Rien d’«Autre» ne parle à l’âme s’il n’y a pas un tiers pour l’écouter.
MICHEL DE CERTEAU
Le lundi 8 septembre 1959, je me rendis à l’Institut, accompagnée d’une tourière, sœur Marie-Louise, dans l’auto de madame Dubreuil. Je retrouvai avec plaisir ma ville : Montréal. Elle était méconnaissable en son centre. C’était le temps où l’on construisait la Place-Ville-Marie. Des grues mécaniques à l’œuvre un peu partout. Une circulation délirante. Nous devions marcher un peu après avoir stationné l’auto. Alors que nous traversions la rue Sherbrooke à l’angle du chemin de la Côte-des-Neiges, la lumière verte passa au rouge. Nous nous arrêtâmes au milieu, à l’abri de bornes de sécurité. Des sirènes sifflèrent : deux ambulances nous frôlèrent de près; sœur Marie-Louise et madame Dubreuil étaient toutes tremblantes. Pas moi! La ville, c’était mon élément! Je m’y retrouvais étonnamment bien. Nous arrivâmes dix minutes en retard au rendez-vous. Pas d’inquiétude à avoir, la réceptionniste nous avertit que nous ne verrions pas le père Chamson avant une heure. Tant mieux. Je m’écroulai dans un fauteuil. Je ressentis alors ma fatigue, moi qui étais maintenant habituée à la chaise longue. Et comme j’avais faim ! Sœur Marie-Louise alla à ma rescousse et m’apporta un verre de lait avec des biscuits. C’était délicieux ! Je mangeai sans arrière-pensée et avec plaisir.
La réceptionniste m’appelle. On m’attend. Le père Chamson, grand et fort, avec des yeux noirs perçants, m’accueille gentiment. À sa demande, je lui fais le récit détaillé de ma maladie, puis je lui raconte l’histoire de ma vocation... C’est le début de mon roman vrai, mais combien j’en étais ignorante.
Comment j’occupe mes journées ?
« Ah ! c’est le grand repos, je n’arrive plus à dormir, je n’ai même plus de force pour éplucher les légumes, je plie des cartes de Noël. Je regarde des images d’art sacré – c’est ma prière –, puis je suis en train de faire, tranquillement, un dictionnaire de la Vulgate. »
Le psychiatre éclate de rire :
«Ma sœur, j’ai l’impression que vous vivez au septième ciel : vous êtes perdue dans la stratosphère. Redescendez sur terre, s’il vous plaît. Travaillez maintenant le plus possible. Sœur Micheline s’occupera de vous, en entrevue. Nous ferons le point, vous et moi, une fois de temps en temps. On commence par un traitement de dix rencontres. Ensuite, on verra si vous pouvez venir chaque semaine. De toute façon, il vous faudra prendre une nouvelle décision, soit que vous sortiez de votre monastère, soit que vous restiez. »
Cette phrase me bouleverse.
«Mais il n’est pas question que j’en sorte ! J’ai prononcé mes vœux solennels ! En tout cas, j’aime mieux ne pas être soignée plutôt que de perdre ma vocation !
— Il ne s’agit pas de la perdre, mais de savoir si vous l’avez. »
Au retour, j’aperçois le père chapelain, m’agenouille devant lui et lui demande sa bénédiction. Il fait une petite croix sur mon front. Je m’empare de sa main et la baise. Ma froideur et mon indifférence à son égard – même mes craintes – semblent évanouies. Je lui raconte ma visite d’une façon aisée, en plaisantant, comme si de rien n’était. Je ne me reconnais plus. Tout me semble permis... Je me sens si légère! La révérende mère prieure m’accueille à la porte de clôture. Ouf ! ce que je suis fatiguée. Elle m’installe sur «notre» lit, me manifeste attentions et prévenances. Je lui raconte tout. Je sens obscurément, dans un mélange d’espoir et de crainte, qu’une vie nouvelle commence pour moi.
