par Fabienne Desjardins
Fabienne Desjardins a été l’élève de Kittappa Pillai à Thanjavur dont elle fut la dernière disciple. Elle enseigne le Bharata Natyam en France aux enfants à partir de deux ans et demi. Elle anime des ateliers en milieu scolaire ainsi qu’à l’hôpital dans des services spécialisés (poly-handicapés, enfants psychotiques). (www.natyamaya.net)
Rendre compte en quelques images et en quelques lignes de la prodigieuse et étonnante richesse toujours accrue que représente l’univers de la danse indienne est quasi impossible. Richesse d’abord de par la profondeur de ses origines, liées à Shiva sous sa forme Nataraja, « roi de la danse ». Nataraja c’est l’image du dieu dansant, dans un cercle de feu, la Tandava, imagerie bien connue de ceux qui s’intéressent à la culture indienne.
Qu’est-ce que la Tandava ? Sur les ordres de Shiva, un des membres de sa suite, nommé Tandu, enseigna aux humains par l’entremise de Bharata (l’auteur du Natya Shastra, le fameux traité de danse dont on se sert encore aujourd’hui) l’art de la danse de Shiva, qui prit dès lors le nom de Tandava (de Tandu), lequel regroupe 32 postures du corps (angaharas) et 108 positions conjointes des mains et des pieds (karanas).
Une figure de danse (angahara) se compose d’au moins sept karanas successifs. Selon le mode musical ou le sentiment prédominant, ou les circonstances, le Tandava est qualifié : ananda tandava (danse extatique), tripura tandava (danse de la victoire sur la triple cité), sandhya tandava (danse du crépuscule, les autres divinités tenant la partie instrumentale et vocale), samhara tandava (danse de destruction), Kali (Kalika) tandava, Uma tandava et Gauri tandava. Quant au Rudra tandava (danse de la destruction et des bûchers funéraires), Shiva l’inaugura devant le corps mort de Sita, sa première épouse.
La danse cosmique du dieu symbolise l’anéantissement de l’univers illusoire et des aspects mauvais de la nature humaine (représentés par le nain Mûlayaka qu’écrase le pied droit de Mahâdeva, le Grand Dieu). Shiva Nataraja dansant représente l’énergie universelle et éternelle. Cette danse continue engendre la succession des jours et des nuits, le cycle des saisons et celui de la vie et de la mort.
À terme, son énergie provoquera la destruction de l’univers, puis le fera renaître. Cette danse de la création du monde symbolise le processus éternel de conservation et de destruction. Ainsi de la destruction du mal naît aussi le pouvoir du recommencement perpétuel. Dieu destructeur, Shiva Nataraja est donc aussi dieu créateur.
La danse Tandava de Shiva exprime ses cinq pouvoirs en un cycle perpétuel :
• Srishti : le pouvoir de création et d’émanation, symbolisé par le tambourin (damaru) sur lequel sa main droite frappe rythmiquement le paranada, c’est-à-dire le Son Primordial (Om) qui a mis en branle les rythmes et les cycles de l’univers manifesté. On dit que le monde aurait été créé par ce son primordial, la musique du Om.
• Sthiti : le pouvoir de préservation, symbolisé par sa main droite inférieure qui fait le geste de bénédiction (abhaya mudra), signifiant : « Ne crains rien, Je te protège. »
• Samhara : le pouvoir de destruction par dissolution et absorption, symbolisé par la flamme dans sa main gauche supérieure qu’il tient en ardhachandra mudra, geste de la demi-lune.
• Tirobhava : pouvoir d’occultation et d’obscuration, qui est en soi une grâce qui – tout en nous voilant la Vérité – nous permet de connaître les champs de l’expérience, du développement spirituel et finalement de réaliser notre destinée, symbolisée par son pied droit qui piétine la personnification de l’ignorance (avidyâ).
• Anugraha : le pouvoir de révélation, qui est également une grâce par laquelle Il nous accorde connaissance et libération, symbolisée par son pied gauche relevé, vers lequel s’abaisse sa main gauche, qu’il tient en gajahasta mudra, geste de la trompe d’éléphant, qui est une invite à l’approche.
Ces cinq pouvoirs, considérés en tant qu’activités cosmiques, sont personnalisés par Brahma, Vishnu, Rudra, Maheshwara et Sadashiva, respectivement – correspondant à sadyojata (création), vamadeva (préservation), aghora (réabsorption), tat-purusha (obscuration) et ishana (révélation).
