Une nouvelle ère commence
Le double temps
Le Moyen-Orient vit dans un double temps. Un temps profond, lourd, engluant, qui fige les événements et désespère les vivants. Rien ne paraît bouger dans ce temps-là, ou si peu. Et un temps rapide, volatile, qui donne l’illusion du mouvement. Si vous quittez la Palestine durant une quinzaine de jours, dès votre retour vous aurez déjà un sentiment de décalage. Des violences ont éclaté, des amis ont été emprisonnés, un nouveau plan de paix agite les médias, le Président américain a dit… ? Mais non, il n’a rien dit, son porte-parole a immédiatement démenti. Derrière cette agitation de la vie, rien. Si ce n’est le Mur qui serpente et l’occupation qui continue. Et l’autre temps, tentaculaire, progresse très lentement, par émiettement, par grignotement, et finit par déclencher un cataclysme. C’est ainsi que les Palestiniens ont découvert un matin que les 22 % de la Palestine sur lesquels ils s’étaient accordés à Oslo étaient troués comme un gruyère. Et que l’option de deux États perdait peu à peu sa vraisemblance. Ces deux lignes de temps ne se rencontrent qu’exceptionnellement pour relancer un nouveau cycle. Pendant un moment, l’inertie recule et les cartes peuvent être rejouées. C’est rare et l’occasion doit être saisie au bond.
Tous les émissaires internationaux qui se sont réellement impliqués dans le dossier du Moyen-Orient ont essayé de s’opposer, non pas à l’immobilisme, mais à la lente dégradation de la situation, et tous s’y sont cassé les dents. Et tous, pour avoir essayé de provoquer ce momentum ou au moins de le saisir, ont connu le blues de l’impuissance. Nous nous souvenons de James Wolfensohn1, envoyé spécial du Quartet, plein de dynamisme au début de son mandat en 2005 et qui a fini par jeter le gant2. Nous nous souvenons de l’amertume de Miguel Angel Moratinos quand il a quitté son poste d’envoyé spécial au Moyen-Orient de l’Union européenne3, nous nous souvenons de la fatigue qui émaciait le visage de Javier Solana à la fin de son mandat européen de haut représentant pour la Politique européenne de sécurité commune (PESC), en 2009, et du brûlot lancé par Alvaro de Soto4, le représentant du secrétaire général de Kofi Annan au Quartet, avant de prendre sa retraite. Tous ont rêvé d’imprimer leur marque, d’apporter un vrai changement – tous ont échoué.
Et pourtant, des fenêtres d’opportunité, il y en a eu. Car de manière assez incroyable il existe dans ce Moyen-Orient si décourageant des éclaircies. Le pouls de l’Histoire s’accélère, l’espoir renaît, les Palestiniens y croient : cela va changer ! Soudain, la paix semble à portée de main. Les responsables politiques redeviennent crédibles. Mais si un mouvement, telle une lame de fond, ne soutient pas cette dynamique, l’espoir retombe et la fenêtre d’opportunités se ferme. Les années Abbas ont été parsemées d’occasions manquées : les élections législatives de 2006 ; le gouvernement d’unité nationale de 2007 ; le discours de Mahmoud Abbas à l’ONU le 23 septembre 2011. Mais l’Europe à chaque fois est restée en retrait : elle n’a pas forcé le mouvement. Pire encore, elle a contribué à affaiblir un dirigeant palestinien qui n’avait ni le charisme ni la carrure politique d’Arafat, mais qui avait tout misé sur la négociation et la voie pacifique.
Mort d’Arafat et élection de Mahmoud Abbas
On retient d’Arafat son signe de la main alors qu’il s’envolait pour la France, victime d’un mal mystérieux. Il souriait aux siens et même s’il paraissait très affaibli, personne ne voulait croire à un adieu. Il était malade depuis longtemps, c’est vrai. Véronique De Keyser l’a rencontré en 1998. L’université de Liège lui avait décerné un doctorat honoris causa, ainsi qu’à Shimon Pérès : tous deux avaient reçu le prix Nobel de la paix pour leurs efforts de réconciliation. C’était la première et la dernière fois que Véronique De Keyser le croisait. Mais alors que Pérès avait fait un discours brillant, axé sur la liberté et qu’il emportait son public dans un vibrant L’esprit n’a pas de frontière ! – quelques frondeurs dans la salle académique chuchotaient d’ailleurs Mais Israël, si ! –, Arafat était apparu un peu désorienté, les lèvres agitées d’un tremblement constant. Sa mort a été un électrochoc et déjà à l’époque des rumeurs d’empoisonnement circulaient.
Sans surprise, les élections présidentielles de 2006 portent au pouvoir Mahmoud Abbas, alias Abou Mazen, un des cofondateurs du Fatah avec Yasser Arafat. Il avait accompagné ce dernier dans son exil en Jordanie, au Liban, en Tunisie, et montré son habilité de partenaire international, à la tête du département des relations nationales et internationales de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1980. Architecte des accords d’Oslo, il était aux côtés d’Arafat à la Maison Blanche lors de la signature de ces accords. Mais son mandat de Premier ministre auprès d’Arafat en 2003 avait pris fin brutalement, au bout de quatre mois, sur un désaccord et une démission. Mahmoud Abbas reprochait à Arafat une trop grande concentration du pouvoir, en particulier dans le contrôle des forces de sécurité.
Pour la communauté internationale en 2005, ce passé est un gage de sécurité. L’ouverture d’Abbas, son pragmatisme, sa volonté pacifique – et surtout les distances qu’il a prises par rapport à Arafat – sonnent de manière encourageante. L’Union européenne et le Parlement européen envoient une mission d’observation électorale pour surveiller un scrutin sans suspense. La mission est dirigée par le Premier ministre français Michel Rocard. Véronique De Keyser est l’un des observateurs envoyés à Gaza dont les Israéliens ne se sont pas encore désengagés. « Des élections libres en territoires occupés » : c’est in fine la formule trouvée pour qualifier ces étranges élections, constamment entravées, autorisées du bout des lèvres par Israël et boycottées par le Hamas. Mais qui aboutissent à un résultat sans surprise. C’est bien une nouvelle ère qui commence : l’ère Abbas. Huit ans après, elle se délite et n’en finit pas de finir.
