Né à Amiterne en Sabine d’une famille de souche plébéienne en 86 av. J.-C., Gaius Sallustius Crispus s’engagea de bonne heure dans la vie politique ; ses convictions le poussèrent vers les populares, qui demandaient une meilleure répartition des richesses et plus de justice sociale : questeur puis édile dans des conditions que nous ignorons, il fut élu tribun de la plèbe pour l’année 52, l’une des plus sombres de cette époque troublée. Radié du sénat pour immoralité, Salluste dut à nouveau gravir les échelons du cursus : questeur en 49, préteur en 47, il fut chargé de la province romaine d’Afrique (l’ancien territoire de Carthage) grâce au soutien de César. La mort du dictateur mit un terme à sa carrière, d’ailleurs compromise par des scandales dans la gestion de sa province. Il rédigea alors le récit de la Conjuration de Catilina, publié en 42, après la mort de Cicéron, puis la Guerre contre Jugurtha, pour laquelle il a pu consulter les Mémoires de Sulla, enfin un traité d’histoire contemporaine en cinq livres, qui commençait à la mort de Sulla (86) et s’arrêtait à l’année 67 : de cette œuvre, que la mort de l’historien laissa inachevée, ne restent que cinq discours et deux lettres qui figuraient dans un recueil destiné à l’enseignement de la rhétorique.
À l’époque où Lucius Sergius Catilina conspire contre l’ordre établi, les proscriptions de Marius puis de Sulla hantent encore les mémoires (voir p. 267-268). Inoccupée, accablée de dettes, écartée de la vie politique pour immoralité ou brigue illicite, une partie de l’aristocratie romaine rêve de continuer les guerres civiles dans le secret espoir de refaire sa fortune et d’assouvir ses ambitions personnelles. Descendant d’une grande famille mais dévoyé, aigri par ses échecs au consulat, Catilina fait appel aux Allobroges, Gaulois de Narbonnaise, avec l’intention de conquérir Rome par les armes ; une vague d’attentats vise le sénat et les premiers personnages de l’État : par peur peut-être, par horreur de la révolution sans aucun doute, Cicéron, consul en 63, réagit vigoureusement. À la suite d’une dénonciation, la délégation des Allobroges est surprise avec des documents accablants pour les conjurés, signés de leur main. Tout est réglé dans le mois qui précède l’entrée en charge des nouveaux consuls que la conjuration visait à éliminer. Une vingtaine d’années s’est écoulée entre les faits et la version qu’en donne Salluste : il fait retomber toute la responsabilité du complot sur Catilina afin de minimiser, semble-t-il, le rôle joué par Crassus et sans doute par César. Il parle de Cicéron en termes flatteurs, vantant sa fermeté et son intégrité.
66 : nov. : consulat de Lucius Volcatius Tullus et Marcus Aemilius Lepidus (Lépide) ; le sénat poursuit pour brigue illicite les consuls désignés Publius Cornélius Sulla et Publius Autronius Paetus. La candidature de Catilina est rejetée sous prétexte qu’il n’a pas respecté les délais. Élection de Lucius Manlius Torquatus et de Lucius Aurélius Cotta. 5 déc. : réunion secrète dans la maison de Crassus, à laquelle assistent, entre autres, César, Gnaeus Calpurnius Pison et Catilina ; elle a pour objet l’élimination des consuls désignés.
65 : 1er janv. : première conjuration. Entrée en charge des nouveaux consuls ; les conjurés ont décidé de les assassiner au Capitole pour les remplacer par Autronius et Sulla : le complot est découvert. 5 fév. : nouveau projet d’attentat ; César, qui devait donner le signal du massacre, y renonce au dernier moment, en raison de l’absence de Crassus qui s’était fait excuser.
64 : mai : Pison, que le sénat avait envoyé en Espagne avec le titre de propréteur, est assassiné par ses troupes. 29 juill. : élection des consuls Marcus Tullius Cicero et Gaius Antonius Hybrida pour l’année suivante ; c’est un nouvel échec pour Catilina ; préparation active du complot.
63 : une délégation allobroge venue se plaindre au sénat des abus commis par Lucius Muréna, proconsul de Narbonnaise l’année précédente, est éconduite par Cicéron. 20 sept. : un des conjurés, Quintus Curius, révèle le complot à sa maîtresse, Fulvie, qui fait prévenir Cicéron. 18 oct. : projet d’attentat contre Cicéron ; graves désordres dans Rome. 20-21 oct. : dans la nuit, Crassus dépose au domicile de Cicéron, sans doute à l’initiative de César, des lettres dénonçant les desseins criminels de Catilina. 22 oct. : l’état d’urgence est proclamé ; Manlius, qui cherche à soulever l’Étrurie, est décrété ennemi public. 28 oct. : élections consulaires pour 62 ; Décimus Junius Silanus et Lucius Muréna sont élus ; battus pour la troisième fois, Catilina et ses amis intentent un procès à Muréna pour corruption électorale. César est préteur désigné, ainsi que Lentulus. 6-7 nov. : reprise du complot ; le projet d’assassiner Cicéron échoue ; Catilina recrute des troupes dans toute l’Italie. 8 nov. : Cicéron convoque le sénat et prononce en présence de Catilina la première Catilinaire : Catilina doit quitter le sol de l’Italie ; le sénat décrète l’état d’urgence. 9 nov. : Cicéron prononce devant le peuple la deuxième Catilinaire où il résume les débats tenus au sénat la veille ; déclaré « ennemi public », Catilina rejoint le camp de Manlius près de Fiesole ; le consul Gaius Antonius est chargé de combattre les conjurés, Cicéron d’assurer le maintien de l’ordre à Rome. Mi-nov. : Cicéron prononce le pro Murena, et obtient l’acquittement de son client malgré l’opposition de Caton (le discours, publié deux ou trois ans plus tard, a subi d’importants remaniements). 2-3 déc. : arrestation au pont Mulvius de la députation allobroge, en possession de documents mettant nommément en cause les principaux conjurés, qui sont arrêtés. Cicéron convoque d’urgence le sénat et, dans la soirée, expose la situation devant le peuple (troisième Catilinaire). Le consul Gaius Antonius quitte Rome à la tête de l’armée sénatoriale et charge son légat Pétreius de mettre fin aux troubles en Étrurie. 4 déc. : le sénat accorde des récompenses exceptionnelles à Volturcius et aux dénonciateurs du complot. 5 déc. : Cicéron ouvre au sénat le débat sur la peine à infliger aux conjurés : la peine de mort est votée. Dans la nuit, cinq conjurés (Lentulus, Céthégus, Statilius, Gabinius et Céparius) sont étranglés au Tullianum. Cicéron est décrété Père de la patrie. La quatrième Catilinaire, où il justifie sa décision, n’a jamais été prononcée. 10 déc. : élection des tribuns de la plèbe. 16 déc. : le nouveau tribun Marcus Calpurnius Bestia s’apprête à déposer au sénat une motion contre Cicéron. Nuit du 16-17 déc. : les Saturnales servent de prétexte à de nouveaux désordres à Rome.
