LE MAHÂBHÂRATA

par Maggi Lidchi-Grassi

Maggi Lidchi-Grassi, née à Paris, a écrit des nouvelles, des poésies, des fables, des livres pour enfants, deux pièces et de nombreux romans. Parmi ses ouvrages – traduits en espagnol, italien et allemand – nous pouvons citer Earthman, The First Wife, Jitendra the Protector, Great Sir and the Heaven Lady et The Light that shone into the Dark Abyss.

 

On m’a souvent demandé comment m’était venu l’idée d’écrire une version du Mahâbhârata, cette grande épopée religieuse et nationale de l’Inde. On me le demandait plus souvent il y a vingt et un ans lorsque le premier volume est sortir en anglais.

 

Aujourd’hui, le théâtre de Peter Brooke et de Jean-Claude Carrière a ouvert une petite brèche, mais le public concerné reste avant tout une « élite » intellectuelle. En tout cas, même si ce public averti n’a pas veillé une nuit entière pour assister à la magie de la représentation théâtrale, il en a entendu parler.

 

Il est vrai qu’il y a littéralement des millions de personnes qui ont lu la Bhagavad Gîtâ ; souvent néanmoins, elles ne savent que vaguement ou même ignorent complètement que la Gîtâ constitue l’une des partie du Mahâbhârata. L’enseignement de la Gîtâ, le Krishna à Arjuna, se déroule au moment le plus dramatique de l’épopée, à l’instant crucial où toute la moralité (mais il ne s’agit pas exactement de moralité), le dharma de tout un monde est en jeu. C’est cela qui déclenche en Arjuna une crise de conscience aiguë et en Krishna un discours sublime devenu immortel : précisément, voilà ce qu’est la Bhagavad Gîtâ.

 

À dix-sept ans, après la guerre, je me trouvais à Paris, ville de ma naissance, avec mes parents pour la première fois après de nombreuses années. Et c’est là que chez un libraire, je suis tombée sur un exemplaire des Essais sur la Gita de Sri Aurobindo, traduit en français par Jean Herbert. Je l’ai acheté. C’était chez un libraire des Champs Élysées et si je ne me trompe, au coin de la rue de Berri. Ce livre a changé le cour de ma vie. Je ne savais pas pourquoi je l’avais acheté. Je cherchais plutôt quelque chose comme un roman d’Aldous Huxley, auteur qui m’enthousiasmait à l’époque.

 

J’ai lu ces Essais pendant deux ans, ne sachant pas trop pourquoi sauf qu’il y avait quelque chose qui me touchait, qui me concernait.

 

Il faut dire que ce fut pour moi, dans ma vie, un moment révélateur. J’avais passé la guerre en Afrique du Sud. En 1936, mon père avait lu le livre d’Hitler, Mein Kampf, et comme nous étions juifs, il a préféré ne pas se trouver dans cette terreur. Il a parlait à tout le monde et tout le monde lui disait qu’Hitler était fou et que lui aussi l’était, d’autant plus qu’il croyait que le monde allait permettre à Hitler de réaliser ses projets. Nous sommes partis pour l’Exposition du British Commonwealth à Johannesbourg en 1936. En 1938, nous nous sommes installés en Afrique du Sud. Comme on le sait, la guerre a éclaté en 1939.

 

La moitié des membres de notre famille a été tuée dans des camps de concentration. Ma cousine avec qui, petite, je jouais, en était sortie avec son numéro tatoué sur l’avant-bras. Elle se réveillait la nuit en hurlant et m’a raconté ce qui se passait à Auschwitz.

 

Il fallait trouver un sens à la vie. Un jour, après deux ans de lecture, Krishna, à travers ce qu’il disait à Arjuna, m’a donné une clef, ma clef : « Il vaut mieux échouer et mourir suivant la loi de ton être plutôt que de suivre la loi d’autrui avec succès. »

 

Par la suite, j’ai lu d’autres livres de Sri Aurobindo mais c’est cette première injonction lumineuse de la Gîtâ qui m’a conduite en Inde à l’ashram de Sri Aurobindo où je suis restée auprès de Mère pour le reste de ma vie.