Le désengagement unilatéral de Gaza par les Israéliens, en août 2005, s’opère dans une atmosphère passionnelle et dramatique. Le drame que vivent les colons expulsés de force par les soldats est médiatisé dans le monde entier. C’est un cadeau empoisonné de Sharon au vainqueur des élections. Car Abbas n’y a pas été associé. Mais c’est un cadeau à prendre ou à laisser. Cadeau tout relatif d’ailleurs car si Israël abandonne ses colonies à Gaza, elle n’abandonne pas le contrôle de ses accès, celui de son espace aérien, celui de son accès à la mer, celui de ses nappes phréatiques5. Gaza appartient désormais aux Gazaouis, moins la liberté d’y entrer et d’en sortir, moins la maîtrise de sa pêche, moins la libre exportation de ses produits. L’électricité, le gaz, l’essence, il faut tout payer aux Israéliens – à partir de l’aide internationale. Abbas hérite d’un territoire bouclé, sans possibilité de subsistance. Chaque sursaut de révolte des Gazaouis contribuera à resserrer davantage le nœud coulant qui les étrangle. Les accords de Charm el-Cheikh de novembre 2005 visant à assurer la mobilité des Palestiniens entre la Cisjordanie et Gaza et à maintenir l’unité de la Palestine ne seront jamais pleinement appliqués6.
Les élections législatives de 2006
Après des présidentielles éclairs, des législatives explosives. S’il fallait les définir en quelques mots, nous dirions : « Espoir ! » Nous dirions : « Fierté ! » Nous dirions : « Démocratie ! » Car c’est bien de cela qu’il s’agissait. À la question « Croyez-vous que ces élections vont amener la paix ? » les Palestiniens dans la rue vous répondaient : « Non. Pas la paix. Mais la démocratie. La paix ne dépend pas de nous, mais la démocratie, oui. »
Ces élections, les Palestiniens les voient aussi comme une démonstration à la face du monde. Ils les veulent sans reproche, conformes aux standards internationaux. Et ils feront tout pour y parvenir. Pourtant, jusqu’au 25 janvier 2006, nul ne peut prévoir si elles se tiendront tant il reste d’obstacles à lever. Mais le Hamas a décidé d’y participer, alors qu’il avait boycotté les présidentielles de 2005.
Une mise en place difficile
C’est dans le contexte du ressentiment arabe contre la guerre d’Irak encore récente et de la montée en puissance de l’Islam politique que se préparent les élections législatives de 2006. La participation du Hamas à ces élections a fait depuis couler beaucoup d’encre. Fallait-il ou pas le laisser prendre part au scrutin ?
Le Hamas est né en 1987. Il est à l’époque toléré, voire favorisé par Israël, puisqu’il s’oppose au Fatah. Mais les attaques suicides commencent en 1994. Elles débutent à la suite d’un massacre à Hébron, lorsque le 24 février 1994 un colon israélien tue vingt-neuf musulmans dans la mosquée d’Abraham. Et ces attaques suicides vont toucher indistinctement des soldats, des colons et des civils, y compris au cœur même des villes israéliennes, faisant régner un climat de terreur. C’est la loi du talion : pour chaque Palestinien assassiné, un Israélien tué. Et vice versa, dans une spirale de violence, où il est difficile de savoir qui commence, mais dont on ne voit pas la fin. Le Hamas considère que la stratégie de la terreur est sa seule arme dans une guerre asymétrique avec Israël. On lui laisse la paternité de ce jugement. Les différentes offres de suspension de la violence qu’il a faites depuis quinze ans ont toujours été conditionnées : « Arrêtez de tuer des civils palestiniens et nous arrêterons de tuer des civils israéliens. » Œil pour œil, dent pour dent, mais aussi donnant/donnant. Le Hamas est un âpre négociateur. Pour participer aux élections, il a fait quelques avancées, mais exigé des contreparties. Il est, depuis 2003, sur la liste terroriste européenne comme sur celle des États-Unis. Mais en 2003 déjà, le cheikh Yassine, qui sera assassiné quatre mois plus tard, a reconnu implicitement le droit à l’existence d’Israël sur les frontières de 1967. Le Hamas espère, en rentrant dans le jeu politique, sortir enfin de cette liste et trouver une légitimité sur la scène internationale.
La décision de laisser le Hamas participer aux élections législatives palestiniennes est prise au Caire, en juillet 2005, dans une réunion dirigée par Mahmoud Abbas et organisée sous les auspices du gouvernement égyptien. Elle rassemble le Fatah et tous les partis palestiniens susceptibles de s’engager. C’est une victoire diplomatique, tant pour l’Égypte que pour le Président palestinien. L’accord comporte des conditions. Il prévoit un cessez-le-feu informel à l’égard d’Israël (une hudna), une réforme de l’OLP qui jusqu’ici n’intégrait pas le Hamas, et une loi électorale basée sur deux listes, une liste nationale et une liste par circonscription. Il est clair qu’un des objectifs internes du Hamas est d’entrer dans l’OLP. La réforme de l’OLP s’impose de toute manière. C’est un organe essentiel de la politique palestinienne pourtant sclérosé, dont les rênes sont tenues par des dirigeants historiques, pour la plupart hostiles au changement. La négociation du Caire reçoit finalement l’approbation du Quartet. C’est-à-dire des États-Unis, de l’Europe, du secrétaire général des Nations unies et de la Russie7. L’adhésion du Quartet a été laborieuse et a pris une forme inhabituelle. Le 20 septembre 2005, le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan lit à la presse le communiqué officiel agréé par les parties, mais il y ajoute une phrase qui n’y figurait pas : la participation aux élections palestiniennes doit être laissée à la seule appréciation des Palestiniens. Kofi Annan note cependant la contradiction entre la participation à des élections et la détention de milices propres – allusion claire aux milices du Hamas.
