L’aventure au quotidien

Toute à la joie de ma nouvelle vie, j’eus envie de revoir Aimée Leduc, cette amie de la classe de Belles-lettres avec qui j’avais partagé tant de rêves. C’est elle qui m’avait sensibilisée à la grande pauvreté de Montréal-Sud. Elle avait dirigé, un été, la colonie Notre-Dame pour les enfants de la paroisse Saint-Jacques. Je l’y avait rejointe comme monitrice avec plusieurs de nos compagnes d’études. Elle avait gardé un certain contact avec moi au monastère, mais je ne l’avais pas vue depuis assez longtemps.

Bonheur des retrouvailles. Longues conversations. Aimée est maintenant psychologue pour l’enfance exceptionnelle. Et moi, de lui raconter mes dernières années à l’abbaye, ma thérapie, mon retour à Montréal.

«C’est bien le bureau, mais je te vois plutôt dans l’enseignement.

— Comment cela peut-il se faire sans diplôme de l’École normale ? »

Elle m’explique : le ministère de l’Éducation, la laïcisation et la réforme de l’enseignement, le nombre insuffisant de religieux et de religieuses – ils sortent de leur communauté et les recrues se font rares.

«Comme tu vois, on a un besoin urgent de professeurs et tu es plus qualifiée avec ton bac en philosophie que bien d’autres avec les brevets A ou B. »

Je me posai la question : aimerai-je enseigner? Rien de mieux que d’essayer. Je m’inscrivis à titre de suppléante les lundis et vendredis à la Commission des écoles catholiques de Montréal, tout en gardant mon emploi à l’Hôtel-Dieu. Comme j’y travaillais de treize heures à vingt heures trente, je ne devais m’absenter que de trois à quatre heures ces jours-là. Je pris prétexte auprès de sœur Albertine d’un traitement à suivre. Celle-ci autorisa mon absence à condition que je lui rende mes heures de travail le samedi ou le dimanche.

Me voici donc, en plein froid hivernal, dans les rues de Montréal à la recherche de l’école où je devais remplacer une institutrice du secondaire à bout de force. J’aimais ces marches à l’aube qui m’offraient la découverte de quartiers, nouveaux pour moi : le sud-est avec Hochelaga-Maisonneuve, le sud-ouest avec Saint-Henri, Ville-Émard. Ils étaient défavorisés, les conditions d’enseignement étaient plus difficiles, les enseignants craquaient plus vite. À mon grand étonnement, j’eus un contact aisé avec les adolescentes, je réussis à les intéresser. Serais-je donc apte à ma nouvelle tâche ? Pour moi, il n’était plus question de vocation, d’idéal, de mission. Du moins pas à ce moment-là. L’école me semblait plus agréable que le bureau ; j’y étais davantage préparée; je pourrais être compétente avec des cours d’appoint; le salaire y était plus élevé – ce qui n’est pas à dédaigner pour qui commence sa carrière à trente-trois ans. En avril, j’obtins une suppléance régulière à Sainte-Madeleine d’Outremont, de huit heures à midi. Ce qui me permit de mener de front mes deux emplois : l’école le matin, l’hôpital jusqu’à vingt heures trente, et, le soir, les corrections et les préparations de cours. La supérieure se montrait satisfaite. De plus, elle réalisa que j’étais la fille de sa grande amie, Augusta Hétu. Il s’agissait de sœur Sainte-Émilienne avec qui ma mère était entrée au noviciat des sœurs de Sainte-Croix. Elle me recommanda au Collège Basile-Moreau où j’avais été étudiante de 1945 à 1947. Justement, on avait besoin d’un professeur de latin et de catéchèse. On m’engagea à cinq mille deux cents dollars par année. Je devais suivre un cours de pastorale pendant l’été, mais, pas de doute, ma formation religieuse était bien supérieure à ce cours. On me donnait le salaire minimum des professeurs pour une tâche maximale. Cela, je l’appris plus tard. Mais que m’importait : pour moi, c’était une promotion. Je ne pouvais être difficile dès mon premier contrat dans l’enseignement.

