Pendant l’année scolaire 1968-1969, je me rapprochai d’un professeur de sciences qui partageait les mêmes idées politiques que moi, mais qui les vivait depuis plus longtemps. J’aimais analyser avec lui l’actualité syndicale et la démarche pour l’indépendance du Québec. Nous avions un faible l’un pour l’autre, mais il n’était pas libre : une femme malade et de grands enfants. Cette amitié me fut précieuse. Je continuai à vivre intensément mes instants voluptueux quand ils se présentaient, mais je ne les recherchais plus. D’autant que je voyais aussi un autre collègue du secteur professionnel, très amoureux de moi. À l’occasion, nous soupions ensemble et faisions l’amour.
Au début de l’année 1969, j’éprouvai le désir de déménager au centre-ville, beaucoup plus animé que Cartierville où je m’étais cachée en 1965 pour la naissance de mon enfant et qui était presque la campagne. Je suis une urbaine. J’aime la solitude, mais pas l’isolement. Avec Denise et Georges, j’avais découvert les cafés enfumés, les bistrots français, les bars cosmopolites des rues Crescent, Drummond, de la Montagne. Même si nous y parlions français, la vie à l’extérieur s’y déroulait en anglais. Mes convictions me firent opter plutôt pour les environs de la rue Saint-Denis, au nord de Sherbrooke, là où vit la population canadienne-française. Le carré Saint-Louis avait mes préférences. Pour être plus sûre de mon choix, je louai une chambre pendant les vacances de Pâques dans une de ces maisons de la rue Laval dont le premier étage était converti en meublés. L’expérience fut concluante : beaucoup de vie le jour, pas trop de bruit la nuit. En ce temps-là, la rue Prince-Arthur n’était pas piétonne et le Carré n’attirait pas les touristes. Il demeurait la taverne et la terrasse des robineux. Aux beaux jours, des jeunes y flânaient en fumant un joint. Ce n’est que peu à peu que la drogue y devint florissante, les dealers ayant établi leurs quartiers généraux dans un restaurant du voisinage. Le lieu, avec sa verdure, sa fontaine, était attrayant. Les gens le traversaient pour le plaisir lorsqu’ils allaient faire leur marché boulevard Saint-Laurent. Certains venaient spécialement pour voir le mur poétique sur la langue française de la maison de Pauline Julien. Ils se joignaient aux auditeurs de Gaston Miron qui commentait la politique du jour et épelait pour tous la Terre-Québec. Gérald Godin, compagnon de Pauline Julien, y bouclait l’édition de son journal Québec Presse et y travaillait à ses éditions Parti-pris. En descendant jusqu’à la rue Sainte-Catherine, on trouvait la célèbre librairie d’Henri Tranquille, toujours disposé à nous conseiller tel livre, à commenter l’actualité littéraire, à encourager les écrivains en herbe. Sur la rue Saint-Denis, d’autres librairies, des galeries d’art comme celles de Morency, des restaurants. Le Mazot suisse et sa croûte aux morilles nous initiait à la gastronomie. Une fois, de temps en temps, on désertait Harris pour s’y régaler.
Cet environnement à la fois québécois et culturel m’enchanta. Je décidai d’y déménager. Encore me faillait-il trouver un appartement. Les belles maisons du Carré, autrefois si somptueuses, étaient plus ou moins bien entretenues ; leur loyer n’était pas très élevé, mais aucune n’était libre. Je remarquai un rez-de-chaussée à louer un peu plus loin – au 421, rue de Malines, qui donne sur la rue Saint-Denis à la hauteur du Carré. Le logement longeait la ruelle Saint-Denis. C’est dire qu’il était bien ensoleillé. Un grand six pièces et demie que je louai pour deux cents dollars environ, avec un petit jardin sur le côté arrière et un grand hangar. Je fis peindre l’intérieur tout blanc, même les planchers – sauf quelques-uns violets – pas assez en état pour les vernir tels quels. Je disposai de vieux tapis ou des restes de moquette neuve pour tamiser l’atmosphère. J’achetai en solde deux grands sofas et, par les petites annonces, d’autres meubles à un prix dérisoire. Pendant les vacances, je me mis à décaper, à poncer, à cirer, à vernir avec énergie et plaisir. J’adorais ces nouvelles tâches. Ma mère vint me donner un coup de main. Mon neveu Pierre-Paul m’aida à tapisser les murs d’une petite pièce avec du papier glacé de revues que nous collions d’une façon humoristique. Les jeunes adoraient mon appartement qu’ils disaient «au boutte», tandis que tante Purissima me plaignait d’habiter dans ce quartier... «une vieille maison » avec «des vieilles affaires». C’était celui de son enfance, mais justement la famille était montée dans le nord : une promotion sociale !
Je me plaisais bien rue de Malines, surtout dans mon bureau qui occupait le salon double à l’avant. Très clair, avec exposition sur la rue et sur la ruelle. Les murs tapissés de livres, les plantes vertes suspendues en étaient la seule décoration. Mon propriétaire, monsieur Tremblay, tout en venant collecter son loyer, voyait les progrès de l’aménagement. C’était un homme pittoresque, original. Il était vêtu comme un robineux, mais il possédait une quarantaine de maisons dans le quartier, modestes sans doute. Celle de la rue de Malines était la plus belle avec son recouvrement en pierres. Des professeurs y logeaient. Les autres, il les louait à des étudiants et à des assistés sociaux. Chaque mois, il entreprenait la tournée de ses locataires pour qu’on lui payât le loyer – certains auraient oublié!; il avait des liasses de billets dans les poches. Une fois, alors qu’il s’attardait chez moi à regarder mes vieux meubles, il me demanda ce que voulait dire le mot « psychédélique » ; je l’aidai à le prononcer. Un de ses locataires avait peint les murs de couleurs psychédéliques. « Oui, c’est la mode aujourd’hui», dit-il, sans porter de jugement de valeur. On pouvait aménager comme on voulait, du moment qu’on ne lui demandait pas de payer les frais. Il avait une certaine complicité avec les marginaux. Il logeait sa femme et ses cinq enfants dans une vieille maison à la périphérie nord-est de la ville. Il en partait tôt le matin et n’y rentrait que le soir tard. Son bureau, c’était la taverne Duluth, à l’angle de Duluth et Saint-Hubert. C’est là que je devais le rejoindre, sans y entrer – les femmes n’y étaient pas encore admises, si un tuyau coulait ou pour tout autre problème. Un original. Il y en a toujours eu beaucoup chez nous. C’était l’époque de la contre-culture et j’habitais dans le quartier où elle fleurissait le plus.