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En chemin vers North Bay, une fois la nuit tombée, un mince croissant de lune apparaît-disparaît à sa droite derrière la forêt millénaire, impassible, imperturbable d’épinettes et de bouleaux; et tout au long du trajet où de temps en temps il croise les grands camions-remorques lourdement chargés qui vont vers l’ouest, où il rejoint, suit un moment, puis dépasse ceux qui en reviennent, et où de temps en temps une brume épaisse se lève soudain quand elle (la route, la 11) longe ou traverse un cours d’eau – même en plein brouillard il ralentit à peine, conduisant le pick-up comme s’il voyait à travers, ou croyait voir à travers ou était convaincu qu’une partie de lui pouvait voir à travers –, oui, tout le long, sans cesse montent et déferlent, images sur images d’elle: les vagues d’une mer en lui J’arriverai peut-être pas à temps pour l’autobus mais pour le train, oui Et même pour l’autobus si quelqu’un peut me dire lequel Ouain, je pourrais peut-être la rejoindre à Toronto ou à Montréal, parce que j’aurai le temps avec un peu de chance, si je m’arrête seulement pour l’essence et rien d’autre

Mais quand il arrive finalement, la gare d’autobus est déjà fermée; et quand, à l’autre bout de la ville, le train est reparti pour Toronto à trois heures et dix, lui, il avait déjà repris la route, la même mais en sens inverse parce que la fille n’y était pas, et que maintenant il était trop tard même s’il décidait de suivre l’un ou l’autre des autobus (le Greyhound ou le Voyageur) en courant la chance que celui qu’il choisisse soit le bon, parce que même s’il l’était (le bon), l’autobus avait désormais plus de trois heures d’avance et donc il ne pouvait espérer le rattraper, ce qui voulait dire que s’il partait pour l’une ou l’autre des villes, oui, s’il se rendait jusqu’au Bus Depot de la ville-reine ou jusqu’au terminus de la rue Berri de la métropole (avec tout de même une chance sur deux que la ville soit la bonne), de toute façon une fois sur place Comment faire pour la retrouver? Ça se fait Oui, ça se fait Faut toujours bien qu’elle dorme quelque part Faut toujours bien qu’elle s’enregistre à l’hôpital ou dans une clinique si c’est pour Mais si je choisis la mauvaise ville et que je passe tout mon temps à courir sans jamais Et qu’ailleurs elle l’a déjà fait Parce que chriss! ailleurs pourrait bien être New York aussi! Y’en a beaucoup qui se rendent à New York, si c’est ça qu’elle a dans tête Peut-être quelqu’un lui a dit, qu’elle a entendu ça Oui, qu’il fallait aller jusqu’à New York parce qu’à New York c’est encore plus facile Qu’y posent moins de questions C’qui fait que c’est plus juste deux mais trois astheure Pis c’est pas parmi quatre millions mais parmi quinze! C’est pourquoi, après avoir parcouru pendant tout près de deux heures en vain les rues mornes désertes de la petite ville endormie silencieuse il avait repris la route du Nord parce qu’il savait que s’il lui restait une chance, une seule chance! c’était pas en partant pour le Sud mais en retournant là-bas où elle avait peut-être laissé un indice, une adresse En tout cas, elle a dû parler à quelqu’un Ouain, pis j’pense que j’sais qui Ouain, c’est peut-être lui, le grand Collin, soit lui ou l’autre, la Ladouceur, Odette j’pense qu’a s’appelle, mais y m’semble que ce serait plutôt le grand Collin à cause de sa moto Parce que c’est certain que quelqu’un l’a amenée Pis si y’a quelqu’un qui ferait ça pour elle c’est bien lui Ouain j’aurais dû aller l’voir tout d’suite mais c’est que j’pensais pouvoir la rejoindre sans

Et donc de nouveau la 11, et le croissant de lune sauf à gauche maintenant et un peu plus haut dans le ciel quand tout à coup Chriss! dans une courbe Chriss! les deux phares d’une auto tout à coup dans sa voie Chriss! le coup de volant pour les éviter Chriss! le bruit des freins, celui des pneus dans le gravois Chriss d’ostie! mais à peine quelques secondes plus tard, juste celui du moteur D’où qu’y’est sorti c’t’ostie-là de! et après avoir coupé le moteur juste celui de sa respiration C’est moi C’est d’ma faute J’étais presque endormi Ça fait trop longtemps que j’conduis sans manger ni

