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Le taxi la déposa place Mazas, devant un bâtiment en briques rouges coincé entre la Seine et la rampe du métro aérien. Avec ses murs épais et ses fenêtres barrées de grilles au rez-de-chaussée, l’endroit ressemblait à une prison. Diane prit l’entrée principale et emprunta les couloirs destinés à l’accueil des familles. Peinture blanche. Carrelages avec de faux airs de tartan Burberry. Bustes de médecins en marbre, illustres inconnus aux cheveux rares et aux rouflaquettes surannées. L’intérieur de l’institut médico-légal de Paris était presque chaleureux, comparé à sa façade, mais personne n’était dupe ; ça restait la tanière du malheur et les fauteuils bleus le long des fenêtres étaient chargés d’hommes et de femmes éplorés.
Elle demanda à l’accueil qu’on prévienne Marie Saulnier que Diane Kellerman voulait la voir et que c’était urgent. Un quart d’heure plus tard, une femme d’une cinquantaine d’années, aux grands yeux noisette et au front soucieux, la rejoignait. Un sourire désabusé se dessina sur ses lèvres quand elle l’aperçut.
– Pourquoi je ne suis pas étonnée ? s’interrogea le docteur Saulnier de sa voix douce et claire.
Marie Saulnier avait examiné toutes les victimes du Marionnettiste. Elle n’avait pas beaucoup changé depuis leur dernière rencontre, presque quatre ans plus tôt. Elle avait tout juste quelques mèches blanches de plus dans ses longs cheveux noirs.
– Tu viens pour la fille de Vincennes, n’est-ce pas ?
Diane acquiesça.
– Allons parler de ça ailleurs, dit la légiste en l’attrapant par le coude.
Elle guida Diane jusqu’à son bureau. Il était spacieux et par la fenêtre, on pouvait voir les péniches fendre doucement les eaux grises de la Seine. Sur une étagère bien exposée, des fleurs en pot buvaient le soleil d’avril. Azalées, narcisses, jacinthes. Un bourgeonnement exubérant qui détonnait au milieu des armoires mornes et du mobilier administratif. Pendant que Marie se servait un café, Diane remarqua sur une table un paquet d’une demi-douzaine de petites feuilles.
Les fiches des morts de la nuit.
– J’ai besoin d’accéder au cadavre, dit-elle brusquement.
Marie souffla sur son café bouillant, l’air embarrassé.
– Tu sais bien que je ne peux pas te laisser voir le corps.
Elle avait insisté sur le mot. Elle détestait qu’on emploie les termes « cadavres » et « dépouilles » pour parler de ses patients.
– Tu n’es plus dans la police, ajouta-t-elle. Si jamais je faisais ça, je risquerais de gros problèmes.
– J’essaye juste de t’épargner l’autopsie d’une autre blonde.
Marie lui jeta un regard plus noir que l’arabica dans sa tasse.
– Ne joue pas à ce jeu-là avec moi, Diane. Des gens compétents bossent sur cette affaire. Ça ne va rien changer que tu l’examines.
– J’ai rencontré le responsable de l’enquête, Géricault. Il est sur la mauvaise voie.
– Parce qu’il dit que le tueur est le Marionnettiste ? J’ai fait l’autopsie moi-même et je suis d’accord avec lui. Crois-moi. C’est l’œuvre de ce malade, il n’y a aucun doute.
– Et si quelqu’un avait imité son modus operandi ?
La légiste sirota pensivement son café.
– Mon Dieu, Diane, soupira-t-elle. Après tout ce temps, tu crois encore que c’est Henker le Marionnettiste ?
– Vingt minutes avec le corps, c’est tout ce qu’il me faut pour prouver que j’ai raison.
– Je n’ai jamais compris pourquoi tu t’obstinais à croire ce type coupable.
Diane s’agaça :
– Je te demande un service, c’est oui ou c’est non ?
Marie regarda un long moment les péniches qui glissaient en silence sur le fleuve.
– Si on sait que tu es venue, tu auras des soucis.
– Je suis prête à prendre le risque.
La légiste soupira.
– OK. Vingt minutes. C’est tout ce que tu auras.