 

Cette injonction a changé ma route et ma vie. Au fond, c’était aussi l’injonction intérieure de toute une génération, celle-la même qui a provoqué la révolution des étudiants en 68. « Do your thing » était devenu le mot d’ordre ; « your thing », ta chose, pas celle des autres.

 

En ce qui me concerne en tout cas, la Bhagavad Gîtâ m’a saisie, m’a suivie et ne m’a jamais lâchée. C’est à Pondichéry que j’ai commencé à lire les douze gros volumes du Mahâbhârata, à apprendre le sanskrit et à fréquenter l’Institut d’Indologie, situé à deux pas de chez moi, pour faire des recherches dans cette œuvre parfois impénétrable. Il y avait certains brahmanes penchés sur de gros livres qui ne pouvaient me donner des informations que sur certains parvas, sections, dans lesquelles ils étaient spécialisés.

 

Il existe un index des noms des personnages du Mahâbhârata qui contient 12 000 rubriques. Souvent trois ou quatre ou même cinq personnes figurent sous le même nom et chaque personne a souvent plusieurs noms. Mais rien ne me décourageait.

 

Je voulais rendre la magie et la sagesse de ce grand livre accessible à l’Occident, partager le vrai sens de ce « trouver sa propre voie » (« Your own thing »). J’avais fini d’écrire le premier volume lorsque j’appris que Jean-Claude Carrière préparait une pièce de théâtre, en français, basée sur le Mahâbhârata, ce qui m’a fait comprendre que cela faisait partie du Zeitgeist de cette révolution de conscience dont Sri Aurobindo a tant parlé.

 

La Gîtâ est un discours que Krishna fait à Arjuna quand celui-ci est en proie à une crise intérieure intenable. Le premier jour de la bataille, il se retrouve devant une armée menée par son grand-père Bhîshma, lequel a joué pour lui le rôle de père puisque le sien était mort ; à ses côtés Drônachârya, son guru, qui lui a enseigné tout ce qu’il sait en matière d’armes ; puis Kripachârya, un autre guru ; puis Ashwattâma, son meilleur ami. Et il doit les tuer !

 

Il n’y a pas de solution possible dans une telle situation et le cœur de guerrier d’Arjuna flanche. Il se trouve sans force dans les bras pour tirer une seule flèche. Ce n’est pas en raisonnant qu’on peut résoudre une telle situation. Et pourtant il sait que ces êtres représentent le mal, et que s’ils gagnent, c’est toute la terre qui serait empoisonnée. C’est Krishna qui représente le vrai dharma.

 

La solution ne peut venir que d’un autre plan, d’une autre dimension. Et c’est d’une dimension plus haute que Krishna lui montre la vérité, ce qui libère ses forces et lui permet d’agir, de lutter et de vaincre. Et c’est d’une autre dimension, une dimension au-delà du mental qui raisonne, même au-delà des émotions qui appartiennent à une dimension limitée, que vient la résolution, le dénouement.

 

C’est vers cette dimension que toute la conscience humaine chemine douloureusement. Il a fallu la grande guerre du Kurukshetra pour libérer de nouvelles forces et pour nettoyer la terre de ses tyrans, de son mal, du danger qui la menaçait, si d’aventure Bhîshma et Drônachârya qui soutenaient le tyran Duryôdhana, en sortaient vainqueurs.

 

C’était une bataille entre les forces de lumière, Krishna et Arjuna, et celles de l’obscurité qui menaçait d’engloutir la terre. Et c’est la Gîtâ qui m’a fait comprendre la situation analogue de la deuxième guerre mondiale.

 

C’est en écrivant mon livre que le sens que je cherchais s’est révélé profondément. Et comme je l’ai dit, je voulais faire en sorte que tout le monde puisse lire ce livre et en extraire, même inconsciemment, sa sagesse, son sens profond.

 

Je crois que j’ai réussi dans une certaine mesure. Je l’ai écrit avec le plus de simplicité possible ; et d’ailleurs, les lettres de remerciements que j’ai reçues proviennent tout autant d’adolescents que de vénérables pandits.

 

La grande guerre du Kurukshetra

(Éditions Les Belles Lettres),

traduit de l’anglais par Michèle Mercier,

avec la collaboration d’Hélène Morita.

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