En acceptant la participation du Hamas aux élections, le Quartet et Mahmoud Abbas ont tablé sur l’intérêt de le désarmer en le faisant entrer dans le jeu politique. Après tout, Yasser Arafat lui-même n’avait-il pas abandonné la voie de la violence et quitté l’habit de terroriste ? Ils ont aussi et avant tout misé sur une victoire du Fatah, car si en 2005 les sondages accordent au Hamas un score important, en aucun cas ils ne permettent de prévoir l’écrasante victoire de ce parti islamique qui se présente aux élections sous le nom de Change and Reform.
Seul Israël, par la voix de Sharon, s’oppose à cette participation. La charte du Hamas en effet n’a pas été modifiée, elle qui réclame l’effacement d’Israël de la carte du monde. Mais le Premier ministre israélien fonde son refus sur un autre argument : les réserves qu’il a mises à la Road Map. L’une d’elles concerne « le démantèlement des infrastructures terroristes ». Aussi longtemps que les Palestiniens ne seront pas parvenus à mettre fin à la violence aveugle à l’égard d’Israël, Sharon ne s’estimera pas lié par ses propres obligations. Pas plus pour l’organisation d’élections dans les territoires occupés que pour toute autre exigence comme le gel de colonies en Cisjordanie ou à Jérusalem-Est. Les pressions internationales vont être très fortes. Sharon veut éviter d’endosser le mauvais rôle et d’apparaître comme celui qui a définitivement coulé les élections palestiniennes. Il finit par en accepter l’idée, mais d’avance, de manière explicite, il conteste leur légitimité.
Par ailleurs, on l’a dit, le Hamas est sur la liste terroriste européenne depuis un attentat suicide qui a fait dix-sept morts dans un bus, à Jérusalem, le 11 juin 2003. La décision de le mettre sur la liste est prise par le Conseil le 3 septembre de la même année. Mais l’existence d’une liste européenne autonome est récente, et directement liée à l’après 11 septembre 2001. La définition du terrorisme, les critères, le fonctionnement de cette liste sont particulièrement opaques car de nature essentiellement politique. Pourquoi y inscrire le Hamas et pas le Hezbollah par exemple ? Comment sort-on de la liste pour bonne conduite ? C’est le Conseil qui en décide à l’unanimité, sur la base d’une proposition faite par un groupe de travail très discret, nommé Clearing House8. Et le Conseil n’a aucune intention de négocier l’exclusion du Hamas de la liste. Ni avant les élections, ni après.
La confusion politique de la fin de l’année 2005
Malgré l’imminence des élections, la fin de l’année 2005 se passe dans une grande confusion. Nul ne sait si le scrutin pourra avoir lieu en janvier : les problèmes s’accumulent.
Le premier problème vient du Fatah. Dans ce camp, la situation est loin d’être claire. La vieille garde hésite sur l’opportunité de tenir des élections à ce moment précis. Divisé, le Fatah finit par présenter deux listes nationales, toutes les deux emmenées par le leader palestinien emprisonné, Marwan Barghouti. L’une est considérée comme celle de la vieille garde, l’autre de la jeune garde. Quand vient le temps de déposer officiellement les listes, la Commission électorale s’aperçoit que ces deux listes sont incomplètes. Il y manque des signatures. Elle accorde au Fatah un délai supplémentaire de quarante-huit heures, délai qui permet finalement leur fusion en une seule, avec dans la composition finale une suprématie de la vieille garde. Pour autant, les tensions internes continuent de miner le parti.
Le second gros problème est lié à la tenue du scrutin dans l’enceinte de Jérusalem-Est. Sharon refuse catégoriquement qu’on y vote. Pour lui, les Palestiniens doivent aller voter en dehors de la Ville sainte et toute campagne électorale est interdite dans Jérusalem-Est. Fin 2005, cette question n’est toujours pas réglée et elle est devenue un casus belli. Tous les partis palestiniens ont en effet passé un accord ferme pour refuser des élections qui ne couvriraient pas Jérusalem-Est. Le sujet est d’ailleurs si sensible qu’un document portant sur cette question émanant de diplomates européens en poste à Jérusalem est censuré. Les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne décident le 12 décembre 2005 de ne pas le rendre public. Ils le jugent explosif et craignent qu’il ne réduise l’influence de l’Europe auprès d’Israël. Le texte est une longue analyse de la politique israélienne de colonisation et de discrimination à l’égard des résidents palestiniens à Jérusalem-Est. Il dissèque ses conséquences humanitaires et politiques et formule des propositions. De nombreuses organisations non gouvernementales s’insurgent contre la censure de l’UE. Dan Judelson, secrétaire des Juifs européens pour une paix juste écrit alors : « L’Union européenne se cache la tête dans le sable et est ainsi co-responsable, tandis que les habitants de Jérusalem-Est subissent des violations répétées du droit international […]. Si l’UE refuse de publier ce rapport, il est de notre devoir de le rendre le plus largement accessible possible9. »
Le troisième problème vient des propos attribués à Javier Solana par les médias israéliens. Dès la fin du mois de novembre 2005, le haut représentant sait qu’une victoire du Hamas, pourtant encore peu probable à cette date, aboutirait à des sanctions internationales – en tout cas si le Hamas ne reconnaît pas le droit à l’existence de l’État d’Israël. En le disant officiellement, Solana crée un profond malaise dans l’opinion palestinienne. Tronqués et simplifiés par les médias, ces propos sont vécus par les Palestiniens comme une tentative d’intimidation, voire une interférence politique dans les élections à venir. À l’intérieur du Hamas, tous ne se réjouissent pas de la participation électorale. Des troubles éclatent çà et là et des bureaux de la Commission électorale sont saccagés. Pourtant, le Hamas paraît bien organisé. Il prépare efficacement sa liste nationale et sa liste de circonscription, les dépose à temps et dans les formes. Le parti Change and Reform est loin de ne comprendre que des fanatiques religieux ayant du sang sur les mains : il a ratissé large pour ses candidats, il accueille même des chrétiens sur ses listes. Beaucoup sont des notables, connus et appréciés. Le Hamas avait d’ailleurs déjà prouvé son efficacité dans les élections locales tenues quelques mois auparavant. Grâce à sa présence sur le terrain, il avait gagné des mairies importantes.
