L’HINDOUISME À TRINITÉ-ET-TOBAGO

par Caspar Body

Caspar Body a étudié à l’Humboldt Universität de Berlin, et possède une maîtrise de Science régionale d’Asie du Sud. Il nous explique ci-dessous pourquoi l’hindouisme décline à Trinité-etTobago.

 

L’État insulaire de Trinité-et-Tobago est composé de deux îles situées au large du Vénézuéla. L’émigration d’hindous occasionnée par les échanges commerciaux, la recherche de travail ou les persécutions, s’est déroulée en plusieurs phases. L’hindouisme n’est donc pas pratiqué qu’en Inde et s’avère être une religion mondiale aux multiples facettes.

 

Dans la république de Trinité-et-Tobago, le système des castes ne joue pas un rôle aussi important qu’en Inde. Il semble qu’il se soit affaibli suite à l’émergence du sens d’une destinée commune, l’extrême hétérogénéité des débuts de l’émigration, le rôle exercé par les brahmanes et la pression de l’environnement.

 

Les ancêtres des quelque 280 000 hindous, qui représentent 26 % de la population, ont émigré du Bihar et dans une moindre mesure du sud de l’Inde entre 1845 et 1917, pour servir de main-d’œuvre dans les plantations de canne à sucre. La similarité de leurs histoires et de leurs souffrances a lentement forgé une identité commune.

 

Leur venue visait à remplacer la main-d’œuvre servile dix ans après l’abolition de l’esclavage (les anciens esclaves étaient trop chers et réclamaient trop de droits). La majorité de la bourgeoisie européenne, qui avait dénoncé l’esclavage, a opté pour « l’engagisme » ou système d’indenture. Selon eux, ils offraient ainsi aux Indiens pauvres une opportunité de travail et de promotion sociale.

 

Le fait est que l’Inde avait connu plusieurs famines au cours des décennies précédentes, mais présenter cette importation de main-d’œuvre sous contrat comme une aide humanitaire est plus qu’exagéré. En réalité, leurs conditions de travail étaient très proches de l’esclavage.

 

Bien sûr, ils signaient leur contrat d’engagement « librement », mais surtout après que la grande vague de demande de travail se soit ralentie, les agences de recrutement essayèrent de recruter des coolies, comme on appelait les travailleurs journaliers en Asie, avec de fausses promesses. Cela était d’autant plus facile que la majorité d’entre eux étaient illettrés.

 

Après un voyage de quatre à cinq mois dans des conditions inhumaines, durant lequel toutes les règles de castes étaient balayées, les groupes de travail mêlaient des Indiens de toutes origines. Ils devaient travailler cinq ans sur une plantation. Pour financer leur billet de retour, ils devaient travailler cinq ans de plus.

 

Durant les cinq années de contrat, les propriétaires des plantations fournissaient le logement, les soins médicaux et une partie de la nourriture. En retour, les coolies s’engageaient à ne travailler que sur la plantation et les propriétaires avaient le droit de restreindre leur liberté d’action et de procéder à des punitions sans procès. De plus, les absences pour maladies n’étaient pas couvertes, les coolies ne pouvaient pas réclamer de hausses de salaires et le travail assigné ne pouvait être refusé.

 

Leurs conditions de vie désastreuses, spartiates, surpeuplées et dépourvues d’hygiène provoquaient souvent des épidémies et une mortalité de 7 %. Officiellement, il y avait un « protecteur des immigrants » qui devait contrôler leur situation mais la plupart des plaintes n’étaient pas suivies d’effet. Les Indiens étaient considérés comme non civilisés et personne ne se souciait de leur sort.

 

Très peu d’entre eux retournèrent en Inde. Sur les 140 000 musulmans et hindous venus de l’Inde britannique à la Trinité, seuls 40 000 firent le voyage du retour.

 

Les raisons de rester reposaient principalement sur l’espoir d’atteindre un niveau de vie plus élevé, la possibilité d’un nouveau départ, mais aussi sur la perspective peu réjouissante d’être devenu hors-caste et de n’être plus désirable en Inde. La traversée des « eaux noires » de l’océan (kali pani) suffisait en effet à les rendre impurs, quoique cela ne fût vrai que pour les brahmanes et que des rites de purification aurait permis à ces derniers de retrouver leur pureté rituelle.

 

Dans leur nouveau pays, les relations entre castes n’existaient plus, car tous partageaient la même occupation dans les plantations et personne ne pouvait plus garder ses anciens modes de vie. Tous étaient traités de la même manière par les maîtres, qui les considéraient comme taillables et corvéables à merci.

 

Il n’y avait aucune organisation pour faire respecter les règles de castes ni pourvoir à l’éducation des enfants. En conséquence, les règles traditionnelles étaient constamment transgressées, et il n’y avait pas assez de femmes pour respecter les règles d’endogamie.

 

Les liens de famille n’existaient plus. Ils étaient remplacés par le jahaji bahis (la fraternité de bateau). Ceux qui étaient arrivés par le même bateau tâchaient de rester en contact, sans égard pour la caste d’origine. Ils étaient frères et sœurs, bahin et bahinî, et s’installaient souvent dans le même quartier à la fin de leur contrat.

