BÉNARÈS-KÂSHÎ-VÂRÂNASÎ

par M.-J. Guézennec

Mireille-Josephine de Guézennec, fidèle collaboratrice de La Nouvelle Revue de l’Inde, vient de publier Bénares-Kâshî-Vârânasî – Voyage initiatique dans la capitale spirituelle de l’Inde, L’Apart Éditions.

 

À Vârânasî, c’est le quartier de Meer Ghât que j’aime plus que tout !... Et s’il m’arrive parfois de m’installer à Asi Ghât, tout au sud de la ville, pour découvrir une atmosphère toute autre, j’aspire toujours à revenir dans ce labyrinthe au cœur vibrant de la ville antique, proche de Dashâshvamedh Ghât et du Bengali Tola, non loin du grand temple de Shiva Vishvanâth et dans l’impérieuse proximité du Gange.

 

L’hôtel Alka où je réside le plus souvent est situé à une volée d’escaliers du fleuve. Sa grande terrasse donne sur l’arc lunaire des eaux dont la parabole s’étire à vol d’oiseau jusqu’à Asi Ghât. Et quand il m’arrive un soir de manquer la cérémonie de l’âratî, je contemple dans le lointain les célébrations sacrées du feu et de l’eau au son distant des cloches et des tambours. Théâtre somptueux où les eaux frémissantes s’embrasent sous la nuit étoilée !

 

Puis, au petit matin, tandis que quelques barques dérivent sur les eaux encore obscures et délicieusement vernissées des premières lueurs du jour, je descends vers le Gange paisible, nouvellement né de l’aube.

Promenade matinale sur les Ghâts

Chaque matin, à la même heure, un assistant du temple de New Vishvanâth monte les marches, quatre à quatre, portant sur l’épaule gauche une amphore géante en cuivre remplie de l’eau du Gange. Quand il reprend son souffle, nous nous saluons.

 

Une femme accroupie fait des pâtés circulaires avec des bouses de vache pour préparer les combustibles qu’elle fait sécher en damiers bien ordonnés sur des murets. Et quand « mes » sadhus itinérants sont de retour, nous échangeons quelques mots tandis que je glisse au creux de leur main un billet de dix roupies ou parfois discrètement davantage, pour les jours de fête.

 

L’un d’eux m’impressionne avec ses yeux si profonds, sous sa chevelure blanche, son regard d’une douceur infinie contraste avec les épreuves de la vie érémitique aggravée par un climat hivernal annoncé.

 

J’acquiesce à leur mantra des petits matins dont l’air frisquet pince la chair. « Bahut thandi hai ! » (Comme il fait froid !), disent-ils, avec le sourire, sans jamais rien demander. À force de les voir blottis dans leur vieille couverture et avec l’hiver qui approche, un matin, je me fis la promesse intérieure d’acheter pour chacun d’eux une couverture en laine bien épaisse. Et je sus que je n’aurais plus l’âme en paix à repartir en France sans leur avoir fait cet humble don.

 

Auprès du Gange, enroulé dans des tissus usés par les ans qui font office de châles autour de leurs frêles épaules, les bateliers – jeunes ou aussi très âgés – battent le pavé de bonne heure à la recherche d’un client potentiel qui pourrait garantir, pour eux et pour leur famille, le salaire minimum pour la journée.

 

« Morning price, cheap price : one hour, one hundred roupies ! » c’est le tarif alléchant et compétitif du matin (une heure pour cent roupies)… Mais jamais ils n’insistent trop, car quelques-uns de ces bateliers, qui sont aussi devenus mes amis, savent que si j’aime leur donner davantage, j’aime également ces marches solitaires et matinales. Tantôt je vais vers Manikarnikâ Ghât, ou bien à l’opposé, en direction du grand temple de Kedar Ghât et vers Asi Ghât, tout au sud.

 

Les premières heures du matin sont chargées des vibrations des commencements. Sadhus, yogis et renonçants le savent également, eux qui arpentent les ghâts dans leur robe safran, d’une marche aussi fluide que celle des eaux du Gange. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Et où allons-nous ?... Ces ascètes et sadhus que nous croisons sont aussi considérés comme des jagam tîrthas, des « esprits » qui marchent et dont la rencontre est bénéfique. Ils sont en mouvement, depuis la nuit des temps, et la présence de leurs traces éveillées est pour l’Inde – et pour le monde aussi – d’une indicible et authentique richesse.