À Gaza, où après le désengagement israélien de juillet 2005 l’autorité du président Abbas peine à s’établir, les menaces de kidnapping se font plus nombreuses et la tension est extrême. Les tirs de roquettes palestiniens et les ripostes israéliennes se multiplient. Deux attaques suicides ont lieu en Israël, revendiquées par le Jihad islamique. Les assassinats extrajudiciaires et leur cortège de bavures commises par les Israéliens se poursuivent. Ces derniers créent au nord de Gaza une zone tampon sur laquelle s’abat chaque nuit une pluie de bombes. Mais ce qui est nouveau, ce sont les violences intrapalestiniennes et parfois interfamiliales : elles commencent à faire des victimes. Du côté israélien en Cisjordanie, les check points, les blocages de routes, les incursions nocturnes de soldats israéliens ne faiblissent pas, bien au contraire. En dépit de ces menaces et de ces incertitudes, Benita Ferrero Waldner, commissaire en charge des Affaires étrangères, prend la décision d’envoyer une mission d’observation électorale. C’est Véronique De Keyser qui prend la tête de cette mission, en tant qu’observateur en chef.
« Avec un petit groupe d’observateurs, nous atterrissons à Ben Gourion au mois de décembre 2005 pour explorer le terrain. Nous ignorons encore tout de la partie de bras de fer qui s’est engagée entre Israël et les différents acteurs palestiniens. La mission a un statut particulier : elle émane de l’Union européenne, mais est totalement indépendante. Ma première décision en tant que Chef de la mission d’observation électorale est de rencontrer le Hamas et de laisser mes observateurs faire de même. L’Union européenne recommande le contraire. J’apprends plus tard que Jimmy Carter, qui dirige la mission du Centre Carter, agira de même. Lui et moi aurons sur le Hamas, avant les élections comme après, la même analyse et le même jugement. »
Les élections palestiniennes, une affaire entre Israël et les États-Unis ?
Véronique De Keyser voit dans ses souvenirs des éléments lourds de sens.
« Dès mon arrivée, je suis reçue par la partie israélienne avec la plus grande civilité. C’est Dov Viceglass, le conseiller personnel de Sharon, qui m’accueille. Poignée de main et accolade : “Nous ferons tout pour vous aider. Nous ne sommes pas d’accord et nous ne le serons jamais avec la participation du Hamas, mais nous ne voulons pas empêcher la tenue de ces élections.” Petit silence, puis premier signal : “N’oubliez pas que votre mission est une mission technique, pas politique !” Je l’interroge alors sur les élections à Jérusalem-Est. Il me répond : “Il n’y aura pas d’élections à Jérusalem-Est.” Je suis atterrée : cela veut dire pas d’élections du tout. Viceglass et son équipe d’expliquer qu’ils feront tout pour faciliter le transfert des électeurs vers la périphérie de Jérusalem, qu’ils s’y engagent formellement. J’interroge : “Mais on peut trouver des endroits neutres à Jérusalem, comme des bureaux de poste, des écoles ?” Éclat de rire. “Pourquoi pas un casino ?” Un casino ? C’est le second signal, mais je ne le capte pas. Viceglass me donne son numéro de portable et m’assure qu’au moindre problème je peux l’appeler. Il insiste sur les questions de sécurité et m’offre un garde du corps personnel. Avoir un garde du corps israélien à mes côtés à Gaza ou même en Cisjordanie, quel symbole ! Je récuse la proposition : cette fois j’ai compris le coup. L’Union européenne met à ma disposition une voiture blindée et un expert en sécurité non armé qui veille sur moi jour et nuit. Nous en avons discuté dans l’équipe très longuement : la mission est difficile, la discipline de sécurité ne peut tolérer de faille, mais nous n’irons pas au-delà. Je ne veux aucune présence armée.
« Ma visite au Consulat des États-Unis est intéressante. Très courte mais inoubliable. Je suis reçue par le Consul général10. Il est seul. Je me présente, j’explique la mission et mes préoccupations quant à la tenue d’élections à Jérusalem-Est. Le Consul, figé dans une attitude militaire, reste impénétrable. Puis il lâche une seule phrase, lapidaire : “Les élections palestiniennes, c’est une affaire entre les États-Unis et Israël !” Et il se lève : entretien terminé. Il a à peine duré cinq minutes, on ne pouvait être plus clair. C’était un troisième signal pour ces Européens qui débarquaient en s’imaginant pouvoir jouer un rôle au Moyen-Orient. Et indirectement pour les Palestiniens : aucun rôle pour eux non plus, mais je ne suis même pas sûre que le Consul américain ait eu conscience de l’ironie de ce message11. Le 8 janvier, les autorités israéliennes rendent publique leur opposition au vote à Jérusalem-Est.
