Chapitre 4

Une initiative de paix arabe ignorée

Les accords de La Mecque

Au tout début de février 2007, se tient à La Mecque une réunion importante sous les auspices du roi Abdullah. Elle n’est que la partie visible de l’iceberg. Depuis longtemps en effet la Ligue arabe s’inquiète de l’extension et de la régionalisation du conflit israélo-palestinien. Et même si le Hamas n’y est pas en odeur de sainteté, la doctrine américaine du « déséquilibre constructif » n’a guère d’adeptes dans le monde arabe. La perspective de voir, à travers ce chaos planifié, l’Iran gagner encore de l’influence, fait peur. De même, des frappes contre l’Iran provoqueraient des troubles internes et nourriraient les extrémistes islamiques qui menacent les régimes en place. Les deux options sont tout aussi mauvaises et il y a urgence à reprendre la main puisque les Européens semblent incapables d’exercer un rôle tampon. Les Égyptiens s’efforcent de jouer les intermédiaires entre le Fatah et le Hamas et tentent de calmer les tensions dans la bande de Gaza. Abdullah veut, lui, relancer les négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens, mais en élargissant le cercle des acteurs aux pays arabes, y compris à la Syrie. Jusqu’ici, au-delà d’Israël et de l’Autorité palestinienne, les négociations, c’était l’affaire des États-Unis –, à la limite, du Quartet. Abdullah veut un Quartet élargi qui apporterait sa caution arabe – et donc sa caution de sécurité – à Israël. C’est tentant.

Le roi saoudien va ressortir une ancienne proposition de paix, celle qu’il avait déjà lancée à Beyrouth en 2002, en tant que prince héritier. Cette initiative de Beyrouth rappelle les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité, réaffirme son soutien à la Conférence de Madrid de 19911 et comprend, entre autres, quatre points essentiels : l’exigence qu’Israël revoie ses politiques et affirme une paix juste et durable ; un appel pour qu’Israël se retire des territoires occupés depuis 1967 ; une juste solution au problème des réfugiés ; l’établissement d’un État palestinien souverain avec Jérusalem-Est comme capitale. Dans ce cas, les pays arabes mettraient fin au conflit israélo-arabe et amélioreraient leur relation avec Israël.

La réunion de La Mecque a deux objectifs. Depuis l’initiative de Beyrouth en 2002, les temps ont changé. Il s’agit, au-delà des tentatives de paix, de réconcilier les deux partis rivaux Fatah et Hamas sur la seule base qui vaille : celle de la convergence politique. Si l’occupation prend fin, les motifs de discorde devraient s’aplanir. C’est le sens du « Document des prisonniers ». Mais la réunion de La Mecque n’aborde pas encore de front le fait que la lutte fratricide qui s’engage est aussi une âpre lutte de pouvoir. Il n’y aura que l’opinion publique occidentale pour croire que les antagonismes portent sur le terrorisme, le voile et le Coran contre la laïcité. En fait, il s’agit bien de prise – ou de partage – des postes essentiels. C’était la promesse du Caire en 2005 d’ouvrir éventuellement l’OLP au Hamas, toujours non tenue.

Pour ce qui est de la paix, l’initiative du roi Abdullah offre à Israël une garantie de taille : la caution du monde islamique. C’est la sécurité que la population israélienne attend. Car si graduellement elle s’est ralliée à la solution à deux États, ce qu’elle souhaite, c’est surtout mettre fin à la peur. La guerre du Liban et les tirs de roquettes de longue portée sur les villes frontalières israéliennes ont ravivé l’angoisse des Israéliens et la crainte pour leur sécurité. L’échec d’une des armées les plus puissantes du monde contre les milices du Hezbollah a instillé le doute. Depuis l’érection du Mur, le risque d’attentat a objectivement diminué (à quel prix !), mais pas la peur qu’il ne survienne. Et aux frontières de Gaza les pluies de Kassam2 rappellent que sans une solution définitive, il n’y aura jamais de sécurité. Une solution définitive signifie pour certains un accord de paix – une paix honorable, juste et durable. Elle signifie pour d’autres, les faucons, s’enfoncer plus avant dans la guerre et éradiquer l’ennemi. La communauté internationale aurait dû en principe sauter sur cette occasion unique.