62 : 5 janv. : l’armée consulaire bat la troupe de Catilina près de Pistoia. Mort de Catilina.
S’interrogeant sur les causes de la crise politique dont la conjuration de Catilina constitue l’un des épisodes les plus significatifs, Salluste oppose dans un raccourci saisissant l’image idéale de l’ancienne Rome au tableau des mœurs de son temps : la perte des valeurs morales et l’oisiveté d’une partie de l’aristocratie, déclassée et ruinée, l’ambition et le goût du luxe développé par la conquête de riches provinces font le jeu d’une jeunesse désaxée ; les agitateurs, qui évoquent avec nostalgie l’époque des Gracques ou de Sulla, attaquent l’ordre établi et s’en prennent aux institutions. C’est dans ce climat insurrectionnel que devait mourir la République (§ 6-14).
6. D’après la tradition, la fondation de Rome et la première occupation du site remontent aux Troyens qui avaient quitté leur patrie sous la conduite d’Énée ; ils se mêlèrent aux Aborigènes, population rurale qui ignorait les lois et vivait dans une ignorance totale des règles et de l’autorité. À l’intérieur des mêmes murs, ils s’entendirent avec une facilité déconcertante malgré la différence des origines, l’obstacle des langues et la diversité des coutumes. L’augmentation du nombre des habitants, le développement des institutions et l’extension du territoire accrurent leur prospérité et leur influence ; leur richesse provoqua la jalousie, comme il est de règle dans les sociétés humaines : attaqués par les rois et les peuples du voisinage, ils trouvèrent peu d’amis pour les secourir ; pris de peur, la plupart se tenaient à l’écart des guerres. Mais les Romains prirent aussitôt les mesures qui s’imposaient à l’intérieur et à l’extérieur, s’encourageant mutuellement, marchant contre l’ennemi et prenant les armes pour défendre leur liberté, leur patrie et leur famille. Après avoir réussi par leur bravoure à écarter les dangers, ils aidèrent les peuples auxquels ils étaient liés par traité ou par amitié et se firent des alliés en accordant plus de services qu’ils n’en recevaient. Leur régime était fondé sur les lois et le principe du gouvernement était la monarchie. Des vieillards, affaiblis physiquement mais en pleine possession de leurs facultés intellectuelles, étaient choisis pour veiller aux intérêts de l’État ; on les appelait « pères » du fait de leur âge ou de l’affection qu’on avait pour eux. La monarchie, fondée à l’origine pour préserver la liberté et renforcer l’autorité, se transforma en despotisme et en tyrannie : en remplacement de l’ancien régime, on créa des magistratures annuelles et on nomma deux chefs de gouvernement ; on pensait ainsi réprimer l’orgueil qui gonfle le cœur des hommes quand ils ont tous les droits.
7. Les gens prirent alors conscience de leur valeur et eurent envie de la faire connaître. Les rois se méfient plus des bons citoyens que des mauvais et le mérite des autres les inquiète toujours. Après l’établissement de la démocratie, la cité se développa à une vitesse incroyable tellement on attachait de prix à la gloire ; dès qu’ils étaient en âge de faire la guerre, les jeunes gens faisaient l’apprentissage de la vie militaire au camp et préféraient les belles armes et les chevaux de guerre aux filles et aux bons repas. Les hommes qu’on formait dans ces conditions ne trouvaient aucune tâche rebutante, aucun terrain escarpé ou difficile d’accès, aucun ennemi en armes redoutable : leur bravoure surmontait toutes les difficultés. Il existait entre eux une intense rivalité dans la course à la gloire : on se hâtait de frapper l’ennemi, d’escalader le rempart, de se faire voir au cours de tels exploits ; ils pensaient que là étaient la richesse, le mérite, la vraie noblesse. Ils convoitaient les éloges, attachaient peu d’importance à l’argent : ce qu’ils voulaient, c’était une gloire immense mais une fortune raisonnable. Si le sujet ne nous éloignait trop de notre propos, je pourrais citer des lieux où les Romains ont mis en fuite avec quelques hommes des forces ennemies considérables ou des villes qu’ils ont prises malgré leurs défenses naturelles.
