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Dans son dos

la porte claque

comme un coup de vingt-deux; Un corbeau s’envole

De l’autre côté du moustiquaire, une femme figée pour toujours, la bouche ouverte: une statue de sel

Elle a vu

La lumière du couchant sur toutes choses vivantes et mortes

L’homme pourrait se retourner; il pourrait se retourner et défaire le sort d’un geste, d’une parole

Mais il monte dans son pick-up rouge

flambant neuf

Le bruit des pneus qui mordent dans le gravier

La poussière qui s’élève, retombe ensuite au sol

Le silence après

La retrouver

Ses mains moites serrant ferme le volant, il roule à cent trente kilomètres à l’heure sur la route bordée d’épinettes noires avec dans son dos, à l’ouest, le ciel rouge du Nord, un incendie dans son rétroviseur

et quand, dans une montée, il s’approche d’un dix-huit roues de la Pitt Lumber chargé de billots, il se dit J’vas l’dépasser sans r’garder

comme une bête avec une balle de vingt-deux dans ses tripes, affolée par la douleur, qui tente furieuse de s’enfuir du marécage

et quand il n’est plus qu’à dix pieds de la charge de billots (comme la bête toujours, de plus en plus frénétique, de plus en plus enragée, de plus en plus aveuglée, démente), J’vas l’dépasser sans r’garder c’qui vient parce que j’m’en tabamak, parce que comme ça peut-être ça va s’éteindre, parce que si y’a quelqu’un qui s’en vient, au moins ça sera fini Pis Ô chriss quand tu vas l’apprendre, tu sauras que Ouain, tu le sauras que Pis comme ça, j’serai toujours là Ouain, pis tu pourras pas m’enlever, pourras plus m’effacer Parce que j’vas être en-dedans d’toé!

Quand il écrase la pédale de l’accélérateur, la colle au plancher, le moteur s’emballe, crie puis embraye et le pick-up bondit brusquement, s’élance dans l’autre voie Pis tu vas avoir mal Ô chriss tellement mal parce que j’vas être en-dedans d’toé!

Mais il n’y a personne, pas un chat, que la route vide qui s’étire parfaitement droite comme si on l’avait tracée en plantant d’un coup violent une hache dans le paysage immense, démesuré

+

Pendant longtemps, c’était juste dans sa tête

lui-même (Joseph), l’homme mûr aux yeux bleus clairs, et la jeune fille aux longs cheveux roux, debout l’un en face de l’autre

oui, juste dans sa tête... durant des semaines, des mois, s’imposant petit à petit chaque fois qu’il la voyait à l’heure des repas, sur le chemin à son retour de l’école, dans le sentier qui passe près de l’ancien puits ou ailleurs sur sa terre, elle, la «p’tite» qui, au cours de sa dix-septième année, était devenue une jeune femme, ou plutôt non, parce que ça ne s’était pas passé au cours de l’année mais, lui semblait-il, en une seule nuit, peut-être celle-là même du solstice (cette nuit-là, l’écho en quelque sorte de celle, six ans plus tôt, quand la première goutte de sang tacha le drap; écho mais aussi éclosion de ce qui depuis germait, poussait ses racines invisibles mais profondes); elle donc, la nuit du solstice, passant de l’enfance à l’âge adulte, basculant au même moment que le printemps basculait, devenait l’été (les astres et les cycles des astres étant liés aux saisons de nos corps, à celles de toutes choses vivantes comme le croit – même s’il ne sait pas qu’il le croit – tout homme qui assiste jour après jour, de l’aube au crépuscule, au travail de la terre, à ses éruptions, ses accalmies), et dès le lendemain matin, elle s’était mise à bouger autrement, à parler autrement et partout où elle allait, la suivait cette chose nouvelle, impalpable, à la limite du perceptible mais tenace (un parfum?), distillée par sa présence qui d’abord le trouble sans trop qu’il sache pourquoi, ensuite l’envoûte puis enfin l’effraie (mais cela n’avait peut-être rien à voir avec elle, car peut-être que c’était lui plutôt qui avait basculé durant la nuit, qui projetait sur elle et dans son corps à elle, son propre bouleversement); mais, au début, il croyait encore que ça s’en irait comme se retire sans faute la nuit ou passe l’orage parce que autrement, se disait-il, le monde serait trop mal fait

