par Philippe Rivault
Après avoir étudié à l’École américaine de Paris, il poursuit ses études de médecine naturelle auprès d’un herboriste en Allemagne. Après plusieurs années de pratique, il part en Inde pour étudier les sciences orientales auprès de maîtres inspirés, s’intéressant également à la musique, au yoga, à la cuisine végétarienne et à la médecine ayurvédique.
Aux XVIe et XVIIe siècles, pendant qu’en France et en Europe s’amorçait le temps des Lumières, des réformes et de l’humanisme, au Bengale, l’école de la bhakti projetait ses rayons bienfaisants sur toute l’Inde.
C’était un renouveau spirituel où le système des castes était remis en cause, où tous les dieux du panthéon hindou retrouvaient leur véritable position – celle de simples fonctionnaires cosmiques. Enfin, la révélation de l’aspect personnel et transcendantal de l’Absolu, réalisé par la voie de la bhakti (l’amour et la dévotion), reprenait sa place naturelle après des siècles de bouddhisme et de védantisme monistes.
Ce mouvement irrésistible renaissait par l’influence des grands sages vishnouites tels Ramanuja, Madhva, Nimbarka, Chaïtanya, Rupa et Jiva Goswamis, et des poètes Jayadev, Chandidas, Tukaram et Tulsidas.
C’est sous le règne de l’empereur moghol Akbar, dans le nord de l’Inde, à Mathura (entre Delhi et Agra), que s’installe l’épicentre de la spiritualité monothéiste, et aussi là que commence notre histoire. Les astrologues s’accordent pour voir en Akbar la réincarnation d’un brahmane qui aurait prié pour revenir comme tel et instaurer une période plus clémente envers les spiritualistes indiens, afin que puisse à nouveau s’exprimer l’intelligence fertile de l’Inde, sa force spirituelle et ses potentialités.
L’empereur se maria, entre autres, avec une princesse rajpoute hindoue, Jodha, qui fit construire un temple de Krishna dans ses appartements. Akbar lui-même prenait part aux fêtes que son épouse organisait ; chose inconcevable dans l’islam iconoclaste et intransigeant de l’époque.
Depuis le Bengale, le grand réformateur Chaïtanya dépêche ses disciples vers la région de Mathura, la terre sainte de Vraja, pour reconstruire les temples, recouvrer les lieux de pèlerinages et divulguer ses enseignements sous forme écrite.
C’est la Renaissance du sanâtana dharma, l’éternelle occupation des êtres vivants dont la nature intrinsèque est vouée à servir le Seigneur avec amour et dévotion : « Tu nous as créés vers Toi, dit Saint Augustin dans ses Confessions, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en Toi. »
Un autre grand maître spirituel contemporain de Chaïtanya, Vallabhacharya, participa à ce renouveau de la bhakti. Lors d’une de ses visites dans ce haut lieu spirituel, il ordonna à l’un de ses disciples, Gopal Bhusane, de s’installer au bord du lac sacré de Radhakund pour y vénérer la divinité de Gopal Krishna (Shrinath) qui l’accompagnait partout dans ses périples.
La grande déité de Shrinath, qui résidait sur la colline Govardhane, fut, elle, déplacée par les prêtres brahmanes avant que les hordes mogholes saccagent les temples de la région. Cette divinité inspira la troupe en fuite à s’arrêter près d’Udaïpur au Rajasthan et, sous le protectorat des maharajas rajpoutes, fut construit un temple magnifique autour duquel un village se développa sous le nom de Nathadwar.
Un jour, l’empereur Akbar, qui se rendait à Agra avec ses troupes, passa dans la région de Vraja. Assoiffés, tous cherchaient un lieu pour se désaltérer. Gopal leur indiqua le lac sacré de Radhakund. Une fois sa soif étanchée, Akbar demanda à son bienfaiteur ce qu’il désirait comme récompense. « Que personne ne vienne chasser sur les terres de Vraja pour la tranquillité de ce lieu sacré cher aux hindous », demanda Gopal.
L’empereur le lui accorda et lui octroya une bourse d’argent afin qu’il construise un lieu de résidence décent pour lui, sa famille, la divinité Shrinath et les pèlerins. Ce fut le premier ashram de la région. Notons qu’un ashram est un lieu où les résidents vivent heureux, dans une dynamique spirituelle, une harmonie entre la nature et l’esprit.