Aimée m’avait aussi suggéré d’interroger le doyen de la faculté de philosophie à l’Université de Montréal sur la possibilité de m’inscrire à la maîtrise en philosophie malgré l’interruption de ma scolarité. Le père Lacroix, alors doyen des études médiévales, accepta de m’y inscrire après avoir étudié mon dossier. Mon mémoire, que je présentai et soutins deux ans plus tard, porta sur saint Thomas d’Aquin : La question de la vérité chez saint Thomas d’Aquin.

Une autre amie du collège, Colette Noël, qui avait fondé une école active à Belœil, me demanda de participer en tant que spécialiste en sciences religieuses, à la rédaction de la revue L’élève et le maître (nouvelle méthode) avec un groupe européen de l’École Freinet. Cette expérience m’enracina dès le début de ma carrière dans la recherche pédagogique et m’apprit à regarder d’un œil critique les différentes méthodes d’enseignement. Je privilégiai toujours l’esprit de l’école active et j’en introduisis des éléments dans mon enseignement autant que l’école traditionnelle s’y prêta. Cette expérience m’initia aussi au travail d’équipe dans un groupe mixte, aux relations interpersonnelles et aux techniques de communication, comme la dynamique de groupe et l’animation sociale que nous avons pratiquées avec l’aide de spécialistes. Cette expérience m’enrichit non seulement intellectuellement mais matériellement. Pendant les trois années que je la poursuivis, je doublai presque mon salaire !

Je garde un excellent souvenir de ma première année d’enseignement régulier en Belles-lettres et Rhétorique. Le milieu était ouvert, les étudiantes travailleuses et enthousiastes. Certaines se confiaient à moi. Je les écoutais, mais je m’interrogeais sur le rôle à jouer en pareilles circonstances. Chaque professeur de latin proposait un sujet de recherche en histoire et l’élève en choisissait un parmi eux. J’avais suggéré «le mystère étrusque » après avoir vu un documentaire à la télé – oui ! j’avais acheté un appareil pour être plus près de mes étudiantes. Mal m’en prit : les deux tiers des classes de latin choisirent mon sujet ! Ce que j’ai travaillé ! Et pour diriger chacune personnellement et, toute l’année, pour préparer trois cours différents. Un phénomène de groupe m’avait étonnée. Lorsqu’on annonça l’assassinat de Kennedy, j’étais avec ma classe de Rhétorique ; les filles se mirent à pleurer et à crier, elles eurent presque une crise d’hystérie, tout comme les adolescentes qui se pressaient auprès du chanteur Pierre Lalonde à son émission du samedi soir. Était-ce possible de la part d’étudiantes si raisonnables? C’est que la télé transformait en vedettes les hommes politiques dont le physique et l’action s’y prêtaient. Ce fut le cas de Robert Kennedy : sa mort violente en fit un héros, son histoire devint un mythe. On en est revenu ! Ce jour-là, j’ai laissé mes étudiantes s’exprimer tout en contenant leur crise d’hystérie.

L’année suivante, on renouvela mon contrat : je serais titulaire d’une classe de Versification, une classe difficile, insistait la supérieure. Les étudiantes qui avaient choisi l’option musique-grec étaient fantaisistes et indisciplinées. On comptait sur moi. Le salaire : le même. Je leur enseignerais le français, le latin et la catéchèse. La classe n’était pas très nombreuse; j’en profitai pour introduire des moyens d’expression de l’école active. Entre autres : un journal avec leurs textes non censurés. Au début, celles-ci étaient un peu méfiantes, mais elles s’apprivoisèrent assez vite. C’étaient des filles très créatrices. L’une d’entre elles est devenue artiste-peintre ; une autre, romancière. Je les vois encore aujourd’hui.

Cette année-là, je connus Céline Quesnel, titulaire de Méthode, avec qui je développai une belle amitié. Elle débutait dans l’enseignement. Elle avait pratiqué, avec l’action catholique, le syndicalisme, et son ami était étudiant en sociologie à l’Université de Montréal. Elle me renseigna sur la lutte des classes, sur les inégalités sociales, les injustices. Ainsi, elle me dit avoir le même salaire que moi qui en étais à ma deuxième année d’enseignement et qui étais plus scolarisée qu’elle. On abusait donc de moi et je devais réclamer. Ce que je fis :

«N’avez-vous pas oublié de m’augmenter, ma sœur ?