Rencontres avec
des hommes remarquables

Face aux eaux saintes, installé sur une plate-forme, un yogi dialogue seul à seul avec le fleuve dans le silence de son monde intérieur. Chaque jour, de l’aube jusqu’à huit heures du matin, un sadhu aux longs cheveux lit et commente le Râmâyana. Entouré de quelques disciples, les yeux fixés sur les pages d’un lourd ouvrage posé sur ses genoux, à haute voix il lit un à un les vers – ou sloka – sanskrits de l’épopée, puis déclame en hindi un commentaire accessible à chacun. Certains jours, au retour de Manikarnikâ Ghât, je m’arrête pour boire une tasse de thé avec eux.

 

Premier thé matinal qui, bien plus qu’un simple chai, est avant tout partage et complicité en cette terre d’affinité, sur cette terre consacrée d’expérience et d’ascèse qualifiée de karma bhumî. Ce matin, le sadhu me rappelle les dates des principaux bains pour la prochaine Kumbha Melâ d’Allahabad, la grande fête des bains sacrés qui a lieu tous les douze ans et qui débutera pour Makar Samkranti à la mi-janvier 2013. Un évènement unique et exceptionnel !

 

Quand le soleil entrera précisément dans la constellation du Capricorne (makara), au 14 janvier 2013, tous les saints Nagas, les sadhus, ermites et ascètes de la terre indienne descendront de leur retraite himalayenne et se retrouveront à Allahabad, l’antique Prayâga, pour les bains sacrés au Triveni Sangam à la confluence de Gangâ, de la Yamunâ et de la mythique Sarasvatî.

 

Je suis bien décidée à être présente pour cette rencontre d’une dimension cosmique, et le sadhu au visage magnifique me donne son numéro de téléphone portable. Je le note au cas où la communication télépathique serait défaillante, mais je sais qu’au milieu des quelques dizaines de millions de pèlerins venus en ces lieux, je saurai retrouver le sadhu au visage noble qui aura rejoint pour cette circonstance l’une des centaines de confréries des saints hommes arrivés des confins de l’Himalaya et dont il m’a également confié le nom.

 

Car l’Inde m’a appris que ce qui doit se faire s’accomplit sans trop d’effort humain et ce qui ne se fait pas n’avait pas à se faire ! Une philosophie de la liberté-destinée à laquelle j’acquiesce…

 

En contrebas du temple népalais, dans une niche surmontée d’une arcade ouvragée, un jeune homme méditant s’est installé en posture du lotus. Il compose, à son insu, un tableau parfait susceptible d’inspirer l’imaginaire d’un peintre ou d’un photographe.

 

Il est vrai qu’à Bénarès, les artistes sont légion ! Qu’il s’agisse des peintres ou des sculpteurs, des musiciens, des danseurs ou encore des acteurs-interprètes des pièces de théâtre qui répètent pendant les mois précédant un festival le rôle où ils incarneront un dieu ou un héros légendaire. Une tâche qui n’est pas prise à la légère par les maîtres qui enseignent et transmettent la tradition théâtrale du Râmlîlâ à Ramnagar, où pendant quelques mois de préparations, puis durant les trente et un soirs des représentations, les jeunes acteurs seront véritablement considérés comme des divinités.

 

D’ailleurs, cette distinction entre hommes et dieux n’a jamais été clairement établie et l’Inde qui reconnaît que, si l’on porte dieu en soi, la finalité de la vie est de s’unir à l’Être suprême dans l’état de samâdhi. C’est la quête secrète de tous ces mystiques et renonçants qui savent, plus que nous, plus que tout, et par expérience métaphysique que l’âme n’est qu’une parcelle infinitésimale – étincelle ou atome – qui n’aspire qu’à rejoindre l’Absolu. Comme autant de gouttes d’eau qui dans l’absolu ne sont pas distinctes de celles du fleuve ni de l’océan.

Manikarnikâ Ghât : un lieu de dénouement, une catharsis en vérité

Bénarès est le lieu par excellence d’une catharsis, au sens que le philosophe grec Aristote conférait à ce terme dans l’univers de la tragédie : une « purgation » des émotions et des passions.

