L’HINDOUISME EN PAYS TAMOUL

P.-Y. TROUILLET – INTERVIEW

par Philippe Pratx

Pierre-Yves Trouillet est un jeune chercheur spécialisé dans l’étude du monde hindou. Il est l’auteur d’une thèse : « Une géographie sociale et culturelle de l’hindouisme tamoul. Le culte de Murugan en Inde du Sud et dans la diaspora ».

Quand et dans quelles circonstances avezvous établi un premier contact avec l’univers indien ?

Je me suis d’abord intéressé à l’hindouisme et au bouddhisme durant mon adolescence. Ce sont ensuite des ouvrages d’anthropologie, un voyage à Bali, puis les enseignements en sciences humaines et sur la géographie de l’Asie du Sud que j’ai suivis à l’université de Bordeaux, qui m’ont amené à proposer une étude sur le rôle de l’hindouisme dans l’organisation de l’espace en Inde à celui qui allait diriger mes recherches de la maîtrise jusqu’au doctorat : le professeur Singaravélou.

Ce thème de recherche me permettait de lier deux de mes principaux centres d’intérêt scientifique que sont les religions indiennes et l’ethnogéographie – une branche de la géographie qui, comme son nom l’évoque, emprunte à l’ethnologie certaines de ses méthodes et thématiques de recherche.

C’est donc dans le cadre universitaire de la maîtrise de géographie que je me suis rendu pour la première fois en Inde, en 2002. Je partais alors pour cinq mois étudier la géographie d’un temple dédié au dieu Murugan dans les environs de Coimbatore, une ville de l’ouest du Tamil Nadu en Inde du Sud.

C’est mon directeur de recherche qui m’orienta avec bonheur vers le grand temple de Murugan à Coimbatore car il le connaissait, étant lui-même tamoul et originaire de Pondichéry. Je ne le remercierai jamais assez de m’avoir indiqué ce temple qui fut le véritable point de départ de mon travail sur le culte de Murugan qui fit l’objet de ma thèse.

Vous avez donc soutenu une thèse sur l’hindouisme tamoul et notamment le culte de Murugan ; l’hindouisme tamoul, ou plus généralement dravidien, présente-t-il donc des spécificités qui le différencient significativement de la religion des autres régions ?

Votre question renvoie tout d’abord à celle de l’uniformité de l’hindouisme, qui dépend de facteurs régionaux, rituels, historiques, et politiques. Il faut rappeler en premier lieu que l’hindouisme rassemble une très large gamme de pratiques et de traditions en partie héritées du védisme.

Le terme « hindouisme » est du reste une invention assez récente, formulée au XIXe siècle par les Britanniques pour réunir sous une même appellation la multitude de pratiques religieuses qu’ils observaient en Inde mais qu’ils ne cernaient que difficilement.

L’expression sanskrite trouvée par les hindous pour désigner et définir cette religion unitaire qu’ils n’avaient d’abord pas identifiée comme telle est sanâtana dharma, l’éternelle Loi. Le terme « religion » n’a d’ailleurs pas de véritable équivalent dans les langues indiennes.

Cette religion – gardons le terme, faute de mieux – inclut par exemple aussi bien le végétarisme rituel des brahmanes que le sacrifice animal, ou encore l’animisme (minoritaire) que le polythéisme (majoritaire). S’ajoutent à cela des différences sectaires, linguistiques et régionales qui ont entraîné des pratiques et des représentations de l’hindouisme souvent régionalisées, comme pour le cas de l’hindouisme tamoul.

Malgré cette diversité, l’hindouisme du Tamil Nadu, le « pays tamoul », est très comparable à celui qui est pratiqué et vécu dans d’autres régions indiennes. Comme ailleurs en Inde, l’hindouisme tamoul est multiforme, tout en se structurant autour de deux grands types de cultes : d’une part ceux adressés aux grandes divinités de l’hindouisme « savant », telles que Shiva et Vishnu, notamment, dont les prêtres sont habituellement de caste brahmane ; d’autre part ceux adressés aux dieux de l’hindouisme dit « populaire », qui sont généralement des divinités locales, comme les déesses de village, auxquelles peuvent être adressés des sacrifices d’animaux et dont les officiants ne sont alors jamais des brahmanes.

L’hindouisme tamoul se singularise cependant par plusieurs aspects. Tout d’abord par l’architecture de ses édifices religieux : les temples tamouls, dits de style dravidien (i.e. sud-indien) ou agamiques (i.e. respectant les préceptes architecturaux des Âgamas), sont surmontés de tours sculptées et colorées très caractéristiques, appelées gôpurams.