— Oublié ? Non. Céline a le même salaire que vous parce qu’elle anime le comité d’action catholique. Vous, vous n’avez que le comité de la Croix-Rouge. »

Je réfléchis à tout cela : je réglerais le problème d’ici la fin de l’année. Avec Céline, j’avais de longues conversations passionnantes sur la pédagogie, l’art, la politique, le psychisme. Nous avions découvert Carl Rogers ensemble. Nous discutions de ce que nous pouvions en tirer pour notre enseignement. Céline devait partir à Paris l’année suivante avec Louis qu’elle épouserait. Lui, préparerait un doctorat avec Alain Touraine et elle, une maîtrise en histoire de l’art. Tous deux m’invitèrent à aller passer l’été 1966 avec eux.

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J’habitais Ville Saint-Laurent depuis plus d’un an. Après six mois rue Sherbrooke, mon contrat du Collège Basile-Moreau en poche, j’avais décidé de déménager près de mon lieu de travail. J’avais trouvé, rue Leduc, un charmant trois pièces. Comme des étudiants de l’époque, j’avais acheté une table et des chaises de cuisine à l’Armée du salut, deux fauteuils et une table à café en rotin chez Import-Export. Une table de travail moderne de grande dimension, que j’ai encore, et un lit étroit, converti en sofa le jour, complétèrent mon ameublement. Le bureau devint une pièce très importante dans mes futurs appartements. Ces années-là, il me servait aussi de chambre et de salon. Ce modeste logis m’assurait le confort nécessaire à ma vie de professeur. C’est alors que je ressentis le goût et le besoin que j’avais plus jeune de la mobilité, de la route, du contact avec les autres. Au printemps 1964, je souhaitai conduire une auto. Je décidai d’acheter une voiture et de prendre des cours chez «Lauzon Drive Yourself ». Ainsi disait-on encore en ce temps-là. Les raisons sociales étaient en anglais. Il me suffit de cinq leçons pour passer mon permis. J’en étais très fière. J’achetai une Pontiac Strato Chief – oui ! les grandes américaines étaient moins chères que les petites : les garages voulaient s’en débarrasser après la sortie des nouveaux modèles. J’adorais conduire. À une amie qui revenait du lac Saint-Jean, j’annonçai triomphalement mon achat : « À nous, le Québec! Nous voyagerons ensemble.» Elle eut un petit sourire gêné : « Je me marie à l’automne ! » Hélas pour nous deux, surtout pour elle : son mariage ne fut pas heureux. Et moi, je revis seule la Gaspésie et la Côte-Nord jusqu’à Sept-Îles. Je me réappropriai le pays. La Marcelle d’avant le monastère renaissait avec son goût du départ et de l’aventure.

C’est à Ville Saint-Laurent que je pris contact avec le Nouveau Parti démocratique : son idéal de justice me séduisait. Au fédéral, je participai pour le NPD à une élection partielle dans Outremont. Le candidat était le docteur Lazure. Nous avons tellement travaillé que le Parti libéral ne l’emporta que de justesse dans un comté où les «Rouges» régnaient depuis toujours. J’étais très zélée pour le porte-à-porte et pour les réunions de cuisine. Mais je ne me sentais pas bien avec les organisateurs du parti et les membres de l’establishment qui venaient nous voir de temps en temps. Ils ne tenaient pas compte de l’évolution du Québec telle qu’elle s’accomplissait dans la Révolution tranquille. Je ressentais un certain mépris de leur part pour le caractère spécifique du Québec et de l’arrogance à l’égard des membres francophones. Je me retirai peu à peu du parti, tout en continuant à adhérer à plusieurs de ses idées. J’ai longtemps voté pour le NPD au fédéral.

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Vers la même époque, je m’accordai un peu de loisirs les fins de semaine. Mon amie Jacqueline, sortie à peu près en même temps que moi de l’abbaye Sainte-Marie, m’avait invitée à l’accompagner à un centre culturel où l’on dansait.

«Mais je ne sais pas danser!

