par Martine Quentric-Séguy
J’étais jeune, j’avais des idées toutes faites sur l’Inde après avoir lu quelques « Que sais-je ? » et autres ouvrages dits savants, et je voyageais de temple en ashram pour tenter de retrouver le fil de ma vie.
J’ai eu la chance de rencontrer des Indiens en démarche spirituelle selon plusieurs des voies de l’hindouisme ou d’autres religions, et de pouvoir échanger en profondeur sur nos croyances et espoirs respectifs. Le « polythéisme » me troublait, et les explications qui tentaient de me dissuader d’imaginer un polythéisme me semblaient purement rhétoriques.
J’en étais là, quand l’un des moines fut envoyé en France pour un voyage de quelques semaines. C’était un homme sincère qui ne connaissait pas grand chose des religions autres que la sienne, car il venait d’une famille et d’un petit village strictement hindous et n’avait quitté cet univers que pour un ashram peu ouvert sur le monde.
Il s’en fut et revint. Lors de notre premier entretien, il me dit en riant : « Ah, j’ai vu que les chrétiens sont polythéistes ! » Comme je tentais de nier la chose, il justifia : « Mais si ! Ils ont trois grands dieux : Père, Fils, Esprit et leurs églises sont pleines de statues de dieux et de déesses ! J’ai vu les déesses Marie, Thérèse, Bernadette… et les dieux Jésus, Joseph, Antoine, Michel... » J’ai bafouillé que la trinité était une image de l’unité et que les saints ne sont pas des dieux. « Ah bon ? Alors, c’est comme notre trinité qui n’est que ce qu’on peut tenter de dire de l’ineffable Absolu que nous essayons de désigner par Tat (Cela) pour ne pas utiliser de qualificatifs réducteurs, et vos saints sont des exemples à suivre, des symboles de la sainteté ou de la sagesse ? »
Sa vision m’a ouvert les yeux. Mais alors, me direz-vous, à quoi servent ces prières, ces rituels, ces statues… ? À nous aider à garder le cap vers l’Essentiel. Ils sont comme le doigt pointé vers la lune : des moyens ponctuels pour garder les yeux ouverts, pas le but en soi. Ceux qui en ont encore besoin les utilisent. On dit en Inde qu’un enfant qui ne les utiliserait pas, un vieillard qui s’y attacherait encore, un sage qui n’en serait pas libéré, seraient égarés.
J’ai mis quelques années à comprendre un peu et à atteindre le premier barreau de l’immense échelle vers Cela qui n’a ni nom, ni forme, ni attributs. L’hindouisme n’est pas polythéïste, maintenant je le sais. Il n’est peut-être même pas moniste. Il vise à l’au-delà tant des apparences que du non-manifesté. Un au-delà qu’aucun mot, jamais, ne saura désigner car quel mot pourrait contenir l’infini ?