Mexico et Guatemala

C’est dans cet esprit que je fis un merveilleux voyage à Mexico et au Guatemala durant les vacances de Noël 1967. Mon amie Diane, qui était installée au Guatemala depuis une vingtaine d’années, m’y avait invitée. Je partis avec un groupe organisé qui visitait le Mexique et descendis avec lui dans un grand hôtel. Tour de Mexico et des environs. La nuit de Noël, il y eut le rituel de la Piñata : un grand sac en papier solide, arborant la forme d’un animal, est rempli de bonbons et de petits jouets; on le suspend au linteau d’une porte haute et chacun des participants le frappe avec un bâton jusqu’à ce qu’il crève; celui ou celle qui donne le coup de grâce est le gagnant ; il se sert le premier et distribue les cadeaux aux autres. Des photos avec des copains montrent que j’ai participé à cœur joie à cette fête. Mais je me disais que ce n’était pas ça Noël pour l’ensemble des Mexicains. Je souhaitais pénétrer dans la maison d’une famille du cru plutôt modeste. J’en parlai avec Antonio, le garçon de service qui était plein de prévenance à mon égard. Il m’invita à visiter la famille de sa sœur et, à ma demande, il me suggéra les gâteries à apporter. Je me rendis avec lui les bras chargés de cadeaux, le dimanche après Noël, juste avant mon départ, pour visiter sa sœur et ses neveux.

La maison? Une masure. Une odeur âcre s’en dégage. Cinq enfants m’entourent, le visage heureux. La mère avec le petit dernier entre les bras m’accueille. Sans complexe. C’est sa maison, semblable aux autres du quartier, ses enfants, sa vie ; elle est une Mexicaine ordinaire comme bien d’autres. Quel écart entre les riches et les pauvres ! Je distribue mes cadeaux. On me fait fête, on veut que je goûte les pâtisseries, les enfants se battent pour s’asseoir sur moi. Mais je ne m’attarde pas trop. Hélas! je l’avoue, l’odeur me tombe sur le cœur. Le soir, Antonio frappe à ma porte pour me remercier encore une fois. Ses yeux brillent, je fais l’amour avec lui.

Le lendemain, je m’envolai vers le Guatemala où m’attendait mon amie Diane. Elle habitait la capitale avec son mari et ses enfants; elle s’était mariée dix-huit ans auparavant avec un Anglais qui y faisait carrière. Elle fut une guide merveilleuse. Avec elle, je découvris Ciudad Guatemala, la capitale, et surtout, à cinquante kilomètres à la ronde, des petits villages où un marché coloré réunissait les habitants. Le plus impressionnant : Chichicastenango, surtout à cause de son église toute noircie à l’intérieur par la fumée des cierges. Diane m’explique : les Mayas ont adopté la religion des conquérants espagnols, le catholicisme, mais ils joignent de vieux rites païens à la célébration des mystères catholiques. Les cierges les fascinent, ils entrent souvent en transe dans leurs prières. Ce qui n’empêche pas les pauvres d’être terriblement exploités par les compagnies américaines. Les guérilleros arriveront-ils à casser ces monopoles pour en libérer le pays? Comment ne pas être marxiste en Amérique centrale ?

Un après-midi, en revenant d’une excursion à San Juan Battista, alors que nous longions des montagnes, notre auto fut prise en sandwich dans un convoi militaire. Diane était nerveuse. Elle profita d’un passage pour sortir du convoi. Le lendemain soir, alors que je parcourais le journal, je vis que les guérilleros avaient attaqué le convoi. On vivait dangereusement au Guatemala dans ces années-là. Diane avait été témoin de l’attentat contre l’ambassadeur américain. Revenant de ses courses en auto, elle avait vu soudainement des balles siffler sur l’auto devant elle. Elle avait stoppé et s’était calée au fond de sa voiture. Une autre fois, «un journaliste de ses amis» l’avait invitée à aller à sa villa sur le Pacifique. Elle avait remarqué le pare-brise de l’auto troué d’une balle. L’ami expliqua : « Mon article n’avait pas plu. » La famille avait une maison de campagne au lac Atitlan. Nous y sommes allées un week-end. Douze villages au nom des apôtres s’étalaient autour du lac. Nous en avons visité quelques-uns. Les habitants, moins métissés que dans la capitale, y crevaient de faim, mais, dans la nature, leur vie semblait moins sordide.