Puis après être sorti du pick-up, avoir respiré l’air frais de la nuit qui sent fort le bois, la terre, la pourriture, l’humus, avoir entendu tout près des bruissements, une branche qui a craqué sous la patte d’une bête (raton laveur, rat musqué, hérisson ou mouffette... plus gros?) qui rôdait, fouinait par là, J’ai même pas ma montre J’l’ai laissée sur la table de la cuisine à matin, il lève la tête, voit les étoiles d’un côté tandis que de l’autre, montant très haut dans le ciel, le rideau délicat, lumineux, les blanches aurores boréales dont les vastes pans semblent se mouvoir comme si on soufflait sur elles, et il pense Belle journée pour les foins demain... et il a presque envie de rire sauf qu’il se met à trembloter, à claquer des dents sans pouvoir s’arrêter, sauf que sa main se rend déjà à la braguette, l’ouvre, retire ce petit bout de chair ridicule et flasque, sauf que maintenant il pense Bande Bande mon Joseph Vieux tabamak Envoye, vas-y Bande! tandis qu’il s’appuie le dos contre son pick-up rouge, les yeux plantés dans la noirceur, comme des clous dans la noirceur Bande, vieux tabarnak! celle de la forêt

«J’ai les cheveux d’une Irlandaise», il l’entend lui dire «J’ai les cheveux d’une...», puis il se ferme les yeux, la voit de dos: les longues mèches bouclées et rousses sur la peau blanche et jeune éclairée par un rayon de soleil qui, par une fente entre les vieilles planches, est venu se poser sur sa nuque (dégagée maintenant puisqu’elle est étendue sur le côté) et ils (le rayon et son regard) descendent le creux de la colonne qui coule entre les ailes fortes des omoplates, suivent la ligne des vertèbres qui une à une pointent sous la peau tendue, descendent jusqu’à la taille fine qui ensuite s’élargit pareil au fleuve débouchant sur le golfe large, et maintenant sa main effleure le bas des reins, caresse, Non, pas tout de suite il prend ses doigts à elle, les met dans sa bouche Ça, c’était plus tard c’était la deuxième fois langue bras doigts bouches C’est trop vite ça! revient à la nuque et à un seul doigt qui frôle le duvet soyeux, puis son visage s’approche, son nez vient humer Je voulais recommencer mais elle «C’est l’heure» non, cette fois-ci c’est pas dans la grange, il avait fallu trouver ailleurs parce que j’pouvais quand même pas dans maison Non, pas dans maison! Pas avec toutes les choses, les affaires à Rose, ses meubles, sa vaisselle, son linge C’est pour ça qu’ils s’étaient rendus jusqu’à la cabane abandonnée, celle au bord de la voie ferrée avec son petit poêle à bois noir où il avait allumé un feu, son manteau s’ouvre Bande, vieux tabarnak! Bande! le bois craque, crépite en brûlant «la fumée» qu’elle lui avait dit Moé, j’m’en sacrais d’la fumée «On va penser que c’est les gars de la CN» et après, il était allé chercher de l’eau avec un seau trouvé là, l’avait réchauffée pour qu’elle puisse se laver, mais pas tout de suite, revient à la nuque, au rayon de soleil, à la grange, entend le vent contre Comme si j’étais là mais ce qu’il tient entre son index et son pouce ne veut rien savoir Bande, chriss! Bande!

Il se laisse glisser contre le pick-up jusqu’au sol avec toujours ce désir de la retrouver dans sa chair, qu’un instant dans sa chair, ne serait-ce que comme ça, ici, au bord de la 11, en l’imaginant dans sa tête par bribes mêmes imparfaites, fracturées, mais incapable comme si encore elle le fuyait

et ensuite ce n’est plus du désir mais quelque chose de plus sauvage, violent, qui relève de la bête (taureau, coq, matou, chien) en rut, aveuglée par cet appel impérieux, irrépressible, sa main rude massant son sexe dressé mais insensible, engourdi, il s’efforce de trouver le filon, la veine, la brèche qui lui permettrait de Mais il n’y arrive pas, il reste pris avec le manque

Je ne la verrai plus jamais? Je ne la toucherai plus jamais?

Puis, moins de rage que de désespoir Chriss! Ma Chriss!

puis d’abord impalpable, informe, enfin surgit de la tourmente en lui comme s’il avait fallu aller jusque là, jusqu’à dire ça

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Et de nouveau, dans la nuit, à la dérive; avec son cœur qui bat fort dans sa poitrine, avec ce léger mal de mer qu’il ressent au creux de son ventre vide une fois les secousses passées, et qu’il arrive à dominer en ravalant sa salive;

