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Tu n’es pas un enfant comme les autres, disait-elle, c’est pour cela que tu as ce fragment de paillette coincé au coin de l’œil. Tu es tombé de la lune, voilà, disait-elle, tu m’es venu droit de la lune. Et cette écaille dans ton œil, bien sûr, c’est une écaille de lune. Elle l’embrassait alors, ses bras doux, blancs, le serraient contre son cœur palpitant. La nuit de ta naissance, le ciel a été barré d’un grand éclair, une lignée d’or sur fond de bistre, qui a déchiré et tiré vers lui les yeux de tous ceux qui couvaient les plus sérieuses réflexions, les plus secrètes pensées, les plus sombres tourments. Tous ont levé la tête et se sont troublés, se sont tus. C’était toi, mon enfant, mon petit monstre. Elle se plaisait à raconter ce conte, alors qu’ils étaient assis au coin du feu dans cette grande maison de vacances qu’était le Castel d’A**. Tous les hivers, nous allions y passer Noël entre cousins, avec les tantes, les oncles, les grands-parents. Nos journées étaient pleines et nos veillées longues – longues car la mère de Toni nous parlait d’une voix si douce et si lente qu’elle endormait la plupart d’entre nous et transportait les autres jusque tard dans la nuit. Quand Toni restait le dernier éveillé, sa mère cessait les histoires diverses et revenait à ce conte lunaire, à lui seul dédié. Nous, les cousins, avions les yeux fermés de sommeil, la bouche ouverte, et lui seul serré contre son sein, dans ce halo d’ivoire, de tendresse, de cachemire, au creux de son parfum, titillé par les frisottis de son pull et bercé par les battements de son cœur, lui seul écoutait. L’écaille au coin de ton œil fera miroiter ce que tu verras, rendra au paysage autour de toi un éclat anthracite que nul autre ne connaîtra. Anton, tu viens d’une autre planète, Geijer, et ton père était un astre qui a brûlé vite, une étoile filante, mais toi tu restes, mon morceau de lune, avec cette fantaisie héritée de lui, cette magie… Tu vois ? Elle ne s’arrêtait qu’une fois ses paupières lourdes, et elle le portait à l’étage, le bordait. Il était précieux, alors.

C’est ainsi que nos hivers au Castel d’A** ne restent, dans son souvenir, qu’une forme de parenthèse très brève, emplie de ce conte brumal et lunaire. C’est cela uniquement, Noël, l’histoire de sa naissance révélée doucement par sa mère. Il n’a plus aucune trace des cadeaux, de l’attente, des décorations, du sapin même, aucun vestige des promenades que nous faisions en forêt, des jeux de société ou bien des grands repas en famille et de nos bavardages. Rien ne demeure que cette image seule des bras ronds et blancs de sa mère, qu’elle pressait en cœur autour de lui afin qu’il s’y love, et qu’elle berçait, berçait, pour mieux déverser son histoire lunaire sur lui, mot à mot comme goutte à goutte, versé, dans ce halo nivéen… Rien d’autre des hivers au Castel d’A**, que nous quittions bien vite pour mieux y retourner l’été.