Diane évoqua devant moi la civilisation maya des temps classiques – 292 à 889 – qui avait construit des villes, surtout religieuses, avec des temples consacrés au dieu Soleil. Les prêtres étaient des savants, habiles en mathématiques et en astronomie. Ils avaient découvert le calendrier solaire. Cette immense civilisation était enfouie dans la jungle de Petén, à Tikal, que les archéologues étrangers tentaient de ressusciter. Elle m’encouragea à me rendre sur place. Un voyage d’une heure ou deux dans un bimoteur avec une douzaine de passagers. Justement, il y avait un départ le lendemain. Cette incursion au royaume maya m’enthousiasma. J’y vis une haute pyramide dégagée du sol avec encore de la terre et des herbes entre les marches. De chaque côté émergeaient des monticules du sol, les habitations des prêtres. Le peuple vivait dans des abris éphémères. On pense que les pauvres, esclaves de leurs croyances, avaient dû tirer les pierres d’une carrière située à six cents kilomètres de là pour édifier des lieux de culte. Les Mayas avaient sans doute inventé la roue et un système pour faire glisser ces pierres jusqu’à Tikal. J’aurais aimé séjourner dans ce haut lieu, mais il n’y avait pas de structures d’accueil pour les touristes. Seuls les archéologues y demeuraient. Je retournai donc en bimoteur le soir même.

Au retour, je réalisai que Diane était très prise. Je décidai d’anticiper mon départ pour le Mexique afin d’y voir des temples aztèques à proximité de Mexico et le Musée d’anthropologie. Mais je n’abandonnai pas mon intention première : prendre contact avec des étudiants à l’université, obtenir plus d’information sur la répression de la Place des trois cultures. Je n’ai pu avoir une réservation ferme à l’hôtel cinq étoiles où j’étais descendue à l’arrivée avec le groupe. De toute façon, je souhaitais me loger plus modestement. Diane me fit de nombreuses recommandations contre le vol au Mexique. Il fallait se méfier même des chauffeurs de taxi.

Dans l’avion, j’étais assise à côté d’un Américain de la Californie qui admira mes sacs de fibres végétales pleins à craquer d’objets guatémaltèques. «Le plus bel artisanat après celui du Pérou », remarque-t-il. Il arrivait de Panama. Nous avons parlé des problèmes du canal, de l’Amérique centrale et du Sud. Le vol m’a semblé très court. Steve ne s’arrêtait qu’une nuit à l’hôtel. Il devait revenir au petit matin à l’aéroport pour le vol de San Francisco. Je lui fis part de l’inquiétude que m’avait communiquée Diane. Il accepta que je partage son taxi. « Y aurait-il une chambre pour moi à ton hôtel ? » Oui, je pourrais y loger pendant les cinq jours que je passerais à Mexico. C’était un trois étoiles fort sympathique, très animé, avec salle à manger et piste de danse. Nos deux chambres étaient disposées de part et d’autre d’une entrée. Steve souhaitait qu’on se retrouvât pour une balade dans le marché dont il m’avait parlé avec enthousiasme.

Ah! le marché de Mexico. Il le connaît par cœur. Ici, il achète des tacos, là, il me guide vers l’authentique quartier des Mariacci où la musique est intégrée à la vie quotidienne. Je suis ravie de l’aubaine. L’atmosphère est légère. Pas de flirt. Nous communiquons à travers Mexico. Au retour, nous prenons un dîner légèrement arrosé et nous dansons. Vers onze heures, nous montons à nos chambres. Face à face. Il hésite.

«Aimerais-tu ...

