Histoire romaine

Né en 64 (ou 59 ?) av. J.-C., Tite-Live avait le projet d’écrire l’histoire de Rome, des origines à l’époque contemporaine. Sa mort, survenue peu après celle d’Auguste devenu son ami, en 17 apr. J.-C., laissa l’œuvre inachevée ; elle s’arrêtait à la mort de Drusus, frère de Tibère (9 av. J.-C.), mais il ne nous reste qu’une partie des cent quarante-deux livres qu’il eut le temps de terminer ; son intention était peut-être d’aller jusqu’à la fin du règne d’Auguste. Sont conservées la première et la troisième décades, la quatrième et la première moitié de la cinquième (mutilée). Une collection complète de résumés (periochae), datant du IIe ou du IIIe  siècle apr. J.-C., donne pour chaque livre (sauf deux) un aperçu des principaux événements. Le récit respecte précisément l’ordre chronologique année par année, ce qui s’explique à la fois par l’annuité des charges et par la tradition des Annales, archives tenues par le grand pontife.

Tributaire de ses sources, Tite-Live veut tirer les leçons du passé : avec le regard d’un homme qui a vu la République mourir dans les convulsions de la guerre civile et le pays renaître de ses cendres sous la conduite du vainqueur d’Actium, il observe sans indulgence les tribuns de la plèbe qu’il rend responsables des catastrophes futures et condamne sans appel les troubles qui mettent en péril l’ordre public ; mais surtout, il entend communiquer aux générations à venir l’admiration qu’il ressent pour la grandeur de Rome et son glorieux passé.

Première décade :
Des origines à 293 av. J.-C.

Livres I-X

Rappel des événements

Vers 1185 : chute de Troie. Dix ans plus tard : Énée arrive en Italie ; Évandre est installé sur le site de la future Rome. Trente ans plus tard : fondation d’Albe-la-Longue.

Milieu du XIIe siècle-milieu du VIIIe siècle : succession de treize rois albains ; le dernier, Numitor, est écarté du trône par Amulius.

753 : fondation de Rome.

753-717 : règne de Romulus ; enlèvement des Sabines.

715-673 : règne de Numa Pompilius ; œuvre religieuse (calendrier, sacerdoces dont celui des Vestales).

672-641 : règne de Tullus Hostilius ; destruction d’Albe.

640-617 : règne d’Ancus Martius ; institution des fétiaux.

616-579 : domination étrusque à Rome. Règne de Tarquin l’Ancien, qui meurt assassiné ; début des grands travaux d’urbanisme.

578-535 : règne de Servius Tullius, qui meurt assassiné ; institution du cens et réforme de l’armée.

534-510 : règne de Tarquin le Superbe ; construction du temple de Jupiter sur le Capitole ; viol de Lucrèce par le fils de Tarquin.

509 : élection des consuls Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquin Collatin par les comices centuriates.

499 : victoire de Rome sur la confédération du Latium au lac Régille.

495-494 : insurrection de la plèbe sur le mont Sacré.

493 : foedus Cassianum, traité d’alliance avec les Latins et constitution d’une ligue offensive et défensive des villes du Latium autour de Rome ; création des tribuns de la plèbe.

451 : nomination des décemvirs : lois des Dix Tables.

450-449 : deuxième décemvirat : lois des Douze Tables ; insurrections à Rome ; lex Valeriae Horatiae.

439 : élection des tribuns militaires à pouvoir consulaire, qui remplacent les consuls.

423 : prise de Vulturne (Capoue) par les Samnites.

405-396 : siège de Véies et triomphe de Camille.

393 : rétablissement du consulat.

390 : occupation de Rome par les Gaulois ; les Romains rappellent le dictateur Camille qu’ils avaient exilé à Ardée.

375-367 : les tribuns Licinius et Sextius sont réélus sans interruption, contrairement à ce que veut la loi.

367 : plébiscite licinio-sextien : un consul sur deux pourra être plébéien.

343 : le partage du consulat devient obligatoire.

343-342 : première guerre samnite.