C’étaient les meilleurs étés, les plus doux, les plus longs. Toute la famille venait au début du mois d’août : tante Katerina et son fils Toni, mes parents, notre tante Louise, son époux, leur tripotée d’enfants, Carlotta, l’oncle Hans, Niels, des amis, Margaret, des paniers plein les bras… Anton venait toujours plus tôt et c’était, selon la version officielle, pour passer du temps avec les grands-parents. Mais nous savions tous pourquoi il venait plus tôt : en vérité, c’était pour être là au moment suprême, là cette minute superbe qui était selon lui le climax sur la courbe de l’été. Il arrivait donc une semaine avant, fin juillet, en train jusqu’à la gare de M** où l’on allait le chercher, inquiets de l’avoir su voyager seul. Il montait avec grand-père dans la voiture fiévreuse de chaleur et de vapeurs de carburant, ils roulaient le long des routes cahoteuses, sous les ormes, à l’avant ils riaient, grand-père lui posait des questions et, lui, sortait la tête et les bras par la fenêtre, imitait l’avion, concentré d’arriver ici, au pays de l’été. « Écoute donc ce qu’on te dit, chenapan ! » Chenapan ! C’était son nom de vacances. Soudain, ils lui jetaient cette ancienne cape sur les épaules et il la prenait fièrement, fièrement s’y enveloppait : tout pouvait recommencer, il avait revêtu enfin la cape verte, recouverte de mousse pour avoir roulé dans les fourrés l’été dernier, la cape du héros, du Robin des Bois, la cape bleue de nuit sous laquelle il avait dormi à la belle étoile, la cape de coton qui essuyait son corps de chacune des baignades, et la cape qui fouette quand il se bat, qui embrasse quand il aime, la cape qu’il agite partout en courant, en volant au-dessus d’A**, la cape d’été mon Dieu oui qu’il fait voltiger dans les airs, toujours, ici, qu’il garde nuit et jour car ici, ah, il devient autre, se métamorphose, change de voix, de ton, de pensées… Avec elle, commencent les vacances ! Et tant qu’elles durent, la cape reste enveloppée autour de son corps qui la porte, ne la quittant qu’à la fin du mois d’août lorsqu’ils reprennent le chemin en sens inverse, et qu’elle lui glisse doucement des épaules, reste un peu agrippée au Castel, à une branche sur la route, aux feuilles vertes, que la voiture roule en avant et qu’elle tombe alors, soudain. « À l’été prochain, reste ici, tu es faite pour les grands espaces de liberté, lui dit-il plein de bonté, je reviendrai ; prends soin des grands arbres, des grandes plaines, de notre Castel d’A**, je reviendrai. »

Chaque année, Toni arrivait donc une semaine plus tôt rien que pour la minute. Ces premiers jours calmes étaient le prélude de la grande pièce théâtrale dont il allait bientôt tenir le rôle principal. Il venait en régisseur s’assurer que tout était en place : parc, bois, ciel, humeurs, couleurs, température, caractères… Il tâtait les lits du dortoir tant que personne ne les occupait, maître du logis, bondissant d’un matelas à l’autre, et tous étaient à lui ! Oui, il connaissait la chambre sans les cousins, sans nous, dans son intimité silencieuse, il la connaissait propre, sage et rangée, telle qu’elle était toute l’année, avec ses poudres de poussière lumineuse qui tombent du haut des poutres. Il expérimentait le petit-déjeuner en tête à tête avec Margaret, la cuisinière : jamais les cousins ne l’avaient fait ! jamais ils n’avaient mangé comme ça, accoudés à la petite table de la cuisine, bavassant avec de grands gestes des mains, d’épaules, de coudes, laissant Margaret nouer une serviette autour de leur cou, leur pincer la joue, leur demander s’ils préféraient un œuf dur ou à la coque, et jamais ils ne le voyaient, cet œuf, sortir directement de la casserole. Ils n’avaient jamais eu accès à la coulisse ; et, l’œuf, ils ne le voyaient que prêt déjà, posé sur la table, habillé déjà de son coquetier, élégant. Lui seul le voyait nu, sorti de son bain, il voyait ce Castel nu, oui. C’était lui le chef, qui veillait à l’état des cuisines avant leur arrivée. On le croisait souvent, pendant cette semaine-là, qui déambulait gravement dans les couloirs, à l’affût, la main au menton. Parfois il ouvrait brusquement une porte, comme pour surprendre quelqu’un, jetait un coup d’œil à droite, à gauche, puis refermait. Dans les bois aussi, il marchait tête basse, tout à ses réflexions. Grand-père, assis à la terrasse pour fumer sa pipe, les jambes croisées dans son pantalon de lin blanc, riait de le voir remonter l’allée du parc, important et sérieux comme un petit Napoléon. « Viens me voir, chenapan ! » disait-il, recrachant sa fumée. Et il sautait sur ses genoux.