Ainsi, cet ashram aida au fil du temps beaucoup de familles à s’installer dans la région. Des villages entiers se formèrent, moyennant en retour de contribuer au maintien de l’ashram et du temple. Mais lors de l’indépendance de l’Inde en 1947, Nehru, qui était premier ministre, abrogea les obligations des villages au bénéfice des temples et ashrams et distribua les terres aux paysans. Ce qui eut pour effet d’appauvrir considérablement les temples.
Dans mes années d’adolescence, marquées par mai 68, j’essayais de comprendre les « après » de la mort. Je ne pouvais imaginer la vie conçue uniquement pour se marier, avoir des enfants, travailler et mourir ; cette représentation théâtrale me paraissait bien trop triste.
Jésus ne nous parlait-il pas du royaume éternel de son Père ? Le côté fleuri du mouvement hippie et l’anarchie de ces années folles de liberté attirèrent certes mon attention, mais ne répondaient pas à mes questions existentielles. Mon esprit demeurait donc insatisfait. Le destin, cette puissance supérieure qui réglerait d’avance les événements futurs, aurait-il entendu ou compris mon problème ? Toujours est-il qu’il dirigea mes pas vers l’Orient, en particulier l’Inde, et synchronisa ma vie vers la satisfaction de ma quête en vue de l’accomplissement de mon devoir d’humain.
Je découvris qu’il n’y avait pas seulement de la philosophie en dehors de l’héritage occidental grec (de la foi spirituelle en dehors des monothéismes occidentaux, et du salut hors l’Église), mais aussi que la philosophie orientale méritait toute notre attention par sa grande richesse et était mise en pratique dans la vie quotidienne. Elle me révélait une sagesse et un art de vivre, une éthique de vie où matériel et spirituel ne font qu’un.
Certes, l’éthique de vie présentée dans la culture védique de l’Inde fut malmenée par différents facteurs : les invasions, le colonialisme et la pauvreté qui suivit, l’élitisme des classes supérieures et les conditions inhumaines dans certaines castes.
Cela se poursuit avec l’américanisation du pays encouragée par une partie de la classe politique et industrielle résultant en des désastres écologiques, par le milieu étudiant en crise de ses valeurs traditionnelles, dans le milieu rural par l’acceptation de produits issus de l’industrie chimique et agro-alimentaire moderne, dans le milieu urbain avec le miroitement du matérialisme et de ses médias, dans l’univers de la spiritualité où de nombreux faux maîtres exportent des spéculations ésotériques pour s’enrichir sur le compte des incrédules, aussi bien indiens qu’occidentaux.
Pourtant, la culture de l’Inde repose sur les textes védiques contenant un savoir extraordinaire perpétué par la sagesse des hommes de ce pays fascinant et énigmatique. La culture védique originelle est certes amoindrie, mais cette richesse tient dans ses écritures et ses maîtres inspirés qui permettent d’éveiller la conscience humaine. Parmi ces textes, c’est la Bhagavad Gîtâ qui comblera mes interrogations.
Lors de mes voyages en Inde, je rencontrai beaucoup de Français et d’Européens qui, tout comme moi, cherchaient une solution spirituelle à leurs problèmes. Les uns décidaient de faire l’expérience des drogues, d’autres de pratiquer le yoga des postures ou celui de la connaissance auprès de yogis, ou encore de vivre dans des ashrams retirés du monde.
Certains s’impliquaient dans des œuvres humanitaires, d’autres encore s’installaient dans des lieux édéniques en bordure de mer ou dans les vallées micro-climatisées des Himalayas. C’est auprès de maîtres inspirés que j’étudiai les sciences védiques pour une meilleure compréhension du but de la forme humaine : athatho brahma jijnasya – seule la forme humaine nous donne l’opportunité de réaliser la Vérité absolue.