Puis la fatigue accumulée depuis le matin se répand partout dans son corps et il a envie de s’y abandonner, il a envie de s’enrouler sur lui-même en boule Drette icitte su’l’bord du chemin, de tout oublier et de s’endormir, oui de s’endormir et de tout laisser derrière, de tout quitter, de partir loin, loin, se rendre là où il n’a plus à penser à ce qu’il veut ou à ce qu’il a fait (ou n’a pas fait, ou fera, ou ne fera pas), là où il n’a plus à décider ce qui serait bien ou mal, ou ce qui serait mieux ou moins pire ou plus juste ou ce qu’il devrait ou ce qu’il pourrait, là où il n’a plus à mesurer, peser, jauger, là où il n’a plus à choisir ni à faire face aux conséquences de ses choix;

Mais il ne le fait pas,

au lieu, il se lève, s’essuie les mains sur le sac en toile de jute qui traîne à l’arrière du pick-up, se rassoit derrière le volant, tourne la clef, fait démarrer le moteur, reprend la route

Et il se voit, dans cinq ou six heures, repasser sans doute par ici parce que même si l’autre (Collin) ne peut lui dire si c’est Toronto, Montréal ou même New York (ou s’il refuse de lui dire parce qu’elle lui a fait promettre, jurer sur la tête de sa mère de ne pas le révéler à qui que ce soit et encore moins à lui), il aura de toute façon repris la route vers le sud pour se rendre dans une des trois villes où il ira d’une clinique à l’autre, d’un hôpital à l’autre, la cherchant partout: dans les gares de train, d’autobus, dans les auberges de jeunesse, les hôtels, les tourist rooms, les maisons de chambres, dans les rues, les ruelles, les parcs, et après avoir fait une ville, il se rendra à la prochaine et après avoir fait celle-là, il s’en ira Parce qu’y faut que j’commence là Ouain si j’veux Ok peut-être pas tout arranger mais au moins arranger c’que j’peux arranger faut que j’commence là! Parce qu’il vient de comprendre ce qu’il aurait dû comprendre depuis huit heures déjà mais qu’il n’avait pas vraiment encore compris (ou n’avait pas voulu comprendre ou peut-être même était incapable de comprendre), non pas que cela dépassait son entendement mais parce que jusque là, cela lui avait toujours semblé impossible (non pas inimaginable, mais impossible): c’est-à-dire qu’en partant de la maison, en lui tournant le dos, en prenant la route, il avait rompu non seulement la promesse faite à Rose, le jour de leurs noces, mais aussi et surtout celle plus ancienne, plus sacrée faite à son père

pis c’te jour-là avec, la porte avait claqué Sauf que c’était pas lui mais l’Ours qui l’avait fait claquer quand il était parti, mettant fin à cet affrontement qui durait depuis des heures (non: depuis des semaines! mais au fond peut-être depuis encore plus longtemps, depuis des années, depuis qui sait? et peut-être que ni le père ni le fils aurait pu dire quand ou comment ou qui au juste avait commencé sauf que ce jour-là, un des deux avait décidé d’en finir une bonne fois pour toutes)

et aussitôt après le départ de son aîné, le père était venu chercher son second (lui, Joseph), l’avait obligé à se revêtir d’un manteau, à sortir avec lui dans la pluie froide qui tombait dru et à faire le tour de sa propriété – leurs bottes de caoutchouc s’enfonçaient dans la boue grasse noire épaisse du dégel, s’alourdissaient à chaque pas – et durant tout le parcours l’homme avait gardé sa main rude et puissante sur la nuque de l’adolescent de quinze ans

et même trente ans plus tard, Joseph pouvait encore sentir cette poigne de fer tout comme il pouvait encore entendre cette voix blanche furieuse, qui disait «Ça. Ça pis ça. Pis tout ça.» tandis que son père lui montrait bâtiments, champs, machineries, outils, bêtes

et une fois aux abords de la forêt, maintenant le relâchant pour pouvoir se servir de ses deux mains, son père avait ramassé une motte de terre «Pis elle!» lui avait mis sous les yeux «Elle!» ensuite il avait ouvert ses bras «Tout c’que tu vois, ça va être à toé! Mais faut que tu m’jures!» puis en l’agrippant de nouveau, cette fois-ci par le collet «M’entends-tu?» en le tirant vers lui, l’approchant tout près de son visage «Faut m’jurer que tu la quitteras jamais!» en le regardant dans le blanc des yeux «Jamais!» et lui, sans hésiter, en soutenant son regard, en pesant ses mots «J’te l’jure, Pa. J’te l’jure.»

et donc (puisqu’il s’est rendu jusque-là, puisqu’il a renoncé à tout, même à ça), il vient de comprendre qu’il n’a pas d’autre choix que de continuer