340 : complot de la confédération latine contre Rome ; victoire de Véséris.

326-304 : deuxième guerre samnite.

321 : passage de l’armée consulaire sous le joug aux Fourches caudines.

310 : victoire romaine sur les Étrusques près du lac Vadimon.

300 : vote de la lex Valeria de provocatione.

298-290 : troisième guerre samnite.

295 : victoire de Rome sur une coalition comprenant les Samnites, les Étrusques, les Gaulois et les Ombriens à Sentinum (en Ombrie).

294 : les Samnites passent sous le joug.

I. Fondation de Rome
(753 av. J.-C.)

Selon la tradition reprise par Virgile dans l’Énéide, Énée est à l’origine de la future puissance de Rome : bien accueilli par le roi Latinus à son arrivée, après la chute de Troie, il dut se battre contre les peuples du Latium et contre Mézence, roi de Caeré, avant de fonder la ville de Lavinium. Trente ans plus tard, son fils Ascagne fondait Albe ; treize rois albains succédèrent à Ascagne jusqu’à Romulus, fondateur de Rome (I, 3-9).

 

3. Le fils d’Énée, Ascagne, n’était pas encore en âge de régner, son pouvoir demeura toutefois intact jusqu’à sa majorité ; pendant tout ce temps, une femme assura la régence : par ses qualités exceptionnelles, Lavinia sut conserver pour son fils le Latium et le pouvoir qu’avaient exercé son grand-père et son père. Je n’entrerai pas dans la discussion concernant l’identité de l’enfant : qui en effet pourrait se prononcer avec certitude sur un fait aussi ancien ? s’agit-il bien d’Ascagne dont je parlais à l’instant ou d’un fils de Créuse né quand Ilion était encore debout, qui aurait suivi son père dans sa fuite, Iule, que la gens Julia prétend à l’origine de son nom ? Cet Ascagne donc – peu importe son lieu de naissance et sa mère, on est sûr du moins qu’il est le fils d’Énée – devant l’afflux de population, laissa Lavinium alors en pleine prospérité, du moins pour l’époque, à sa mère (ou sa belle-mère) et fonda une ville nouvelle au pied du mont Albain ; on l’appelle Albe-la-Longue à cause de sa situation, car elle s’étend sur la croupe de la montagne. Il s’écoula environ trente ans entre la fondation de Lavinium et l’établissement de la colonie d’Albe. Énée avait laissé un État assez fort, surtout après la défaite des Étrusques, pour empêcher qu’après lui, pendant la régence d’une femme et les années d’apprentissage du jeune roi, Mézence et les Étrusques ou quelque autre peuple du voisinage ose prendre les armes. Le traité de paix avait stipulé que l’Albula – c’était l’ancien nom du Tibre – servirait de frontière entre les Étrusques et les Latins.

Le fils d’Ascagne, Silvius, régna ensuite : quelque hasard l’avait fait naître dans les bois (silva) ; il eut pour fils Énée Silvius, lui-même père de Silvius Latinus. Celui-ci fonda plusieurs colonies, qui formèrent la première confédération du Latium. Tous les rois d’Albe gardèrent par la suite le surnom de Silvius : Alba était fils de Latinus, Atys d’Alba, Capys d’Atys, Capétus de Capys, Tibérinus de Capétus : ce dernier se noya en traversant l’Albula et le fleuve porte son nom en souvenir de lui. Il fut remplacé par Agrippa, fils de Tibérinus, puis Romulus Silvius fils d’Agrippa succéda à son père. À la mort de Romulus, tué par la foudre, le pouvoir passa directement à Aventinus. Ce dernier fut enseveli sur la colline qui porte son nom et fait maintenant partie de la Ville. Le roi suivant fut Proca, père de Numitor et d’Amulius ; il transmit le pouvoir qui était dans la famille de Silvius depuis des années à l’aîné, Numitor. Mais la violence renversa la volonté d’un père et l’ordre de succession : Amulius chassa son frère et devint roi. Ce premier crime en entraîna un second : il tua tous les enfants mâles de son frère ; quant à sa fille Réa Silvia, il lui enleva la possibilité d’avoir des enfants en faisant d’elle, sous prétexte de l’honorer, une Vestale soumise au vœu de chasteté.