À la tombée de la nuit, je suis toutefois prise d’une nouvelle crise d’anxiété. Les entrevues avec le Centre de psychothérapie ne sont-elles pas un piège qui fait partie d’un complot plus vaste organisé par mon monastère ? Ne veut-on pas se débarrasser de moi d’une façon plus subtile en me faisant passer pour folle? Je m’endors péniblement. Des images contradictoires s’entrechoquent dans mon cerveau. C’est tantôt le père Desmeules que j’embrasse non plus sur la main mais sur la bouche. C’est la réceptionniste de l’Institut qui me donne un verre de lait avec de la drogue ! C’est madame l’abbesse qui me menace...
N’était-ce pas le temps de mettre par écrit toutes mes réactions, ainsi que le père Chamson me l’a demandé? Oui, mais si c’étaient là des pièces à conviction contre moi, pour me faire interner ? Il me passait des idées folles dans la tête, mais j’en étais consciente. De toute façon, je me sentais poussée à écrire. Or, depuis des semaines, je ne résistais plus à mes impulsions. Je pris donc la plume et commençai : « Mon Révérend Père... »
La première rencontre fut suivie de dix autres avec sœur Micheline qui conseilla à la fin l’intensification du traitement par un entretien hebdomadaire. Entre temps, les événements se bousculaient à l’abbaye Sainte-Marie. Alarmé de l’état de la communauté, le révérendissime père abbé de Solesmes vint y faire une visite canonique. Il m’interrogea longuement. Il décida de la nomination d’une abbesse coadjutrice. Mère Étiennette fut élue. On rappela le père Desmeules. Il devint procureur de sa congrégation auprès du Saint-Père. Un moine de Saint-Benoît assuma l’intérim avant la nomination d’un chapelain français. La nouvelle abbesse, dont une sœur était psychologue, misa beaucoup sur l’analyse pour ma guérison et celle d’autres sœurs, et elle autorisa la poursuite de ma cure.
Quand je pense à ma psychothérapie, je ne puis m’empêcher d’évoquer l’art du XXe siècle, sa quête de nouvelles images de l’espace par l’éclatement du cadre, l’abandon du point de fuite et de l’impression de réalité qu’il conférait à l’œuvre. Chaque semaine pendant quelques heures sautaient pour moi les limites de ma clôture, cependant qu’au-delà de l’effondrement de mes idéaux qui semblait entraîner la destruction de mon être, se dessinaient péniblement les coordonnées d’un nouvel espace. C’est vite dit. J’ai le souvenir d’une souffrance excessive, d’une angoisse vertigineuse. Et personne à qui parler dans le silence du cloître. Le vide absolu. L’intolérable dont je refoulai les excès – sans sédatif ni hypnotique. Comme la parturiente, j’ai oublié les douleurs de cet enfantement que fut pour moi l’analyse.
Le centre où j’étais soignée était de tendance freudienne, tandis que l’analyste avait une approche plutôt rogérienne. Le père Chamson avait formé à son école sœur Micheline pour aider les nombreux religieux et religieuses qui sortaient des communautés. Je n’étais pas au courant de ces laïcisations massives. Cette nouvelle me surprit, mais ne m’influença pas : la vocation contemplative est vraiment singulière. Sœur Micheline pouvait m’écouter pendant des semaines avec « empathie », se contentant de «refléter» mes sentiments ou mes paroles. À des moments que je qualifierais de « forts », elle me suggérait une interprétation que je refusais très souvent de prime abord, pour l’assumer par la suite quand elle avait réussi à ébranler mes résistances : une crise se produisait, ma propre analyse l’élucidait.
Ainsi, pendant les premières entrevues, je ne cessais de raconter par le détail ma vie quotidienne dans le milieu monastique, mes craintes et mes angoisses : « On veut me chasser du monastère, maintenant que je suis malade », lui répétais-je souvent.
Un jour, elle m’interrompit :
«Laissez-moi tranquille avec toutes ces histoires ! Vous faites une “projection”, c’est vous qui voulez sortir du monastère. Mais comme vous ne pouvez pas encore regarder la vérité en face, vous la projetez sur les autres. Oui, vous prêtez à l’autorité vos propres désirs !
— Moi, vouloir sortir du monastère ?