— C’est facile, je vais te montrer. »

Je me rendis chez elle un peu avant la soirée et elle m’enseigna la valse, la rumba, la samba et le chacha. Au centre, on nous invitait l’une l’autre sans arrêt et je me laissais conduire. J’aimais beaucoup danser. Mes partenaires étaient surtout des émigrés : Pakistanais, Indiens, Hongrois, Roumains. Certains étaient plus entreprenants; nous acceptions un peu de chaleur en prenant garde de ne pas nous brûler. Parfois, ils nous raccompagnaient ou prenaient rendez-vous pour la semaine suivante. Ces jeux érotiques nous amusaient. Nous étions comme des adolescentes qui découvrent l’attrait sexuel au contact de l’autre.

Au début, je ne pensais ni au mariage ni même à des «fréquentations». Mon autonomie, ma profession, c’était toujours l’essentiel. Ces rencontres n’étaient que des hors-d’œuvres. Mais après un certain temps, lorsque se présenta un docteur en chimie, chercheur à Ottawa, qui venait chaque fin de semaine pour me rencontrer, je faillis bien craquer. Pas pour le mariage, mais pour faire l’amour. Dans le fond, c’est l’expérience la plus commune et la plus tentante, je m’en apercevais bien par le déclenchement du plaisir que les prémices suscitaient. Mon chimiste, à qui je me refusais encore, ne revint plus. Lui succéda un second, Indien, ancien moine bouddhiste dans son pays, qui travaillait sans envol au Bureau de l’aviation internationale. Je tergiversais encore... Ultimes hésitations d’une vierge demeurée? Crainte d’entamer l’espace professionnel? Peur d’être enceinte? La dernière raison est sans doute la plus patente. Toutefois, il y eut, fin août, une balade à la campagne, une halte où, allongés dans les herbes jaunies encore chaudes de l’été, nous échangeâmes des caresses qui n’en finissaient plus, et ces jeunes qui nous surprirent! Vite, nous sommes rentrés chez moi, bien décidés l’un et l’autre à aller jusqu’au bout. Cette première fois s’accomplit dans les règles de l’art, à l’orientale, lentement, avec douceur. Ce fut très bon. J’essayai de me renseigner auprès d’amies mariées sur les méthodes de contraception. Elles me parlèrent d’Ogino, du thermomètre, du condom, mais ces méthodes étaient loin d’être sûres à cent pour cent. Les résultats en sont souvent aléatoires. Je voyais mon ami les fins de semaine. Après le temps des promenades, ce fut celui de la rencontre avec ses amis, tous des anglophones comme lui. Ce n’était pas marrant. De plus, il insistait un peu trop pour faire l’amour certains jours où c’était risqué. Je mis un point final une fois où il me prit plus ou moins de force. Du sadisme en douceur. Je ne le revis plus. Avec soulagement! Mais j’eus, le mois suivant, des règles un peu bizarres avec une hémorragie. L’autre mois, rien. Test de grossesse : positif. Désarroi. Angoisse. Que faire? J’interrogeai Denise, infirmière. Elle me dit de prendre des bains de pieds de moutarde, et de monter et descendre les escaliers rapidement, mais elle ne me parla d’aucun lieu, d’aucun médecin pour l’avortement. Moi-même, je n’en avais jamais entendu parler. Le seul discours qui circulait sur le sujet était celui des «faiseuses d’anges». Je passai trois jours dans l’incertitude la plus totale à lutter contre l’anxiété et la déprime. J’étais si jeune dans ma vie nouvelle, si vieille pour mettre au monde un premier enfant. Je ne voyais pas de solution autre que de l’accepter. Ce que je fis assez vite. J’aimais beaucoup les enfants. J’envisageai donc autrement mon existence.