non pas qu’il attendait simplement que le temps arrange tout car son père, en lui léguant sa terre, lui avait également transmis sa foi en la rédemption par le travail, cette foi peut-être naïve peut-être aveugle mais qu’il partageait avec cette race d’hommes qui sont arrivés dans ce coin reculé du pays en apportant avec eux cette feuille pliée, ce document officiel que la plupart ne savaient pas lire mais qui au bas portait le sceau du gouvernement qui voulait dire (et ça ils le savaient très bien) que de telle épinette à telle épinette, de tel ruisseau à telle butte, cette terre-là leur appartenait – des hommes simples souvent frustes souvent buveurs et fêtards mais qui connaissaient tous la valeur du travail, celle de la sueur et de la douleur (celle au creux des muscles fourbus qui ont servi à charrier pleines brouettes de rocailles à l’aurore, à bûcher cordes de bois sous le soleil de midi, à labourer jusqu’après l’heure dite entre chien et loup) –, qui savaient également ce qu’ils devaient à celui (le travail) plus secret, plus mystérieux de la terre elle-même, qui croyaient dur comme fer que ce lien (lutte, pacte ou amour) entre eux et elle, allait leur procurer non seulement leur pain quotidien et celui de leur famille tout au long de leur vie, mais leur donnerait également droit à la paix en fin de parcours

donc (parce que oui, dans ses veines coulait le sang de cette race de mulets obstinés, têtus), il travaillait sans relâche comme un forcené parce que tant qu’il conduisait le tracteur, traçait sillons, répandait fumier, tant qu’il réparait faucheuse, herse, maniait marteau, égoïne, tant qu’il se remplissait la tête de projets et de plans, de mesures et d’angles, du prix des vis, des clous, du prix des deux par quatre, des deux par trois, du plywood, du presswood, du pressboard, il parvenait à oublier, du moins jusqu’au prochain repas, jusqu’à ce qu’elle revienne s’asseoir à sa droite; mais même là, il avait découvert qu’il pouvait s’en sauver la plupart du temps en parlant à Rose de ses sillons, de sa herse, de ses listes et plans ou en l’écoutant, elle, raconter les nouvelles de la paroisse, les décisions de tel ou tel comité, les dernières pousses vertes et jeunes qui montaient dans le potager, et même quand c’était l’autre (celle à sa droite) qui parlait, il avait découvert qu’il pouvait encore s’en sauver en écoutant les mots, juste les mots, jusqu’à ce qu’il ait quitté la table, ait enfilé la veste et la calotte, ait franchi le seuil, soit retourné aux champs évitant ainsi ce qu’il redoutait le plus: le silence

sauf qu’à un moment donné la journée finissait par finir et il se retrouvait au lit avec Rose qui lui chuchotait «Tais-toé pis dors» en s’endormant aussitôt elle-même, et ne pouvant plus ni l’écouter, ni lui parler, seul dans le noir, les yeux grands ouverts, il faisait face à ce pont au-delà duquel il savait qu’il trouverait non pas la paix (c’était même tout le contraire) mais la certitude que tout ce qu’il ferait, dirait, entendrait, sentirait là-bas, s’effacerait sans laisser de trace visible au chant du coq et qu’à son réveil, personne ne pourrait lui demander des comptes (ni Rose, ni lui-même, ni Dieu), sauf qu’avant cette délivrance (qui au fond n’en était pas une) il devait le traverser ce pont et en le traversant affronter l’adversaire qui l’attendait depuis la nuit précédente et qui, au fur et à mesure que la saison chaude et lourde avait avancé, au fil des longues interminables journées de l’été du Nord, n’avait cessé de prendre des forces tandis que lui, il se sentait faiblir oui, juste dans sa tête...

et rien n’arrivait à atténuer (encore moins à faire disparaître) ce qu’il ressentait, et un jour il s’était rendu compte que ça faisait déjà un an...

non, rien...

même plus ce qui aurait dû l’empêcher de commencer à le ressentir, qui aurait dû le rendre malade juste à l’idée d’être capable de le ressentir, c’est-à-dire le souvenir du soir, sept ans auparavant, où on lui avait demandé de la prendre sous son toit:

«Tu peux me dire non, Joseph» lui disait de nouveau l’homme au visage émacié assis dans la chaise berçante de la cuisine, celui qui portait le nom de son frère aîné, Maurice, et qui, il savait bien, l’était, même si l’espèce de vieillard rabougri au dos voûté qu’il avait vu descendre du train avec tant de difficulté et marcher vers eux sur le quai en tenant par la main une jeune fille (ou plutôt en étant soutenu par l’enfant), ressemblait si peu au grand costaud Ses chums le surnommaient l’Ours dans l’temps, le jeune fou, jeune «bucké» qui s’était opposé à la volonté paternelle et qui était parti «Ta terre, le vieux, tu peux te la fourrer où j’pense!» le hurlant en claquant la porte

«J’t’en voudrais pas si tu m’disais non.