— Oui, vous! De toute façon, ce n’est pas grave : il est même normal d’envisager une telle issue au moment d’une remise en question de sa personnalité. Nous pourrions voir ultérieurement si vous avez la vocation, lorsque nous aurons étudié les conflits de votre enfance. »
J’en voulais beaucoup à sœur Micheline ce jour-là ; n’avait-elle pas partie liée avec l’abbaye ? Je ne sentais plus d’angoisse, uniquement de la colère contre elle.
«Vous vous êtes fâchée? Mais c’est très bien. Votre agressivité est prise en paquet, elle vous étouffe. C’est pourquoi vous éprouvez de l’anxiété. Choquez-vous ! Vous serez moins angoissée. »
De fait, sa propre attitude, frustrante alors, réveilla mon agressivité. Du coup, je retrouvai une énergie nouvelle. C’est durant cette période que je peignis tous les bancs du jardin et les cinq cent quarante moustiquaires du monastère tout en me livrant à des travaux de reliure et en écrivant de longues lettres à ma psychothérapeute.
J’étais loin d’être prête à envisager la perspective d’une non-vocation. Un incident qui survint quelques mois plus tard mit en lumière mes craintes. Des revues me passaient entre les mains pour mon travail de reliure. Je les débrochais dans notre cellule. C’est ainsi que je lus la recension d’un livre intitulé Et je franchis le mur ; c’était un livre américain dont je ne me rappelle pas le titre en anglais. Il s’agissait évidemment d’une sœur qui était sortie de communauté. Après avoir fini cette lecture, j’éclatai en sanglots :
«Ce sort va m’arriver», confiai-je à l’aide-infirmière qui entrait dans notre cellule à ce moment.
— Voyons, ma petite sœur, calmez-vous. Vous êtes soignée justement pour trouver la force de rester parmi nous.
— Je vous assure, ma sœur, j’ai un pressentiment que ce sort sera le mien, criai-je en pleurant. Et pourtant je veux garder ma vocation, je veux être fidèle à Dieu. »
Encore à ce moment, j’étais incapable d’assumer comme mienne la décision de sortir du monastère, et je voyais cette sortie comme un destin auquel je devais résister, même si je ne pouvais lui échapper. De telles crises me brisaient sur le coup, mais elles portaient beaucoup de fruits. Seul le travail pouvait me délivrer de ma prostration et me ramener à la réalité. Soudain, des lumières jaillissaient, éclairant la situation conflictuelle que je venais de vivre. J’en analysais des éléments tout en essayant de saisir leurs liens avec mon être propre et j’en rendais compte à mon psychothérapeute, ordinairement par écrit. Je voyais peu à peu ce qui en moi était contraire à mon engagement monastique. Seule la conviction que j’avais «la vocation » m’avait maintenue dans l’abbaye. Il me fallait maintenant plonger au plus profond de moi-même.
Avant tout, je devais me réconcilier avec la vie – tout court, sans surnaturel –, me réconcilier avec ma mère. Cette autobiographie témoigne, depuis le début, du regard tendre et affectueux que je porte sur elle. Il n’en fut pas toujours ainsi. Pendant ma dépression et mon analyse, j’appris à la regarder en face, avec les yeux d’une enfant mal aimée à qui on a confié des tâches bien au-dessus de ses forces. Surtout, je devais être celle qui réalisait jusqu’au bout les aspirations à la vie intellectuelle et spirituelle de sa jeunesse. Mes études, à mesure qu’elles avançaient, ne me donnaient pas droit à la parole, ni à la maison ni dans l’espace social où ma mère évoluait : celui du jeu et des clubs de sports. Elles me situaient dans un monde à part. Ma mère disait : « Marcelle ne peut jouer aux cartes à l’argent avec nous ; parlez moins fort; je ne veux pas qu’elle entende nos histoires cochonnes... elle est pure, elle vit dans la nature et les livres, elle est une intellectuelle, ce sera une sainte. »
Moi qui, toute petite, avait été sa complice, je devins peu à peu celle qu’elle aurait souhaité être. J’étais repoussée hors de son domaine, dans un monde éthéré qui n’avait aucune racine dans la réalité sociale. Comment vivre ainsi? Il ne me restait plus qu’à m’offrir en sacrifice au Maître de l’au-delà pour le salut des miens et du monde entier. C’est là que me conduisit ma mère, d’ailleurs à sa grande surprise, car elle ne pouvait saisir elle-même les contradictions auxquelles elle m’acculait. Et moi qui n’avais pas accès à son monde, qui sait si je ne suis pas entrée au monastère pour miser le tout, ma vie, sur le grand jeu de l’Éternité? Le pari ultime. C’est là que je te retrouvais, Augusta, que j’épousais ta passion, ta démesure, ta folie. Oui, je t’en ai terriblement voulu quand je découvris ce schéma d’analyse. Je t’ai haïe, j’ai souhaité ta mort! Peu à peu, dans la chaleur du transfert thérapeutique, mon angoisse s’est atténuée, ma colère calmée. Je t’ai comprise dans ta réalité à toi, en dehors de la relation mère-fille, comme une femme regarde vivre une autre femme, aux prises avec des problèmes familiaux et sociaux. Je ne savais pas que tu avais subi des relations incestueuses de la part de ton père. Je t’ai acceptée, je t’ai aimée. Je t’ai célébrée dans ce livre Maman.