8. La Fortune exerce son pouvoir partout : elle fait ou défait les réputations suivant ses caprices et non en fonction du mérite. L’histoire d’Athènes, à mon avis, est remplie d’événements importants et remarquables, très inférieurs pourtant à leur renommée. Puisque cette terre a produit des écrivains de grand talent, l’histoire d’Athènes passe partout dans le monde pour la plus digne d’intérêt. Ainsi les mérites des grands hommes sont tributaires du talent de ceux qui ont célébré leurs exploits. Rome n’a jamais bénéficié de tels avantages car les mieux informés étaient totalement pris par l’action ; l’activité intellectuelle était inséparable de l’activité physique ; l’élite préférait l’action à la parole et aimait mieux laisser les autres faire l’éloge de leurs exploits que célébrer celui des autres.
9. La vertu régnait donc à Rome comme à l’armée : on vivait dans une bonne entente totale, le désir de s’enrichir n’existait pas. La pratique de la justice et le sens du devoir venaient moins des institutions que d’un sentiment naturel. On se montrait agressif, violent, brutal en présence des ennemis ; les citoyens luttaient entre eux à qui serait le meilleur. Ils dépensaient sans compter pour les dieux, modéraient leur train de vie, se montraient fidèles en amitié. Leur tranquillité et celle de l’État reposaient sur deux principes : la bravoure à la guerre et la justice en temps de paix. Voici la meilleure preuve de ce que j’avance : plus de soldats ont été punis pour avoir combattu malgré les ordres ou quitté le champ de bataille après le signal que pour avoir osé jeter leurs armes et reculer devant l’ennemi. En temps de paix, les Romains maintenaient leur autorité par des bienfaits plutôt que par la terreur et ils aimaient mieux pardonner que réprimer.
10. Rome s’agrandissait grâce à son sens de l’effort et au respect des lois, de puissants monarques étaient battus à la guerre, des peuples farouches et de grandes nations cédaient devant sa force, Carthage, rivale de la puissance romaine, était détruite de fond en comble, Rome était la maîtresse des terres et des mers, quand la Fortune s’emballa et pervertit toutes les valeurs. Pour les Romains qui avaient surmonté sans peine les épreuves, les dangers, les difficultés et les obstacles, voilà que la paix et la richesse, ces biens unanimement recherchés, devenaient un fardeau et un tourment. La passion de l’argent, puis du pouvoir, se développa : ce fut le début de tous les malheurs. La cupidité ruina la confiance, la bonne foi et les autres vertus ; elle enseigna à leur place l’orgueil, la dureté, le mépris des dieux, la corruption générale. Quant à l’ambition, elle força beaucoup de gens à enfouir leurs pensées réelles dans leur cœur et à en exprimer d’autres, à aimer ou détester les gens sans autre motif que l’intérêt, à afficher un air vertueux en désaccord avec leur caractère. Ces défauts se développèrent d’abord lentement, avec des moments de répit ; quand le mal s’abattit sur la ville comme une épidémie, le changement fut total ; l’autorité, équitable et tolérante autrefois, devint tyrannique et insupportable.
11. Au début, l’ambition, un défaut qui n’est pas incompatible avec la vertu, faisait plus de ravages que la convoitise. Tout le monde, qu’il ait ou non les capacités nécessaires, rêve d’obtenir la gloire, la considération, le pouvoir ; mais tandis que l’un progresse dans la bonne voie, l’autre pratique la ruse et le mensonge parce qu’il n’a pas les qualités requises. La convoitise implique l’amour de l’argent, passion totalement étrangère au sage ; comme une drogue, elle sape la vigueur physique et morale d’un homme : jamais satisfaite, jamais comblée, elle ne faiblit pas, qu’on soit riche ou pauvre. Quand Sulla s’empara du pouvoir et instaura, après des débuts prometteurs, un régime détestable, tout le monde se mit à voler, à piller ; l’un jetait son dévolu sur une maison, un autre sur des terres, les vainqueurs ne savaient ni s’arrêter ni se limiter : ce fut un effroyable déferlement de haines. Sulla se montra en outre d’une indulgence et d’une générosité coupables envers l’armée qu’il commandait en Asie pour s’assurer sa fidélité, rompant ainsi avec la discipline des ancêtres. Ce pays enchanteur, source de délices, brisa rapidement l’énergie des soldats désœuvrés. C’est là que l’armée du peuple romain s’initia à la débauche et à l’ivrognerie, s’intéressa pour la première fois aux statues, aux tableaux, aux objets précieux, se mit à piller les collections privées et publiques, à dévaliser les temples, à profaner toutes les institutions divines et humaines. Après la victoire, ces soldats ne laissèrent rien aux vaincus. Le succès agit à la longue sur la conscience du sage : sans le soutien de la vertu, rien ne modère l’appétit des vainqueurs.
12. Le culte de l’argent, duquel dépendaient la gloire, le pouvoir et l’autorité personnelle, entraîna la perte des valeurs morales : la pauvreté devint rédhibitoire, l’honnêteté suspecte. La richesse répandit ainsi chez les jeunes gens le goût du luxe et de l’argent, outre l’orgueil : ils volaient, gaspillaient, dilapidaient leurs biens et convoitaient ceux des autres, n’avaient aucun sens du devoir, ne respectaient rien, ni morale ni pudeur, et bafouaient toutes les règles divines et humaines. Quand on connaît leurs demeures et leurs maisons de campagne grandes comme des villes, il vaut la peine d’aller voir les temples des dieux que nos ancêtres ont bâtis avec ferveur. La piété faisait la beauté des temples, la gloire celle des maisons particulières, et on n’ôtait aux vaincus que la capacité de nuire. Aujourd’hui au contraire, des individus méprisables, avec une désinvolture criminelle, prennent à nos alliés ce que les héros de la guerre leur avaient laissé après la victoire, comme si l’autorité suprême donnait le droit de bafouer les lois.
