telles que la reconstruction ou le remodelage de temples selon des canons architecturaux conformes aux textes sacrés, la volonté de mise à l’écart de certaines pratiques jugées superstitieuses, le refus des cultes sanglants, à l’image des sacrifices animaux en l’honneur de la déesse Karly (Kâlî), mais aussi l’incitation à renoncer à la double pratique religieuse, rejoignant par là même les visées des autorités catholiques. À chacun de juger de la nature de ces évolutions, progrès ou non...
La pratique de la marche sur le feu à la Réunion a, depuis le XIXe siècle, fait couler beaucoup d’encre : celle des curieux avides de spectaculaire, des dénonciateurs à l’affût de diableries et autres tours de sorciers, celle de ses défenseurs s’insurgeant à raison contre les précédents, ou même celle d’auteurs de brochures touristiques cherchant à attirer le Zorèy36 de passage à grand renfort de clichés aussi caricaturaux que pittoresques...
Tout a-t-il été dit ? Peu importe. Essayons ici seulement de voir et de comprendre à grands traits ce qu’est la marche sur le feu.
Ses origines se trouvent peut-être dans la version tamoule du Mahâbhârata37 : Draupadî (Dolvédé, à la Réunion), aussi appelée Pandjalî (Pandialé), née d’un feu sacrificiel, devint la femme du héros Arjuna. Un concours de circonstances contraignit celui-ci à partager son épouse – qui avait l’obligation de rester pure – avec ses quatre frères.
Pour prouver sa chasteté, Draupadî devait marcher sur le feu à chaque fois qu’elle changeait de mari. Comme derrière tous les épisodes mythologiques se cache et se révèle ici un enseignement profond, sinon plusieurs. C’est ainsi par exemple qu’on considère Draupadî comme une représentation de la force cohésive donnant vie aux cinq éléments composant le corps physique (les cinq frères Pândava).
Selon une autre interprétation, recueillie sur le terrain, l’idée d’une marche sur le feu effectuée par Draupadî serait erronée. Il y aurait confusion avec la célèbre ordalie de Sîtâ prouvant à Râma sa chasteté après son séjour chez son ravisseur, le puissant roi-démon Râvana (dans le Râmâyana, sixième livre).
La marche sur le feu elle-même se situe à la fin d’une période rituelle de dix-huit jours, en principe (cette préparation dure jusqu’à vingt et un jours dans certains cas). Les marcheurs, sous la houlette du prêtre, ou poussari38, vont pendant ce laps de temps se purifier par le carême et l’abstinence, de même qu’ils vont s’imprégner des éléments mythologiques liés à leur acte grâce à des récits, voire des représentations de bal tamoul39, effectués tous les soirs au temple.
Passons sur le détail des diverses cérémonies et pûjâs qui prennent place durant cette période, pour insister sur quelques moments marquants des deux derniers jours. Tout d’abord la représentation du mariage d’Arjuna (Aldunin à la Réunion) et Draupadî. Les deux personnages peuvent être incarnés par deux « acteurs », pour une évocation théâtrale populaire au cours de laquelle on retrace ce passage du premier livre du Mahâbhârata. Dans une version quelque peu simplifiée des cérémonials, on se limite aux épousailles symboliques des deux statues placées dans la balancelle du mariage, célébrées par le poussari.
Ensuite le monte tavsi rappelle un autre moment de la grande épopée : Arjuna part gravir les pentes de la montagne divine, le Kaïlash, pour aller y prier et demander à Shiva son arc aux pouvoirs incomparables, Gândîva. En souvenir de cet épisode, un jeune homme vêtu de blanc et jouant le rôle d’Aldunin (Arjuna) grimpe à un mât fleuri de plusieurs mètres de haut et, de son sommet où il s’installe, il lance vers la foule des pétales de fleurs que les gens s’empressent de ramasser : ils portent bonheur.