Le désir de vivre fut donc plus fort en moi que l’instinct de mort. Il se développa lentement, libérant mes énergies ; il me réconcilia avec mon corps par un travail symbolique dont je ne discernai le parcours qu’après ma thérapie.
Pendant l’été, après environ huit mois d’analyse, je sentis le besoin de découvrir le monde des plantes et des arbres. Me promener dans le jardin était ma plus grande joie après les voyages à Montréal. Je revivais avec les fleurs, les fruits, l’épanouissement estival. Mais l’ivresse que j’éprouvais alors ne me suffisait pas, je redevenais active : rien ne me plaisait tant que d’arranger les bouquets et j’en faisais de toutes sortes avec une ou deux fleurs – comme les Japonais – ou avec une multitude, et parfois en mêlant les fleurs sauvages avec les fleurs cultivées. La communauté ne reconnut pas ce besoin que je ressentais en me confiant une charge, comme aide au jardin ou à la sacristie, mais on me laissa la liberté de le satisfaire comme loisir. Puis je ressentis le désir de connaître une à une toutes les plantes qui poussaient dans le domaine de l’abbaye, et je fis un herbier en me servant de La Flore laurentienne du frère Marie-Victorin et de différentes publications du ministère de l’Agriculture. Je passai l’hiver à identifier les spécimens que j’avais fait sécher, à les disposer artistiquement dans un album et à les étiqueter selon les règles de la botanique. Je me rappelle que j’en avais collectionné plus d’une centaine : j’étais très fière de mon œuvre.
Au printemps suivant, ce sont les oiseaux qui me passionnèrent. Je passais des heures à les observer, surtout au moment de la construction de leur nid et de la ponte des œufs. Je tentais de les identifier grâce à quelques rares bouquins que je dénichai à la bibliothèque. J’en arrivais même à prévoir la venue d’espèces rares dans l’Est du Canada. Une de mes grandes joies fut d’apercevoir le loriot de Baltimore, ce magnifique oiseau jaune, rouge et noir ; il avait suspendu son nid en forme de poche à un orme de notre jardin. Peu à peu, les arbres se couvrirent de feuilles et les oisillons prirent leur essor, il me fut bientôt impossible de continuer mes recherches. D’ailleurs, un autre besoin se faisait sentir en moi : celui de regarder les mammifères. Comme nous n’avions que très peu d’animaux au monastère – un chien, quelques lapins, des agneaux au temps de Pâques, en plus, bien entendu, des poules –, je dus me satisfaire de photos que je trouvai dans les Geographical Magazine que nous reliions, ou dans un très bel album sur les zoos américains qu’une sœur avait reçu en cadeau.
Enfin, mon attention se porta sur mon propre corps que je me mis à explorer passionnément avec mes yeux et mes mains. Ce furent mes membres, mon ventre, mes seins, mon sexe. Je m’extasiais devant chaque partie. Je la trouvais belle et bonne et douce au toucher. Je vivais ces expériences avec une telle ferveur que je me rappelle avoir éprouvé une jouissance qui atteignit l’orgasme seulement en me caressant les seins. Mes conversations avec l’analyste, mon étude du yoga, qui se prolongeait dans des exercices, m’aidèrent à pousser plus loin l’étude de mon corps et à en connaître des ressources insoupçonnées. Après la pratique de certains asanas, accompagnés d’un effort de concentration, j’en arrivais à une telle légèreté physique que je devinai l’origine de phénomènes parapsychologiques comme la lévitation dont j’avais fait l’expérience.