« Ne pas se mêler de politique, rester technique. Mais comment prendre à bras-le-corps le problème de la tenue des élections sans s’occuper de politique ? C’est quand je rencontre Saeb Erekat12 que je comprends le jeu. C’est l’homme fort de Jéricho. Saeb me fait répéter mot pour mot l’entretien avec Viceglass. Au moment où on en arrive à : “Et pourquoi pas un casino ?” il explose : “C’est pour moi ! C’est moi qui suis visé ! Il n’y a qu’à Jéricho qu’il y a un casino !” Et désormais, pendant des jours et des semaines, je joue, comme dans le film de Losey, le rôle du messager. Je passe des messages, souvent codés par eux, des Palestiniens aux Israéliens et l’inverse. Il arrive que ce soit sans m’en rendre compte. Car si en principe ils refusent de se parler, en réalité ils se connaissent par cœur. Chaque parole transmise recèle un sens caché. Je découvre ainsi les rapports étroits entre COGAT, l’organisation militaire israélienne entièrement tournée vers les territoires occupés, et leurs interlocuteurs palestiniens. Cette occupation interminable, qui dure depuis soixante ans, a fini par créer dans la hiérarchie des deux camps des liens inextricables et un étrange partenariat. De négociations en négociations, d’espoirs de paix en constats d’échec, ce sont toujours les mêmes qu’on retrouve autour de la table. Le jeu est fermé. »
Cette proximité contraste avec le sentiment des populations qui, à cause du Mur, s’éloignent, s’ignorent, voire se haïssent. Un observateur de la mission électorale tentait à un moment donné de rejoindre Qalqilya, une ville palestinienne divisée et encerclée par le Mur, qui de plus divise les exploitations agricoles en enclaves. La ville n’est pas indiquée sur les panneaux indicateurs qui bordent la route, lesquels ne renseignent que les colonies israéliennes. L’observateur cherche son chemin et interroge un jeune Israélien qui lui indique la direction, mais s’étonne : « Ils sont drôles ces Palestiniens ! Ils donnent le même nom à plusieurs villages ! » Le ton est neutre, sans ironie. L’histoire récente de Qalqilya n’est plus connue de ce jeune Israélien. Il s’étonne simplement de ce que les enclaves portent le même nom. Pourtant, il y a quelques années, avant que le Mur ne divise Qalqilya en quatre entités, la ville était le siège de dizaines de petites entreprises mixtes, de « joint ventures », tenues à la fois par des Israéliens et des Palestiniens. Mais Qalqilya, qui jouxte la frontière de 1967, repose sur une nappe aquifère : c’est une terre convoitée. Aujourd’hui elle est bouclée. Et la majorité municipale du Fatah est passée au Hamas.
La disparition politique de Sharon
« Les pressions internationales s’accentuent sur Israël à propos du vote à Jérusalem-Est et elles portent leurs fruits. Je reçois un message de Dov Viceglass alors que je suis à Gaza : “Téléphonez-moi en fin d’après-midi, il y aura du nouveau.” L’après-midi se passe, je rencontre les autorités du Fatah de Gaza et nous examinons les conditions de sécurité d’une antenne de la mission qui serait localisée dans la ville. Durant le trajet de retour vers Jérusalem, je passe un coup de fil au cabinet de Sharon. On me répond que le Premier ministre a pris sa décision : il y a une solution positive pour le vote à Jérusalem-Est. Mais les détails de l’organisation du vote doivent encore être affinés. C’est ce soir-là que Sharon est transporté d’urgence à l’hôpital. Il n’en sortira plus », ajoute Véronique De Keyser.
La disparition de Sharon est un séisme politique pour les Israéliens. Leurs propres élections sont proches et nul ne sait si Kadima, le nouveau parti d’Ariel Sharon, va résister à cette tempête. Pour ce qui est des élections palestiniennes, l’incertitude est vite levée : Ehud Olmert, qui fait fonction désormais de Premier ministre, ne modifie pas la ligne imprimée par Sharon. Le 15 janvier 2006, le cabinet israélien décide qu’un nombre limité de résidents – 6 300 sur près de 150 000 – pourront voter à Jérusalem-Est. Les négociations se poursuivent laborieusement. Elles se fondent sur des précédents : sur la base d’un protocole des accords d’Oslo, les élections en 1996 du Conseil législatif palestinien (CLP) et les élections présidentielles de 2005 s’étaient déjà déroulées à Jérusalem-Est. Mais dans des conditions extrêmement restrictives – nombre limité de votants, répartis dans six bureaux de poste de la ville, lesquels continuaient leur activité postale durant le vote, avec des employés israéliens. Il n’y avait donc aucune confidentialité des bulletins et le transport des urnes vers les centres de comptage était assuré par les Israéliens. Ces dispositions, non conformes aux standards internationaux, avaient été sévèrement critiquées dans le rapport de la mission d’observation électorale de 2005 dirigée par Michel Rocard. Elles seront reproduites fin janvier 2006 à peu de choses près : seule une légère augmentation des votants, 6 300 au lieu de 6 000, sera tolérée par les Israéliens.
Comment s’inscrire à ce vote qui n’est autorisé que pour 5 % des résidents ? La décision très tardive du cabinet israélien – quelques jours seulement avant le 25 janvier 2006 – ne permet pas l’établissement d’un registre complet des votants. Finalement, et au tout dernier moment, un accord israélo-palestinien est conclu. Il prévoit un système de tickets dont la couleur diffère suivant le bureau de poste où se tient le vote. Durant les trois jours qui précèdent les élections, 6 300 tickets sont distribués dans des écoles (alors qu’il y a environ 130 000 résidents susceptibles de voter), sur présentation de leur carte d’identité. Seuls les premiers venus seront servis. Là encore le Hamas se montre le plus efficace. L’accord ne stipule pas de retirer le ticket personnellement : seule la carte d’identité est nécessaire. On a donc vu arriver des militants du Hamas avec des sacs bourrés de cartes d’identité dont ils avaient fait massivement la collecte dans leur quartier. Ils se sont fait remettre des tickets nominaux en bonne et due forme.