13. Faut-il évoquer ces constructions incroyables pour qui ne les a pas vues, ces montagnes rasées par des particuliers, ces chaussées en pleine mer ? À mon avis, ils jouent avec leur fortune : au lieu d’en faire bon usage, ils s’empressent de la gaspiller de façon indécente. Les plaisirs de la chair, de la table et tous les raffinements du luxe avaient fait une entrée aussi fracassante : des hommes avaient des mœurs efféminées, des femmes se prostituaient en public ; on cherchait partout, sur terre et sur mer, des saveurs nouvelles, on partait se coucher avant d’avoir sommeil, on n’attendait ni la faim, ni la soif, ni d’avoir froid ou d’être fatigué, mais on poussait le raffinement à prévenir ses moindres désirs. Une fois les ressources des parents épuisées, ces jeunes gens brûlaient de passer à l’action. Avec une éducation semblable, ils ne savaient pas résister à leurs pulsions ; voici pourquoi une seule chose comptait pour eux : gagner de l’argent et le dépenser.
14. Dans une si grande ville, aussi corrompue, c’était un jeu pour Catilina de rassembler la meute des crimes et des scandales qui formaient autour de lui comme ses gardes du corps : les voyous, les adultères, les piliers de cabarets, tous ceux qui avaient gaspillé la fortune de leurs parents au jeu, à table ou au lit, ceux qui s’étaient lourdement endettés pour étouffer une sale affaire ou un scandale, enfin tous les criminels et les sacrilèges, condamnés par les tribunaux ou craignant de passer en jugement, sans compter ceux qui, prêtant leur bras ou leur langue, vivaient de faux témoignages ou se nourrissaient du sang de leurs concitoyens ; tous ceux qu’un scandale, la pauvreté ou le remords dérangeait faisaient partie de l’entourage de Catilina et comptaient parmi ses intimes. Si un individu encore honnête tombait sur ses amis, il ne tardait pas à leur ressembler et à devenir comme eux à force de les voir chaque jour et de vivre à leur contact. Catilina s’attaquait surtout aux jeunes gens : encore naïfs et influençables, ils se laissaient prendre à ses ruses. Il flattait les manies de chacun suivant son âge, procurait des filles aux uns, achetait des chiens et des chevaux à d’autres, enfin n’hésitait pas à engager son argent et son crédit pour faire d’eux ses créatures. Certains, je le sais, prétendent qu’on abusait des jeunes gens qui fréquentaient la maison de Catilina, mais cette rumeur repose sur des faits qui n’ont jamais été prouvés par ailleurs.
En 64 av. J.-C., Catilina brigue le consulat pour la troisième fois. Un ou deux mois avant le scrutin, il réunit chez lui « ceux qui avaient les plus grands besoins et le plus d’audace » (§ 17). Salluste cite parmi eux Lentulus, Autronius, Cassius, Céthégus, Bestia, Vargunteius de l’ordre sénatorial, et, dans l’ordre équestre, Fulvius, Statilius et Gabinius, qui seront exécutés ou mourront sur le champ de bataille de Pistoia. Il leur expose les motifs d’espoir qui subsistent malgré les échecs précédents. Il compte sur l’agitation habituelle en période électorale et entend profiter de l’absence de Pompée qui fait la guerre en Orient ; on vient en outre d’apprendre à Rome que Pison a été assassiné par ses cavaliers, peut-être sur ordre de Pompée. Le 29 juillet 64, Cicéron est élu avec une majorité écrasante tandis que Gaius Antonius ne distance Catilina que de quelques voix (§ 20).
20. Voyant réunis ceux que je mentionnais plus haut, Catilina crut utile de les entretenir tous ensemble malgré les conversations qu’il avait eues avec chacun d’eux en particulier ; il les emmena au fond de sa maison et, loin des oreilles indiscrètes, leur fit à peu près cette déclaration : « Sans les preuves éclatantes de bravoure et de fidélité que vous m’avez données, la conjoncture actuelle serait sans profit : de grands espoirs, l’assurance de gagner les élections ne serviraient à rien ; je ne prendrais pas le risque de lâcher la proie pour l’ombre si je devais m’appuyer sur des hésitants ou des velléitaires. J’ai souvent observé, dans des circonstances difficiles, votre courage et votre loyauté à mon égard : c’est pourquoi j’ai conçu un projet ambitieux et magnifique ; j’ai compris par ailleurs que nous avions la même conception du bien et du mal ; or, partager les mêmes aspirations et les mêmes aversions, c’est la condition même d’une amitié solide. J’ai révélé mes projets à chacun de vous personnellement. Mon esprit s’échauffe chaque jour davantage quand je songe à l’avenir qui nous attend si nous ne revendiquons pas nous-mêmes notre liberté. Depuis que le gouvernement est la proie de quelques intrigants qui accaparent tous les pouvoirs, c’est à eux que reviennent les tributs des rois et des princes, les impôts versés par les peuples et les États ; quant à nous, malgré nos mérites et nos compétences, quelle que soit notre origine sociale, nous sommes privés d’influence et de prestige, perdus dans la masse, soumis à ceux que nous devrions faire trembler si la démocratie était respectée. Le crédit, le pouvoir, les honneurs, la richesse sont entre leurs mains, et ils les distribuent où bon leur semble ; ils nous ont réservé les échecs, les dangers, les procès, la pauvreté. Hommes de cœur, jusqu’à quand supporterez-vous cette situation ? Mieux vaut affronter courageusement la mort qu’attendre lâchement la fin d’une vie lamentable et déshonorante, sous les quolibets de la classe dirigeante ! Je