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Je décidai de ne pas parler de cette grossesse à ma famille ; elle les attristerait inutilement. Pas un seul moment, je n’ai pensé donner l’enfant à l’adoption. Non, je l’élèverais seule. Au vu et au su de tout le monde ? Ça, je ne le pouvais pas si je faisais une carrière dans l’enseignement. Il en était encore ainsi en 1965. En ce temps-là, il était complètement interdit pour une enseignante – comme pour un enseignant – de vivre en concubinage, d’être une fille-mère, de manquer la messe le dimanche, etc. J’en parlai à une assistante sociale de la Société de l’adoption. Elle me conseilla d’adopter officiellement mon propre enfant pour le légitimer devant les institutions. Encore faudrait-il que ce fût une fille, car une personne seule devait, selon la loi, adopter un enfant du même sexe qu’elle. La travailleuse sociale était prête, cependant, si c’était un garçon, à lutter pour obtenir une dérogation. Aux yeux de tous, j’aurais alors adopté un enfant. Dans l’immédiat, il me fallait le porter sans qu’on le remarquât. Encore plus au collège religieux où j’enseignais. Je surveillais mon alimentation de très près pour ne pas trop grossir et je portais des tuniques amples. J’enseignai jusqu’à la fin juin : le foetus avait six mois et demi. J’avais déjà décidé de quitter le collège pour l’enseignement public. Cette libre décision s’avérait une nécessité. Je postulai dès qu’on publia les annonces d’emplois. Ironie du sort : la régionale de Deux-Montagnes, près du monastère, m’engagerait pour enseigner le français à Saint-Eustache, en dixième et onzième année au salaire de huit mille cinq cents dollars. Une augmentation de trois mille trois cents dollars. Comment refuser, moi qui aurais la responsabilité d’un enfant? Il me faudrait habiter un peu loin de mon travail avant l’adoption : l’enfant devrait naître au début septembre.

Étaient au courant de ma grossesse Céline et Louis qui acceptèrent la responsabilité du bébé si je mourais à sa naissance, les amis de la revue L’Élève, Le Maître qui se montrèrent très généreux avec moi, m’offrant berceau et vêtements ainsi que leur encouragement, ma belle-sœur Monique à qui je m’étais confiée dans un moment de désarroi, mon amie Jacqueline qui porta son bébé en même temps que moi. Après l’année scolaire, je devais me réfugier dans les Cantons de l’Est pour y préparer un dossier pédagogique sur la région.

La grossesse se déroula comme prévu. J’eus beaucoup de joie à porter mon enfant. J’avais très peu d’inconvénients physiques. J’éprouvais une sensation de plénitude, de quiétude, parfois de passivité. Comme au monastère! Sauf que c’était un être réel qui m’habitait. Je voyais un médecin attaché à l’Hôpital Fleury, qui avait préparé le terrain pour l’accouchement, surtout pour les papiers. Je devais être une femme dont le mari, ingénieur en Californie, n’aurait pu venir à temps. On n’avait pas intérêt à être une fille-mère dans aucun hôpital catholique à Montréal.

J’enseignai jusqu’à la fin de l’année scolaire comme prévu, sans que personne ne se doutât de mon état. Fin juin, je migrai en Estrie, à Sutton, chez des Anglais qui me louèrent un studio attenant à leur maison. Moi qui avais suivi un régime strict jusque-là, je me mis à dévorer. Ma grossesse est apparue peu à peu dans toute sa gloire. Je rentrai à Montréal fin juillet afin de louer un nouvel appartement que je choisis rue Émile-Nelligan, à Cartierville, tout près du pont. J’y habitai à partir du 1er août et l’aménageai en fonction de mon bébé. Une visite au gynécologue me déçut. J’espérais qu’il provoquerait la naissance à la fin août pour me permettre d’être en classe à la rentrée. Or, il ne pouvait pas : le bébé n’était pas assez descendu. Ce serait dangereux pour lui et pour moi.

Le 5 août, je finis d’installer la bibliothèque et l’alcôve où dormirait Marie-Claire Brun avec qui je rédigeais les articles de catéchèse. Elle était retournée en France et revenait à Montréal le 6 août pour la fin de ma grossesse et la naissance de l’enfant. Jacqueline me téléphona pour me demander de l’accompagner le soir pour voir un documentaire sur différents modes d’accouchement. Je déclinai son offre, me disant trop fatiguée. Je lui annonçai que mon accouchement n’aurait pas lieu avant le début septembre. Comme le sien était prévu pour le 15 août, je l’encourageai à aller seule voir le film. Elle hésitait. Alors je décidai de l’accompagner. J’allai la prendre en voiture et comme la file était longue devant le cinéma, j’obtins qu’on passât devant. Jacqueline était très grosse. Je fis même une plaisanterie : «Elle risque d’accoucher sur-le-champ si elle reste debout. »

