L’absence

Nous ne désirons plus, nous sommes le désir
Un seul désir
Résonnant jusqu’aux confins du monde
Comblé d’être.

MIKEL

 

 

 

Début septembre : enseignement au cégep dont je ne me rappelle rien de particulier. J’avais bien préparé mon cours sur les approches et interprétations du monde : langages religieux, esthétique, scientifique, philosophique. Je poursuivais au ralenti l’aménagement de mon appartement et surtout l’écriture de Sœur Thécla. Le philosophe français était là, à distance, pour m’y encourager. «Il te faut absolument achever.» À ma grande surprise, je reçus une lettre de lui quatre jours après son départ. Il l’avait écrite dans l’avion et postée à Orly. Il gardait un prenant souvenir de notre rencontre et de notre voyage le long du Saint-Laurent «pendant ces inoubliables journées si brèves et si extraordinairement pleines » où je fus pour lui « une Fontaine de Jouvence : le meilleur de l’été, une récompense»! Cette lettre fut suivie d’une vingtaine d’autres jusqu’à la fin de l’année 1969, toutes aussi tendres, amoureuses, attentives à mes activités de professeure et d’écrivaine en herbe, et à certains ennuis qui se présentèrent au début de l’automne.

En 1969, on affichait encore publiquement, avant une élection, la liste des électeurs. Or, il y eut une élection partielle dans mon comté. Mon nom y figurait comme unique locataire du 421 : une femme seule, et au rez-de-chaussée. Quelle invitation pour les maniaques ou tout simplement les gais lurons! Un homme vint se masturber devant la fenêtre de ma chambre. Je reçus des coups de téléphones pornos. J’avais l’impression qu’on m’avait à l’œil quand je traversais le carré Saint-Louis. Ma belle-sœur Monique me conseilla de m’acheter un chien. J’allai à la SPCA où je trouvai un grand chien de chasse africain, encore jeune. Il était fringant et doux comme un agneau. Je le promenais ostensiblement sur la rue Saint-Denis et au carré Saint-Louis.

Ma mère m’offrit de venir passer la fin de semaine chez moi : « Je vais faire peur à ces maniaques, moi!» Elle étendait chaque jour du linge à sécher sur la corde à l’arrière de la maison. Après avoir renouvelé l’expérience quelquefois, elle me proposa de venir habiter avec moi. Elle s’installerait dans la petite chambre, derrière la cuisine, où elle aurait son téléphone, son téléviseur et sa radio. Elle ne me dérangerait pas, moi qui travaillais dans la pièce avant. Et puis, elle me rendrait quelques services : préparer les légumes, laver la vaisselle... et surtout, elle assurerait ma sécurité. Je réfléchis à la question. Il est vrai qu’Augusta n’était pas femme à placoter, ni à fouiller dans mes affaires. Ce n’était pas son genre. Ce que je redoutais, en sortant du monastère, c’était la toute puissance de son être et son discours centré avant tout sur le jeu. Là où elle était, elle occupait la place. Depuis sept ans, j’avais fait mes preuves comme femme autonome, mon appartement respirait mon atmosphère, mes amis me ressemblaient. Pas de danger qu’elle ne transportât chez moi son univers. J’acceptai donc de partager mon logement avec elle. Ce qui la rendit très heureuse. Sa joie m’émouvait; peu à peu, je me sentis devenir sa mère. Augusta m’avait avertie que le vendredi, elle allait retrouver son club de cartes dans une maison privée. Je ne m’en occupais pas. Un soir, je rentrai tard et je remarquai qu’elle n’était pas de retour. J’essayai en vain de m’endormir. Je l’attendis et lui fis des remontrances : elle m’inquiétait, elle ne devait pas rentrer après une heure. La semaine suivante, elle fit attention. Mais peu à peu, elle reprit ses habitudes. Et comme elle voyageait toujours en taxi, je me calmai et la laissai tranquille. Une fois cependant, il y eut un petit drame. Une tempête de neige avait immobilisé Montréal. Le maire avait déclaré l’état d’urgence. Le vendredi soir, je vis Augusta s’habiller pour sortir.

« Ce n’est pas possible.

— Et pourquoi pas ? La neige ne tombe plus, la rue Saint-Denis est nettoyée au centre. Je vais prendre un taxi.

— Mais les rues perpendiculaires comme Beaubien et les petites rues comme Chambord ne sont certainement pas dégagées. »

Elle s’entêta ; je décidai de l’accompagner. Nous fîmes de l’auto-stop jusqu’à Beaubien et, de là, nous marchâmes, nous enfonçant à chaque pas jusqu’aux genoux dans la neige.