 

Ultime lieu d’un dénouement, les bûchers funéraires de Manikarnikâ Ghât, offerts au regard de tous, ne sont pas à proprement parler des scènes tragiques : ils sont des lieux de libération pour l’âme enchaînée à un corps et au cycle des renaissances.

 

Nuit et jour, seuls les hommes appartenant à la communauté des Doms, investis de la charge des crémations, travaillent sur ce ghât funéraire. Ces hommes très minces, souvent vêtus d’un simple dhoti, assemblent de larges tas de bois, puis à la demande, découpent les troncs et les pèsent sur de grandes balances aux plateaux déhanchés.

 

Et si je reste longtemps devant les bûchers avec mon âme occidentale en peine et la question de ce mystère de l’incarnation bien chevillée au corps, c’est pour faire mienne l’idée de la mort bien avant de pouvoir apprivoiser sa réalité. Pour celui qui vécut et dont le corps s’envole dans un nuage de fumée âcre devant les familles dignes et affectées, j’ai une pensée recueillie. Ultime offrande de son corps à Agni, feu céleste, le messager qui, nourri des cinq éléments, libère l’âme et abandonne au Gange le reste des cendres…

 

Parfois, je m’installe sur le petit banc de la teashop tenue par Priti et sa famille. Elle jouxte les bûchers incandescents. Priti, qui a un peu plus d’une dizaine d’années, me sert très naturellement un verre de thé et quelques biscuits. On se parle à peine, juste un sourire, sans doute je l’impressionne, car je la regarde avec un peu trop d’insistance. Une idée fixe en tête. Tout en buvant le thé je cherche à me mettre dans la peau de cette très jeune fille – comme si, voulant quitter mon corps, je jouais à devenir elle et son histoire...

 

Priti, j’en suis sûre, de sa vie n’a eu pour horizon que les bûchers enflammés ! Je n’osais lui poser les questions qui m’obsèdent. Un jour à l’approche de l’hiver, son père, tout en surveillant la casserole avec le chai qui venait à ébullition, me demanda un pull-over pour elle et je fus très heureuse de pouvoir lui faire ce petit cadeau que je dénichai dans une boutique près de Godaulia. Près d’elle, à livre ouvert, j’apprenais de vraies leçons de vie et de philosophie.

 

Il m’arrive aussi d’aller rendre visite à un sadhu qui, depuis une dizaine d’années, vit dans l’un des édifices noirci par les fumées juste au-dessus des bûchers funéraires, dans une vaste pièce traversée par les courants d’air. Autour d’un foyer où couvent les braises nous devisons sur les arts divinatoires, sur le vécu du temps et l’intériorité. Et nous faisons silence...

 

Un sadhu est un homme sans passé et sans attache, il vit de peu de choses, de presque rien, de l’intensité juste du moment présent… riche de ses liens immatériels. Après trois semaines d’épreuves de santé, je constate qu’il vient de retrouver toutes ses forces, une vitalité nouvelle et reconquise qui va lui permettre aussi, m’assure-t-il, de reprendre ses cinq bains quotidiens dans le Gange à quelques mètres en contrebas, tandis qu’au moment de ses fièvres terrassantes, bravant les interdits de son médecin, il ne se baignait que deux fois dans les eaux qui, en décembre, avoisinent les 5 ºC !

 

Par son ascèse et sa concentration sur âjñâ chakra, vers l’espace médian entre les sourcils, le yogi fait de son corps un temple pour prâna, la divine énergie vitale qu’il conduit savamment grâce aux quatre temps de l’inspiration, de l’expiration et par les deux rétentions mesurées des souffles – kumbhâka – pour rejoindre la conscience universelle. Quelques-uns de ces yogis ayant longtemps cheminé dans la solitude et exploré en profondeur l’intériorité sont des jivanmuktas, des « libérés vivants » qui vivent dans la pure présence du Soi.

 

Il me dit, ce matin, la joie qu’il a à me revoir. Cette joie partagée d’être simplement en sa présence me comble aussi.