Le film était très intéressant : on y voyait cinq accouchements qui se déroulaient selon des méthodes plus ou moins naturelles ; que ce fût le médecin ou la sage-femme qui le présidât, on entendait régulièrement : «Poussez, poussez ». Je réalisais que mon enfant descendait et je m’en réjouissais. Peut-être pourra-t-il naître avant le commencement des classes? Après le film, je reconduisis Jacqueline chez elle, n’acceptant pas de prendre une tasse de café avec elle : je me sentais épuisée. Je rentrai rapidement à la maison.

Qu’est-ce que j’avais donc? Un mal de ventre que je soulagerais en allant à la toilette. C’était comme si j’avais des règles. Au bout d’une demi-heure, je laissai un message au médecin qui me rappela dix minutes plus tard. Il m’enjoignit de rentrer à la maternité de sa clinique. J’appelai la concierge qui m’avait invitée à le faire si l’événement se produisait la nuit. Elle monta et se mit à préparer ma valise. Les eaux crevèrent et se répandirent. Plus de doute, c’était le temps. Je percevais le rythme des contractions aux cinq minutes. Je fis les respirations qui convenaient, comme je l’avais appris à la gymnastique, puis je descendis péniblement rejoindre le mari de la concierge qui devait me conduire à la clinique. Je m’assis derrière, la tête appuyée sur le siège avant, continuant les respirations. Les contractions se chevauchaient. Arrivés à l’Hôpital du Sacré-Cœur, monsieur Bourque dit :

«Nous y sommes.

— Non, non, je dois aller à la Clinique Fleury. »

Il poursuivit sa route. Nous n’avions pas roulé une minute que la tête de l’enfant sortit. Je le dis au conducteur :

«Il faut retourner à l’urgence du Sacré-Cœur. C’est plus prudent. »

Là, on me plaça sur une civière pour me conduire dans une salle et on sortit le bébé qui, à mon grand soulagement, éternua : il était vivant. C’était un garçon. En même temps, on me faisait décliner mes coordonnées ; sauf mon vrai nom et mon adresse, j’inventai. Je demandai à avoir une chambre privée, par précaution, pour ne pas risquer d’ébruiter la naissance de mon enfant. On me dit de payer sur-le-champ. Je n’avais pas d’argent sur moi. À monsieur Bourque, je demandai si sa femme pouvait s’occuper de mon amie française et m’apporter mon carnet de chèques. Pouvait-on appeler mon docteur qui m’attendait à l’Hôpital Fleury ? Tout cela s’est passé dans les dix minutes après la naissance de mon enfant que je n’avais même pas vu, ni touché. On m’annonça que l’on m’anesthésierait pour m’enlever les «restes». Inquiète, je m’en remis au sort : je ne pouvais plus rien !

Au réveil, dans la salle commune, je vis la sœur qui s’occupait de la maternité. Droite comme la loi, elle me questionna pour me faire avouer que j’étais une fille-mère. Triomphante, elle murmura :

« Je l’avais bien deviné.

— Mais qu’est-ce que ça vous donne?

— On va voir à ce que vous ne nous laissiez pas le bébé.

— Mais je n’en ai pas l’intention, je garde mon enfant.

— Ah, on dit ça... On va avertir la Société d’adoption.

— Eh bien, demandez madame X, elle est au courant. Je dois adopter mon propre enfant; parlez-moi plutôt de mon fils.

— Il est dans une couveuse. Il est bien fragile. Il pèse à peine un peu plus de quatre livres. »

Je finis par joindre Céline qui vint me visiter. Madame Bourque m’amena Marie-Claire et mon chéquier, on me changea de chambre.