Voici donc Nataraja, le roi de la danse, alias Natesha, le roi des danseurs, qui fait vibrer le pouvoir (shakti), l’énergie (prana) et la vie même de tout ce qui existe. Il revient au moment initial de la création, il est redevenu l’Être suprême lançant la manifestation universelle.
Car la danse de Natesha est la danse du cosmos tout entier, le mouvement et la pulsation rythmique qui soutiennent toute existence manifestée. Et tout ce qui existe, entité consciente ou objet non conscient, est happé dans le tourbillon de sa danse.
La danse est alors expression physique de la spiritualité et parvient à ce prodige d’unification, de retour à l’unité fondamentale. Car la danse agit comme dynamique unificatrice du créé et du Créateur, et l’âme se révèle dans son identité à la Divinité. Mais au centre de ce tourbillon extatique, se tient l’immense immobilité d’où tout pulse et vers où tout rebondit après avoir traversé l’espace du manifesté (et c’est peut-être là l’évocation la plus puissante et la plus mystérieuse qu’engendre en notre esprit cette auréole enflammée qui entoure le dieu).
Nataraja est l’immobilité et le dynamisme intimement soudés l’un à l’autre. La fixité évoque cette paix surnaturelle et cet équilibre bienheureux qui se dissimule à la racine même de notre conscience, ce que nous appelons notre centre intérieur, notre Soi. Le dynamisme, à l’image de sa chevelure volant en toutes directions, exprime l’essence de ces forces et énergies qui constituent notre univers, dont les expressions sont souvent d’une fureur insoutenable, d’une violence féroce et cataclysmique.
Shiva Nataraja est une forme typique du sud de l’Inde, c’est la divinité tutélaire du temple de Chidambaram où sont sculptées dans la pierre les postures du Bharata Natyam, la danse classique sacrée de l’Inde méridionale. Il est, sous cette forme, vénéré par les artistes scéniques (musiciens, danseurs, comédiens) indiens.
Enfin, si Shiva est révéré comme adi-nratyaguru, « l’enseignant primordial de la danse » et le créateur de la danse, il n’est pas le seul dieu danseur. Krishna est célèbre non seulement comme flûtiste, mais pour les danses inlassables dans lesquelles il entraînait les gopis du crépuscule à l’aube ; il dansa aussi pour subjuguer Kaliya, le roi des Nagas démoniaques et venimeux.
Ganesha, le fils de Shiva, aime lui aussi danser le Tandava. Dans d’autres avatars, bien que rarement, Vishnu dansa pour célébrer une victoire ; si la danse des dieux est toujours une danse sacrée, les danses de plaisir esthétique étaient dévolues aux apsaras, ces nymphes compagnes des musiciens Gandharvas, qui étaient aussi envoyées pour séduire et amollir les ennemis des dieux (ainsi la nymphe Meenaka allant séduire l’ermite Vishvamitra, à qui cinquante années d’ascèse avaient conféré d’extraordinaires pouvoirs magiques dont les dieux prenaient ombrage).
Mais observons l’icône-statue de Nataraja dont chacun des attributs est un symbole :
• La main droite supérieure du dieu tient un tambourin (damaru) par un geste spécial nommé « prise du damaru » et frappe le son rythmé qui met en branle la création. Le tambourin, en forme de sablier, ou de deux triangles en sens opposés joints par leurs sommets, symbolise également l’interpénétration universelle des principes féminin et masculin, dont la séparation causerait (et causera) la dissolution universelle (pralaya).
• La main gauche supérieure tient la flamme primordiale, agni, qui est également celle qui allume la destruction finale.
Ainsi, les mains présentent des symboles opposés (création, destruction) et complémentaires, qui alternent en permanence et dont nous devons saisir la nécessaire interdépendance, chaque vague de vie se retirant pour laisser place à la suivante.
• La main droite inférieure fait le geste de protection (abhaya mudra) face au mal et à l’ignorance.
• Le bras gauche inférieur fait le geste de la trompe d’éléphant, la main étirée vers le pied gauche, la jambe gauche étant élevée au maximum, tout en conservant l’équilibre de la posture. La main-trompe « aspire » et fait s’élever plus haut l’énergie libératrice dégagée par la jambe qui s’envole en dansant.