Les membres de la Commission électorale ne peuvent en principe pas opérer à Jérusalem-Est. En tout cas pas sous une casquette officielle. Ils sont donc là à titre individuel, ce qui fait partie du jeu. Et une fois encore, au-delà des interdits officiels qui sont respectés à la lettre, dans les pourparlers et même dans les coulisses des bureaux de poste, il existe une étrange connivence entre Israéliens et Palestiniens. Un soir d’élections dans un bureau de vote, les Israéliens avaient accueilli avec du café et des biscuits les représentants palestiniens, accueil qui n’avait rien d’officiel ou de forcé : puisqu’il fallait travailler ensemble ce soir-là, autant le faire gentiment. Ce qui n’exclut en rien l’application parfois brutale des ordres. De nombreux incidents ont en effet émaillé la campagne électorale à Jérusalem-Est, campagne électorale interdite dans la ville. Les candidats portant des calicots étaient immédiatement arrêtés – puis relâchés s’ils n’appartenaient pas au Hamas. Certains candidats, comme Mustapha Barghouti13, du petit parti d’Independant Palestine, ont parfaitement compris l’usage médiatique qu’ils pouvaient tirer de ces arrestations et n’ont pas hésité à en user largement.
Une campagne électorale entravée
Onze listes nationales de partis ont été enregistrées le 28 décembre 2005, 414 candidats sur les listes de circonscription, dont 260 étaient indépendants sans affiliation politique officielle. Le Hamas a choisi de ne pas se présenter sous son nom, mais sous celui de Change and Reform. C’est ainsi qu’il apparaît dans les listes nationales. À côté du Fatah et de Change and Reform, on trouve un centre politique avec trois petits partis conduits par des personnalités parfois bien connues des Occidentaux. Il y a d’abord le parti de Salam Fayyad, Third Way, avec Hanan Achraoui, laquelle avait fait partie des négociateurs des accords d’Oslo ; il y a Independant Palestine, le parti de Mustapha Barghouti, issu du mouvement associatif ; il y a enfin Alternative. Sur la gauche de l’échiquier politique au nom du Front de libération de la Palestine, Martyr Abu Ali Mustafa, aux méthodes de résistance violentes. Les autres ne sont que de très petits partis ou des indépendants.
Aucun des candidats ne peut facilement circuler pour faire campagne, ni surtout passer de Cisjordanie à Gaza ou à Jérusalem-Est. Et à l’intérieur de la Cisjordanie, les nombreux check points et barrages de route rendent tout déplacement difficile, voire impossible. En particulier pour les candidats étiquetés « terroristes ».
Mais les entraves liées à l’occupation sont partiellement neutralisées par les médias palestiniens. Ces derniers, tant les journaux que les télévisions14, ont incontestablement joué un rôle décisif dans la campagne en informant les électeurs des programmes politiques des partis et en les éduquant à leur rôle de citoyens. La sensibilisation de la population à l’importance des élections a été aussi entretenue par d’innombrables associations qui ont envoyé leurs membres faire du porte-à-porte pour expliquer le sens de la loi électorale (avec ses deux listes distinctes) et la manière de voter.
On imagine mal aujourd’hui ce que fut cet effort civique en situation d’occupation : tant les médias que les bénévoles ont contribué à faire surgir un formidable espoir démocratique. Tous les candidats, y compris Change and Reform, ont fini par signer un code de bonne conduite promettant, au cours des élections, d’observer un comportement conforme aux standards internationaux. À la mi-janvier, les groupes extrémistes dans la mouvance des deux grands partis, hostiles aux élections, ont conclu un accord : ils ne s’attaqueront plus, comme ils en ont brandi la menace auparavant, aux observateurs internationaux. Change and Reform a axé sa campagne sur trois points : l’opposition à l’occupation, la lutte contre la corruption et l’éradication de la pauvreté. Ni les candidats que nous interrogeons, ni les meetings auxquels nous assistons ne sont des appels à la haine ou à l’antisémitisme. En revanche, très fréquemment, le Hamas interpelle les représentants européens sur la légitimité de la résistance à l’occupation, un droit garanti par le droit international. Véronique De Keyser répond alors : « Résistance, oui, mais dans le respect des accords signés par l’Autorité palestinienne et en excluant toute violence aveugle, en particulier à l’égard des civils. » Et immanquablement suit la réponse : « Et les Israéliens ? Ils ne les tuent pas nos civils, nos enfants ? Et nous, on doit se laisser faire passivement ? C’est ça la résistance ? »
Israël ne désarme pas contre le Hamas. À la veille des élections, un encart publicitaire paraît dans le Jerusalem Post. Il est signé par une trentaine de députés européens proches du gouvernement israélien15. L’encart rejette une fois de plus la participation du Hamas aux élections, compte tenu de son hostilité à l’État d’Israël. Cette sortie médiatique sème le trouble dans l’opinion publique palestinienne, car il semble émaner du Parlement européen au moment même où la mission d’observation électorale de l’Union européenne se déploie largement dans les territoires occupés. Le texte de l’encart n’est pas récent pourtant : il date de la fin 2005. Et ceux qui l’ont signé à l’époque ne le savaient pas destiné à une publication commerciale, publicité que de surcroît ils n’ont pas financée eux-mêmes. C’est le baroud d’honneur de l’opposition à la tenue d’élections du côté israélien. Celui-ci cependant ne relâche pas sa pression militaire.
La veille des élections, un enfant palestinien de 13 ans jouant à proximité d’une colonie a été abattu par un soldat israélien. Contre toute attente, les funérailles se sont déroulées dans le calme et la dignité. Les Palestiniens vont tout faire pour réussir leur démonstration de démocratie.