— Pourquoi pas ? »

Il vient dans ma chambre. Nous nous étreignons avec ardeur. Cette fois sera unique! Il s’étonne de ses performances et m’en attribue les mérites. Je réponds: « C’est Mexico. » Au petit matin, je l’entends comme dans un rêve se glisser hors du lit et murmurer : « Adios, ma petite Québécoise... »

Ce jour-là, je m’enquis à l’hôtel des moyens de transport pour me rendre à l’université. Je voulais y voir les murales de Rivera, mais encore plus, prendre contact avec des étudiants pour en savoir davantage sur la répression de la Place des trois cultures. La presse, en Amérique, avait banalisé l’événement en ne parlant que de la remise à l’ordre un peu musclée d’une grande manifestation populaire juste avant les Jeux olympiques de 1967. On avançait les chiffres d’une douzaine de morts. Par ailleurs, un journaliste du Nouvel Observateur avait été témoin : il parlait de deux cent cinquante-quatre morts, sans compter les blessés. Il insistait sur le caractère pacifique de la manifestation et son but démocratique. Il s’agissait d’inscrire un point des droits de l’homme dans la Constitution mexicaine.

Université de Mexico. Les fresques de Rivera me crèvent les yeux... et le cœur. Je vais au café des étudiants. Je tente d’en apprivoiser quelques-uns avec mon mauvais anglais farci de mots espagnols. Je les questionne sur leur vie universitaire, je compare avec celle du Québec qu’ils connaissent bien depuis l’Exposition universelle. Mine de rien, j’amène la conversation sur leurs Jeux olympiques et la manifestation de la Place des trois cultures. Je sens des résistances. L’une me suggère d’en parler avec Francisco : il fut un témoin privilégié. On court le chercher et on me laisse avec lui. Je lui demande assez directement si les chiffres des morts donnés par le Nouvel Observateur sont vrais.

«Il y eut encore plus de morts que cela : j’y étais. Une camarade de classe avec qui je marchais est tombée morte devant moi d’un éclat d’obus, et combien d’autres. J’ai été seul à m’en sauver dans ce groupe-là. Si vous voulez, j’irai à votre hôtel vous en parler ce soir. »

Je lui donne mes coordonnées. Ce que je réalise, c’est que tous ont peur de dévoiler l’hécatombe au grand jour. Craignent-ils des représailles ? Francisco est fidèle au rendez-vous et me parle de longues heures en anglais, puis en espagnol – je vérifie avec l’anglais pour être sûre d’avoir compris – d’une façon haletante, me décrivant les bombes qui tombent des avions, la panique des gens étonnés qui étaient venus manifester avec leurs enfants, leurs cris, leurs yeux révulsés. Il vit avec ce cauchemar. Des journaux de gauche ont fait des enquêtes, ils ont des photos, particulièrement le journal Por que (Pourquoi?). Il viendra m’en porter des numéros pour que je puisse faire connaître dans mon pays ce qui s’est passé. Le lendemain soir, il m’appelle pour s’excuser. Il sera à l’aéroport pour me saluer le surlendemain. Je n’ose plus espérer. Mais il y est avec plusieurs numéros de Por que concernant la répression policière. Je lui promets d’alerter des journaux. Hélas ! nos journaux sont peu politisés, l’événement est déjà loin, les rédacteurs en chef craignent des incidents diplomatiques avec le Mexique. Je garde le souvenir d’une image de Por que : un obus tombant sur le landau d’un bébé. Dans ma tête, elle rejoint celle d’Eisenstein montrant un landau culbutant dans le vaste escalier d’une gare.

Ce voyage m’offre une image de ce que je suis au début de l’année 1968. Toujours amoureuse de l’ailleurs, avide d’en connaître des aspects divers, engagée socialement et politiquement. Mon engagement se situe surtout au Québec, un pays qui se construit, dans mon enseignement, dans la vie syndicale et politique. Engagée, mais libre. Cueillant au passage, avec intensité, les voluptés du corps et de l’esprit. Je me sentis très près des mouvements de Mai 68. Nous jouissions déjà dans l’éducation de bien des avantages réclamés par les étudiants. Mais c’est de l’esprit des soixante-huitards dont je me sentais complice. Oui ! changer la vie, faire place à l’imaginaire, pratiquer l’amour librement, ne pas être enfermés dans de vieilles structures, être solidaires de la classe ouvrière.