par Michaël de Saint-Chéron
Dans le dialogue des extrêmes, les plus courants que nous ayons sont celui du christianisme (voire de l’islam) avec le bouddhisme, et l’un et l’autre vis-à-vis de l’hindouisme. On a aussi celui su christianisme avec le taoïsme, etc. Mais qui en France, en Allemagne sans doute aussi, explore la confrontation judaïsme-hindouisme ?
Si certains connaissent admirablement la pensée juive parmi les non-juifs européens, d’autres sont des spécialistes « émérites » si l’on peut dire dans le domaine de l’Inde, hindouisme, sanskritisme, bouddhisme… Peu s’aventurent à vrai dire à de très hypothétiques comparaisons entre les deux plus vieilles religions toujours prospères dans le monde, quelque 4 500-5 000 ans après leur apparition.
Sanātana dharma, nous le savons, est le vrai nom de l’hindouisme, que l’on traduit par loi éternelle. Le judaïsme, longtemps nommé en Europe la loi mosaïque, avant la seconde guerre mondiale, plus rarement mosaïsme, appartient au monde sémitique puis méditerranéen, la plus ancienne des religions à avoir survécu à l’antiquité proche-orientale et la seule surtout à être devenue la mère des religions d’une part européennes puis occidentales, depuis le christianisme oriental, le catholicisme jusqu’aux innombrables sectes néo-protestantes, et d’autre part sémitiques modernes avec l’islam et d’abord le judaïsme post-exilique.
De même le sanātana dharma presque en même temps que le védisme, qui aboutit à l’hindouisme moderne, donne naissance au jaïnisme datant de plus de 3 000 ans aussi. Puis naît au VIe siècle avant l’ère chrétienne, Shākyamuni, autrement dit le « sage des Śākyas » appelé le Bouddha, qui fonda le bouddhisme, la religion ou spiritualité plus exactement, de l’Éveil, la bodhi (devanāgarī) ou bodhité.
C’est pourquoi je dis que le judaïsme et l’hindouisme sont les deux religions mères de l’humanité. Elles sont de plus nées pour la première entre Ur en Chaldée (Mésopotamie, près de l’Euphrate), les rives du Nil, la JudéeSamarie et Babylone ; la seconde, l’hindouisme, naquit dans la vallée de l’Indus et son nom même vient du sanskrit ou du persan sindhu, fleuve. Le Gange aussi joua dans toute l’histoire de l’hindouisme – comme de l’Inde – un rôle capital.
Longtemps on opposa le monde sémitique au monde indo-européen. Folie ou pas – même si d’éminents savants l’attestèrent de tout temps – la réalité défie souvent les lois de la science.
Qui nierait sérieusement qu’aucune pensée, qu’aucune spiritualité universelle, ne sortit de l’immense Chine qui enfanta un Laoshi, un maître Kong (Confucius) ? Mais qui nierait que ni l’un ni l’autre, ni Mengzi, ni Socrate, ne sont comparables à Abraham, Moïse, Jésus, Bouddha, Muhammad ? Laquelle de leurs paroles, lequel de leurs écrits embrasa le monde et l’humanité, pour le meilleur comme pour le pire, à l’égal de la Torah, des Védas, de l’Évangile et du Coran ?
Ces textes-là sont plus, sont autre chose, que des textes simplement fondateurs à l’égal de beaucoup d’autres, même s’ils sont forcément rares. Ce sont des textes, des livres qui portent en eux une révélation, qui ne vient pas d’au-delà des nuages mais d’une profondeur transcendante, religieuse qu’aucune sagesse, qu’aucune philosophie n’égalèrent. Ils s’agit ici de textes séminaux, « spermatiques » au sens où l’entend l’éminent biologiste Henri Atlan, à quoi rien vraiment ne peut être comparé dans l’ordre de l’humain…
Je voudrais aborder ici, même brièvement, un autre aspect des métaphores que la Cabbale et les Upanishads partagent. Il en est une que Moshé Idel souligne dans son magistral ouvrage La Cabbale – Nouvelle perspective : l’immersion de l’âme dans la divinité. Il cite ce texte de la Katha Upanishad : « Comme de l’eau pure versée dans [de l’eau] pure devient pareille à elle, l’âme du sage plein de discernement devient [comme le Brahman]. »41
Avec Idel, nous ne pouvons qu’être frappés par « l’affinité phénoménologique entre le diagramme cabbalistique et le mandala hindou42 ». Les deux figures géométriques et d’une parfaite symétrie « révèlent l’invisible », comme eût dit Paul Klee, et c’est toute la puissance de l’artiste que d’appréhender, à travers le processus de visualisation de ce qui n’a pas de forme, les forces et les couleurs que lui seul, par son art, peut rendre visible.
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L’une des différences majeures entre l’hindouisme et le judaïsme est certainement le système des castes (jāti) qui, bien pire que le dogme chrétien du péché originel, absent du judaïsme, qui est racheté par le baptême, introduit dans l’hindouisme une dimension de l’insupportable, de ce qui est totalement injuste et injustifié, et n’a rien à voir avec la responsabilité juive – ni, pensons-nous, avec le divin.