Cette semaine annonçait les suivantes : déjà elle était pleine de leur soleil, de leur parfum, de leur douceur. Toute la magie d’A** tient dans son soleil : il est si pleinement vivant qu’il nous surprend toujours. Ce n’est assurément pas le même soleil que celui de Cologne, de Munich ou de Stuttgart… Le soleil de ces villes tourne et tout le monde s’en fiche, parce qu’il tourne mécaniquement ; parfois, d’accord, il flambe un peu, et parfois il se cache carrément derrière les nuages ; il n’en reste pas moins que c’est un objet de soleil. Ici, mon Dieu, il vit, il danse, il boude, il a des pâmoisons de jeune vierge, des ardeurs de furie, des larmes d’enfant, des rires de jeune fille… Ce soleil, on l’embrasse chaque matin sur les joues, et il nous dit bonsoir quand il se couche, différemment chaque soir, en battant des cils, séducteur, ou en fourrant, énervé, sa tête cramoisie de colère dans l’oreiller. Chaque soir d’humeur différente, chaque soir d’une nouvelle teinte qui n’est pas le barbouillage mécanique du soleil, qui n’est pas la couleur du soleil mais son humeur véritablement, avec toute l’humidité qu’elle comprend, toute la chair, la vie, la tendresse, la tiédeur, la mollesse humaine. Voilà encore un privilège que Toni avait sur nous, les cousins : sa relation particulière avec le soleil d’A**. Cependant, nous n’avions pas lieu de nous plaindre, il ne tenait qu’à nous de le courtiser et de l’observer. Lui, il l’avait vu sous toutes ses coutures, je crois même qu’il l’avait déjà surpris nu ; il l’avait vu à chaque heure du jour et de la nuit, chaque fois autre, chaque fois plus surprenant de vie ; il se levait souvent très tôt pour saisir l’aube parfumée d’un rayon de soleil ; il quittait le champ en courant quelquefois, pour arriver en bas de la colline où le crépuscule faisait flamber le lac ; d’autres fois, il courait en sens inverse, à toute allure, remontant vers le parc, pour voir midi trente étinceler à travers le coulis d’eau limpide de la fontaine centrale. Il avait tout vu, jusque-là, du soleil d’A** : à toute heure, de tout point de vue, il a pris tout ce qu’il a pu du soleil d’A**.

Aux repas seulement, Anton se trouvait en compagnie des grands-parents. Ils discutaient un peu, lui pour asseoir son nouveau rôle, grand-père pour le taquiner, mamie pour être gentille. Ce qui lui reste le plus de ces repas, ce sont les cliquetis des couverts d’argent et leurs sourires blancs. Cette sorte de dîner à trois, avant l’arrivée de la marmaille, c’était le conciliabule des patrons, l’assemblée des saints avec leurs échanges de regards quasi imperceptibles qui voulaient dire : « Tout est prêt ? – Oui, pour ma part. – Moi aussi, de mon côté, tout est prêt. – Ils seront contents. – Oui, comme d’habitude. » C’était dit à demi-mot ; dans les yeux, dans les sourires, sous les cils, sous les lèvres, insinué, il y avait tout le travail fait pour les convives, avec l’arrivée desquels bientôt cette eau limpide serait agréablement troublée, comme ensauvagée. Bientôt, avec l’arrivée de la famille, il n’y aurait plus que cris, rires gras, larmes et bavardages. Bientôt les tantes se crêperaient le chignon, les oncles échangeraient la recette de quelque terrine au vin blanc, mamie fumerait sa pipe à l’écart, l’air distant mais l’oreille attentive… Sous la chaleur écrasante de midi, il y aurait Carlotta aussi, qui enverrait Toni chercher son éventail, là-haut, dans sa chambre, et il courrait, ravi d’avoir été élu, tout excité de pénétrer dans la chambre de Carlotta, d’avoir comme presque le droit de fouiller ses affaires. Elle l’embrasserait de ses lèvres rouges de sang, « Tu es adorable, merci », dirait-elle, il la regarderait, ébloui, puis reviendrait vers les cousins, l’air sérieux, comme si de rien n’était, comme si personne n’avait vu le baiser de la reine. La ribambelle d’enfants courrait à travers le parc, guirlande folle. Oui, bientôt ils viendraient tous, le bruit dans leur bagage, l’ivresse dans leur coupe, la joie dans leurs yeux, bientôt ils seraient là, tous ! Le soir avant leur arrivée, il se couchait plus tôt que d’habitude, afin d’être demain plus vite, afin qu’ils soient plus vite là !