l’affirme solennellement, prenant les dieux et les hommes à témoin : la victoire est acquise. Nous sommes dans la force de l’âge, en pleine possession de nos moyens ; chez eux au contraire, tout est pourri par la vieillesse et l’argent. Il suffit de faire les premiers pas, les difficultés s’aplaniront d’elles-mêmes. Quel homme digne de ce nom pourrait supporter que, ne sachant que faire de leur fortune, ils la gaspillent pour bâtir sur la mer ou raser des montagnes, alors que nous n’avons pas même de quoi vivre ? qu’ils réunissent deux ou plusieurs maisons alors que nous n’avons même pas de logement pour nous ? Ils achètent des tableaux, des statues, des œuvres d’art, détruisent des maisons neuves pour en construire d’autres, en un mot, ils dilapident leur argent et le gâchent sans pouvoir venir à bout de leur avoir malgré tous leurs caprices. Quant à nous, pas d’argent à la maison, des dettes au dehors ; notre situation est mauvaise, l’avenir encore bien plus sombre : bref, qu’est-ce qui nous attend sinon des conditions de vie effroyables ? Réveillez-vous donc ! La voici, oui, la voici cette liberté que vous avez si souvent appelée de vos vœux ; la richesse, l’estime, la gloire sont à portée de main : voilà les récompenses que l’avenir réserve aux vainqueurs. Mieux que mes paroles, la situation, les événements, les procès, les difficultés d’argent, la richesse du butin de guerre vous poussent à agir. Comptez sur moi, comme chef ou comme simple soldat : je vous aiderai physiquement et moralement. Voilà le programme que j’espère réaliser quand je serai consul, à moins que je m’abuse et que vous préfériez la servitude au commandement. »
Un des conjurés, Curius, pour se faire valoir auprès de son amie Fulvie, lui révèle la série d’attentats qui se préparent. Affolée par le poids du secret, Fulvie fait prévenir Cicéron. Catilina vient de subir un troisième échec au consulat et recrute des partisans dans l’ensemble de l’Italie ; il a rejoint le camp de Manlius près de Fiesole après le violent réquisitoire de Cicéron (première Catilinaire). La délégation des Allobroges, sur laquelle il s’appuie pour provoquer de graves désordres, repart avec des documents portant le sceau des principaux conjurés. Volturcius, qui a une lettre à remettre à Catilina de la part de Lentulus, accompagne cette délégation : Cicéron, informé de tout ce qui se trame, tient enfin la preuve matérielle du complot. Les complices de Catilina sont arrêtés ; Cicéron convoque le sénat d’urgence, avant que la nouvelle de l’arrestation soit connue à Rome (§ 43-45).
43. Lentulus était resté à Rome avec les autres chefs de la conjuration : se croyant assez forts, ils avaient décidé que le tribun de la plèbe Bestia, dès que Catilina serait arrivé en Étrurie, convoquerait l’assemblée pour critiquer la politique de Cicéron et discréditer un excellent consul en rejetant sur lui la responsabilité d’une crise aussi grave ; ce serait le signal d’une action commune de tous les conjurés la nuit suivante. Voici quelle était la répartition des tâches : Statilius et Gabinius, avec des forces importantes, étaient chargés d’allumer le feu simultanément en douze points choisis de la ville pour qu’à la faveur de la panique on entre facilement chez le consul et ceux qui figuraient sur la liste ; Céthégus forcerait la porte de Cicéron et porterait la main sur lui ; chacun avait une victime désignée ; les enfants qui vivaient encore chez leurs parents, surtout dans les familles nobles, devaient assassiner leur père. Quand les massacres et l’incendie auraient répandu la terreur, ils partiraient rejoindre Catilina. Pendant la mise au point de ce programme, Céthégus se plaignait constamment de la mollesse des conjurés : leurs hésitations et leurs lenteurs compromettaient leurs chances ; quand l’heure était aussi grave, il fallait passer à l’action au lieu de discuter ; pendant que les autres traînaient, il était prêt pour sa part à faire le siège du sénat avec quelques fidèles. D’un tempérament fougueux et brutal, il était partisan de l’action directe et pensait que la rapidité était la clé de la réussite.
44. Les Allobroges, suivant les instructions de Cicéron, prirent contact avec les conjurés par l’intermédiaire de Gabinius. Ils demandèrent à Lentulus, Céthégus, Statilius ainsi qu’à Cassius de leur procurer un engagement écrit et scellé de leur main afin de le soumettre à leurs compatriotes : ce document était indispensable pour obtenir leur participation à un complot si grave. Tous acceptèrent sans se méfier ; Cassius promit de se rendre prochainement chez eux et quitta la ville un peu avant la délégation. Lentulus laissa les membres de la délégation partir avec un certain Volturcius de Crotone : ils devaient confirmer leur participation au complot avant de rentrer chez eux en échangeant des serments avec Catilina. Il remit à Volturcius une lettre adressée à Catilina que je cite textuellement : « Tu sauras qui je suis d’après celui que je t’envoie. Songe que tu prends des risques terribles et rappelle-toi que tu es un homme. Examine soigneusement ce qu’exigent tes intérêts : fais appel à tout le monde, même aux petites gens. » Il ajouta à la lettre des recommandations orales : maintenant que le sénat l’avait déclaré ennemi public, pourquoi mépriserait-il les esclaves ? À Rome, tout était prêt suivant ses instructions : qu’il se rapproche sans attendre.