C’est à la fin des années 1990 que je décidai de m’installer dans ce pays, devenant ainsi résident français en Inde. Au cours d’une visite à Mathura, qui compte dans ses environs plus de cinq mille temples, je rencontrai le descendant direct de Gopal Bhusane, Rajendra Bhusane et sa famille. Il m’invita chez lui dans le petit village de Radhakund qui, avec ses 6 000 habitants (ce qui est petit pour une Inde en comptant plus d’un milliard), est l’un des endroits les plus mystérieux et secret de l’hindouisme.
Je trouvai l’ashram de Shrinath, entouré d’une végétation mal entretenue, une bâtisse en piètre état abritant toujours la divinité et la famille de Rajendra, sa femme et ses trois enfants, qui s’en occupaient. Ce lieu restait tout de même magique, surchargé d’énergie spirituelle. En effet, des millions de fervents pèlerins passent chaque année sur le chemin qui longe la propriété pour accomplir la circumambulation de la colline sacrée de Govardhane.
Selon l’histoire du Bhagavat Purana, Krishna souleva cette colline pour protéger les habitants d’une pluie diluvienne initiée par le courroux d’Indra, le régent des cieux, de la foudre et de la pluie.
Rajendra Bhusane est un homme charmant, parlant très bien l’anglais et expert en astrologie védique. Nous devînmes de très bons amis et je décidai de l’aider à redonner vie à l’ashram. Aujourd’hui, avec la complicité de nombreux amis français, l’ashram comprend une douzaine de petits studios, un jardin de fleurs au milieu duquel se dresse un yajnashala pour les feux sacrés et bien entendu une étable (goshala) avec une dizaine de vaches « sacrées », qui entourent le petit temple de Shrinath.
Cette rencontre était prédestinée. En effet, Rajendra a souvent eu la vision d’avoir vécu en France en tant que prêtre à la tête d’une communauté monastique dans les Pyrénées. Un incident particulier a pu confirmer ses dires. Cela se passait au temps de Charlemagne quand les armées musulmanes entrèrent en France pour conquérir de nouveaux territoires. Ils traversèrent les Pyrénées et bien entendu les populations s’enfuyaient pour éviter d’être massacrées.
Les moines du monastère, qui n’étaient autres que moi et certains de mes amis impliqués dans le renouveau de l’ashram, voulurent partir, mais Rajendra, dans son incarnation de prêtre, leur demanda de rester, que tout se passerait bien par la grâce de Dieu. Les envahisseurs traversèrent pendant la nuit et ne remarquèrent pas le monastère situé sur quelque hauteur des Pyrénées. Cette histoire fut confirmée par un ami druide pyrénéen qui connaît bien les histoires de cette région. En Inde, de telles histoires sur la réincarnation sont communes et beaucoup sont certifiées réelles.
À l’ashram, nous essayons d’apporter une note écologique en gardant les facilités d’antan : assiettes en feuilles d’arbres, tasses en argile et les doigts comme couverts de table (même si l’on mange par terre assis en tailleur) ; c’est toujours une bonne expérience et les enfants en raffolent. Rappelons que le plastique devient un énorme problème environnemental en Inde.
Chacun découvre dans le rythme journalier de l’ashram une vie simple et de hautes pensées où le visible et l’invisible se rejoignent avec : les pûjâs – cérémonies quotidiennes, les bhajans – chants et musiques spirituels, la cérémonie du feu sacré, la cuisine authentique, les bons conseils d’astrologie, les festivités, l’universalité des connaissances révélées dans les textes et l’amitié qui règne dans l’atmosphère.
Concernant la conception du temps cyclique avec ses quatre âges (yugas) – voir LNRI n. 005 l’article de M.-J. Guézennec, « La conception du temps en Inde » – le Bhagavat Purana stipule : « Krité yat dhyayato vishnoum, trétayam yajato makhaih, dvaparé paricaryayamam, kalau tat dhari kirtanat – Dans l’âge d’or (krita yuga), la pratique pour atteindre la réalisation du Divin était la méditation ; dans l’âge d’argent (treta yuga), le feu sacré ; dans l’âge de bronze (dwapara yuga), l’adoration de Dieu dans les temples ; dans l’âge de fer (kali yuga), elle est facilement réalisable par le simple chant des saints noms de Dieu. »
Toutes ces pratiques sont encore actuelles et accomplies quotidiennement dans beaucoup d’ashrams. Là où la plupart des gens prônent le hatha yoga pour se préparer à la méditation sur l’aspect impersonnel de l’Absolu, notre ashram, en union avec les pratiques locales, encourage la récitation des mantras, les chants sacrés des noms divins pour entrer en méditation sur l’aspect personnel du Divin.