La minute – la minute pour laquelle il venait une semaine plus tôt – sonnait, arrivée à ce sommet de perfection non seulement par sa beauté même, non seulement par ce qu’elle présageait de joie à venir, non seulement par les souvenirs qu’elle rappelait, mais aussi par toute la semaine de préparation qui l’avait précédée et comme lentement, laborieusement montée jusqu’à cette pointe. Le premier matin d’août, Anton assistait enfin à la minute. Nous venions tous ensemble, tous en même temps, et c’était la minute de notre arrivée. Mais il ne s’agissait pas de la vivre n’importe comment, cette minute, de la prendre la tête en bas, les pieds en l’air, et de se trouver n’importe où, dans le jardinet, dans la véranda, lorsqu’elle survenait : non, il la vivait toujours de la même manière, celle-là même qui fait que cette minute est la Minute suprême, posée au sommet du Castel d’A** comme la girouette au sommet du clocher. À onze heures, il était accoudé au balcon du cinquième étage. De là, on voyait tout le pays, ses collines ondulantes, verdoyantes, ses vignes, ses cours d’eau fluets, d’acier, ses ormes, les flopées de lacs rougeoyants sous le soleil, les essaims d’oiseaux noirs qui rasent la terre et les lagunes de verdure, étendues, écrasées, merveilleuses, et là-haut le soleil dans ce ciel qui s’élève à l’infini, voluptueux, dense d’azur et de nuages. Notre pays ! Le pays de l’été ! Et là, ses petits bras bruns avec leurs poils blonds accoudés au balcon, le visage hâlé, chauffé par le soleil, il fermait les yeux, il pariait, il savait : quand il les ouvrait, nous étions là ! En bas, tous, au loin dans la vallée, une ribambelle de petits points noirs, nos voitures comme autant de fourmis en file, il les voyait venir sur la route, onduler le long des collines, danser, presque chanter l’été, et les petits points à la queue leu leu grossissaient en approchant. Alors il voyait les couleurs de chaque voiture, et il souriait car il ne s’était pas trompé d’ordre : en tête, l’auto verte d’oncle Hans : « Suivez-moi, aura-t-il dit, ça sera plus simple, parce qu’ils ont changé la route, ils ont bloqué le chemin là-haut… Il vaudra mieux passer par Farven, enfin rien de grave, ce ne sera qu’un crochet, en coupant à droite on retombera sur le chemin de Kutenholz, je vais vous montrer. » Et finalement ils auront pris le chemin habituel. Derrière, la voiture grise de mes parents qui, ne pouvant être les premiers, s’étaient accrochés, hargneux, à la deuxième position. En troisième, le long Espace bleu de tante Louise ; derrière lui, le cabriolet de Niels, puis la voiture noire de sa mère, la Mini rouge de Carlotta et, enfin, éventuellement, une ou deux voitures inconnues. Les enfants se trouvaient à l’arrière de chaque voiture et elles défilaient ainsi, sous ses yeux sans le savoir, et il souriait, riait, jubilait de les voir arriver, se dandinant, colorées, pleines de vie !

Il dévalait les escaliers en colimaçon, tournait, tournait à en perdre la tête et déjà il perdait haleine, déboulant à travers le vestibule, il dévalait la pente du parc jusqu’à la grille, y volait, les jambes devant le buste, ou derrière je ne sais plus, et il sautait dans les bras d’oncle Hans sorti de sa voiture. Chacun passait sa tête par la fenêtre, nous souriions tous en faisant des signes de main. Margaret et Franz, le jardinier, venaient ouvrir. Les voitures passaient en file vers le garage, le gravier crissant sous leurs roues. Anton les suivait en sautillant. Nous sortions tous avec nos bagages, on s’aidait, on portait les valises des uns des autres, lui aussi, penché comme la tour de Pise avec la valise qui heurtait ses petits mollets de garçon. Un oncle lui donnait une tape sur l’épaule et, heureux, on s’installait dans les chambres.

