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Une odeur de chair grillée se dégageait du casier en inox que la légiste avait ouvert devant eux. Un cadavre sec et noir gisait à l’intérieur. Tout le côté droit avait été déchiqueté par une explosion.
Dodgson observa le corps avec attention.
– Non, ce n’est pas lui. Trop grand.
La légiste referma le casier et en ouvrit un second.
– Ce n’est pas lui non plus, affirma Dodgson en scrutant la peau criblée de balles.
Le troisième cadavre laissa Dodgson perplexe. Il était très abîmé par le feu. Plus de nez, plus d’yeux, plus de cheveux. Le visage n’était qu’une croûte noire. Il l’observa sous toutes les coutures.
– Je crois que c’est lui, dit-il, presque sur le ton de la question. La taille et la corpulence correspondent.
Dodgson ne montra pas d’émotion particulière. Diane lui en fit la remarque :
– Ça n’a pas l’air de vous chambouler.
– Des cadavres, j’en ai vu des centaines.
La porte du tiroir se referma sur le cadavre calciné.
– Et Vignoles ? La police l’a retrouvé ? demanda Dodgson.
La légiste ouvrit un autre casier. Vignoles reposait à l’intérieur. Mort par pendaison, expliqua la légiste. Pour l’instant, on ne savait pas s’il s’agissait d’un suicide ou d’un meurtre. Quoi qu’il en soit, Dodgson eut l’air satisfait.
Ils quittèrent la morgue lentement. Diane suait à grosses gouttes. Son ventre lui faisait mal et marcher était un calvaire. Dehors, il faisait chaud. La météo avait cessé ses caprices. Le printemps semblait décidé à s’installer pour de bon.
– Et maintenant ? Vous allez continuer votre vie d’exil ? lui demanda-t-elle.
Il répondit, à voix basse :
– C’est le prix de la liberté de ma fille.
– Et les preuves contre les clients de Vignoles ? Où sont-elles ?
– Une copie a été envoyée à la brigade financière et une autre à Oscar Duclair. Je lui ai aussi donné quelques informations qui laissent entendre que Christian a tué Alice.
Ils marchèrent jusqu’à son véhicule.
– Je vous dépose ? demanda-t-il en s’installant au volant.
– Non, merci. Un journaliste doit passer me prendre.
– J’imagine qu’ils veulent tous interviewer l’héroïne de l’année.
– Il ne s’agit pas de ça. Je vais lui parler de Henker. Lui expliquer pourquoi je sais qu’il est le Marionnettiste.
Dodgson lui jeta un regard intrigué.
– Je suis une de ses victimes. Il m’a agressée quand j’avais quinze ans. Il ne m’a pas tuée, mais il m’a pris une mèche de cheveux, exactement comme pour toutes les autres. À l’époque, je n’ai pas porté plainte. Je ne voulais pas affronter ça. J’ai évacué ce souvenir de ma vie. Mais lorsque j’ai appris que des femmes avaient été étranglées, violées et qu’on avait retrouvé cette tonsure sur le côté gauche de leur crâne…
Elle avait pointé son doigt sur sa tempe, sans s’en rendre compte.
– … j’ai su que c’était le même pourri qui avait fait ça. J’ai obtenu une mutation dans le groupe de la crim qui travaillait sur lui. Ça n’a pas été facile, mais j’étais bien notée par mes supérieurs et j’avais quelques bons contacts dans la hiérarchie. Je croyais que j’arriverais à retrouver ce salaud. Je l’ai traqué pendant des mois. Et puis un jour, j’ai vu Henker, en faisant une banale enquête de voisinage dans un entrepôt de stockage pour particuliers. Je savais que c’était lui le Marionnettiste, mais je n’avais pas de preuves assez solides pour l’arrêter. Je ne pouvais pas non plus dire ce qu’il m’avait fait. Il n’y a pas eu de tests ADN après mon agression. Ça aurait été sa parole contre la mienne. Ils auraient dit que j’étais une affabulatrice. Toute l’enquête aurait pu s’en retrouver compromise. Alors, je me suis mise à le surveiller sur mon temps libre. Je croyais pouvoir le stopper avant qu’il ne tue de nouveau. Je me plantais.
Diane était étonnée de la facilité avec laquelle elle parlait de tout ça à Dodgson. Peut-être que le moment était propice aux confidences. De toute façon, demain, tout le monde saurait ce qu’elle cachait depuis vingt ans.
– J’ai même pensé à le descendre, si je ne réussissais pas à le maintenir en prison. Mais aujourd’hui, je sais comment on se débarrasse des monstres comme lui : en parlant d’eux. Il a forcément dû agresser d’autres femmes sans les tuer, comme moi. Peut-être qu’elles aussi, elles se sont tues, parce qu’elles avaient honte. J’espère qu’en voyant mon témoignage, elles oseront se manifester. C’est comme ça qu’on l’empêchera de recommencer.
Dodgson hocha la tête en silence et démarra son moteur. Elle s’accouda à sa portière.
– On m’a traînée hors du château, quand je me suis évanouie. Vous avez une idée de qui a pu faire ça ?
– C’était sans doute Charlie.
– Je ne crois pas. Il était salement amoché. C’est un miracle qu’il ait réussi à se traîner jusqu’à l’endroit où on l’a retrouvé.
– Un policier, alors.
Elle plongea son regard dans ses yeux bleus.
– Vous pouvez me le dire. Il est toujours vivant, n’est-ce pas ?
Dodgson sourit, passa une vitesse et desserra le frein à main.
– Vous savez qu’il y aura des analyses ADN sur les cadavres, insista-t-elle.
– Qui vous dit que les résultats ne seront pas positifs ? dit Dodgson avec un air malicieux.
Il remonta sa vitre en lui disant adieu et roula jusqu’à la sortie du parking.
Diane le regarda disparaître, puis alla s’accouder à une des barrières qui faisaient face au fleuve. Elle suivit des yeux les bateaux qui remontaient la Seine. Depuis la morgue, ils navigueraient jusqu’à la cathédrale Notre-Dame, le Palais de justice et le Quai des Orfèvres, puis ils atteindraient le petit pont des Arts, là où les amants accrochaient un cadenas aux grilles pour sceller leur amour pour toujours.
Qui sait où ils iraient, ensuite ?