76

Le ciel était noir et gris. Une pluie diluvienne s’était abattue sur l’orphelinat. Andersen s’engouffra dans un des bâtiments pour se mettre à l’abri. Dans son ancienne chambre, il avait installé un ordinateur à partir duquel il copiait les documents sur le disque dur d’Alice. Une fois sur Internet, Vignoles ne pourrait plus les faire disparaître.

Andersen comptait attirer l’avocat à l’orphelinat en lui proposant un deal : les preuves en échange d’un alibi pour la mort de Batisti et de l’assurance que Vignoles ne s’en prendrait jamais plus à lui. Il lui donnerait rendez-vous dans le château abandonné en bordure de l’orphelinat et une fois Vignoles et ses hommes dedans, il ferait tout sauter avec des explosifs. Strigă en avait dérobé sur un chantier de démolition, il y a de ça des années. Andersen les avait entreposés dans le grenier du château et commencerait à les installer dès que le téléchargement serait terminé.

Un bourdonnement couvrit le bruit de la pluie qui tapait sur le toit. Le téléphone que lui avait confié Strigă vibrait sur la table vermoulue sur laquelle il faisait ses devoirs, gamin. Le portable indiquait que le Rom avait essayé de le joindre quatre fois. Alors qu’Andersen s’apprêtait à le rappeler, un mouvement à la périphérie de son champ de vision attira son attention. Il se tourna vers la porte de la chambre et sursauta presque en apercevant une silhouette familière.

– Judith ? s’étonna Andersen.

Elle portait un survêtement noir et ses cheveux étaient simplement attachés avec un élastique. Contrairement à son habitude, elle n’était pas maquillée. Sans artifices, son visage était anguleux et dur. Elle avait une coupure au front et des ecchymoses.

– Qu’est-ce que…

Andersen n’acheva pas sa phrase. Dans une de ses mains, Judith tenait un couteau, et dans l’autre, un petit pistolet noir.

– Lâche ce téléphone, Chris, dit-elle en brandissant l’arme à feu.

Sa voix était déterminée et froide. Il posa le téléphone.

– C’est bien. Maintenant, mets-toi contre le mur.

Andersen obéit et recula jusqu’à ce que son dos frôle la tapisserie pelée qui s’écornait des cloisons comme l’écorce d’un arbre tendre. Judith entra dans la chambre. Du verre cassé crépitait sous les semelles de ses bottes militaires. Sa main droite, qui agrippait le pistolet, était posée sur son poignet gauche, de manière à ce que le couteau qu’elle tenait soit pointé vers l’avant. Andersen réalisa lentement que la Judith qu’il connaissait n’existait pas. Ses maquillages élaborés étaient un camouflage tactique, ses vêtements pimpants des tenues de combat, et Judith n’était pas une secrétaire, mais une manipulatrice aguerrie. Une tueuse qui l’observait patiemment depuis des mois, attendant qu’il mette enfin la main sur les preuves qu’avait laissées Alice afin de les récupérer.

Une fois certaine qu’il était seul dans la chambre, elle rangea le couteau dans un étui accroché dans son dos, puis arracha les câbles qui reliaient le disque dur à l’ordinateur et s’en empara.

– Dire que c’est cette toute petite babiole qui a causé autant de pagaille, dit-elle en soupesant le boîtier en plastique.

« La faire parler, songea Andersen. Il faut que je la fasse parler ». Strigă reviendrait bientôt, c’était certain. Il devait juste gagner du temps en attendant que le Rom débarque.

– Comment tu as su où me retrouver ? lui demanda-t-il.

– Vignoles a une douzaine de personnes qui bossent jour et nuit pour te traquer et qui disposent d’un budget quasiment illimité. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils te dénichent.

Judith rangea le disque dur et l’ordinateur portable dans un sac kaki qu’elle portait en bandoulière. Andersen fixa l’arme dans sa main et sentit un frisson le parcourir.

– Tu as tué Franck, dit-il d’une voix blanche. Et Maurice.

Une partie de lui souhaitait qu’elle dise non. Elle allait dire non, c’est sûr. Elle ne pouvait pas avoir couché avec Batisti tout ce temps et…

– Je plaide coupable, maître, dit-elle en souriant sinistrement. Votre détective était devenu trop curieux. Et Franck… Franck, c’était un dommage collatéral.

– Un dommage collatéral ?

La colère chassa la stupeur. Il sentit son cœur s’accélérer. Une douleur lancinante se mit à rayonner dans son crâne.

– Pourquoi tu l’as tué ? gronda Andersen.

Ses poings se crispèrent. La colère se transforma rapidement en haine. Son regard tomba sur un tas de gravats juste à côté de lui. Il y avait une grosse brique sur son sommet.

– Il n’avait rien fait… il ne savait rien !

– On reste calme, Christian, dit-elle en pointant son arme vers son torse.