Le lendemain, la sœur m’apprit la mort de mon fils. Il souffrait d’une insuffisance respiratoire. Elle m’avoua qu’elle l’avait baptisé avant sa mort et qu’il était au ciel avec les saints Innocents. Quel prénom doit-on mettre sur l’acte de décès? Christian, Christian Brisson. Désirais-je qu’il soit inhumé à l’hôpital ? Oui. Tout se déroulait tellement vite. Comment arrêter ce mauvais film. Puis-je le voir? J’en venais à douter de la réalité de ces événements. Rien de ce que j’avais préparé ne s’était réalisé. Avait-il eu au moins les soins nécessaires? Et si la sœur avait voulu transformer prématurément l’enfant du péché en ange ou en saint Innocent ? Ou l’avait-elle donné pour une adoption? J’étais contente d’avoir demandé à le voir. On vint me chercher en fauteuil roulant pour me conduire là où il reposait. La jeune infirmière m’offrit de le prendre dans mes bras. Ce que j’acceptai avec reconnaissance. Il était comme une poupée. Un tanagra. Il ne portait aucune marque de l’accouchement qui avait été si rapide, sa peau était lisse. Il était le portrait de son père, avec le teint légèrement basané. Je ne pouvais en douter, c’était lui. Sa chair était encore chaude. Je le berçai un moment. Le premier et le dernier bercement. Quel gâchis !

Céline et Louis vinrent me chercher le lendemain. À quoi bon rester plus longtemps dans cette chambre où la préposée ne cessait de me rappeler que j’étais une fille-mère. On m’avait fait des points au vagin. Je dus pendant quelques jours m’asseoir sur un coussin en caoutchouc. Je ne me rappelle à peu près rien de ce temps post-partum. Marie-Claire était chez moi. Quand je fus assez bien, je lui fis les honneurs de quelques coins du Québec. Mon seul souvenir : l’excursion des îles de Sorel. Nous nous promenâmes autour de ces îles en bateau-moteur. À un brusque tournant, le souffle me manqua. Une sorte d’asthme. Peu après ce phénomène se renouvela dans un cinéma. Les deux fois, je me mis à chercher mon souffle tout doucement et retrouvai une respiration normale. Ainsi s’exprimait, je crois, la douleur rentrée de la mort de mon fils.

Il est difficile de faire le deuil d’un être qui, à peine né, s’en est allé. Le ventre est redevenu plat sans que la présence de celui qui l’habitait ne remplisse la maison. Je ne me souviens que de sa vie en moi, fondue dans la mienne. Il n’a pu exister sans moi. Sentiment d’échec. Qu’aurais-je dû faire que je n’aie pas fait? Cette pensée me hantait. J’en voulus beaucoup à Denise, chez qui j’avais habité un mois avant de partir dans l’Estrie. Je lui avais demandé de déposer ma télé dans l’auto. Elle ne m’avait pas répondu. Je l’avais transportée moi-même. J’avais ressenti alors une douleur au ventre. Et quand j’étais rentrée pour mon déménagement, Denise était partie pour ses vacances sans aucune indication. Je m’étais retrouvée seule, en plein été, sans abri et sans accès à mes meubles. Après la mort de mon fils, je ne voulus plus la voir. Mon corps était sain, selon le jugement de la médecine. Mais n’était-il pas porteur de quelque tare secrète ? Je scrutais la moindre faille, j’interrogeais le plus petit rhume. Comment ai-je pu transmettre la mort? Blessure narcissique intolérable. Je percevais d’une façon aiguë ma propre mortalité et je ne croyais plus à l’immortalité : je parlais à Christian dans mon ventre. Sa mort interrompit le dialogue. Je faisais le deuil de l’immortalité en même temps que celui de mon fils.

Quelques mois après cet événement, je rencontrai tout à fait par hasard le père de mon enfant. Nous allâmes boire un café dans un bar. Je lui racontai la mort de Christian. Il m’invita à le revoir. J’acceptai. Il était encore amoureux, disons plutôt désireux de notre relation. Eh bien ! j’acceptai de faire l’amour avec lui. J’y étais portée par une sorte de nécessité, comme si je voulais reprendre l’expérience ratée de ma maternité. Je fus consciente de ce besoin de répétition et y résistai. Je décidai de prendre la pilule anovulante. Pas facile de trouver, en 1965, un médecin pour me l’ordonner. On me conseilla d’appeler au Jewish Hospital : j’eus un rendez-vous avec le docteur Wolfe qui me la prescrivit sans hésitation. Du coup, je ne revis plus X – j’ai même oublié son nom –, ma peine, elle, demeura au plus profond de moi.