45. Ces affaires réglées et la date du départ fixée, Cicéron, qui savait tout par les délégués, ordonna aux préteurs Lucius Valérius Flaccus et Gaius Pomptinus d’attendre les Allobroges et ceux qui les accompagnaient au pont Milvius ; il leur révéla l’objet de leur mission ; pour le reste, ils avaient toute liberté d’action. En soldats expérimentés, ils postèrent leurs hommes en silence et occupèrent le pont sans se faire voir comme ils en avaient reçu l’ordre. Quand la délégation arriva à cet endroit avec Volturcius, des cris partirent aussitôt des deux rives ; les Gaulois comprirent vite ce qui se passait et se rendirent aux préteurs. Volturcius, après quelques mots d’encouragement à ses compagnons, prit son épée pour repousser les agresseurs. Quand il vit que la délégation ne le suivait pas, il supplia longuement Pomptinus qu’il connaissait de lui laisser la vie sauve et finit par se rendre aux préteurs, affolé et tremblant pour sa vie comme s’il était en face de l’ennemi.
Dans la Ville où l’état d’urgence est décrété, Cicéron convoque le sénat en séance exceptionnelle et ouvre le débat sur le châtiment des conjurés arrêtés en flagrant délit. Le consul désigné, Décimus Silanus, le premier consulté, se prononce pour la peine de mort puis se rétracte après le discours de César qui propose la détention à vie. Caton, tribun désigné, se lance ensuite dans un violent réquisitoire, exigeant l’exécution immédiate des conjurés. C’est à cet avis que se rallie la majorité des sénateurs, y compris Cicéron. L’orateur développe ses arguments dans la quatrième Catilinaire, à laquelle Salluste ne fait aucune allusion ; il est vraisemblable que le discours ne fut jamais prononcé et que le consul s’est contenté d’exprimer son accord avec Caton. Voici le discours de César tel que l’a recomposé Salluste (§ 51).
51. « Quand on est appelé à donner son avis sur une question délicate, pères conscrits, on doit faire abstraction de la haine et de l’amitié, de la colère et de la pitié. Ces sentiments brouillent le regard qu’on porte sur les choses et il est impossible de servir à la fois ses passions et ses intérêts. La réflexion donne toujours des résultats solides mais il suffit de laisser parler la passion pour qu’elle devienne tyrannique : l’esprit perd alors tous ses droits. On ne manque pas d’exemples de rois et de cités qui ont pris une mauvaise décision sous l’effet de la colère ou de la pitié ; mais je préfère retenir seulement les circonstances où vos ancêtres ont fait un bon choix en résistant à leurs passions. Pendant la guerre de Macédoine contre le roi Persée, la puissante et riche cité de Rhodes dont Rome avait augmenté le territoire nous a trahis et s’est retournée contre nous. Après la guerre, quand s’ouvrit le débat sur la question rhodienne, vos ancêtres ont renoncé aux représailles pour qu’on puisse dire qu’ils n’avaient pas fait la guerre pour s’enrichir mais pour venger des torts. Ils n’ont jamais répondu aux provocations des Carthaginois au cours des guerres puniques quand l’occasion se présentait, malgré toutes les irrégularités commises en temps de paix ou pendant les trêves : le sentiment de la grandeur de Rome passait avant les droits de la vengeance. Vous aussi, pères conscrits, vous devez être plus attentifs aux préceptes de morale qu’au crime de Lentulus et de ses complices et vous soucier davantage de votre gloire que de votre colère. S’il existe un châtiment proportionné à leur faute, j’approuve une entorse aux principes ; mais si l’énormité du crime dépasse tout ce qu’on peut imaginer, je pense qu’il faut s’en tenir aux mesures prévues par la loi. Ceux qui ont parlé avant moi se sont généralement attendris sur les malheurs de l’État avec beaucoup de talent et de brio. Ils ont évoqué les horreurs de la guerre, le sort des vaincus, l’enlèvement de jeunes filles et de jeunes garçons, les enfants qu’on arrache aux bras de leurs parents, les mères de famille tenues de satisfaire les caprices des vainqueurs, le pillage des temples et des maisons, les massacres, les incendies et, pour finir, le spectacle continuel des armes et des cadavres, du sang et de la mort. Mais, grands dieux, que voulaient-ils prouver ? Était-ce pour vous faire détester la conjuration ? Celui qu’une affaire si grave et si abominable laisse de glace s’enflammera-t-il à ce discours ? Non, c’est impossible, car personne n’atténue les torts qu’il a subis, la plupart s’en affligent plus que de raison. Mais tout le monde n’est pas libre de faire ce qui lui plaît. Quand on mène une vie discrète et effacée, personne ne remarque si on commet une faute sous l’effet de la colère : le retentissement est proportionnel à la place qu’on tient dans la société. Un personnage en vue, qui occupe un poste important, ne peut rien faire incognito. Les plus haut placés sont donc les moins libres. Ce qui passe pour un accès de colère chez les autres est considéré comme un abus de pouvoir et un acte d’autorité. J’estime pour ma part, pères conscrits, qu’aucun châtiment ne répond à la gravité de leur crime. Mais il arrive souvent qu’on ne retienne que l’issue du procès et qu’on oublie le délit : on critique la peine si elle a été un peu trop sévère. Je suis sûr que Décimus Silanus, un homme de valeur et de mérite, a pris la défense de la République sans parti pris et sans animosité : je connais son caractère et sa modération. Son avis ne me paraît pas trop sévère – peut-on se montrer sévère à l’égard de tels individus ? –, mais contraire aux principes de notre démocratie. Ce qui t’amène, Silanus, consul désigné, à proposer ce châtiment exceptionnel, c’est soit la peur, soit la nature du crime. Il est vain d’évoquer la peur puisque notre illustre consul a pris soin d’armer de telles forces de police ; pour ce qui concerne la peine, je peux dire qu’en vérité, la mort, quand on est affligé et malheureux, n’est pas un supplice mais la fin des épreuves : oui, c’est elle qui soulage les hommes de toutes