Hétérogénéité et affaiblissement des castes

Il y avait une extrême hétérogénéité sociale. L’appartenance de caste des ouvriers n’était d’ailleurs pas claire. Dans les entretiens d’embauche, les gens pouvaient dire ce qu’ils voulaient, et certains d’entre eux ont alors changé de caste. Il existe cependant quelques registres. Sur 78 772 hindous arrivés entre 1876 et 1917, 18,6 % étaient brahmanes, 7,6 % artisans, 35,1 % agriculteurs et 40,5 % provenaient des castes inférieures. Mais c’est là une catégorisation grossière, qui ne rend pas compte des grandes différences d’origines géographiques, de pratiques religieuses, de langues et de dialectes.

 

Le fait que les ouvriers contractuels fussent trop jeunes pour avoir une connaissance détaillée du système de caste a contribué à son affaiblissement. Cependant, au début, certaines différences se sont maintenues et aujourd’hui quelques-unes subsistent encore. Ainsi, sur les plantations, les « basses castes » ne pouvaient jamais accéder au rôle de contremaître, accessible uniquement aux ouvriers des « hautes castes » du fait qu’ils disposaient d’une certaine autorité. Mais c’était il y a longtemps.

 

La plupart du temps, ceux que l’on appelait les “coolies riches”, qui commencèrent à faire du commerce vers la fin du XIXe siècle, descendent des familles de prêtres (brahmanes) et de guerriers (kshatriyas). Certains chercheurs pensent aussi qu’il y avait une certaine exclusion à l’égard des populations des basses castes du sud de l’Inde. Aujourd’hui, seul le nom porte encore la marque de la caste d’origine. Par exemple, les brahmanes portent souvent le nom de Maharaj et les kshatriyas celui de Singh, mais c’est loin d’être une garantie.

 

Certains brahmanes ou membres des hautes castes adhèrent encore aux traditions de caste, particulièrement concernant la nourriture (végétarisme) et la pureté rituelle. Mais la grande diversité des castes a disparu. Il n’y a pas de caste dominante, il n’y a pas de règles ni de restrictions quant à la fréquentation des temples par la population.

 

La plupart des jeunes ne se réfèrent plus aux castes et pensent qu’il s’agit d’une relique du passé qui a perdu toute pertinence. La seule limitation qui demeure est que seuls des brahmanes peuvent exercer la prêtrise. Or ce sont eux qui ont homogénéisé la population, selon un processus que Vertovec a appelé « brahmanisation ». Pour le comprendre, il faut revenir en arrière.

 

Avec l’arrivée des travailleurs au cours du XIXe siècle, les groupes d’immigrants étaient caractérisés par une diversité de rites et de coutumes mais aucune structure uniforme ne s’en dégage. Les pratiques du nord de l’Inde et du sud se différenciaient, et les traditions populaires comme les rituels domestiques étaient aussi pratiqués. Au lieu de temples, on utilisait des endroits temporaires pour honorer les dieux.

 

Ce sont les brahmanes qui ont unifié cette diversité. Grâce à leur langue, leur connaissance des rites, ils se sont créé une nouvelle position à Trinité peu après l’expiration de leur contrat quinquennal. Cependant, le champ n’était pas encore libre pour un monopole. Comme nous l’avons mentionné, il y avait de nombreux rituels non brahmaniques, qui entraient en compétition. Afin d’augmenter leur influence, ces derniers ont donc adopté des pratiques non brahmaniques, dites de la « petite tradition ». En Inde cette dérogation eût été impensable.

 

Ils essayèrent aussi de renforcer la tradition sanskrite, la « grande tradition », sans pouvoir néanmoins remplacer la petite tradition. Une certaine homogénéisation s’effectuait cependant, à travers l’organisation de grands festivals tels celui de Dipavali, la fête de la lumière.

 

La construction de temples communs débuta plus tard. Pour les hindous de cette époque, les temples ne jouaient pas un rôle majeur. La préservation des traditions s’effectuait à la maison, et de petits sanctuaires dotés d’autels étaient bien plus fréquents. Cela changera plus tard avec la pression venue d’autres communautés.

 

Un élément qui joua en faveur d’une plus grande homogénéisation autour de la tradition sanskrite est le fait que les hindous, du fait de la « petite tradition », étaient considérés par les autorités coloniales comme « arriérés ». Pour cette raison, les brahmanes instituèrent en 1881 l’Association pour le Sanatana Dharma (SDA), dotant l’hindouisme d’un cadre institutionnel.

 

Elle ne devint réellement active dans le public qu’après l’émergence d’une association rivale, le Sanatana Dharma Board of Control (SDBC). La pression croissante des missionnaires chrétiens et celle du mouvement réformiste indien Arya Samaj, les conduisirent à coopérer dans le cadre du Sanatana Dharma Maha Sabha (SDMS).

 

Les religions rivales ont attiré principalement les gens éduqués. Pour les contrer, la SDMS établit des écoles primaires hindoues dans les années 50 et commencèrent à standardiser leurs pratiques religieuses dans les temples sous l’égide du Conseil des Pandits nouvellement créé.

 

Le hindous adoptèrent aussi certaines pratiques chrétiennes, tels les services religieux du dimanche et l’adoption de bancs dans les temples, la possibilité de garder ses chaussures et l’adoption de livres de prières standardisés. Aujourd’hui, la SDMS est l’organisation hindoue dominante à la Trinité.

 

Sous le poids d’une histoire commune et dans le cadre de circonstances nouvelles, un autre hindouisme a ainsi émergé à Trinité-et-Tobago, doté de traits spécifiques, et centré autour du sens d’une identité commune qui s’est avéré plus fort que le sens séparatif de caste.