Une grande fête populaire
Autant les semaines qui ont précédé les élections étaient tendues, autant le 25 janvier est une fête populaire. Des cortèges de bus, des véhicules bondés d’enfants agitant indifféremment les drapeaux du Hamas et du Fatah, des familles entières déferlent dans les rues. Impossible parfois d’avancer : la voiture blindée reste bloquée des heures, coincée dans le trafic, au milieu des cris et des chants, dans une atmosphère bon enfant. Dans un camp de réfugiés, non loin de Bethléem, le chauffeur ne parvient pas à s’extraire de la foule. Pendant près de deux heures, il tente de manœuvrer dans des ruelles pentues ; les voitures se retrouvent immobiles, nez à nez, capot contre capot. Les enfants les escaladent et dansent sur les toits. Cette liesse aux abords des bureaux de vote, on l’a rencontrée partout en Cisjordanie comme à Gaza. Tous les observateurs et les journalistes présents en ont témoigné. Les Israéliens, fidèles à leurs engagements, ont facilité le passage des check points. Bien entendu, l’atmosphère est très différente à Jérusalem-Est, en raison de l’interdiction d’y manifester. Mais même là, aux abords des bureaux de poste, on n’enregistre pas d’incident.
Les analystes politiques prévoyaient de vives tensions à la fin du comptage des votes, en particulier à Gaza. Ce n’est pas le cas. La nuit du 25 janvier, le calme règne. Les résultats ne sont pas encore publiés, mais les scores partiels donnent déjà un excellent résultat au Hamas. Dès le lundi 26 janvier, c’est clair : le vainqueur est le Hamas. Et les Palestiniens ont voté en masse : la participation au scrutin est de 78,2 %16. Les missions d’observation électorale tiennent leur conférence de presse : c’est une course à qui parlera le premier. Jimmy Carter la gagne. Au mont des Oliviers, il loue le caractère démocratique du scrutin. Ses propos sont à peu près les mêmes que ceux que tiendront une heure plus tard les missions conjointes de l’Union européenne et du Parlement : des élections exemplaires, rencontrant les standards internationaux les plus élevés. « Des élections libres et démocratiques en territoires occupés. » La formule utilisée une fois encore par la mission de l’Union, puisque c’était déjà celle de 2005, reflète bien la prouesse de ce scrutin historique et sans appel. Ce qu’elle ne traduit pas, c’est la ferveur populaire de ce vote : le langage diplomatique a ses limites.
La Commission électorale centrale publie le soir même les résultats provisoires : la victoire du Hamas en nombre de sièges dépasse toutes les attentes. Sur les 120 sièges en jeu au Conseil législatif palestinien (CLP), Change and Reform en obtiendrait 74 et le Fatah 45. Le monde occidental a la gueule de bois. Le Hamas, éberlué, n’en revient pas lui-même. Les sondages préalables aux élections qui donnaient les deux partis au coude à coude se sont plantés. Les partisans du Hamas déferlent dans les rues et crient leur joie. Le Fatah reconnaît immédiatement et sans équivoque sa défaite.
Le Fatah : autopsie d’une défaite
Le scrutin a bipolarisé les électeurs. Seuls Change and Reform et le Fatah émergent des urnes. L’alternative à ces deux grands partis, représentée par trois formations politiques, atteint à peine 6 % des votes : parmi ces dernières, la formation de Salam Fayyad, futur Premier ministre, ne fait pas 3 %. En fait, si on évalue vainqueurs et vaincus en termes de pourcentage de l’électorat, la différence entre Hamas et Fatah n’est pas si grande : 44,4 % des votes pour Change and Reform contre 41,4 % pour le Fatah. Sur ce point, l’erreur des sondages est réduite. Mais le modèle prévisionnel n’a pas pris en compte le mode de scrutin particulier de la liste de circonscription, qui est une disposition nouvelle de la loi électorale. Cette disposition devait en principe favoriser la démocratie locale et les petites formations incapables de se présenter sur le plan national. Mais c’est un désastre pour le Fatah.
La liste des circonscriptions ne présente que des candidats locaux. Non seulement toutes les listes de circonscriptions sont différentes, mais le nombre d’éligibles l’est également : 6 pour Jérusalem, 4 pour Jénine, 3 pour Tulkarem, 1 pour Tubas, etc. Les résultats sont comptabilisés en nombre de votes par candidat : sont retenus les mieux classés à concurrence du nombre de sièges en jeu. Dès avant le dépôt des listes en décembre, le Hamas a compris comment tirer parti de ce vote nominal. Non seulement il a bien choisi ses candidats, des notables locaux très proches du terrain, mais il n’a pas laissé se présenter plus de candidats par circonscription que le nombre de sièges éligibles pour ne pas disperser, les votes17. Le Fatah n’a pas eu la même discipline, et lorsque début janvier, bien avant le scrutin, Mahmoud Abbas flaire le piège et fait téléphoner à certains des candidats de circonscription pour leur demander de se retirer, c’est trop tard : leur démission est irrecevable. La stratégie de concentration du Hamas leur a permis de rafler toutes les premières places. Même à Ramallah, où 5 sièges sont en jeu, Change and Reform en gagne 4 et le Fatah 1 seul, alors que l’écart en termes de pourcentage des votes n’est que de 42,2 % contre 38,8 % !
Au total, avec un écart réel de seulement 3 % des votes en termes de voix (44,4 contre 41,4) sur les 66 sièges en jeu pour la liste de district, Change and Reform en gagne 45 et le Fatah 17 ! Sur la liste nationale, qui fonctionne quant à elle à la proportionnelle et qui vaut également pour 66 sièges, l’écart est moins sensible entre les deux formations : 29 sièges vont à Change and Reform et 28 au Fatah. Dans l’ensemble le Conseil législatif palestinien est devenu ingérable pour le Fatah : Change and Reform obtient la majorité absolue. Dans la bande de Gaza, le Fatah le dispute d’une très courte majorité à Change and Reform.