— Va falloir que j’en parle avec Rose.

— C’est sûr.»

et quand l’autre s’était fermé les yeux Chriss!

Y r’semble à Pa!

«T’as mal?»

mais comme si son frère n’avait pas entendu, tout en gardant les yeux fermés, après un temps

«Tu crois-tu au yab’, Joseph?

— Au yab’?

— Ouain.

— J’pense pas.»

puis les ouvrant à ce moment-là, se penchant vers lui Y r’semble comme deux gouttes d’eau! On dirait Pa dans l’fauteuil à coté de son lit d’hopital

«Moi non plus. Pis c’est d’valeur ça parce que si j’pouvais, Joseph, j’y vendrais mon âme.

— Ouain?

— J’y vendrais sans hésiter, j’signerais tu- suite. Une éternité de supplices aux enfers? J’m’en tabarnak! Envoye, j’signe où?»

et lui, pensant Ouain, la chienne, je l’aurais moi aussi sauf qu’il se trompait parce que ce n’était pas pour lui mais pour sa fille

«C’est l’idée, vois-tu... c’est l’idée d’la laisser avant d’avoir fini c’que j’avais à faire... c’qui fallait que j’fasse... c’est l’idée que j’l’aurai pas fait... que j’vas crever avant d’avoir...»

son visage se plissant peu à peu, se plissant à mesure que les silences entre les mots s’étiraient

«Parce que c’est pas que j’crève l’important icitte. C’est pas ça l’affaire. Que j’crève, j’capab’ d’le prendre.»

son frère lui parlant maintenant de la douleur, lui parlant du mal dans sa chair, lui disant qu’il sait qu’il n’en est pas à bout, qu’il n’en est même peut-être qu’au début

«Mais tout ça, c’est rien, Joseph. Rien.»

lui expliquant qu’il y a un pacte qui sera brisé

«Pis l’pire là-d’dans, le pire c’est que c’est moé sauf c’est pas moé qui l’brise... pis...»

Joseph se penchant maintenant encore plus près de lui

«Un pacte?»

les poings de son frère se serrant, la peau qui recouvre les jointures jaunissant

«Quel pacte?»

mais continuant, sans répondre à Joseph, ses lèvres se mettant à trembler

« ... pis j’veux fesser.»

et levant les poings, redressant la tête Que c’est qu’y r’garde? Que c’est qu’y voit?, s’immobilisant dans une pose qui rappelle moins celle d’un ancien boxeur que celle d’un ex-bagarreur de taverne, de ruelle, qui en a gagné des batailles, qui en a perdues, mais qui ne reculait pas, qui ne reculait jamais, qui savait encaisser s’il le fallait et il avait fallu souvent, c’est certain au cours de toutes ces années d’errance, de chantier de construction en chantier de construction, de chambre de motel en chambre de motel, de bar en bar, jusqu’à ce qu’il se soit arrêté pour l’enfant; mais peut-être aussi déjà pour celle qui lui avait donné l’enfant Parce qu’y a bien fallu quelqu’un pour la mettre au monde Y faut bien une mère dans c’t’histoire-là Peut-être que c’est elle qu’il voit – celle qui lui avait appris qu’il pouvait s’arrêter, avait le droit de s’arrêter, lui, qui s’était juré de ne jamais s’arrêter, celle qui peut-être n’a même pas eu à expliquer quoi que ce soit parce que même si ce n’était pas elle qu’il cherchait ou plutôt croyait chercher (si même il avait jamais eu une idée de ce qu’il espérait trouver), une fois qu’elle était là, une fois qu’elle l’avait touché (peut-être même juste regardé), peut-être que c’était tout ce que ça lui prenait – Ouain, celle qui est partie ensuite ou qui est morte ou... celle dont il ne parlait jamais, sauf la fois qu’il avait pris Marie dans ses bras, l’avait tenue tout contre lui et lui avait chuchoté à l’oreille, lui avait dit en réponse à sa question, que c’était un secret, qu’il ne fallait jamais en parler à personne parce que sa mère était une déesse «Est sortie d’la mer, ma belle, drette là d’vant moé. J’marchais sur la plage, j’étais perdu. Pis y’a une grosse vague qui est arrivée avec elle dessus.» Ouain peut-être qu’y’est en train d’la voir dans sa tête là tusuite pis que juste la voir ça lui fait encore plus mal que tout le reste