Oui, j’avais couru trop vite dans les voies du spirituel, étouffant toute vie naturelle en moi, et je devais faire de nouveau l’apprentissage du monde extérieur et de ma propre vie : la vie végétale et la vie animale étudiées en botanique et en zoologie me ramenaient à mon être propre comme à un microcosme. Ainsi qu’on peut le constater dans le développement d’un enfant, mais avec combien plus de délices, car j’étais consciente de chaque expérience – même si je n’ai eu la clé de l’ensemble que plus tard –, je vivais des moments éblouissants de joie. Je ne ressentais aucune culpabilité. Comme au moment de mon adolescence, la nature me libérait du milieu social, de l’autorité, de la contrainte et de la règle. Mais elle s’opposait maintenant à la surnature, à l’immatériel, à l’insaisissable, objet d’une foi non perceptive. Elle était l’immédiatement donné, l’innocence, la fantaisie, la spontanéité de l’éclosion, la beauté de ce qui apparaît.
Ces expériences, auxquelles il faut joindre celle de ma lutte quotidienne contre l’angoisse, m’enracinèrent profondément dans la vie, dont je devins amoureuse. Pour moi, se développèrent alors des certitudes qui eurent la force d’évidences et que je ne devais plus jamais mettre en doute dans l’avenir. Priorité à la vie ! Que l’esprit et le spirituel n’oblitèrent jamais la place du corps : la personne est un tout. Valeur de l’expérience personnelle, de la conscience de la durée et d’un cheminement dans l’histoire. Volonté d’être soi-même, en dépit du surmoi que la société veut nous imposer. Ces convictions me semblaient préalables à la communication avec les autres et à tout engagement, quel qu’il fût.
C’est alors aussi que se précisèrent certaines questions. Puis-je être moi-même au monastère ? y préserver l’équilibre et l’autonomie nécessaires à toute vie humaine, même spirituelle ? Ne me faut-il pas renoncer à cette espèce d’auréole dont m’avait couronnée mon milieu, renoncer à être « la sainte » du monastère ? Certes, mon prestige était de beaucoup diminué auprès de certaines sœurs depuis ma maladie et mes sorties hors clôture, mais serai-je tentée de le retrouver après ? Pourrai-je résister aux normes du milieu et me contenter d’agir d’après les critères de ma nouvelle conscience? Ne serai-je pas alors dans un continuel conflit qui mettra en jeu mon équilibre ?
Comment résister à la force d’un milieu quand la communication se fait avec Dieu seul et l’autorité ? Comment ne pas vouloir plaire à l’abbé, quand l’on sait que c’est lui qui détermine notre rôle dans le monastère par l’emploi qu’il nous donne et par sa façon d’être avec nous ? Il est vrai que je pourrais avoir une vie de solitaire ou de malade avec tous les accommodements possibles, comme c’était le cas de bien des sœurs. Je pourrais vivre comme dans une sorte de béguinage avec de petits pots de fleurs que j’arroserais chaque jour, et même avec la compagnie d’un chat ou d’un chien si je le désirais ardemment; on me permettrait toute une série de caprices. Une vie sans ferveur, jamais !
Un point surtout m’inquiétait alors : le monastère m’offrait-il des possibilités suffisantes pour sublimer l’Éros qu’il me demandait de sacrifier par le vœu de chasteté ? Je pensais à la responsabilité très relative dont je jouissais dans l’accomplissement de mes tâches quotidiennes, au peu de possibilités de m’extérioriser dans la communication avec les sœurs, à l’impossibilité de m’exprimer dans l’art, toujours à l’honneur au monastère, mais qui demeurait le privilège des amies de l’autorité, tout comme le partage du gouvernement d’ailleurs.