Vers le temple Târaka Mandir
et méditation à Chakrapuskharini

D’un cœur léger, je redescends vers les ghâts quand un marchand d’oiseaux transportant sur l’épaule ses cages de perroquets et de chouettes encore endormies vint à ma rencontre. Il se propose de libérer mon âme du poids de son karma hypothétique en redonnant, contre quelques billets, la liberté à l’un de ces volatils.

 

En plaisantant, je lui demandai s’il n’avait pas le sentiment d’avoir lui-même aggravé son karma par la capture des oiseaux, comme je supposais qu’il l’aggravera encore en reprenant un peu plus loin, un peu plus tard et à mon insu, le volatil apparemment délivré !

 

En Inde, tout se monnaie, même l’allègement du karma ! Mais la métaphore de l’âme-oiseau emprisonnée est belle et d’autant plus saisissante en ce lieu où les hommes bientôt délivrés de leur dépouille charnelle sont sur le point d’atteindre moksha, l’ultime libération si présente au cœur des aspirations des hindous.

 

Avant d’entrer dans le temple Târaka Mandir, j’ôte mes sandalettes et comme à l’habitude, nous commençons par échanger quelques mots avec le brahmane qui officie dans le temple. Il récite les mantras et entame la pûjâ en me confiant le feu pour honorer les différents lingas et éveiller le pouvoir subtil des antiques divinités. Je termine mes invocations par le Târaka linga, un linga à cinq visages situé au centre, en me souvenant que c’est ici que le mantra de Shiva accorde à l’âme-oiseau sa délivrance.

 

On me dit, bien sûr, qu’il faut y croire mais pour moi cela va de soi ! Pour un esprit terre à terre, c’est à la lettre qu’il considère toute matière qui semble bien solide et inanimée, mais en réalité ne vibre-t-elle pas de l’intensité inouïe d’une invisible et incessante agitation de ses électrons ? Aux yeux du corps, l’essentiel est invisible et à ceux de l’âme l’invisible est essentiel ! La foi divine ou shraddhâ s’invite mais ne s’invente pas.

 

Des évidences premières, qui pour un sceptique semblent incroyables, aussi incroyable à vrai dire que fut jadis pour moi la révélation du grand-œuvre accompli par Vishnu, en ce lieu de Chakrapuskharini, où il creusa et creusa encore de son sudarshana chakra un immense étang qu’il remplit de la précieuse sueur de son corps.

 

Telle une peau de chagrin, au fil des temps et des mouvements tectoniques, Chakrapuskharini s’est rétréci mais le lieu de son origine mythique et de ses fondations demeure. C’est en ce lieu originel, le plus sacré et l’un des plus anciens de Kâshî, qu’il y a des années lumière, Shiva et Vishnu nouèrent leurs immortels liens d’affinité.

 

Souvent le matin, je reviens au seuil divin, sur les hautes marches du bassin sacré creusé par le disque de Vishnu et qu’il faut chaque année à nouveau creuser après l’envahissement des eaux brunes de la mousson qui déposent leurs immenses boues et leur limon…

 

Je me souviens qu’à la saison d’été, mes pensées contemplatives furent troublées par le ruissellement, non pas des eaux du Gange, mais de ma propre transpiration. De toute son ardeur, le soleil accomplissant son tapas me liquéfia, comme par empathie éprouvée pour les eaux primordiales du corps œuvrant de Vishnu.

 

Et est-ce encore cette nostalgie pour Kâshî, brûlante au cœur de Shiva, qui crée les étés caniculaires ? Comme jadis son tapas – né de la concentration yoguique d’un intense échauffement autant que de la douleur d’une séparation d’avec Kâshî – transforma les poudres dorées de santal couvrant son corps en cendres grises des bûchers, métamorphosant en serpents les jeunes lianes calcinées qui entouraient de leurs spirales ses membres ardents.

 

Méditant au gré du souffle bien conduit qui transmute les éléments recomposés de l’eau ruisselante et du feu intérieur, il m’arrivait de me sentir comme en présence du corps ardent de Shiva. En l’espace d’un frisson himalayen, un pan de glace sublimée sur le Gange se mua en vapeur d’eau et de brumes mêlées aux braises de l’âme incandescente.

 

Quand le voile de la Mâyâ – illusion – se déchire, aux yeux de l’esprit, mythes et symboles s’éclairent !

images47