«J’veux fesser dans l’tas!»

desserrant les poings, posant ses mains à plat sur les bras de la chaise berçante

«Sauf y’a personne sur qui cogner.»

«On va la prendre.

— Tu peux m’dire non si...

— On va la prendre.»

et trois semaines plus tard, on l’enterrait.

Non, même ce souvenir-là ne l’empêchait pas d’imaginer qu’elle et lui Mais c’est juste dans sa tête qu’il se disait

C’est juste dans ma tête fait que j’suis encore celui qui a promis à son frère, v’là sept ans, de la prendre, de l’élever, de la protéger J’suis toujours celui que j’suis, celui que j’ai toujours été

celui qu’on connaît, qu’on salue en sortant de la messe, de l’hôtel ou de chez Paquette, celui qui paie à temps, toujours à temps! ce qu’il doit en impôts, à l’Hydro, ce qu’il doit sur sa dette à la caisse populaire, c’est-à-dire le bon mari, le bon voisin, le bon paroissien, et le membre en règle du club des Optimistes

pis c’est ça que j’suis, ça que j’ai toujours été, pis c’est ça que j’vas rester parce que tout l’reste c’est juste dans ma tête

oui, juste dans sa tête

jusqu’au moment où ça ne l’était plus, que c’était pour vrai

La porte de la grange s’ouvre

Il sait que c’est elle, il la sent dans son dos; sa tête se redresse d’un coup et son cœur cogne, cogne, cogne d’imaginer enfin venu le moment; elle avance vers lui de quelques pas à contrejour; il se relève de terre où il était en train de graisser les roues de la herse et se tourne vers elle qui n’est qu’une silhouette noire sans visage et

et peut-être s’il avait parlé, s’il avait dit «Ta tante Rose est revenue de ses courses?» ou «Tu cherches queque chose?» ou «T’as besoin de queque chose?» ou... peut-être que tout aurait été évité ou du moins remis encore une fois, et à plus tard, parce que plus tard, peut-être que cela aurait été plus facile, même que plus tard, peut-être que cela aurait disparu comme disparaît toujours un mal de tête, un mal de ventre parce que Peut-être c’était juste ça ou que cela aurait pu être juste ça, parce que tant qu’elle était à contre-jour et sans visage, il sentait qu’il était encore capable de se dérober;

et donc il est sur le point de parler, de dire «Ta tante Rose est...?»

mais poussée par un coup de vent, la porte se referme derrière elle en claquant, puis rebondit deux fois sur ses vieux gonds rouillés avant de se taire; et elle n’est plus la silhouette noire sans visage de tantôt, et ils savent; et après un moment de silence, sauf pour le vent, sauf pour leurs souffles Tu viens Tu viens vers moi Ô chriss! C’est elle qui vient son cœur cogne, cogne, cogne Sa main monte va vers sa blouse Sa main Qu’est-ce que j’ai? Sa main tremble, son bras, tout son Qu’est-ce qu’y m’arrive? tout son corps grelotte Pis ton épaule toute blanche quand j’fais glisser la manche et tu m’laisses faire Ô chriss! Qu’est-ce que j’ai à trembler de même? L’épaule blanche, et même ses dents maintenant se mettent à claquer sans qu’il puisse s’arrêter et elle ne se ferme pas les yeux, le regarde qui fixe son épaule mais elle ne lui donne pas sa bouche quand il se penche Non, tu m’la donnes pas tout de suite Soudain la peur qu’elle le rejette d’un coup, le repousse Vieux sale! Vieux cochon! mais non, elle s’approche encore un peu jusqu’à ce qu’ils se touchent là à travers le linge A doit m’sentir en train de trembler, et sa tête revient vers lui, sa main descend touche le bout du sein, le mamelon dur et dressé et maintenant sa bouche Ma langue Sa langue