Alors, quel chemin prendrait ma sexualité ? De nouveau celui de la régression infantile ? Sous le couvert de l’obéissance dans la vie régulière, je redeviendrais une petite fille en totale dépendance de la mère. C’était le cas de la plupart des moniales. Ce qui expliquait d’ailleurs que le lesbianisme n’était pas pratiqué à l’abbaye. Non seulement il était condamné socialement par les coutumes propres à notre milieu qui ne lui laissait aucune possibilité de se manifester, mais même le désir tel que j’ai pu l’observer chez quelques-unes de mes sœurs malades et solitaires s’exprimait uniquement par la relation mère-fille et se contentait de témoignages d’affection assez platoniques.
Bien sûr, je pourrais moi-même bénéficier de certains privilèges actuellement pour éviter le pire : ma laïcisation, mais ces faveurs dureraient-elles ? Étaient-elles d’ailleurs véritablement saines? Et si la lucidité que j’acquérais actuellement me gardait un certain temps à l’abri du refoulement, qu’adviendrait-il au moment où mes besoins sexuels deviendraient plus aigus, comme au contact d’un chapelain très ouvert, ou au moment de la ménopause? Ne serais-je pas vouée à de multiples dangers de déséquilibre ?
Au commencement de ma maladie, j’avais rêvé que je me retrouvais seule avec un bébé sur une route déserte, abandonnée de mes sœurs et de tous. Ce rêve exprimait bien à la fois mon désir et ma crainte de sortir du monastère. Le « bébé », plus précisément, pouvait signifier comment je me sentais démunie, puérile face à la vie. Lorsque j’envisageais la possibilité de sortir du cloître, au début, je me retrouvais dans un état de total abandon : serais-je encore dans la grâce de Dieu ? Renoncer à la vie religieuse, n’était-ce pas la voie directe pour perdre la foi, pour aboutir au feu éternel ? N’arriverais-je pas dans ma famille comme un chien dans un jeu de quilles ? Comment gagner ma vie ? Que faire avec mon bac ès arts et mes diplômes en philo? Je ne connaissais l’anglais que d’une façon livresque et je n’avais jamais travaillé à l’extérieur! Aucune de ces questions n’aboutissait au terme de la claire expression qu’à l’issue d’une crise d’angoisse qui pouvait durer plusieurs jours. Et dans quelle atmosphère d’étouffement et même d’agonie : une lutte extrême! Car c’est pendant cette période que je pris conscience des contraintes qui m’emprisonnaient au monastère, comme des peines qui m’avaient étouffée dans mon enfance. Toute personne qui accepte d’explorer son inconscient vit un drame analogue. Pour moi, le sens tragique en était accru du fait de ma solitude et de ma claustration : pas de distraction possible, toujours face à moi-même. Je vivais à côté de la communauté sans en faire vraiment partie. Je n’avais donc plus le secours du quotidien monastique pour me distraire. Même la présence de mes sœurs, à la fois si proches et si loin de moi, m’était un vrai supplice. Plusieurs me considéraient comme «tabou» parce que je sortais à l’extérieur de la clôture, et le jour de mon voyage, elles faisaient des détours pour ne pas me rencontrer. Cette attitude, elles l’exprimaient sous forme de plaisanterie en récréation : « Ça sent le monde », criaient-elles en me voyant avec mes vêtements de jour de fête, que d’ailleurs j’appelais mon «clergyman» pour répondre du tac au tac. Pour ma part, je me vengeais bien en les passant au crible de l’analyse : je détectais, avec l’ardeur d’une novice qui s’exerçait à la psychologie, tous les petits côtés de leur personnalité qui me semblaient les mobiles secrets de leurs actes surnaturels. Surtout au début de mon traitement. Ensuite, j’appris à les comprendre plus profondément dans leur propre contexte. Je crois que tout comme moi, elles souffraient de ne plus sentir l’unanimité qui avait été nôtre pendant dix ans. Nous nous aimions encore avec la nostalgie d’une famille longtemps unie.
L’angoisse de la séparation d’avec ma communauté atteignit son sommet juste avant que je prenne ma décision. Je me rappelle... c’était pendant l’hiver 1961-1962. Je craignais par moment de perdre la raison. J’étouffais à l’intérieur de l’abbaye! Je chaussais alors mes skis et ce n’est qu’après de longues promenades dans le parc du monastère que je rentrais, fourbue, mais apaisée.