Le Président Abbas, deux jours après les élections, dira à Véronique De Keyser, stupéfaite : « Dans six mois, il y aura de nouvelles élections et nous les gagnerons ! J’irai s’il le faut jusqu’à refuser la nomination du Premier ministre. » Puis, après un silence, il ajoute de manière contradictoire : « Mais il faut leur laisser une chance ! »
Véronique De Keyser lui demande si, au cours de ces six mois, il compte réformer le Fatah et appeler à un congrès du parti. Il évacue cette idée d’un geste de la main. « Mais allez-vous discuter, négocier avec le Hamas ou envisager un gouvernement Hamas/Fatah ? – Discuter, oui, gouverner avec eux, certainement pas ! »
Si l’écart de voix entre Fatah et Change and Reform est très faible, la dynamique de terrain est autre. Le Hamas, qui a déjà gagné les municipales, est solidement ancré dans sa base. Il est aussi dans une dynamique de victoire : le renverser ne sera pas simple. Mais il est urgent de réformer un Fatah divisé. Ce dernier reste figé dans son passé révolutionnaire et n’a pas encore réussi sa transition. Il doit dépasser le stade de mouvement de libération pour devenir un parti démocratiquement structuré.
Le lendemain, dans les bureaux de la mission de l’Union européenne à Jérusalem-Est, Véronique De Keyser rencontre trois jeunes Palestiniennes. Vives et délurées, cheveux au vent. Prudemment, elle avance : « Alors, vous êtes contentes du résultat des votes ? – Oui, on a voté Hamas ! – Quoi, vous n’avez pas peur de devoir vous voiler demain ? (Elles rient toutes les trois.) – Peur ? Non ! (Puis tout à fait sérieusement :) On n’a pas eu peur de dire non aux Israéliens et pourtant ils sont les plus forts. On n’a pas eu peur de dire non au Fatah parce qu’il nous avait déçues. On n’aura pas peur de dire non au Hamas s’il ne tient pas ses promesses ! »
Les promesses du Hamas ? Celles que les Palestiniens voulaient entendre : la résistance à l’occupation. La fin de la corruption. Et la lutte contre la pauvreté. Interviewée par Al Jazeera, ce soir-là, Véronique De Keyser jure : « L’Europe n’abandonnera jamais les Palestiniens. »
1. Directeur de la Banque mondiale de 1995 à 2005 puis envoyé spécial du Quartet.
2. James Wolfensohn démissionne de son poste d’envoyé du Quartet au Proche-Orient le 1er mai 2006 parce qu’il était en désaccord avec les sanctions contre les Palestiniens suite à la victoire du Hamas aux élections. Véronique De Keyser l’avait rencontré à l’American Colony à Jérusalem au début de son mandat.
3. Il y est resté six ans et demi, de 1996 à 2003.
4. Alvaro de Soto, représentant du secrétaire général de l’ONU, termine sa mission en 2007 par un rapport très critique sur le fonctionnement du Quartet.
5. Le plan de désengagement est adopté le 6 juin 2004 par le gouvernement israélien. L’armée israélienne conserve la surveillance de la frontière entre l’Égypte et Gaza et détruit les habitations autour de cette frontière pour établir une zone tampon ; Israël contrôle les frontières de Gaza et se réserve le droit de faire des incursions militaires ; Gaza reste dépendante d’Israël pour la fourniture d’eau, d’électricité et l’évacuation des eaux ; les importations israéliennes ne seront pas taxées, mais bien les exportations de Gaza vers Israël ; les produits étrangers importés à Gaza seront taxés également par Israël. La monnaie reste le shekel.
6. Conseil de sécurité CS/8565, 30/11/2005.
7. Tous opèrent dans le Quartet sans mandat démocratique, sans véritable contrôle parlementaire. On a souvent comparé le Quartet à un club d’amis ; club sans doute, amis, c’est moins sûr.
8. Voir Sidney Leclercq (2012), « L’image de l’autre. L’Europe et le Hamas », http://www.medea.be/2012/4
9. http://www.france-palestine.org, CECP 20 décembre 2005 : voir la liste des ONG protestant contre le black-out du rapport et le compte rendu du rapport lui-même.
10. Il faut rappeler qu’à Jérusalem-Est il n’y a pas d’ambassadeurs, mais des Consuls généraux ayant rang d’ambassadeurs. Les ambassadeurs sont basés à Tel-Aviv, où ils ont souvent une visibilité moindre, d’où une sourde rivalité entre ces deux fonctions.
11. Par contre, lorsqu’en avril 2008 je rencontre dans les mêmes lieux le général Dayton qui aide militairement l’Autorité palestinienne, j’aurai une impression totalement différente : celle d’un homme totalement dédié à son travail et connaissant bien la situation palestinienne.
12. Homme politique du Fatah, proche de Yasser Arafat, dont il a été le négociateur en chef. Repris par Mahmoud Abbas, il finit par démissionner le 12 février 2011, après une longue carrière de négociations parfois tumultueuses. Personnage brillant, haut en couleur, il a une conception profondément laïque de la politique.
13. À ne pas confondre avec Marwan Barghouti, toujours dans les prisons israéliennes.
14. Des télévisions comme Palestine TV, Watan TV et Al Jazeera, des radios comme Voix de la Palestine et Amwaj, ou des quotidiens comme Al Quds, Al Ayyam et Al Haya al Jadeeda ont très largement couvert la campagne.
15. Certains de ces députés feront partie d’un lobby interne au Parlement européen, qui se créera formellement après les élections en 2006 et qui porte le nom d’« Amis européens d’Israël ». Ce lobby sera ultérieurement le fer de lance de l’opposition au nouveau gouvernement issu des urnes. Son but est « de réunir les partisans d’Israël en une force politique qui facilitera les relations diplomatiques et commerciales entre les deux partenaires ». Il jouera un rôle prépondérant dans la signature de l’accord ACAA en 2012 (cf. chap. 8).
16. Calcul à partir de la liste nationale.
17. En effet, même si en principe les candidats se présentaient à titre personnel et non pas au nom d’un parti, la grande majorité d’entre eux était clairement étiquetée.