leurs souffrances ; après la mort, il n’y a place ni pour la peine ni pour la joie. Alors, pourquoi, grands dieux, n’avez-vous pas demandé qu’ils soient d’abord frappés de verges ? Est-ce parce que la loi Porcia l’interdit ? Mais d’autres lois remplacent la peine de mort par l’exil quand un citoyen est condamné. Est-il donc plus pénible d’être frappé que mis à mort ? Peut-on même prétendre qu’un châtiment est cruel ou trop sévère quand il s’agit d’individus convaincus d’un crime si grave ? Si au contraire tu trouves la punition trop douce, faut-il redouter la loi pour un détail alors qu’on n’en tient pas compte sur le point essentiel ? Mais, dira-t-on, qui critiquera un décret pris contre ceux qui attentent à la sécurité de l’État ? Il faut tenir compte des circonstances, du temps qui passe, du hasard dont les caprices mènent le monde. Tout ce qu’ils subiront sera mérité ; mais vous, pères conscrits, réfléchissez aux conséquences de votre décision. Les expériences fâcheuses partent toujours de bonnes intentions. Quand le pouvoir tombe aux mains d’incapables et de médiocres, le précédent créé par des personnages de grande classe et de grande valeur est appliqué par des individus sans classe et sans valeur. Les Lacédémoniens ont imposé aux Athéniens le régime des Trente après leur défaite. Ceux-ci ont commencé par exécuter sans jugement les criminels avérés que tout le monde détestait : le peuple applaudissait et disait que c’était bien fait. Peu à peu, se croyant tout permis, ils firent périr les bons citoyens comme les mauvais, n’écoutant que leur caprice, et firent régner partout la terreur. La cité, réduite en esclavage, paya cher sa joie stupide. De notre temps, quand Sulla fit égorger Damasippe et ses pareils, qui devaient leur élévation aux malheurs de l’État, qui n’a pas approuvé cette mesure ? On affirmait que des criminels, des agitateurs qui avaient ébranlé la République par des attentats avaient bien mérité la mort. Mais ce fut le signal de sanglants règlements de comptes. Dès qu’on avait envie d’une maison, à la ville ou à la campagne, ou même d’un objet précieux ou d’un vêtement, on faisait en sorte que le nom du propriétaire figure sur la liste. Ceux qui s’étaient réjouis à la mort de Damasippe furent exécutés à leur tour et les massacres se poursuivirent jusqu’à ce que Sulla achève de pourvoir tous ses partisans. Avec Cicéron, dans les circonstances actuelles, je ne crains rien de tel ; mais les réactions sont forcément diverses dans un si grand État. Dans d’autres conditions, avec un autre consul ayant comme lui l’armée à sa disposition, on pourrait ajouter foi à quelque fausse rumeur. Si, s’autorisant de ce précédent, un consul tire l’épée sur autorisation du sénat, qui l’arrêtera, qui le retiendra ? Nos ancêtres, pères conscrits, ont toujours fait preuve de réflexion et de détermination. Quand d’autres peuples avaient de bonnes institutions, ils les adoptaient sans en faire une question d’amour-propre. Aux Samnites, ils ont emprunté des armes défensives et offensives, aux Étrusques, la plupart des distinctions liées aux magistratures ; ils s’empressaient de réaliser chez eux tout ce qui leur paraissait bon chez leurs alliés ou leurs ennemis : ils aimaient mieux imiter que se montrer jaloux. À la même époque, ils prirent même exemple sur les Grecs qui battaient de verges les citoyens et exécutaient les condamnés. Quand l’État grandit et que l’explosion démographique engendra des conflits sociaux, on commença à s’en prendre aux innocents et à commettre d’autres fautes du même genre. C’est alors qu’on fit des lois comme la loi Porcia, qui permettait aux condamnés de choisir l’exil. Voilà pourquoi, à mon avis, il ne faut surtout pas prononcer de sentence contraire à la tradition. La vertu et la sagesse comptaient certes plus pour ceux qui, partant de débuts modestes, ont constitué un aussi vaste empire, que pour nous qui avons du mal à conserver les avantages acquis. Voudrais-je donc qu’on les relâche et qu’on les envoie grossir l’armée de Catilina ? Absolument pas. Voici ce que je propose : que leurs biens soient confisqués, qu’on les maintienne en prison dans les villes de province les plus sûres et qu’il soit interdit à l’avenir de soumettre cette affaire au sénat ou d’en appeler au peuple. Toute dérogation sera sanctionnée par le sénat comme un acte contraire à l’intérêt public et à la sécurité de l’État. »
À la suite de ce discours, un certain nombre de sénateurs parmi lesquels Quintus Tullius, frère de Cicéron, partisans d’un procès en règle, se rangent à l’avis de César ; Silanus se rétracte et demande que l’affaire soit mise en délibéré jusqu’à l’arrestation de Catilina. Caton, tribun désigné, est le dernier à exprimer son avis : il demande l’exécution sans jugement, procédure expéditive réservée aux cas de flagrant délit. Tout le monde se rallie à sa proposition et le sénat la ratifie (§ 55).
55. Le sénat, comme je l’ai dit, se rangea à l’avis de Caton ; le consul pensa qu’il valait mieux exécuter la sentence avant la tombée de la nuit, craignant des troubles si on la remettait à plus tard, et ordonna aux préposés de prendre toutes les mesures nécessaires. Après avoir mis en place des forces de police, il tira lui-même Lentulus de sa prison ; les préteurs partirent de même chercher les autres. Il y avait dans la prison, à gauche en montant, un cachot creusé dans le sol à près de trois mètres cinquante de profondeur, qu’on appelle le Tullianum ; il était entièrement muré et couvert d’une voûte en pierres de taille ; l’humidité, l’obscurité, l’odeur nauséabonde rendaient l’endroit sinistre. On y fit descendre Lentulus puis les bourreaux chargés de la besogne l’étranglèrent avec un lacet. Ce grand personnage, descendant de l’illustre famille des Cornelii, qui avait exercé le consulat à Rome, eut la mort qu’il méritait pour ses mœurs et ses actes. Céthégus, Statilius, Gabinius et Caeparius périrent dans les mêmes conditions.