• Le nain sur lequel danse le dieu est le démon Apasmara, personnification de l’ignorance, l’inertie et la passivité (tamas) qui sont donc vaincues, mais restent présentes en tant qu’énergie sous-jacente à toute la manifestation (mâyâ) et semblent à la source du pouvoir dynamique du dieu dansant.
• La longue chevelure du dieu, habituellement nouée en chignon, est libérée par la frénésie de la danse et les mèches, jaillissant en tous sens, frappent les corps célestes. Il y a là l’image d’un intense dynamisme communiqué au cosmos entier. Les mèches se divisent en deux ailes, de part et d’autre de la tête, symbolisant les ondes d’énergie subtile du plan mental supérieur, ainsi que les pouvoirs magiques développés par le dieu expert en yoga (siddhis).
• Le Tandava est la danse qui accompagne la création et la destruction de l’univers, mais aussi les innombrables destructions des créatures durant un kalpa. C’est ainsi que le dieu la danse dans les enclos funéraires, partout où rôdent la mort et les fantômes des décédés.
• La jambe gauche s’élève en diagonale par-dessus la jambe droite, et son pied se cambre vers l’espace environnant, donc hors du plan délimité par le cercle de flammes ; certains y voient le symbole de la libération de la roue des naissances et des morts, ainsi que le retour à l’indifférencié (avyakta) des énergies utilisées pour la manifestation (prakriti).
• Le cercle de flammes (prabhavali) qui entoure le danseur représente l’univers manifesté pour les uns, pour les autres ce sont les flammes qui allumeront le feu de la destruction cosmique.
• Le lotus qui sert de piédestal au dieu représente l’univers tel que le ressent la conscience individuelle, enraciné dans le lotus du cœur.
• Le serpent qui enlace sa taille représente la divine énergie vitale, la kundalinî de Shakti (qui est aussi la parèdre de Shiva).
• L’expression du visage est énigmatique : pour certains, elle est stoïcisme pur, la vertu par excellence de la neutralité par l’union des contraires. Exprimant la plénitude de la sérénité, ou de la félicité (ananda), elle oppose un contraste absolu au tourbillon effréné du corps, comme au déploiement intense d’énergie qui en irradie.
Elle symbolise l’immuable et éternelle essence de l’Un, mais aussi le Témoin impassible, qui demeure dans son isolement transcendant face à l’activité des trois mondes. Pour d’autres, une légère ironie teinte le sourire du dieu, indiquant par là que le détachement absolu (kaivalya) ne s’accomplit pas sans une connaissance parfaite des ruses de Maya, l’éternelle illusionniste. Une tension extrême irradie l’être total de Shiva, résultant de l’union de ces formidables opposés que sont l’éternité et le temps, le visible et l’invisible, l’Un et le multiple.
D’autres détails concernent la parure du dieu, même s’ils paraissent avoir une signification moindre, contribuent néanmoins à exprimer la totalité de l’essence divine de Shiva sous sa forme Nataraja :
• Sur son chignon, cinq symboles sont diversement disposés : le croissant de lune (le second luminaire, qui contribue au maintien du monde terrestre et des créatures y vivant, et qui symbolise donc le pouvoir de préservation de Shiva), une tête de mort (représentant l’aspect destructeur du dieu et sa souveraineté sur les lieux de crémation), la déesse Ganga sous forme de sirène (le Gange est censé prendre sa source dans la chevelure du dieu, manifestant ainsi sur terre la profonde compassion du dieu pour les mortels), un cobra qui s’enroule autour du chignon, lequel est encore surmonté d’une couronne de feuilles.
• D’autres cobras ornent le dieu : l’un est enroulé autour de son bras droit inférieur, un autre autour de sa taille, autour de ses chevilles, plus celui qui pend à son cou comme une guirlande. Les capuchons de ces cobras sont ornés de gemmes, qui lancent des éclairs lumineux dans tous les sens, selon les mouvements du danseur, qui choisit de préférence l’heure du crépuscule, et au fur et à mesure que la nuit tombe, l’assemblée est éclairée par ces rayons lumineux de l’énergie divine (la kundalinî de Shakti) que manifestent tous ces cobras, ainsi que par le croissant de lune et les flammes entourant le dieu.