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L’année d’enseignement à la régionale de Deux-Montagnes me fut pénible. Les élèves de dixième et onzième année à qui j’enseignais avaient encore leurs locaux à l’ancienne école de Saint-Eustache, en pleine transformation. Des courants d’air circulaient. Je traînais des infections respiratoires, comme si je me refusais à souffler sans mon enfant.

Pour la première fois, je fis l’expérience d’une nouveauté pédagogique : la division des classes du même niveau selon la rapidité d’apprentissage des élèves : les enrichis, les moyens, les faibles. A-t-on idée des efforts à accomplir pour stimuler une classe moyenne ? Toutes voulaient réussir leur année sans se dépasser les unes les autres. Seul un centre d’intérêt en dehors du programme pouvait dynamiser ces élèves. C’est alors que j’envisageai une correspondance orale (sur cassettes) avec des classes de même niveau en Belgique. Dans les classes enrichies, tout stimulait les élèves : la compétition, les suggestions de travaux et de lectures, les remarques. J’ajoutai également la correspondance écrite avec l’étranger. Eh bien! ces élèves accomplissaient ces activités comme en jouant; elles en redemandaient d’autres ! Les élèves vraiment faibles rassemblées dans une classe ne pouvaient progresser qu’à un rythme très lent, et encore, si elles n’étaient pas trop nombreuses. Ce procédé de division des classes m’apparut vite artificiel et injuste. Seuls les doués sont alors privilégiés dans leur apprentissage, mais le sont-ils dans l’intégration sociale ?

Denise Bombardier enseignait avec moi cette année-là. À l’occasion, je la ramenais en auto à Montréal. Elle me dit un jour qu’elle avait fait sa petite enquête : tous les enseignants à Saint-Eustache étaient des anciens frères et des anciennes sœurs. Sauf, bien entendu, les trois Montréalais : elle, Jean-René et moi. Je l’avertis qu’elle pouvait me retrancher du nombre. Elle n’en revenait pas. Je lui racontai mon histoire. Quelques jours plus tard, elle me proposa une entrevue pour l’émission Aujourd’hui pour laquelle elle était recherchiste. J’acceptai à condition que l’interview se déroula incognito. À ma sortie de l’abbaye Sainte-Marie, je racontais volontiers mon histoire. Après l’avoir entendue, certains interlocuteurs changeaient leur regard sur moi : ils étaient à l’affût de signes qui révélaient mon ancienne vie. Il n’y avait plus de spontanéité alors dans la communication. L’interview suscita beaucoup d’intérêt dans le public.

Maria Guttierez, cette amie portugaise avec qui je travaillais en pédagogie nouvelle, m’apprit que l’Institut de technologie Laval deviendrait un collège pilote pour les futurs collèges d’enseignement général et professionnel. On y enseignerait la philosophie comme matière obligatoire. Son mari, lui-même professeur de philosophie à l’École normale des techniques, s’informa auprès du directeur de l’Institut des chances de ma candidature avec une maîtrise en philosophie. Elles étaient grandes. Je rencontrai plus tard Yves Miron, chef du Département des sciences humaines; il m’engagea pour l’année 1966-1967.

Ma carrière d’enseignante prendrait un nouvel essor. Ce qui me réjouissait encore plus, c’était la démocratisation de l’enseignement au Québec avec l’instauration du ministère de l’Éducation et la création des cégeps, laïcs, d’entrée de jeu, gratuits pour toute la population, porte d’accès à l’université ou à une école de formation de technologie supérieure. Ils remplaceraient les cours classiques religieux traditionnels si peu accessibles à l’ensemble de la jeunesse. Des professeurs laïcs pourraient enseigner la philosophie, cette chasse jalousement gardée des prêtres et des religieuses.

En même temps que cette perspective s’ouvrait pour moi, je reçus l’invitation de Céline à aller passer l’été 1966 à Paris. Elle m’en avait parlé toute l’année dans notre correspondance. Les choses se précisaient. Louis irait à Prague pour une session de mathématiques. Elle et moi ferions, avec son amie Denise Gaudet, un tour de France. Ce projet me donna des ailes : je m’envolai vers Paris à la fin juin.