À midi, tout le monde descendait sur la terrasse. Margaret servait des jus de fruits, du vin, du Perrier. Franz avait déployé le parasol. On s’étendait dans les chaises longues et sur les fauteuils avec des soupirs de soulagement, on se racontait le voyage, les bouchons, on s’émerveillait du paysage, disant que c’était toujours bon d’être là, qu’on ne s’en lassait pas, chaque année, que c’était le même bonheur. On s’enquérait du vignoble, de la récolte, comment, ce que ç’avait donné, puis l’on demandait si la piscine était prête. Mamie déplorait qu’ils ne viennent tous qu’avec le beau temps, il y avait moins de monde à Noël, et pourtant, elle disait :

– Ah, ce n’est pas la même chose ! Il faut venir en hiver aussi, combien de fois je vous l’ai dit. En hiver, c’est merveilleux, le parc est complètement enneigé, les stalactites pendent aux branches des arbres, le soir on entend le grand duc hululer, tôt le matin on voit des biches dans les bois. Et puis on fait de grands feux dans la cheminée. Non, décidément, il faut venir en hiver aussi, c’est un autre spectacle.

– Oh, maman, ne nous parle pas d’hiver au mois d’août ! Comme c’est bon d’être ici, on respire !

Alors, à plusieurs, ils se mettent à s’étirer, les mains sur les reins, hument l’air pur, dilatent les narines. Les conversations se superposent, on s’écrie, on rit… Les enfants regardent faire, les yeux pétillants d’envie. Ils ont vu les grandes étendues, le soleil, la liberté, ils ont vu les possibilités d’aventures, et ils se souviennent, mais ils ne sont pas encore déliés de la ville, ils regardent ça comme un livre d’images, le goût suspendu à la langue. Lui, qui avait déjà revêtu sa cape, tourne plus à l’aise entre les groupes, il va exprès de l’un à l’autre, singeant les propriétaires fonciers, il passe le bonjour, honorant les uns les autres, lui, l’hôte de la villégiature, il va, tournoyant, allègre, entre les jambes des adultes, il fait claquer sa cape derrière lui, il sourit, aimable, séduit ; puis veille, sérieux… Et il va toujours, vif et preste, un vrai prince…

On passe à table : c’est le moment où il devient véritablement roi, car Margaret a dressé une table des enfants à laquelle il préside. Au bout, il anime la conversation, se ressert volontiers dans le plat principal posé au milieu et demande poliment si les autres en désirent de nouveau, confiant et téméraire, il fait figure d’exemple. Les plus petits des cousins admirent le maître, les plus grands rient en coin.

Les belles journées ! les belles journées ! comme elles s’étalaient vite, se perdaient vite, glissaient vite entre nos doigts ! Le jeu durait jour et nuit, nous dormions enroulés dans nos capes, nous levions avec le matin : jamais de moi pour aucun d’entre nous, le moi c’était la cape, et nous nous y fondions, nous y mêlions entiers. Toute la journée passait sous le signe de la cape, nous transformions les heures, les mois, les années. « Quelle heure est-il ? demandait l’un. – Minuit ! » criait l’autre, et cependant le soleil flambait là-haut, claquant quatorze heures comme un étendard. Nous courions à travers les fourrés, tantôt paysans, tantôt mousquetaires, tantôt victimes, tantôt criminels. Cachés, nous tremblions sous les feuilles, l’oreille tendue, nous entendions la cavalcade arriver, les sabots des chevaux fouler les sentiers, le cliquetis des mors, nous entendions nettement les selles craquer, les fouets claquer, les cavaliers hurler. Les plus petits d’entre nous étaient envoyés à l’avant, victimes, soldats de première ligne. Il arrivait alors parfois à quelques-uns de sortir du jeu pour protester : « Mais non, pourquoi toujours moi ? J’en ai marre ! » Vicieusement, nous, les plus grands, leur répondions, encore pleins du jeu dans la voix : « Ne proteste pas, soldat, tu connais la règle. Si tu ne veux pas défendre le groupe… » Et le malheureux trépignait, les larmes aux yeux, énervé : « Je suis hors jeu ! Je suis hors jeu ! C’est pas juste ! » Nous haussions les épaules : « Hors jeu ? Qu’est-ce que cela signifie ? À la guillotine ! » L’autre pleurait, se roulait par terre, s’arrachait les cheveux.

