par Dr Jacques Vigne
Médecin psychiatre, le docteur Jacques Vigne vit en Inde depuis vingt-sept ans, où il pratique une sâdhana (discipline spirituelle) dans la lignée de Ma Anandamayi. Depuis Le maître et le thérapeute (Albin Michel, 1991) jusqu’à Cheminer et contempler (Albin Michel, 2007) son œuvre construit un pont entre les traditions d’Orient et d’Occident.
Moi-même Français, vivant comme Swami Jayramdas en Inde de façon régulière, je suis heureux d’écrire ici quelques mots à son propos. On sent tout de suite dans le personnage la sincérité et l’intensité des grands pratiquants du yoga. Durant certaines phases de sa sâdhana, il pouvait travailler dix, quinze, parfois vingt heures par jour.
Il reconnaît que son cheminement spirituel a évolué : il a commencé par la pratique dévotionnelle centrée sur Hanuman, le dieu singe, qui était chère à son premier guru. C’est une ascèse très répandue en Inde mais qui paraît étrange aux Occidentaux. Grâce à sa jeunesse et à son intensité, Jayramdas a quand même réussi à la réaliser de façon approfondie.
De même, sa seconde sâdhana, avec l’école ésotérique du shaktisme qu’est le Shri Vidya, est typiquement enracinée dans la culture hindoue. Elle comporte en général beaucoup de pûjâs (rituels) et de mantras consacrés à des formes de la déesse très spécifiques, comme Rajarajeshvari, Lalita, etc.
On peut dire que Jayramdas en est maintenant à la troisième phase de sa sâdhana, avec une stabilisation dans le Védânta, grâce à son admiration pour Ramana Maharshi et Sri Aurobindo dont l’enseignement se rattache à la voie de la connaissance védantique. Il admire leur idéal – tous deux ont vécu en solitaires de longues années, même s’ils furent de plus en plus entourés de disciples jusqu’à ce qu’ils quittent leur corps.
Pour la plupart des Occidentaux, le Védânta est certainement le chemin qui permet d’aller le plus loin. Les voies de la bhakti (dévotion) ou de l’ésotérisme du shaktisme sont tout à fait respectables en elles-mêmes, mais elles sont étroitement dépendantes de la culture de l’Inde et de l’inconscient qui y est associé. Si on veut les implanter dans un inconscient occidental, il risque d’y avoir tôt ou tard un « rejet de greffe ».
Jayramdas a très bien compris que tout le travail réel restait à faire. À l’âge de trente-cinq ans, il s’est trouvé attiré par la voie toute simple du Védânta et l’interrogation « Qui suis-je ? » de Ramana Maharshi. En effet, Jayramdas s’interroge sur la question de la transmission de ce qu’il a appris depuis son arrivée en Inde. Les chercheurs spirituels hindous auront du mal à prendre comme guru un Occidental, car ils pensent qu’il n’aura pas les mêmes conditionnements de base qu’eux, ce qu’on appelle les samskâras. Il y a certes des exceptions, et Jayramdas reçoit aussi des hindous qui viennent lui demander une direction spirituelle.
Par ailleurs, un certain nombre d’Occidentaux sont intéressés par une pratique spirituelle, mais ils ne veulent pas ou ne peuvent pas assimiler la culture de l’Inde, ce qui représenterait un investissement de temps trop important. Il faut comprendre que les hindous n’acceptent pas l’idée de conversion, et disent d’un Occidental qui intègre facilement les pratiques de l’hindouisme : « Il était déjà des nôtres dans une vie antérieure. » Cela revient à l’adopter sans avoir besoin de le convertir formellement.
L’hindouisme est également accueillant pour les chercheurs spirituels sérieux à cause de sa facilité à accepter le statut de renonçant. Quand il est arrivé à Mombassa, Jayramdas aurait pu être rejeté par le prêtre du temple de Shiva. Mais celui-ci a senti sa sincérité et toute la recherche spirituelle sous-jacente à son itinéraire, ainsi il l’a fait rapidement admettre par la communauté hindoue. Celle-ci, voyant sa sincérité dans la pratique, lui a même offert le billet pour l’Inde.
Ce qui me relie profondément à Jayramdas, sans l’avoir jamais rencontré, c’est aussi – dans le film qui lui est consacré, Jayramdas, des rives de l’Isle à celle du Gange, réalisé par Pierre Fournier – ces images où on le voit faire son rituel quotidien en face d’un autel où se trouve, entres autres, une grande photo de Ma Anandamayi, cette grande figure spirituelle de l’Inde du XXe siècle. Elle était dans cet état de sahaja samâdhi que recherche Jayramdas quand il parle « d’un samâdhi naturel, même les yeux ouverts, où l’on est en état de communion, d’équilibre total avec soi-même dans tous les moments de la vie. »
Ce témoignage de Jayramdas nous fait découvrir un chercheur honnête et passionné, lucide vis-à-vis de lui-même et de son entourage. On a le sentiment qu’il continuera de progresser sur la voie, tout simplement parce qu’il s’en donne les moyens, menant une vie simple, solitaire, et fortement intériorisée sur une terre sacrée, comme elle l’est sur les bords de la Narmada. Il suit ainsi son dharma, sa vocation de sadhu en toute humilité, sans s’estimer supérieur au reste du monde, mais en persévérant dans une pratique intense.
C’est une réussite complète dans sa sâdhana que je lui souhaite, et que lui souhaiteront aussi certainement les nombreux lecteurs de cette revue.