Nord, nord-ouest, ouest

L’Ouest, non, plus tellement mythique... Pourtant, peut-être que oui, tout de même encore un peu (ou encore assez) de l’ancienne obsession, celle de la terre promise (plus loin, toujours plus loin): verte vallée où vivre en paix, où l’air pur, l’eau pure et propre descendent des montagnes aux cimes blanches, étincelantes de neige et de glace, où se dressent contre le ciel immense et clair, les silhouettes de chevaux racés sauvages, mais souvent aussi ce sont des wapitis, parfois des chevreuils, et c’est à la tombée du jour ou plus tard dans la lumière douce bleutée d’une lune ronde qu’ils viennent boire à la rivière qui coule froide et saine où les puissants saumons du Pacifique sautent si haut qu’ils scintillent en s’élevant dans l’air tout plein de l’odeur de la forêt des grands pins

Ouain... peut-être qu’avec elle, après... Ouain... Une terre, une place où personne sait rien sauf c’qu’on leur conte, où on pourrait leur conter c’qu’on voudrait, où même elle pis moi, on finirait par le croire... Ouain...

Puis il s’est mis à parler à sa femme, à Rose... s’est mis à essayer de lui expliquer, non pas ce qu’il ne pouvait s’expliquer à lui-même (pourquoi il l’avait frappée), ni ce qu’il comptait faire au juste (il ne le savait pas), mais tout simplement comment ça lui fait drôle de penser qu’il y aura un lendemain qui n’a rien à voir avec hier, un demain sans la terre, sans la maison, sans elle, sans ses robes, ses rires, ses albums, ses souvenirs Sans que je me réveille dans notre lit, dans notre chambre, la chambre qui a été celle de mes parents avant d’être la nôtre Sans que je me réveille dans la maison, sur la terre Fait drôle, sans la terre, sans regarder par la fenêtre de ton côté du lit pour voir le temps qu’il fait, sans regarder le ciel en écartant de la main le rideau à pois pour voir le temps, nuage ou non, pluie ou neige qui viendra ou pas, pour regarder la terre, ma terre, regarder par la fenêtre, regarder Fait drôle, sans regarder, sans me lever pour aller écarter avec la main, voir dehors la cour, la talle de bouleaux Fait drôle penser qu’il va y avoir un lendemain après ça pis un autre pis même un autre après ça, chriss... et puis doucement Tu m’comprends-tu, Rose?

et puis, moins doucement, J’te dois Je l’sais que j’te dois

et trois heures plus tard, le soleil de nouveau dans son rétroviseur (sauf qu’il se levait cette fois-ci), il était encore en train de lui dire J’te dois gros

et en débarquant de son pick-up J’sais pas comment j’vas tout arranger encore ou même si ça s’peut

et en marchant dans l’herbe trempée par la rosée Mais j’suis sûr que j’peux trouver Parce que t’sais Rose un homme comme moi peut pas faire autrement que d’penser qu’y peut faire quelque chose

en gravissant les trois marches bancales de la vieille demeure J’suis sûr que Ok pas m’racheter pas m’faire pardonner C’est trop Je l’sais que c’est trop Mais quelque chose qui ferait que tu pourras pas dire que j’ai pas essayé au moins Que j’ai pas voulu

puis en ouvrant la porte (celle avec le moustiquaire où pendouille un petit bout de tissu orange fluo resté accroché à un clou) J’suis sûr que j’peux Ok peut-être pas tout réparer Mais t’sais, y doit bien y avoir une façon

et en voyant le dégât, les cendriers qui débordent, les bouteilles de bière et de fort qui traînent partout et Marcel couché sur le tapis, en le secouant Pis oui Ok j’sais c’que j’ai fait! Mais tant que c’est pas fini, un gars peut encore espérer Ouain tant que c’est pas fini

«Envoye Collin, réveille!» Ouain tant que c’est pas fini

et même après le premier coup de feu qui l’a fait pivoter sur lui-même et qui donc lui a permis non pas de voir l’autre qui était à contre-jour mais de le savoir là et de savoir également que c’était bel et bien un coup de carabine pas un coup de tonnerre (ou une porte qui claquait), et bel et bien une balle qui venait d’y entrer dans le corps pas juste une roche qu’on lui avait lancée dans le dos, oui même après ça il continuait Ouain parce que tant que j’peux encore me mettre au travail que j’ai encore mes deux bras comme s’il refusait de s’arrêter ou ne savait plus comment s’arrêter ou peut-être parce qu’il était tout simplement trop épuisé pour se rendre compte qu’il pouvait s’arrêter

mais après le deuxième coup et avant même que sa tête ait touché au sol, c’était fini

Ce qui n’a pas empêché Marcel de tirer un troisième coup à bout portant en posant le canon dans l’entrecuisse

Et à peine Marcel avait-il tiré qu’il a entendu la porte claquer derrière lui, qu’il s’est retourné vers la maison, qu’il l’a reconnue

«Marie?»