« Tu as le chic pour faire culpabiliser les gens », ajouta-t-elle en refermant la porte de son bureau. Elles se dirigèrent vers l’aile réservée aux autopsies. Une odeur de corps en décomposition, de Javel et de formol flottait dans les couloirs. L’air était froid. Quinze, peut-être seize degrés. Elles enfilèrent une blouse, un masque et une paire de gants avant de rejoindre la chambre froide. Marie ouvrit la porte d’un casier métallique et fit coulisser vers l’extérieur la tablette rétractable sur laquelle reposait l’inconnue de Vincennes. Une large incision en Y courait de son pubis à la pointe de ses omoplates.
– Fais vite. J’ai du travail qui m’attend et tes anciens collègues ne devraient pas tarder à arriver pour une autre autopsie.
Diane se pencha sur le cadavre et commença son inspection. À travers son masque, une odeur de pourriture fraîche lui monta aux narines, mêlée à une exhalaison boisée et entêtante.
– C’est quoi ce parfum ?
– C’est du camphre. Ça faisait partie de la mixture avec laquelle le tueur a nettoyé le corps.
– Le Marionnettiste n’avait jamais utilisé ça auparavant.
Elle nota cette information dans un coin de sa tête et reporta son attention sur la chevelure. On avait prélevé une large mèche blonde sur la tempe gauche, beaucoup plus importante que pour les habituels examens toxicologiques.
– C’est toi qui as fait ça ? demanda Diane.
– Non. Tu sais bien que le tueur garde des mèches en trophée.
– Je sais, oui. Sauf qu’il rase ses victimes à blanc, répondit-elle en passant son pouce sur le rectangle de cheveux coupés. Là ils sont longs d’un ou deux centimètres.
– C’est un détail qui n’est pas significatif, trancha Marie.
Le visage de la femme était gonflé et piqué de taches rouges. Diane releva une de ses paupières et aperçut le même genre de taches dans le blanc de l’œil. Des pétéchies, une des conséquences ordinaires de l’asphyxie. En ouvrant la mâchoire, Diane constata que la langue était couverte de meurtrissures profondes. Elles avaient été causées par les dents au cours de la strangulation. Sur le cou, elle trouva deux traces cutanées sombres assez rapprochées. Les pouces de l’agresseur. Ça signifiait qu’elle avait été étranglée de face et à mains nues. Malgré elle, elle ne put s’empêcher de penser à son agonie. Au bourdonnement dans ses oreilles. Aux points lumineux qui avaient dansé devant ses yeux, avant qu’elle ne perde connaissance. Des images de la forêt éclatèrent dans son esprit. Elle serra les dents et se reconcentra sur son travail. La peau près des empreintes de pouces était parcheminée et jaunâtre. On apercevait aussi quelques excoriations.
– Des traces de griffures, marmonna Diane.
Marie acquiesça.
– C’est ce que j’ai noté dans le rapport.
– Il n’y en avait pas sur les autres.
– C’est possible. Je ne me souviens pas des détails de chacune de mes autopsies.
Diane, en revanche, se les rappelait. On trouvait souvent des marques d’ongles sur le cou des victimes étranglées à mains nues, mais jamais on n’en avait vu sur celles du Marionnettiste. Les analyses avaient établi qu’il portait des gants en cuir lors des meurtres. On en avait récupéré de minuscules fragments, malgré le lavage des corps.
Elle demanda :
– Qu’est-ce qu’a donné la dissection du cou ?
– J’ai constaté des lésions importantes au niveau du larynx. Essentiellement des fractures dans le cartilage. Il y avait des infiltrations sanguines, donc ça a été causé de son vivant.
– Et l’os hyoïde ?
– Il était brisé en deux.
Il suffit d’une pression d’une douzaine de kilos pour aplatir la trachée contre le plan vertébral. En revanche, il fallait de la force et de l’acharnement pour casser l’os hyoïde. Diane passa la main le long de l’épiderme froid de l’inconnue, en suivant la longue écorchure que la légiste avait faite pour mettre à nu sa musculature, puis retourna avec délicatesse le poignet gauche et constata qu’il était cerclé d’un sillon de chair rougeâtre de quelques millimètres.
– Ça, ce n’est pas normal, murmura-t-elle.