Puis, la lumière resplendit de telle sorte qu’il n’y eut plus aucun doute en moi. Est-ce que j’accepte que Dieu m’ait appelée à travers le méandre de mon inconscient que je connaissais mieux par l’analyse psychothérapeutique? À ce moment-là : oui. Mais puis-je persévérer à garder un regard lucide sur moi-même dans la vie monastique? Étant donné les mécanismes de récupération d’une communauté soumise au pouvoir absolu de l’abbesse, je pense que non. Je n’aurais pas l’équilibre nécessaire pour vivre une expérience d’ordre spirituel et mystique dans un milieu qui n’avait pas suffisamment de racines humaines.
Je sortirais donc du monastère pour entreprendre une nouvelle vie. Peu m’importait que ces treize années passées fussent considérées comme un échec et que bien des gens, en particulier mes sœurs, me regardassent comme une renégate. Cet aspect était beaucoup plus important pour moi à ce moment que pour d’autres religieux, car j’étais entrée au cloître à un moment où le Québec était très croyant et j’ignorais les transformations opérées depuis quelques années dans la société québécoise : je ne savais pas, par exemple, que beaucoup de religieux et même de prêtres étaient laïcisés et que les laïcs avaient accès à l’enseignement secondaire et universitaire. J’ajoute que peu m’importait si je devais recommencer à zéro, gagner ma vie comme vendeuse ou même comme femme de ménage. J’étais décidée à être moi-même et à vivre ma propre vie. Adieu, mon auréole de sainte.
Vivre ma vie, cela voulait dire avant tout être autonome : ne dépendre de personne et décider de mes choix, détenir un pouvoir économique en gagnant un salaire et en administrant un budget, retrouver un pouvoir politique et social en exerçant mes droits de citoyenne, choisir mes loisirs, mes amis et peu à peu mon avenir.
À ce moment-là, il n’était pas question de rencontrer un homme qui partagerait ma solitude ou même mon quotidien. J’avais récupéré les forces vives de ma sexualité, mais elles ne s’exprimaient pas en termes de besoin pressant. Non, tout était subordonné à cet unique désir : vivre moi-même ma vie. Si j’avais partagé l’existence de mes parents ou d’un compagnon, je n’aurais jamais su s’il m’était possible d’assumer la solitude inhérente à toute vie. Je ne rejetais d’ailleurs pas la perspective d’amours humaines, mais je les remettais à plus tard.
De scrupules à l’égard de Dieu, il n’en était plus question. Si Dieu était vraiment l’Être bon et juste qui s’était manifesté à travers l’Évangile, il ne saurait me blâmer pour la décision que je prenais. J’agissais avec la certitude intérieure d’être dans la bonne voie.
Je fis part à la mère prieure et à madame l’abbesse-coadjutrice de mon intention de quitter la vie religieuse. Notre mère était très malade et n’en sut rien. L’une et l’autre tentèrent de me retenir : avais-je suffisamment réfléchi? Je ne faisais que cela depuis trois ans! N’aurais-je pas intérêt à consulter un prêtre d’un autre ordre? Et si vous séjourniez dans un monastère en Europe ou à Jérusalem ? Elles ne réalisaient pas que nous ne parlions déjà plus le même langage. Elles se situaient encore face à ma vocation bénédictine et ne pouvaient concevoir que mon analyse m’avait placée face à moi-même avant tout engagement. Il m’avait fallu trente mois pour me décider à quitter le monastère sans crainte, sans culpabilité, avec une forte conviction intérieure. Je ne pouvais plus faire marche arrière. Non, ma décision était claire et nette : je demandai au Vatican d’être relevée de mes vœux solennels, et c’est le révérend père Desmeules, alors procureur de la Congrégation de France à Rome – ô ironie du sort ! – qui la présenta au Saint-Père. Je reçus la réponse de Rome à la fin d’octobre. Le 6 novembre 1962, dans l’auto de mon frère Raymond, je quittai le monastère revêtue d’habits laïcs que mère prieure s’était procurés. J’avais troqué ma poche de sœur pour un sac à main que l’autorité avait garni de cent dollars. J’étais prête à vivre. J’avais trente-trois ans.