Je vois, en relisant les lettres de Mikel, que je ne lui avais pas demandé conseil sur la cohabitation avec ma mère. Je n’y avais même pas songé. Ma relation avec Augusta, c’était une affaire entre elle et moi. Je le mis seulement au courant et il s’en réjouit. Lui-même était très attaché à sa mère. Il l’avait placée chez une infirmière qui prenait soin de trois personnes âgées. Sa femme n’acceptait pas sa présence à la maison. Il allait la voir presque tous les jours. Elle avait quatre-vingt-onze ans, était parfaitement lucide et sans infirmité.

Au début de notre correspondance, je craignis, à lire ses lettres, qu’il ne m’idéalisât et que je devinsse pour lui « sainte Marcelle » après avoir été pour le monastère «sainte sœur Thécla ». Il tenta de calmer mes appréhensions :

J’y [dans mes lettres] retrouve ma Marcelle du Grand Séminaire ... et des motels québécois – multiple, elle aussi: tendre, enjouée, insouciante, sérieuse, profonde (et ce n’est pas une image-écran que je construis et que je projette), c’est la vérité de Marcelle, telle que je l’ai vécue, avec délices.

Il ajoute en post-scriptum :

Puisque tu as peur que nous ne substituions une image à la réalité, voudrais-tu m‘envoyer une photo de toi, Marcelle? Si je pouvais fixer le sourire heureux que tu offrais la nuit quand nous nous réveillions un moment...

La photo, oui; mon sourire de nuit... Malgré ses protestations, je sentais bien, moi, que l’éloignement et même le jeu de l’écriture dans la correspondance ouvraient un espace à l’imaginaire. Je ne le récusais pas totalement. L’autre n’est-il pas là pour provoquer des images possibles de soi ? Mais je me devais de préciser, dans mes lettres, ce que je croyais être. Je souhaitais aussi confronter à la réalité de la présence nos perceptions mutuelles de l’un et de l’autre. Surtout, pas de masochisme : l’absence est là, entre nous, incontournable. Je l’accepte, mais je ne veux pas en jouir. Ce à quoi il me répondit :

Oui, j’espère bien que nous nous reverrons, mon cœur. J’ai admiré la sagesse de tes réflexions, et je suis bien d’accord avec toi. Il ne faut pas que l’absence nous fasse souffrir; que nous nous condamnions, l’un et l’autre, à nous crisper sur une image. Il faut que nous considérions notre relation comme un luxe, une récompense, une vacance au milieu du travail quotidien. Ce luxe, nous n’avons pas à y renoncer: nous communiquons par lettres... et autrement dès que l’occasion nous est donnée (occasion que je provoquerai!). Mais cela ne doit pas nous empêcher de vivre quotidiennement notre vie comme par le passé, avec son travail, ses peines et ses plaisirs. Ce ne doit pas t’empêcher, Marcelle, de garder ou de contracter une relation intime avec tel homme qui te plaît (à condition, j’y insiste, qu’il en soit digne, c’est-à-dire qu’il ne risque pas de te faire souffrir). Tu as mille fois raison de vouloir éviter tout masochisme, de refuser le culte du passé et de l’absence!; et c’est dans le présent qu’il faut vivre – comme nous l’avons vécu ensemble. Mais nous aurons de nouveaux présents, n’est-ce pas?

Il tenait beaucoup à ce que je me sentisse libre vis-à-vis de lui, mais, en même temps, il appréhendait que je ne le fusse trop! Il ne réalisait pas vraiment que lorsque je faisais l’amour avec une nouvelle connaissance, je n’avais aucune attente pour le futur; je ne pouvais donc pas souffrir. Dès sa troisième lettre, il me mit en garde :

Me permets-tu de te le redire: ne t’abandonne pas à ta spontanéité au point d’accorder tes faveurs à quelqu’un qui n’en serait pas digne.

Dans la quatrième, celle-là même où il m’invite à demeurer libre, il ajouta :

Osera-t-il [mon amant] t’adresser une prière? C’est de lui réserver le monopole de certaines caresses que tu as inventées pour lui.