La danse selon la perspective traditionnelle de l’Inde
Musique et danse sont indissociables, du fait qu’elles reflètent l’expression originelle de la Vie : on dit qu’à l’origine, ou plus précisément, avant l’origine, il y a para nada, le Son inaudible (Om), qui est perpétuelle vibration. Si aucune des Upanishads n’a clairement présenté le mode opératoire de la Création, tous les enseignements relatifs au pranava Om illustrent la nature fondamentale du son-mouvement dans le déploiement de la manifestation, aussi bien que dans le développement de la conscience par la méditation.
Dans la perspective esthétique et spirituelle de l’Inde, le rythme, et donc la danse, est forcément perçu comme l’expression la plus adéquate du dynamisme fondamental de la vie, à tous ses niveaux et, des corps célestes aux brins d’herbe agités par le vent (Vayu, le dieu du prâna), tout ondule, se ploie, se redresse, danse...
La danse est donc l’expression du divin. Elle est à la fois esthétisme et spiritualité. Elle est l’activité naturelle par excellence. Seuls les rythmes diffèrent, et la conscience humaine ordinaire n’en perçoit que quelques-uns. Sous l’apparente immobilité du monde dit inerte, la danse des atomes est clairement perceptible pour le yogi, mais il l’exprimera en termes de manifestations lumineuses ou de sonorités ou d’états de conscience sublimes, plutôt qu’en termes chorégraphiques.
Mais le monde est Un, et les dieux, comme les humains, dansent pour rejoindre le flot des énergies qui tissent la trame du monde manifesté et pour – l’ayant capté et vibrant en symbiose avec elles – les exprimer pour les spectateurs. Ainsi, on peut dire que la partie la plus importante de la danse est abstraite et invisible, elle est dans le flot d’énergies vives mises en branle ou contactées par le(s) danseur(s) et les musiciens, et reçues puis réverbérées par les spectateurs.
Il y a là, de nouveau, une parfaite trinité : énergies divines, danseur-musiciens, spectateurs (lesquels sont indispensables pour ancrer et renvoyer les énergies et leurs significations conscientes, afin que se crée un cercle dynamique parfait).
La richesse de l’art millénaire spirituel qu’est la danse indienne résulte aussi des conceptions, des formes, des significations telles qu’elles sont formulées dans le Nâtya Shastra (texte qui codifie la danse) par le sage Bhâratamuni à l’époque védique.
Chaque style comprend deux parties principales, l’une dédiée aux dieux, l’autre aux simples mortels. Trois formes : le nritta, à caractère esthétique et non descriptif ; le nâtya, véritable danse-drame ; le nritya, plus doux et émotionnel. Deux aspects sont aussi importants : le masculin et le féminin.
Il y a aussi quatre « guides » concernant l’interprétation stylisée des apparences, des objets ou des personnages, l’interprétation des états moraux et affectifs, les éléments musicaux et vocaux, le costume. Tout a un sens dans la danse, et le langage du corps « temple » dans lequel réside l’essence divine, atteint alors une complexité inimaginable.
À défaut d’une évocation exhaustive irréalisable, laissez-moi vous mentionner encore quelques chiffres, ceux des mouvements de la tête et de ce qui la constitue (même les yeux dansent), donnés par le Nâtya Shastra. Ils peuvent bien sûr se combiner entre eux ainsi qu’avec diverses positions du corps, des gestes des mains et plusieurs espèces de pas.
Selon le traité, l’artiste s’exprimera à travers treize mouvements de la tête, trente-six expressions, huit sortes de regards, neuf mouvements du globe oculaire, neuf mouvements des paupières, sept mouvements des sourcils, six mouvements du nez, six des joues, six de la lèvre inférieure, six du menton et six de la bouche, quatre mouvements du visage et neuf du cou ! Chacun selon le contexte, prend une signification précise.
Les gestes des doigts et des mains (hasta) sont aussi particulièrement importants. Investis d’un symbolisme spirituel, ils deviennent des mudras, utilisés également dans la sculpture et l’iconographie hindoues ou bouddhiques.
« Le théâtre et la danse indienne sont le lieu où il est encore possible de voir l’équivalent physique de mots tels que dieu, déesse, divin ; le lieu où le regard peut soudain se transformer en image de soleil ; le lieu où l’acteur ou la danseuse peuvent être à la fois l’archer et l’arc qui se tend, la flèche qui vole et la biche blessée. » F. Taviani, Rencontre entre l’Orient et l’Occident.