Le lendemain est en quelque sorte le grand jour, celui au cours duquel les pénitents vont à leur tour, comme Pandialé, ou Sîtâ, affronter l’épreuve du feu. Ils manifesteront ainsi devant tous, hommes et dieux, qu’ils sont dignes du vœu qu’ils ont formé et de la récompense qu’ils en attendent : guérison de la maladie d’un proche, solution d’un problème personnel ou toute autre faveur divine.
Tikouli et palkouli sont soigneusement préparés. Le feu est mis à un bûcher de plusieurs tonnes de bois qui, plusieurs heures après, sera devenu un vaste tapis de braise et de cendres, matériellement et religieusement préparé selon les rites : c’est le tikouli, ou « trou de feu ». À l’une de ses extrémités, une étroite fosse qui sera remplie de lait : le palkouli, ou « trou de lait ».
Les marcheurs, le prêtre, et d’autres personnes qui participeront activement à la cérémonie – par exemple en accomplissant le vœu de faire le tour du tikouli en se prosternant – se rendent au bord de la mer ou de la rivière. Ils y procèdent à divers rituels sous les yeux des divinités dont les statues ont été conduites jusque-là dans un char. Le prêtre placera notamment un karlon40 sur la tête de certains pénitents : jaune-orangé en l’honneur de Dolvédé, blanc pour Marliémin, rouge pour Karly. D’autres préparatifs se poursuivent pendant ce temps à la chapelle.
Finalement, en début de soirée, la procession fait son retour au temple. On procède à une ultime purification des lieux et des participants, on sacrifie ou non un cabri, selon les convictions en vigueur dans le temple, et le poussari est le premier à montrer la voie, traversant le « trou de feu » d’un pas calme et assuré. Les dieux regardent. Parmi eux on ne manque pas de remarquer une imposante tête rouge : c’est celle d’Alvan, un des fils d’Aldunin dans la version tamoule du Mahâbhârata.
Il fit le sacrifice de sa personne, découpant son corps en trente-deux morceaux avant la Grande Bataille, pour assurer la victoire du clan des Pândavas sur les Kauravas. Sa tête restée vivante fut témoin de l’affrontement terrible qui eut lieu sur la plaine du Kurukshetra. Pareillement, cette tête, symbole du sacrifice de soi-même, jette aujourd’hui son regard sur ceux qui font le don d’eux-mêmes en marchant sur le feu.
Après son passage, le prêtre bénit chacun des marcheurs qui va traverser le champ de braise. Certains portent le karlon, d’autres leur enfant. On traverse seul ou en petit groupe, mains jointes ou bras écartés, mais toujours lentement, sans montrer ni crainte ni douleur. Si l’on presse le pas, si l’on chute, c’est que l’on n’a pas su se purifier tout au long des journées de carême... cela n’arrive qu’exceptionnellement.
La traversée se répète encore deux fois, normalement, dans le silence ou au contraire les invocations ferventes de l’assistance. On procédera ensuite à divers rituels dans le temple et alors s’achèvera cette suite de journées exceptionnelles d’intensité et de foi.
33 Terme créole communément employé à la Réunion pour désigner les divinités.
34 Cérémonie au cours de laquelle, notamment, les pénitents se percent de lancettes (emblèmes de Moulouga) et portent la structure de bois appelée elle-même kâvadi.
35 Nom d’origine tamoule donné au temple hindou.
36 Mot créole réunionnais désignant les Métropolitains.
37 La grande épopée indienne, appelée Barldon à la Réunion.
38 Le poussari (pûjâri) est celui qui officie ordinairement dans le temple, y effectuant les pûjâs, principales cérémonies d’offrande, prière et adoration dans l’hindouisme.
39 Le bal tamoul est l’un des noms donnés à la Réunion à une forme de théâtre sacré héritée des traditions indiennes (cf. www.indereunion.net).
40 Le karlon (du tamoul karagam) est une structure conique fleurie portée sur la tête par les fidèles à l’occasion de diverses cérémonies.