Et ainsi de suite. De toute façon, j’étais tellement prise par ma vie professionnelle, à laquelle s’ajoutaient l’écriture et ma correspondance, que je n’avais presque pas de temps libre. Je vis mon copain du cégep une ou deux fois seulement. Peut-être Mikel projetait-il sur moi ses désirs de plus grandes possibilités sexuelles? Dans ses lettres, il me confiait parfois ses appréhensions. S’il m’appelait sa «Fontaine de Jouvence », c’est que j’avais éveillé le désir chez lui, le désir qui se fond en jouissance. Peut-être craignait-il aussi de me perdre à l’aube de notre amour naissant.

Tout philosophe qu’il était, Mikel ne s’attardait pas sur ses appréhensions, il agissait. Ainsi, sa correspondance des premiers mois est une œuvre de séduction. Il me salue avec des mots tendres – «ma douce petite Marcelle chérie, fons juventutis, érable en feu, neige ardente, ciel étoilé, vase de chasteté, mère de volupté...» –, évoque nos étreintes avec nostalgie et désir, me conforte si j’ai quelques soucis, comme les assauts des « branleux » et les coups de téléphones pornos, m’encourage dans mon enseignement et mon écriture, me laisse espérer un revoir en février, me raconte ce qu’il accomplit pour le réaliser. Il me parle de ses activités : un colloque à Urbino, un autre à Oxford. Avant de quitter Montréal, il m’avait demandé de lui faire un bilan de mes études, de mes recherches, de mes intérêts intellectuels. Je m’empressai de faire ce travail qui ne pouvait que m’éclairer moi-même. En le recevant, il ajoute à mes litanies «modèle de lucidité», et m’écrivit :

[...] car je l’ai lu et relu le bilan que tu m’envoies de tes expériences, de tes goûts et de tes désirs. Je crois que tout se ramène à deux termes: mieux comprendre, créer. Mieux comprendre le monde où nous vivons, c’est une tâche (et tu n’as pas besoin d’en psychanalyser le désir); Hegel disait que la lecture des gazettes est la pensée de l’homme moderne. Mais à moins d’être sociologue (et encore!), on ne peut comprendre le milieu et la culture qu’en recevant – et critiquant – l’information. Étant donné l’orientation que tu as donnée à ta vie, le maître-mot pour toi c’est: créer; traduis: écrire, car c’est le seul art dont tu aies la pratique; pour les autres comme moi, tu ne peux qu’en jouir, ce qui est beaucoup: s’associer à la création sans être créateur. Et réfléchir sur eux. Si tu exerces ta créativité – et pourquoi pas? – ce ne peut être que de façon mineure, comme en aménageant ton appartement ou comme passe-temps si, par exemple, tu t’amuses à peindre. Donc l’outil, c’est l’écriture. Quoi? ton autobiographie. D’abord: c’est acquis, et j’attends tes prochains chapitres. Ensuite, une thèse qui répond à la fois aux besoins de créer et de gagner ta vie, c’est-à-dire d’avoir un métier, car il le faut pour être indépendant. Une thèse sur quoi? Voilà le problème. Ton point faible, c’est la connaissance des philosophies. Tu as été étudiante pendant le règne du thomisme... Ton point fort, c’est la connaissance des relations humaines (je n’oublie pas, mon cœur, la séance de brainstorming !) et de la pédagogie, et aussi ton goût des arts. Où trouver un sujet? Je t’avoue que je suis fort embarrassé, mais je te promets d’y réfléchir. La méthodologie de la philosophie à quoi tu pensais à Trois-Rivières, ça m’est bien étranger et ça me semble difficile et incertain; le terrain n’est guère défriché. La pédagogie? Il faudrait que tu te convertisses à la psychologie. Et l’esthétique? Pourquoi pas, ma chérie? Soit un problème d’esthétique philosophique (à ma façon), soit un problème plus empirique et qui s’accorderait à ton besoin de connaître notre monde, comme la pratique ou la fonction de tel ou tel art dans le Québec ou dans notre civilisation. La difficulté ici serait peut-être d’instituer une enquête qui exige une équipe (cf. par exemple: L’amour de l’art par Bourdieu et Tardif, Éditions de Minuit). Parles-en donc à... [des noms de Québécois qu’il connaissait : je ne les ai pas consultés]. Inutile de te dire que je serais d’autant plus heureux de te voir entreprendre une thèse qu’elle te conduirait à Paris en janvier.