Cette réalisation de la pensée vishnouite est très proche de la théologie chrétienne sur le rapport existant entre les individus et Dieu, sur-éminemment personnel : « Cet acte, par lequel Dieu suscite une altérité en vue d’un dialogue et d’une communion d’amour, est appelé à trouver son accomplissement dans une union transformante qui respecte pleinement la distinction des natures et des personnes de l’amant et de l’aimée », écrit le père Verlinde (un nom prédestiné).
Au cours de mes conférences et ateliers en France, je rencontre beaucoup de mes « compatriotes » qui désirent se rendre en Inde, mais qui ont une certaine appréhension pour ce pays si exotique et de culture si différente de la leur. Je les invite à passer à l’ashram pour ainsi dire entrer en douceur dans le cœur de l’Inde et découvrir la vie de village centrée autour du Divin.
Les formes et les rythmes de la culture indienne, d’une richesse et d’une diversité prodigieuses, sont tous orientés vers un but spirituel ; c’est le caractère unique de cette civilisation qui a essayé, autant que l’ont permis le temps et les circonstances dans lesquels se trouvait l’humanité, d’orienter la vie tout entière vers la spiritualité que nous autres, Occidentaux, aspirons à voir, dont nous désirons faire l’expérience et peut-être nous inspirer.
Pour cette raison, les va-et-vient vers ce berceau de la civilisation continuent, l’espérance de trouver le meilleur sens à la vie est toujours aussi forte, et comme moi, beaucoup passent une moitié de l’année en Inde et l’autre dans leur pays d’origine.
L’ashram est connu comme le consulat spirituel français de la région, qui commence à partager ses offices avec les russes friands d’astrologie et d’hindouisme. Chacun est libre de ses mouvements pourvu que l’on respecte le lieu, favorable à la découverte de l’âme profonde qui anime chacun de nous. Dans la période de crise identitaire que notre société rencontre, il est des plus important de comprendre notre identité réelle, car la solution à tous nos problèmes commence là, en nous-même. Comme je l’ai présenté dans un de mes derniers livres (Comment la famille humaine en est-elle arrivée là ?, aux éditions Persée).
De cette manière, nos invités ont toujours été contents d’avoir pu découvrir l’Inde millénaire, et s’amouracher de cette Incredible India. Sri Aurobindo écrit dans Les fondements de la culture indienne : « L’Inde ne détient pas le monopole de la spiritualité ; si cachée soit-elle, submergée par l’intellectualisme ou dissimulée sous d’autres voiles, elle fait nécessairement partie de la nature humaine. S’il y a une différence, c’est entre une spiritualité dont on fait le mobile directeur et le pouvoir déterminant de la vie tant intérieure qu’extérieure, et une spiritualité refoulée, acceptée seulement à condition qu’elle se déguise ou joue un rôle mineur, une spiritualité détrônée ou écartée provisoirement au profit de l’intellect ou d’un vitalisme matérialiste dominateur. »
Le village de Radhakund et ses habitants vibrent de cette spiritualité vécue au quotidien. Y séjourner, même quelques jours, nous offre la chance de toucher le cœur de l’Inde et par là même toucher notre propre cœur. C’est également l’opportunité de rencontrer les visages souriants des villageois ou des Indiens en général, peu importe leur condition de vie, pour se rappeler que nous avons aussi un sourire.
La méconnaissance de soi et des autres, ainsi que le manque de vision, nous font céder au pessimisme qui voudrait qu’une fois la mort venue, notre existence disparaisse dans le temps. Armés de l’épée du savoir et de la grâce divine sur quoi tout repose : « Ô Thésée, tranchons la tête du minotaure de l’ignorance et sortons du labyrinthe des cycles du temps ! »
voir le site www.naturetsagesse.com
P.R. organise des tours en Inde, dans le Nord où il habite, sur la sagesse millénaire et la distillation des plantes (rose, vétiver, etc.)
rivault108@yahoo.com