oui, juste dans sa tête: jusqu’au moment où ça ne l’était plus, que c’était pour vrai, et rien ne s’est passé comme il l’avait imaginé (les fois qu’il n’avait pu s’empêcher de l’imaginer), parce qu’elle était encore plus belle, que c’était encore plus fort, et que ce n’était pas la fin mais le début

et il ne s’est même pas essuyé les mains, ce qui fait qu’ensuite ils ont brûlé ses vêtements (à elle) à cause des taches d’huile; c’était son idée à elle et lui, lui il a fait ce qu’elle lui a dit de faire; «Brûle-les» qu’a m’a dit C’est ça que j’ai fait, j’ai tout mis dans truie; ensuite il est allé lui chercher une autre jupe, un autre chandail, une autre petite culotte; mais avant de revenir à la grange, il s’est arrêté dans la cuisine prendre un coup de fort Mes mains, ses mains tremblaient encore Coudon’ quand est-ce que ça va s’arrêter? Mais ce n’était pas ses mains, ça venait de son ventre; il s’était dit qu’il prendrait un coup, il en a pris deux, mais les tremblements n’ont pas cessé; il a amené la bouteille avec lui

Elle était encore étendue sur les balles de foin, là où il l’avait laissée, enroulée sur elle-même, les mains jointes, paume à paume, entre ses cuisses; il a pris une tasse qui traînait sur l’établi, l’a rincée avec un peu de rye, lui en a versé, est ensuite venu s’asseoir à côté d’elle «Si j’suis assez vieille pour ça, j’dois être assez vieille pour boire, hein?» Elle tremblait aussi «T’as froid?

— Serre-moi. Serre-moi fort.»

+

La retrouver

Cent trente, cent quarante, cent cinquante, cent cinquante-cinq... Toujours dans la mauvaise voie, il se met à imaginer qu’il la verra bientôt au bord de la route, à imaginer qu’il s’arrête, qu’elle marche (ou même court) jusqu’au pick-up, qu’elle ouvre la portière, s’assoit sur la banquette à côté de lui avec sa valise sur les genoux, qu’ils repartent ensemble sans un mot, sans avoir besoin de parler, de s’expliquer ci ou ça ou pourquoi, parce qu’il imagine qu’il y a une place dans ce monde où la parole n’est pas nécessaire (et non seulement superflue mais inutile et vaine), parce qu’il imagine qu’il y a une place dans ce monde pour lui, pour elle, une place où elle aura toujours dix-sept ans, une place où chaque matin, ce serait comme s’il ne l’avait jamais fait, et où chaque soir il le ferait comme pour la première fois, et donc tous les jours seraient le jour de sa chute mais le désir serait toujours aussi ardent et terrifiant, et l’assouvissement du désir toujours aussi bouleversant

et il y aurait le vent aussi, le vent de l’ouest, printemps et sauvage qui viendrait se buter, se cogner, se ruer contre les vieilles planches grises trouées des portes et murs, qui tout d’un coup entrerait et quand il se retournerait, elle serait là et encore une fois ils se tiendraient debout l’un en face de l’autre sans oser bouger, sans oser faire le moindre geste, tous les deux sachant que oui, encore une fois, il est trop tard

La retrouver

Maintenant, ne pouvant penser à autre chose ni au-delà de ce moment où il la retrouvera, où il retrouvera son visage, où il retrouvera ses yeux gris-vert, où il retrouvera son odeur, non, ne voulant pas penser à après de peur que tout se mette à s’effriter et C’est parce qu’elle pense que j’l’aurais laissée tomber C’est pour ça Parce qu’elle ne sait pas Que j’y ai pas dit C’est parce qu’elle a peur Mais quand elle va me voir Me voir là devant elle Me voir arriver, débarquer de mon camion, j’aurai même pas besoin d’le dire parce, et il s’accroche à cette image d’elle qui (en voyant le pick-up rouge s’approcher) dépose à ses pieds cette vieille valise en cuir brun qu’avait rapportée son frère, qui dépose aussi le billet de train ou d’autobus qu’elle tient à la main, et il voit qu’elle porte sa robe, la verte, celle qui fait que sa peau paraît plus blanche et que le roux de ses cheveux Ouain, elle porte celle-là «J’ai les cheveux d’une Irlandaise» qu’elle lui avait dit une fois, et elle tremble en déposant sa valise encore et encore, si lentement

La retrouver.