J’ai cru bon de transcrire cette partie de sa lettre, car elle me renseigne sur moi-même. Son analyse qui aboutit à « comprendre le monde et créer » me touchait beaucoup. Une de ses conclusions n’était pas tout à fait juste pour moi : celle de faire une thèse. Je gagnais bien ma vie dans l’enseignement au cégep et je pouvais écrire autre chose que de la philosophie. Mais je comprends Mikel de me l’avoir suggéré : l’enseignement est très hiérarchisé en France. L’idéal pour chacun, c’est d’atteindre le sommet de l’échelle, c’est-à-dire l’université. Pour l’heure, autant j’étais ouverte à des séminaires costauds, autant je n’avais pas le désir d’enseigner à l’université où il me semblait que les professeurs n’avaient pas autant de liberté qu’au cégep. Justement c’était le contraire en France. Je lui fis part de mes hésitations, sans trop insister, car j’étais séduite par l’idée de le rejoindre à Paris. Il prit mes réticences pour de la modestie et il me rassura : je pouvais faire une thèse. En pédagogie ou en esthétique ? Il me serait plus facile d’avoir une position à l’université en pédagogie. Toujours cette perspective de l’université... Je ne lui avais donc pas parlé assez clairement. Mais il me suggérait un sujet en esthétique plutôt tentant : comparaison et rapports entre l’expérience religieuse et l’expérience esthétique, ma double compétence !

Même si je percevais dans toutes ses suggestions son désir de m’avoir près de lui, je n’en étais pas moins touchée du temps qu’il me consacrait. Il orientait mon désir d’approfondissement vers des sujets précis et me proposait une expérience nouvelle d’étude, d’écriture et, peut-être, de vie en France. Mais je n’étais pas encore décidée. Nous nous reverrions d’abord. J’offris de lui rendre visite à Paris pendant les vacances de Noël s’il n’avait pas de contrat pour février. Il hésitait à accepter, car il ne pouvait me donner tout son temps et craignait que j’en souffrisse trop. Mais nous avions un tel désir l’un de l’autre que je le convainquis d’accepter. Comment résister à cette fin de lettre du 11 novembre 1969 :

Comme j’aimerais, après mes cours, aller frapper à la porte de la rue de Malines. Je demanderais à ma tendre Fontaine de Jouvence de m’offrir un verre, que nous dégusterions en bavardant, et puis vite déshabillés, nous plongerions dans la rivière profonde du lit, et nous laisserions nos corps poursuivre la conversation: les bouches et les mains seraient éloquentes, et le délicieux jardin embaumé de rosée nous livrerait son secret... Pour quand ces joies? J’attends la réponse de D. S’il ne répond pas, penses-tu venir en janvier, ma chérie?

Le 14 novembre, il reçut un coup de fil de Montréal : il serait près de moi trois semaines en février. Nous avons reporté notre revoir à cette date. Mais déjà il espérait que je pourrais assister à son séminaire, fin mai. Et en fait, me disais-je, ne serait-ce pas raisonnable que je fisse l’expérience de l’université française avant de m’y inscrire? Justement, il le croyait aussi.

À une lettre dans laquelle je lui exprimais mes goûts et mes appréhensions, il répondit :

Je crois que je te comprends, mon cœur. Ta situation n’a rien d’étonnant, ni d’embarrassant. Après t’être abreuvée de mysticisme, tu as réagi en revenant à la pensée rationnelle: méthodologie, épistémologie, positivisme. Mais à Trois-Rivières, rien qu’à te voir avant d’avoir pu vérifier – délicieusement ma Fontaine de Jouvence... – ta sensibilité au plaisir, ton goût de la vie, ton ouverture à la beauté, je m’étonnais déjà de tes propos et de tes intérêts positivistes. Il me semble que ta nature t’oriente vers les domaines de pensée où le sentiment a sa place; et c’est pourquoi je t’ai suggéré l’esthétique. D’autant plus – je l’ai vérifié sur moi – que lorsqu’on n’a pas été entraîné très tôt à la rigueur scientifique, il est très difficile d’y acquérir une certaine maîtrise... Mais l’on peut rendre justice à la pensée scientifique (et, par exemple, au structuralisme!) sans la pratiquer soi-même: c’est ainsi que je dirige les thèses d’inspiration structuraliste ou psychanalytique. On peut s’efforcer à une pensée exigeante et rigoureuse même en des matières qui en appellent au sentiment.

Et je crois que c’est là ta vocation. Et tu l’as mise déjà à l’épreuve en écrivant ton autobiographie; tu le feras encore en te lançant dans une thèse: c’est le premier pas qui coûte, et il ne faut pas trop hésiter: à la grâce de l’inspiration! En travaillant, tu deviendras ce que tu es, sans avoir trop cherché à te définir au préalable.