Catilina parvint malgré tout à former deux légions, soit un total de douze mille hommes ; un quart d’entre eux portait l’armement réglementaire et savait se battre. Il s’établit à Pistoia en Étrurie, avec l’intention de s’enfuir en Gaule cisalpine où il avait conservé des partisans. Gaius Antonius, collègue de Cicéron au consulat, partit de Rome avec une armée levée d’urgence mais, frappé d’une attaque de goutte providentielle, laissa le commandement à son second, Marcus Pétreius. Catilina gardait encore quelque espoir et prononça selon l’usage un discours pour enflammer ses troupes. Voici la fin de son allocution (§ 58-61).
58. « […] Quand je vous vois, soldats, quand je songe à vos exploits, je suis sûr de la victoire. Votre ardeur, votre âge, votre courage me poussent à y croire, sans compter la nécessité qui rend braves même les lâches. Le manque de place empêche les ennemis de nous encercler malgré leur supériorité numérique. Mais si le sort refuse de reconnaître votre valeur, défendez chèrement votre vie ; ne vous laissez pas prendre et égorger comme des moutons, battez-vous plutôt comme des hommes et laissez aux ennemis une victoire ternie par les larmes et le sang. »
59. Dès qu’il eut fini de parler, il donna le signal et conduisit ses hommes en formation de combat sur un terrain plat. Il ordonna d’éloigner tous les chevaux pour que les soldats partagent les mêmes dangers et se battent avec plus de courage. Mettant lui aussi pied à terre, il disposa son armée en fonction du terrain et de ses effectifs. La plaine était bornée à gauche par des montagnes et à droite par un rocher difficile d’accès : il aligna huit cohortes de front et serra légèrement les rangs des autres, les gardant en réserve. En première ligne se trouvaient les centurions de ces cohortes avec ses meilleurs soldats. Il laissa Gaius Manlius exercer le commandement à l’aile droite et un habitant de Fiesole à gauche. Lui-même, avec les affranchis et les valets d’armée, se rangea près de l’aigle qui, d’après ce qu’on disait, aurait appartenu à Marius pendant la guerre contre les Cimbres. Dans l’autre camp, Gaius Antonius, qu’une attaque de goutte empêchait de participer à la bataille, avait confié le haut commandement au légat Marcus Pétreius. Celui-ci plaça en première ligne les cohortes de vétérans rappelés d’urgence, et laissa les autres en attente à l’arrière. Lui-même circulait à cheval, appelait ses hommes par leur nom, les encourageait et leur demandait de ne pas oublier que, face à des bandits dépourvus d’armes, ils étaient là pour protéger leur patrie, leurs enfants, leurs autels et leurs foyers. Soldat de carrière, il s’était distingué à l’armée pendant plus de trente ans comme tribun, officier de cavalerie, lieutenant ou commandant en chef et connaissait la plupart des hommes et leurs exploits ; il stimulait leur courage en les leur rappelant.
60. Après avoir tout passé en revue, Pétreius donna le signal du combat et ordonna aux cohortes d’avancer lentement ; l’armée ennemie en fit autant. Arrivés au point où les unités légères pouvaient entrer en action, ils se mirent à crier et à courir les uns contre les autres en formation de combat. Ils prirent leur épée sans s’attarder à lancer les javelots. Les vétérans retrouvaient leur ancienne ardeur et se jetaient à corps perdu dans la mêlée ; les autres résistaient vaillamment. On luttait avec une fureur extrême. En première ligne avec les unités mobiles, Catilina prêtait main-forte à ceux qui étaient en difficulté, remplaçait les blessés par d’autres soldats, surveillait tout, se battait personnellement, frappait l’ennemi. Il remplissait à la fois la tâche d’un valeureux soldat et d’un bon général. Voyant que Catilina, contrairement à ce qu’il pensait, opposait une vive résistance, Pétreius lança au milieu des ennemis la cohorte prétorienne qui les bouscula et les tailla en pièces malgré quelques foyers de résistance ; il attaqua ensuite le reste de l’armée sur les deux bords. Manlius et l’officier de Fiesole trouvèrent la mort. Voyant ses troupes en déroute, resté seul avec quelques fidèles, Catilina, retrouvant la noblesse de sa race et son honneur perdu, se jeta dans la mêlée et mourut en combattant, percé de coups.
61. On put constater après la bataille à quel point l’armée de Catilina était brave et déterminée. Presque partout, la place occupée par un combattant de son vivant était prise par son cadavre une fois que la vie l’avait quitté. Les soldats du centre fauchés par la cohorte prétorienne gisaient à une certaine distance, tous frappés de face. On retrouva Catilina loin des siens, parmi les cadavres de ses ennemis : il respirait encore et n’avait pas perdu la fierté qui animait ses traits de son vivant. On ne fit pas un seul prisonnier parmi les citoyens de naissance libre, ni pendant le combat ni au cours de la poursuite : ils n’avaient pas plus ménagé leur vie que celle des autres. L’armée du peuple romain avait remporté la victoire dans les larmes et le sang : les plus braves étaient morts sur le champ de bataille ou l’avaient quitté grièvement blessés. Beaucoup de soldats, qui étaient sortis du camp pour voir ou pour piller, découvraient, en retournant le corps des ennemis, un ami, un hôte, un parent ; quelques-uns tombaient sur des ennemis personnels. Toute l’armée était donc partagée entre la satisfaction et la tristesse, la peine et la joie.