Les chefs étaient ceux qui se dévouaient le plus hardiment au jeu. Ils avaient alors le pouvoir de dresser le décor, de dire l’heure, le mois, les événements extérieurs. Et ce pouvoir était tout légitime, démocratique, dirais-je même, puisque les chefs étaient précisément ceux qui s’impliquaient le plus dans le jeu. Ils se trouvaient être, par hasard, les plus âgés de la bande. Le jeu, c’était l’Église ! Nous, les plus grands, en étions les évêques ; les petits venaient prier à nos genoux, confier leurs peines. Parfois, avec superbe, grandioses par notre discrétion, nous acceptions de souffler une réponse au petit hors jeu qui demandait l’heure, le lieu, le mois. Quant à nous, les saints, une connivence supérieure alliait nos horloges, et nous savions qu’à quinze heures, ce jour, il était neuf heures, qu’à seize heures, soudain, il était midi, et qu’à seize heures trente enfin sonnait minuit. Nous savions qu’il fallait couvrir les chevaux et les tondre parce qu’une rafale d’hiver annonçait des mois terribles, nous savions qu’il fallait envoyer les troupes à l’ouest car une levée d’hommes progressait vers notre domaine, nous savions tout cela sans nous concerter, et quand l’un l’apprenait aux autres, jamais une seconde ils n’étaient déstabilisés, jamais une seconde ils ne s’arrêtaient pour dire : « Tu es sûr ? » Tout de suite, au contraire, ils s’inquiétaient, se remuaient, suaient, perlaient, prenaient les choses en main.

Cela venait du jeu, du fait que nous étions entièrement immergés dans le jeu. Rien ne nous en sortait. Même avec les adultes, nous restions, plus ou moins secrètement mais toujours entièrement, personnages. Je me souviens des cours d’anglais d’oncle Hans, il tenait à nous instruire, même pendant les vacances. Il avait l’habitude de faire ses cours un jour sur deux, le matin, après le petit-déjeuner, pensant que nous étions encore innocents et vidés de jeu à cette heure-là. « Après ça, ils sont intenables, disait-il, impossible de les garder concentrés plus d’un quart d’heure. » En réalité, nous étions déjà soldats, déjà cavaliers, déjà mousquetaires, déjà princesses, bergères, maîtres, serfs, seigneurs. Il ne le savait pas, nous restions discrets. Si nous l’écoutions, toutefois, ce n’était pas en tant qu’oncle Hans : lui aussi avait été transformé. Nous écoutions un conseiller anglais, envoyé des duchés d’Irlande, annonçant l’alliance de la Grande-Bretagne avec notre royaume d’A**. Il fallait le comprendre, nous étions concentrés. Assis en cercle autour de lui, nous le regardions articuler, la bouche grande ouverte : « He is smaller than I am », penché vers nous, engourdi dans son grand corps qu’il tordait à droite, à gauche, serré dans sa ceinture, agitant l’index. Il reprenait, enflé de satisfaction, encouragé par nos regards suspendus à ses lèvres, les nôtres avalant crédules et béates son anglais de boucher, coupé au couteau : « He was told Henry was in the kitchen. » Il avait demandé qu’on installe expressément un tableau noir. Au vu des succès de ses leçons, grand-mère s’était empressée d’en acheter un. Il se retournait alors souvent pour y écrire à la craie ce qu’il appelait « les mots clés », ou bien les titres des leçons. Il appuyait fort avec la craie sur le tableau et bougeait tout son corps au rythme des pleins et des déliés. Nous riions de voir ses fesses s’agiter, ses hanches se courber : il écrivait « Grammar ». La danse durait plus longtemps parfois, nous pouffions, il écrivait : « a piece of chalk ».