Sur les plans philosophiques et rituels, la relation dévotionnelle (la bhakti) entre le croyant et la divinité est particulièrement importante dans les cultes tamouls. Elle emprunte à l’hindouisme populaire des campagnes et au courant philosophique du Saiva Siddhânta, considéré par les Tamouls comme la religion originelle des Dravidiens et centrée sur le culte des divinités du panthéon shivaïte.

Les fameux percements corporels faits en l’honneur de Murugan, spécifiques à l’hindouisme tamoul, sont l’une des expressions les plus spectaculaires de la dévotion tamoule. Autre particularité majeure, l’hindouisme au pays tamoul s’appuie certes sur des textes sanskrits, comme ailleurs en Inde, mais également sur une importante littérature, classique et plus récente, rédigée en tamoul et à laquelle les Tamouls sont très attachés.

Enfin l’originalité de l’hindouisme tamoul porte aussi sur les plans identitaire et politique, comme lors de la décolonisation où les dirigeants des partis dravidiens prônaient le boycott de la religion des brahmanes et des cultes adressés aux divinités du nord de l’Inde.

Les choses se sont modérées depuis (l’actuel Chief minister du Tamil Nadu est une brahmane), mais dans une Inde globalement dominée par New Delhi, le hindi et la culture indo-aryenne, la forte identité culturelle du peuple tamoul et le régionalisme dravidien se reflètent encore sur le plan religieux, notamment à travers un attachement au Saiva Siddhânta et aux divinités sud-indiennes telles que Murugan.

Pouvez-vous rappeler qui est le dieu Murugan et quelle place il occupe dans le panthéon hindou ?

Dans l’ancienne littérature tamoule du Sangam, Murugan est le dieu des chasseurs et des collines (kurinji) du sud de l’Inde. Il est nommé « Cêyôn » et déjà associé au paon et au javelot (vêl), qui sont encore aujourd’hui ses deux principaux attributs.

Mais la figure religieuse contemporaine de Murugan et sa place dans le panthéon hindou reposent également sur des héritages puisés dans les textes sanskrits du nord de l’Inde. Dans l’ensemble, cette littérature définit Skanda, Kârtikêya, Sanmuga, Subrahmanya – autres noms parmi tant d’autres de Murugan – comme un dieu guerrier ayant parfois six têtes mais qui est surtout reconnu comme le fils de Shiva et des pléiades, et dont le véhicule est là encore le paon.

Il en résulte que Murugan est aujourd’hui considéré à la fois comme un dieu universel de la « grande tradition » hindoue en tant que fils de Shiva, et comme le dieu des sommets, de la beauté et de la jeunesse. Selon les mythes et ses figures locales, il peut être représenté en adolescent, en ascète, en chef de guerre ou avec ses deux épouses. Il est d’ailleurs notable que celles-ci reflètent l’ambivalence du double héritage historique et culturel de Murugan, car l’une, Devayânai (ou Devasenâ en sanskrit), est la descendante des grands dieux puraniques de la tradition sanskrite, tandis que l’autre, Valli, est la fille tribale des chasseurs des collines tamoules.

Quelle signification faut-il donner au fait que Murugan soit un dieu si important pour le peuple tamoul ?

Il se trouve que j’ai justement posé cette question à près de trois cents personnes rencontrées entre 2003 et 2007 dans des temples du Tamil Nadu, en zone rurale comme en ville, dans le cadre de ma thèse. Il ressort de leurs réponses que cette importance tient au fait que Murugan est un – si ce n’est le – dieu tamoul, et qu’un lien ancestral tout particulier le relie au peuple tamoul.

Selon les personnes interrogées, ce lien découle à la fois des relations étroites entre Murugan, la langue, la littérature et la bhakti (i.e. dévotion religieuse) tamoules, mais également de la localisation de ses temples seulement au pays tamoul. Murugan est en effet l’une des rares divinités du panthéon contemporain à être mentionnée dans les anciens textes tamouls (sous le nom de Cêyôn) ; et la poésie dévotionnelle du Moyen Âge, ainsi que celle du renouveau du Saiva Siddhânta engagé depuis la fin du XIXe siècle, le présentent comme le dieu de la langue et de la littérature tamoule.