Les liens avec lesquels on l’avait attachée étaient fins et avaient mordu loin dans la peau. Pourtant, Diane s’en souvenait clairement : les marques sur les autres corps étaient beaucoup plus larges et moins profondes. Le tueur utilisait toujours des cordes épaisses qui s’enfonçaient peu dans la chair. C’est pour ça qu’on l’appelait le Marionnettiste. Parce que ses victimes avaient les jambes et les bras contrôlés comme des poupées de bois.
Marie la mit en garde :
– Ne t’emballe pas. Il arrive que l’assassin se débrouille avec les moyens du bord.
– Pas lui. Il est minutieux et c’est un fétichiste. Il a passé des années à perfectionner son rituel. Il ne changerait pour rien au monde ses habitudes.
Elle scruta le torse et le ventre à la recherche d’autres anomalies, mais ne trouva rien. Une sueur froide lui courut sur le bas du dos au moment d’examiner les parties génitales de la fille. Le haut des cuisses était couvert de grosses ecchymoses. Elle savait que les organes internes, le rectum et l’anus avaient été extraits en bloc pour être disséqués. Conjugué aux mutilations infligées par le tueur, le résultat allait être horrible. Elle tira sur une des jambes et regarda entre ses cuisses. Dix secondes de pure horreur s’écoulèrent, pendant lesquelles elle ne respira plus.
– Un travail de boucher, commenta Marie.
Diane remit la jambe à sa place. C’était le même saccage que sur les autres corps.
– Des traces de sperme ?
– Non. Et il n’y aura sans doute aucun ADN exploitable, comme d’habitude.
Le bourdonnement d’une disqueuse s’acharnant sur un os s’éleva depuis une des salles d’autopsie. Un autre légiste découpait un crâne ou un gril costal, pour examiner les organes en dessous. Marie regarda l’horloge au mur.
– Les vingt minutes sont écoulées, décréta-t-elle.
– Un instant. Il faut que je voie son dos Tu peux m’aider à la tourner ?
La légiste soupira et retourna le corps. Le dos était labouré de sillons mauves, depuis les épaules jusqu’aux lombaires. Toutes les victimes avaient reçu des coups de fouet. Une arme de torture vicieuse, avec plusieurs lanières de cuir et des boules de plomb à leurs extrémités. Elles avaient d’abord provoqué de graves contusions dans la chair tendre, avant d’éclater l’épiderme, si bien que la peau du dos pendait en longs lambeaux çà et là. À chaque impact, les billes de métal avaient laissé deux petites plaies parallèles séparées d’un vide d’un centimètre. Les marques faisaient penser à l’empreinte d’un haltère dans une surface molle. Diane parcourut les traces du bout des doigts et commença à les compter à voix basse.
– Ne perds pas ton temps, Diane. Il y en a bien quarante.
Son sang se glaça. Comment était-ce possible ? Personne n’était supposé savoir, à part Henker et ceux qui avaient mené l’enquête !
– C’est bon ? On peut s’arrêter là ? demanda Marie.
– Attends, il faut que je prenne quelques photos.
Sans attendre son approbation, Diane dégaina son téléphone et commença à prendre des clichés. Quand Marie remit le corps à plat, elle photographia aussi le cou, les poignets et les chevilles.
– Alors ? Tu peux prouver qu’il s’agit d’une copie ? demanda la légiste en enfournant le cadavre dans le casier métallique.
Diane grimaça. Contrairement à ce qu’elle avait espéré, l’examen du corps avait apporté plus de questions que de réponses.
– Non. Celui qui a fait ça a bénéficié d’informations de première main, affirma-t-elle. Soit il a eu accès au dossier d’enquête, soit il a parlé à Henker.
– Ou alors tu t’es trompée sur lui et le Marionnettiste est de retour.
– Impossible, répondit Diane d’un ton catégorique. Cette femme a été tuée par un imitateur.
– Et comment comptes-tu t’y prendre pour prouver ta théorie ?
Diane frissonna, et ce n’était pas à cause du froid.
– Je vais aller parler à la seule personne qui sait comme moi que le Marionnettiste n’est pas l’assassin.
Étonnée, la légiste fronça les sourcils.
– À qui tu penses ? demanda-t-elle.
– À Henker, répondit Diane d’une voix étranglée.