Road Map contre initiative de Beyrouth

En fait, la communauté internationale a une attitude étrange. Le Quartet n’a jamais été si disert. Il a émis le 2 février, juste avant la rencontre de La Mecque, un long communiqué centré sur la Feuille de route et sur le rôle des États-Unis dans le processus de paix. « Le Quartet a discuté des efforts des États-Unis pour faciliter les discussions entre les parties. Le Quartet accueille favorablement la prochaine rencontre entre le Premier ministre Olmert, le président Abbas et la secrétaire d’État Rice, qui pourrait définir plus clairement l’horizon politique du peuple palestinien et aider à engendrer un esprit de partenariat. Le Quartet affirme la primauté de la Feuille de route et accueille les efforts des États-Unis pour accélérer le processus de la Feuille de route3. » Feuille de route, États-Unis, Feuille de route encore une fois : l’accent est clair. Une seule ligne de ce long communiqué est consacrée à l’initiative arabe : « Le Quartet note l’importance de l’initiative de paix arabe et en particulier son engagement partagé pour une solution à deux États. » C’est mince.

Le 8 février à La Mecque, en présence de Javier Solana, le roi Abdullah arrache au Hamas un accord pour un gouvernement d’unité nationale qui acceptera l’initiative de Beyrouth. Le 9 février, après une concertation par téléphone entre ses représentants, le Quartet émet un communiqué laconique. Six lignes sont consacrées à l’événement. « Le Quartet accueille favorablement le rôle du roi d’Arabie saoudite dans la recherche d’un accord pour former un gouvernement d’unité nationale. Le Quartet exprime le vœu d’un retour au calme. En attendant la formation d’un nouveau gouvernement palestinien, le Quartet rappelle son communiqué du 2 février ; il donnera son support à un gouvernement qui s’engage à la non-violence, à la reconnaissance d’Israël et à l’acceptation des accords et obligations antérieurs y compris la Feuille de route4. » Pas un mot sur l’initiative de paix arabe, mais un rappel réitéré de la Feuille de route.

Le 21 février, nouveau communiqué du Quartet après une réunion à Berlin. Il se fait l’écho d’une rencontre trilatérale entre Mahmoud Abbas, Ehud Olmert et Condoleeza Rice le 18 février. Rappel de la Feuille de route. Une fois encore le Quartet exprime son « appréciation » du rôle du roi Abdullah pour faire cesser la violence entre les Palestiniens. Une fois encore, mutisme complet sur l’initiative de paix arabe. Il est clair qu’il y a compétition entre la Feuille de route et l’initiative de paix arabe. Pour de nombreuses raisons : le rappel des frontières de 1967, l’insistance sur le sort réservé aux réfugiés, mais aussi sur le pilotage du processus de paix. Les États-Unis entendent bien garder la main.

Au Parlement européen, le son de cloche est différent. Nombreux sont les députés qui se réjouissent ouvertement de l’accord. Mais c’est le 17 mars 2007, à l’annonce de la formation du gouvernement d’unité nationale, que la joie éclate sur les bancs de la gauche. Pour la première fois, on sent un frémissement, une lueur d’espoir.

Le gouvernement d’unité nationale du 17 mars

Le 17 mars est formé le onzième gouvernement d’unité nationale depuis l’établissement de l’Autorité palestinienne. C’est Ismaïl Haniyeh qui en prend la tête, à la surprise des observateurs étrangers. En décembre, Mahmoud Abbas avait déclaré qu’il ne transigerait pas sur sa démission. Sur 25 ministres, 12 appartiennent au Hamas. Mais, nouvelle dérogation aux conditions de décembre, il y a aussi 6 ministres Fatah : le vice-Premier ministre Azzam al-Ahmad, le ministre de la Santé, le ministre des Transports, le ministre des Prisonniers, le ministre des Travaux publics et le ministre du Travail. C’est cependant aux indépendants et aux membres de la troisième voie que reviennent les portefeuilles les plus sensibles : Salam Fayyad est aux Finances, Hani Talab al-Qawasmi, un indépendant, est à l’Intérieur, Ziad Abu-Amr, un indépendant également, est aux Affaires étrangères5. L’équilibrage est subtil et plus que des doctrinaires, ce sont des techniciens qui détiennent désormais les rênes. Il est clair que le dosage des sensibilités politiques a tenu compte des pressions de la communauté internationale. L’objectif est la levée des sanctions qui frappent la Palestine depuis les élections de 2006.

Pour de nombreux observateurs, c’est une espèce de miracle, une trouée d’espoir. La réconciliation des Palestiniens, la démocratie et les espoirs de paix sont une conjonction unique qu’il ne faut pas manquer : de telles occasions sont rares. Au Parlement européen, la Commission des affaires étrangères, dont le cœur ne bat pas spécialement à gauche, vote la levée des sanctions dans un avis budgétaire avec pouvoir consultatif. Cet avis ne sera pas suivi au Conseil. En séance plénière à Strasbourg, les députés pressent Solana de saisir au vol la colombe qui passe et de mettre fin au cauchemar. Une délégation parlementaire se rend en avril 2007 en Palestine et rencontre officiellement Ismaïl Haniyeh. À l’initiative de la Gauche unie et de son président Francis Wurtz, des députés de tous les partis signent un appel de reconnaissance du gouvernement d’unité nationale. Cet appel non plus ne sera pas entendu.