De même, il faut rappeler que Murugan possède six grands centres de pèlerinage en Inde, connus sous le nom des « Six Demeures » ou « Six Camps » (aru padai vidu), et qu’ils sont tous situés au Tamil Nadu. Ces temples sont considérés comme des lieux saints où Murugan a accompli des exploits bien connus dans la mythologie régionale, ce qui participe à l’ancrage de cette divinité spécifiquement en pays tamoul. La signification de la relation entre les Tamouls et Murugan est donc éminemment identitaire, car elle illustre à quel point les Tamouls sont attachés à leur culture propre, Murugan étant le plus tamoul des grands dieux hindous.

Sous quelle(s) forme(s) le culte de Murugan et des autres divinités typiquement sud-indiennes se retrouve-t-il dans la diaspora ? Subit-il des transformations significatives ?

Si vous êtes d’accord, je ne parlerai que du culte de Murugan que je connais mieux. Bien qu’il soit difficile de généraliser, car les situations sont différentes d’un contexte diasporique à l’autre et parce que les cultes hindous peuvent présenter des variations locales même en Inde, le culte de Murugan conserve généralement son aspect dit « végétarien » dans la diaspora.

C’est-à-dire que ce dieu reçoit des offrandes sans aucun sacrifice animal, en raison de l’appartenance de cette divinité au panthéon des grands dieux masculins, dont la pureté ne saurait être mise en relation avec le sang sacrificiel. À ma connaissance, son culte ne subit pas de transformation majeure hors de l’Inde ; s’il y en a, il s’agit surtout de « bricolages » dus à la gestion de la distance avec l’Inde.

Comme au Tamil Nadu, on trouve la figure de Murugan dans les temples tamouls qui lui sont consacrés, mais également dans ceux dédiés aux déesses, à Ganesh ou à Shiva. Des processions sont très souvent conduites en son honneur lors des fêtes calendaires qui lui sont dédiées, même lorsqu’aucun temple ne lui est spécifiquement consacré.

Ces processions se caractérisent par des danses de kâvadi (arche rituelle décorée de plumes de paon) portés par les fidèles, comme partout au pays tamoul. Les déplacements de dévots se perçant le corps avec des lances (vêl) en argent, propres au culte de Murugan, accompagnent ces processions de kâvadi dans les pays où les Tamouls sont présents depuis assez longtemps, comme dans les Mascareignes ou dans la péninsule malaise, mais ils sont bien plus rares dans les pays d’installation récente.

Ces pratiques dévotionnelles sont liées à des vœux personnels adressés par les fidèles à la divinité et nécessitent une période préalable d’ascèse souvent observée dans la diaspora. De même, lorsque des rituels spécifiques sont célébrés dans les temples lors des grandes fêtes, comme par exemple les abishêkams (ablutions des divinités), ceux-ci sont généralement effectués dans les règles de l’art par des prêtres brahmanes, parfois employés pour l’occasion, ou du moins par des prêtres initiés.

Il convient toutefois de préciser que ce respect de l’orthodoxie rituelle des brahmanes est assez récent – timidement enclenché durant l’entre-deux-guerres à Maurice et dans la Caraïbe – mais qu’il s’inscrit dans un mouvement – désormais général dans la diaspora – de renouveau ou de « renaissance » de la culture tamoule.

Aujourd’hui, les principales différences par rapport à ce qui se fait originellement en Inde du Sud concernent les édifices religieux des pays d’immigration récente, où l’installation a souvent lieu dans les villes. Ces nouveaux temples urbains sont en effet souvent d’anciens édifices profanes reconvertis en lieux de culte.

Ce sont là les difficultés inhérentes à la reconstruction de la religion d’une communauté en situation de diaspora, mais là encore, le mouvement de renaissance tamoule entraîne une tendance générale de rénovation et d’agrandissement des temples pour qu’ils respectent au mieux l’orthodoxie architecturale dravidienne des Âgamas.

Pour toutes ces raisons, il me semble que c’est justement le fait qu’il y ait dans l’ensemble assez peu de transformations en diaspora par rapport à ce qui se fait en Inde qui est significatif. Il y a bien sûr quelques bricolages, ajustements, oublis, ajouts ou variations, mais l’essentiel tend à être reproduit, préservé par les Tamouls de la diaspora. Car ce qu’ils recherchent, ce sont l’authenticité et la fidélité aux traditions du pays d’origine, qu’ils considèrent comme les principales garanties de la transmission de l’héritage culturel tamoul aux générations suivantes.

 

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