La Torah a apporté au monde l’idée que chacun est responsable pour lui, que nul n’est responsable pour les fautes de ses parents. Or, la tradition hindoue proclame exactement le contraire avec un système qui fait des Dalits, les intouchables, les damnés de la terre. On comprend le déchirant cri de révolte que cette prise de conscience arracha à Vivekananda, lorsqu’il en appela au Dieu-mendiant, « Daridra Nārāyana » : « Le seul Dieu qui existe, le seul Dieu auquel je crois…, mon Dieu les misérables, mon Dieu les pauvres, de toutes les races ! »43
Dans l’hindouisme moderne ou réformé, il ne s’agit plus simplement de se sauver du monde mais surtout de « sauver le monde », même si les hindous fanatiques restent persuadés que l’éthique et la compassion positive pour les êtres souffrants, les laissés-pourcompte (qui fut une pensée biblique des plus profondes avant d’être universalisée par le christianisme), sont contraires à l’essence de l’hindouisme.
Ni Ram Mohan Roy, ni Ramakrishna, ni Vivekananda, ni Gandhi n’ont jamais rien pensé de tel. Ni les grands réformateurs d’aujourd’hui. « Sauver le monde » est le principe fondateur de l’hindouisme réformé, inculqué par Ramakrishna et Vivekananda selon lesquels il est incomparablement plus urgent de sauver les autres, même si cela devait retarder son propre salut, que de travailler à son seul nirvāna.
Tout sens de l’éthique primordiale va jusque-là. La question qui devrait tarauder tous les extrémistes : comment se sauver seul, si l’on ne contribue pas à sauver son peuple avant soi ? De même, comment sauver, pour les plus puristes des hindous, son propre peuple, sans sauver ces myriades d’intouchables, de Dalits, tous ces millions d’êtres qui n’ont pu sortir de leur condition par le savoir, qui constitue déjà un premier salut ?
Dans cette approche si délicate des fondements du judaïsme et de l’hindouisme, nous voudrions nous arrêter sur quelques autres parentés ou divergences appelant une réflexion qui ne souffre pas de tiédeur. On trouve dans le Zohar cette idée qu’Élie Wiesel a reprise dans une problématique, dont il conviendrait de savoir comment les hindous la considèreraient dans sa dimension eschatologique : « L’homme doit progressivement se délivrer de tout ce qui l’attache à ce monde-ci. L’homme doit se délivrer afin de délivrer Dieu. »44
Y aurait-il une double délivrance, celle de l’homme et celle de Dieu, inextricablement liée l’une à l’autre ? La mystique juive le dit, la mystique hindoue aussi. L’idée cardinale est qu’à l’exil de l’humain correspond celui de Dieu.
Dans l’un des plus puissants textes de l’hindouisme, l’Advaïta Vedānta, (le mot sanskrit advaïta signifiant « non-deux » traduit par nondualité et vedānta « aboutissement du Véda »), Brahman se confond-il avec le monde visible et ses apparences trompeuses, Māyā, du fait de l’ignorance (avidyâ) totale dans laquelle vivent les êtres humains et qui leur fait confondre le Tout et le Rien, le Néant et la seule Vérité, qui est le Soi, l’Absolu ?
Pour Shankara (ou Çankara, appelé aussi Shankarācārya, 788-820), Brahman, l’Esprit cosmique, est l’Un et la seule Réalité. Hors Brahman, rien n’est, pas même Dieu. Or, nous savons selon cette haute doctrine de l’Advaïta Vedānta, que si la Māyā nous rend Brahman visible selon les lois de l’apparence, le vrai Brahman, lui, est sans-attribut, donc informe, ce que les hindous appellent le nirguna brahman.
Beaucoup d’Occidentaux, à partir de ces notions fondamentales du Brahman, identifient ou plutôt confondent, par ignorance souvent, cette doctrine avec le néant bouddhique (shunya) qu’il n’est pas, ainsi que Shankara l’affirma. C’est donc bien dans ce sens-là qu’il existe une curieuse similitude entre la notion divine portée par la mystique hassidique de Habad et cette notion fondatrice d’un Brahman, qui est à la fois l’Un et l’Absolu tout en étant sans-attribut et donc indescriptible.
Mais la question centrale de cette discussion métaphysique, par nature sans fin, est de savoir ou de comprendre si le Brahman est effectivement la manifestation de Dieu ou si c’est Dieu, qui en tant qu’il est le « Rien Absolu », serait la manifestation de celui-là ? Dans le judaïsme, les théologiens avancent que la Shekhina est la présence de l’in-habitation du divin dans le monde.
Ces fascinantes approches de la plus haute mystique cabbalistique avec celle de l’Advaïta Vedānta, se rapprochent, nous l’avons dit – sans pouvoir certes y adhérer du fait même de leur croyance commune à l’Un (qu’il soit révélé ou irrévélé) – de l’école bouddhique du Mādyamika, pour laquelle le Brahman se confond absolument avec la vacuité universelle.
(L’auteur a publié chez Hermann en 2011, Gandhi – L’antibiographie d’une grande âme. Il a par ailleurs donné plusieurs cours sur la problématique judaïsme-hindouisme entre 2012 et 2013, d’abord à l’EHESS, dans le séminaire de Sophie Nordmann puis à l’Institut Européen Rachi à Troyes. Spécialiste d’André Malraux et du rapport entre littérature et antisémitisme, il publie aujourd’hui, trois ans après son Levinas (Livre de Poche, Bibliothèque Essais, 2010), Du juste au saint... Ricœur, Rosenzweig et Levinas, aux Éditions Desclée de Brouwer.)
41 Katha Upanishad, IV, 15, cité par Robert Ch. Zaehner, Hindu and Muslim Mysticism, University of London, The Athlone Press, 1960. Cf. Moshé Idel, Cerf, 1998, p. 144 et passim.
42 Op. cit., p. 221.
43 Romain Rolland, La vie de Vivekananda et l’évangile universel, Stock, 1930, rééd. 2002, p. 249 (souligné par nous).
44 Entretien au Point, 19 juillet 1983.