C’était bien lui! Philosopher dans une thèse serait la meilleure preuve de mes capacités à le faire.

Mikel atterrirait à Dorval le 8 février pour trois semaines d’enseignement à l’Université de Montréal. À cette nouvelle, grande liesse suivie d’une crise d’anxiété. Je m’en étais ouverte à mon amie Yolande qui vivait une vie de couple. « Que vais-je faire avec Mikel pendant tout ce temps ! On ne peut pas toujours faire l’amour! Nous aurons d’ailleurs chacun notre enseignement, comment harmoniser nos horaires? Aurons-nous assez de temps pour nous aimer?» Yolande m’encouragea en mettant de l’avant l’expérience avec ma mère, qui se déroulait bien. Justement, sa présence avec Mikel était pour moi une crainte supplémentaire. Alors que ma relation avec elle n’en était qu’à ses débuts, interviendrait une autre présence. Je devrais jouer tour à tour mon rôle dans deux duos et un trio. Et si je demandais à Augusta d’aller chez son fils Robert pendant ce temps? Elle s’entend bien avec sa bru Monique. Je m’apaisai quelque peu, mais un vieux fond d’angoisse demeurait et émergeait à la moindre occasion. J’avais peur, je crois, de vivre un grand amour dans la proximité de l’autre. Je n’envisageais cet amour que dans l’intensité; je n’arrivais pas à le voir «se dérouler » dans le quotidien. Le modèle de sainte sœur Thécla demeurait-il donc prégnant en moi ? Sœur Thécla, après les grâces d’union, après les extases et la lévitation, avait peine à revenir sur terre. Le désir la tenait vigilante. Plus de sommeil, plus de force : elle sombra dans la dépression. Mais la situation est alors très différente. Personne ne voit Dieu, il est invisible ou il se cache. Avec lui, la communication est un soliloque. Mon amant, lui, est un être de chair et de sang : je le vois, l’entends, le touche, l’étreins. Même absent, il se manifeste par des lettres, des projets multiples à partager, par des invites à l’aimer. C’est d’ailleurs ainsi qu’il m’a apprivoisée et séduite. L’état amoureux offre des analogies, surtout dans ses sommets, avec la vie spirituelle, mais il en diffère beaucoup, puisque les partenaires sont des êtres humains. Le divin est évanescent, pour ne pas dire insaisissable. Seul le fantasme ou la foi le soutient. Mais si Dieu envahit la vie, il ne prend pas matériellement de place. Au contraire, un homme, une femme, occupent chacun un territoire, ce qui entraîne d’ailleurs d’autres difficultés auxquelles j’étais aussi très sensible. Je n’avais jamais vécu la vie à deux et je n’avais pas vu de près les autres la vivre. Dans mon enfance, on vivait en famille de façon peu orthodoxe. Sans parler de la longue absence de mon père à la guerre. Dans le cloître, la proximité était régie par des rituels et des règles. Même si l’on disait « notre » cellule, on l’habitait seule.

Pendant les vacances de Noël, je travaillai beaucoup à l’histoire de sœur Thécla et à la préparation de mes cours. La rentrée au cégep pour le deuxième semestre avait lieu vers la fin janvier. Ces occupations calmaient mes craintes, tandis que les lettres de Mikel suscitaient mon espoir : nous serons très heureux pendant ces trois semaines. Il se demandait si ce fond d’angoisse, dont je lui parlais, ne venait pas de ma solitude sexuelle et il me répéta que je devais me sentir libre en son absence de vivre quelques aventures si j’en avais le goût. Justement, je n’avais pas ce goût. Il ajouta que c’était lui qui devrait être anxieux : serait-il à la hauteur de mes attentes ? Mais il avait confiance en sa « Fontaine », elle le ranimerait. De toute façon, c’était un homme joyeux, optimiste ; il croyait à la puissance de la vie. Il me communiqua le feu de son attente et mes craintes s’envolèrent.

Mon cœur, quelle joie de te retrouver, de t’avoir tout à moi, d’être tout à toi, vivre avec toi dans l’improvisation de la fête, de n’obéir qu’à notre désir, de réinventer les gestes et les mots de l’amour, sans réserve, sans scrupule, dans la liberté de l’instant ... Et aussi de parler, de discuter de ton cours, de ta thèse. À ce propos, tu rêves d’année sabbatique; une bourse de thèse, ce serait deux ou trois années sabbatiques.