Des images violentes traversèrent son cerveau atomisé. Prendre la brique. La lancer. Foncer sur Judith. Frapper son visage. L’écraser jusqu’à ce qu’il saigne. Mais d’abord, attendre. Attendre qu’elle tourne la tête, qu’elle commette une erreur. Contenir la colère et la haine, pour la libérer au bon moment. Saisir sa chance.

Judith sortit un talkie-walkie de son sac et le porta à sa bouche.

– C’est bon, j’ai capturé Andersen et j’ai les preuves. Envoie-moi quelqu’un.

En rangeant le talkie dans son sac, elle quitta Andersen des yeux une fraction de seconde. C’était le moment. Il fit un pas en avant. Judith pointa son arme vers lui. Avant d’avoir pu réagir, il aperçut une petite flamme surgir du canon. Une détonation sourde envahit la pièce et résonna puissamment contre les parois de béton. Un long spasme électrisa tout son corps. Il s’immobilisa. Judith avait visé l’étagère en bois juste à côté de lui.

– Si tu avances encore, je devrai te faire exploser un genou, c’est compris ?

Andersen recula vers la fenêtre. Elle ne plaisantait pas. Au-delà des mots, c’était gravé dans ses yeux fixes et dépourvus d’émotion. Judith était une tueuse. Un animal à sang froid. Elle ne ferait pas de sentiment. Pas plus qu’avec Franck.

– On va gentiment continuer notre petite discussion en attendant mes hommes. Où en étions-nous… ah oui, le dommage collatéral, dit-elle en accentuant volontairement les syllabes. Quand tu es venu à la soirée de Vignoles, j’ai décidé d’improviser. Je ne savais pas que la police te soupçonnait déjà pour le meurtre de Maurice. Je voulais te mettre la mort de Franck sur le dos, pour que la police t’accuse aussi de tous les autres meurtres. J’ai envoyé un de mes hommes le pousser dans le vide, pendant que tu étais dans les étages. Et avant que tu poses la question, oui, j’ai également buté Valérie Rohmer. J’ai moi-même planté l’aiguille dans le bras de cette blondasse toxico et puis j’ai prévenu par SMS la rouquine qui enquêtait sur toi. Ça lui a bien foutu la haine. Elle voulait te tuer, tu sais ?

Il ne répondit rien, se contentant de la fixer d’un regard noir. Un type armé d’un fusil automatique débarqua dans la chambre. Elle lui remit le sac contenant le disque dur.

– Des nouvelles de l’abattoir ? demanda-t-elle.

– Non, répondit le type avec un fort accent slave.

– Rappelez-les. Ce n’est pas normal.

Tandis que l’homme de main repartait avec les preuves, Andersen se pencha par la fenêtre et regarda le vide en contrebas. La voix moqueuse de Judith le sermonna :

– Ce serait une mauvaise idée, Chris. Tu ne ferais que te casser les jambes, à cette hauteur. Ne t’inflige pas des souffrances inutiles. On réglera ça rapidement et sans douleur si tu me dis ce que je veux savoir.

Andersen serra fort la rambarde.

– D’abord, dis-moi qui a exécuté Alice.

Quoi qu’il puisse se passer ensuite, il devait savoir qui l’avait tuée. Il se doutait que ce n’était pas Vignoles ; ce n’était pas le genre de type à faire le sale boulot lui-même.

Judith sourit comme un démon.

– Mais enfin, Chris, c’est toi qui l’as tuée.

– Assez de mensonges, ça ne prend pas !

– Pourquoi tu crois qu’on poursuit ta femme depuis trois ans ? On pensait que tu l’avais aidée à fuir. C’est pour ça qu’on surveillait l’avancée de tes recherches ; on espérait que tu la retrouverais.

– C’est impossible. Impossible. Je n’ai pas pu faire ça… ce n’est pas moi…

Il se tint la tête à deux mains.

– Si tu ne me crois pas, je peux te montrer des vidéos. On vous filmait, chez ton beau-père. Vous n’arrêtiez pas de vous engueuler, avec Alice. Vu que nous ne l’avons pas tuée… qui l’a fait, à ton avis ? Qu’est-ce que tu fais ? Descends de là tout de suite !

Andersen avait enjambé la fenêtre et se tenait à cheval dessus, les muscles tétanisés. Sauter, c’était la seule issue. Sauter, c’était rejoindre Alice. Il pensa à elle. Presque aussitôt, les visages de ses sosies se superposèrent au sien. Il y en avait tellement dans sa tête qu’il ne pouvait plus dire lequel était celui de sa femme.

Des détonations éclatèrent à l’extérieur du bâtiment. Il se figea. Judith porta le talkie-walkie à sa bouche et cria dans le micro :

– Qu’est-ce qui se passe ?

Le talkie grésilla :

– On essuie des tirs !

– Impossible. La police ne sait pas qu’on est là.

– Négatif, ce ne sont pas des flics. Ils sont deux, un homme et une femme, avec des kalachnikovs.

– Occupez-vous d’eux. Je vais mettre Andersen à l’abri et je… merde ! Il a sauté !