Et les chancelleries européennes, tétanisées, ne bougent pas. Fin avril 2007, la situation continue à se détériorer dans le paysage palestinien. Les sondages révèlent l’anxiété et les préoccupations de la population, d’abord économiques. Les Palestiniens souffrent du blocus, aussi bien en Cisjordanie qu’à Gaza. Mais l’absence d’une amélioration tangible affecte directement la crédibilité d’un gouvernement d’unité nationale. En mars, au moment de sa création, 68 % des Palestiniens pensaient qu’il réussirait à faire lever les sanctions. Un mois plus tard, cette confiance s’est érodée : ils ne sont plus que 47 %. Et près de la moitié des Palestiniens craignent que la crise entre le Fatah et le Hamas ne s’intensifie encore6.

Las ! Les sanctions ne seront pas levées. Pis : la communauté internationale refusera de traiter avec le gouvernement d’unité nationale comme tel. Jamais les responsables américains ou européens n’accepteront de rencontrer officiellement le Premier ministre Haniyeh. L’Union européenne traitera, en colloque singulier, avec Salam Fayyad, ministre des Finances. Elle rencontrera Mustapha Barghouti, ministre de l’Information. Elle picorera, parmi les membres du gouvernement d’unité nationale, ceux à qui elle veut bien parler, à qui elle consent à serrer la main et ceux qui n’existent pas à ses yeux. Elle fera de ce gouvernement d’unité nationale un gruyère. C’est un camouflet. L’appel à Solana des députés européens reste sans effet :

« La création d’un gouvernement d’unité nationale et les accords de La Mecque n’ont guère modifié la ligne dure de l’UE et ses sanctions. Mais qu’attendons-nous pour changer radicalement de politique ? Et de quel droit réfutons-nous ce gouvernement, nous qui depuis 1967 acceptons une situation de non-droit absolu en Palestine ? À savoir des assassinats extrajudiciaires, la spoliation de terres, le kidnapping de députés et de ministres légitimement élus, l’existence du Mur jugé illégal par la Cour de La Haye, les conventions de Genève bafouées, l’ONU ignoré, l’emprisonnement de plus de 400 enfants, la démolition de maisons, le bouclage et l’interdiction de circuler de près de deux millions de Palestiniens ? Que nous condamnions les roquettes et les attentats suicides, oui, bien sûr, mais que nous soyons frappés d’atonie devant le scandale d’une répression collective qui frappe tout le peuple palestinien, cela, c’est insupportable7. »

Ismaïl Haniyeh, qui piaffe d’impatience et attend la reconnaissance de la communauté internationale, se sent floué et ridiculisé. Et si l’Union européenne tente d’élargir le TIM, son mécanisme d’aide temporaire, pour en faire bénéficier davantage de déshérités, l’aide reste basée sur un mécanisme caritatif et sélectif. Tout passe par le Président, et le ministre des Finances Salam Fayyad multiplie les allers-retours entre Ramallah et Bruxelles pour plaider sa cause. Le tiers du Conseil législatif palestinien est toujours en prison, les conditions d’occupation, loin de s’alléger, se durcissent. Le gouvernement d’unité nationale semble être un coup dans l’eau.

Non, ce n’est pas un coup dans l’eau. C’est le moment où tout va basculer. L’Union européenne, comme après les élections de 2006, a clairement choisi son camp. Elle snobe l’initiative de paix arabe et s’aligne sur les États-Unis. Et pour la première fois dans l’histoire du Moyen-Orient, un parti politique qui a gagné les élections et qui est au pouvoir fomente en interne un coup d’État. Après juin 2007, le schisme palestinien est consommé. L’Union européenne est loin d’être la seule responsable de ce drame, mais elle ne pourra jamais s’en dédouaner totalement.

1. Avec son célèbre slogan, concession majeure : « La terre contre la paix ! »

2. Type de roquettes particulier dont il existe différentes variantes. Dans les médias et dans l’opinion publique, le mot Kassa est devenu synonyme de roquette.

3. Communiqué du Quartet, Washington 2 février 2007.

4. Ibid.

5. Abu-Amr est indépendant mais proche du Hamas, tout en ayant fait une partie de ses études aux États-Unis. Titulaire d’un doctorat en politique comparative de Georgetown University, il est aussi l’auteur d’un livre : Islamic Fundamentalism in the West Bank and Gaza : Muslim Brotherhood and Islamic Jihad (Indiana University Press, 1994).

6. Near East Consulting, avril 2007.

7. Véronique De Keyser, appel à Solana lors de la plénière de Strasbourg de juin 2007.