4. Mais la naissance d’une si grande ville et les prémices d’un empire que le pouvoir des dieux devait seul surpasser étaient, je pense, fixées par le destin : violée, la Vestale mit au monde des jumeaux ; elle prétendit que Mars était leur père : ou elle le croyait, ou elle voulait cacher sa faute en la mettant sur le compte d’un dieu. Mais ni les dieux ni les hommes ne purent soustraire la mère et ses enfants à la cruauté du roi : il mit la prêtresse en prison, chargée de chaînes, et fit jeter les enfants dans le fleuve. Par un hasard providentiel, le Tibre avait débordé et s’étendait en vastes nappes d’eau dormante ; ceux qui portaient les nouveau-nés ne pouvaient atteindre le lit du fleuve mais espéraient qu’ils seraient noyés même sans courant. Pour faire semblant d’obéir au roi, ils déposèrent les enfants dans la première fondrière venue, à l’endroit où se dresse aujourd’hui le figuier de Rumina ou de Romulus d’après certains. Le pays était alors désert et inhabité. D’après la légende, la corbeille où les enfants étaient couchés flotta puis s’immobilisa quand l’eau se retira ; une louve, que la soif avait fait descendre des montagnes voisines, accourut en entendant crier les bébés ; elle se coucha et leur donna à téter avec tant de douceur que le berger du roi – la tradition le nomme Faustulus – la vit qui les léchait. Il les emmena à la bergerie et les confia à sa femme Larentia pour qu’elle les élève ; selon certains, Larentia était une prostituée et les bergers l’auraient surnommée « la louve » : l’histoire et le miracle viendraient de là. Telle fut leur naissance et leur enfance ; quand ils eurent grandi, au lieu de rester inactifs à la bergerie ou auprès du troupeau, ils chassaient à travers bois. Cette vie active les développa physiquement et moralement ; la lutte contre les bêtes sauvages ne leur suffisait plus : ils attaquaient les brigands chargés de butin, distribuaient leurs prises aux bergers, partageaient les activités et les jeux d’un groupe de jeunes gens qui grossissait de jour en jour.

5. On raconte que la fête du Lupercal existait déjà à cette époque sur le Palatin et que le nom de la colline venait d’une ville d’Arcadie, Pallantée, d’où Pallatium, puis Palatium. Un Arcadien, Évandre, qui habitait là il y a fort longtemps, avait instauré en l’honneur de Pan une fête d’origine arcadienne qui était célébrée tous les ans : des jeunes gens nus se lançaient dans des courses débridées en l’honneur de Pan du mont Lycée, que les Romains appelèrent par la suite Inuus. La fête revenait tous les ans à date fixe. Mécontents d’avoir été dépossédés, des brigands attaquèrent traîtreusement les jeunes gens pendant qu’ils participaient aux jeux ; Romulus parvint à se dégager mais Rémus fut pris. Ils amenèrent leur prisonnier au roi Amulius et l’accusèrent en prétendant qu’il s’attaquait surtout aux terres de Numitor : avec une bande de jeunes gens, il mettait tout au pillage comme un ennemi de l’extérieur. Amulius livra donc Rémus à Numitor pour qu’il le punisse. Faustulus s’était douté dès le début que les enfants qu’il élevait étaient de sang royal : il savait en effet que les nouveau-nés avaient été abandonnés sur ordre du roi et la date coïncidait exactement avec le moment où ils les avait recueillis ; mais il n’avait pas voulu révéler son secret trop tôt, attendant soit une circonstance favorable, soit une situation d’urgence ; or, c’était précisément le cas. Le danger l’obligea à dire la vérité à Romulus. Numitor, de son côté, apprit par hasard que son prisonnier, Rémus, avait un frère jumeau ; considérant l’âge des jeunes gens et plus encore leur caractère qui tranchait avec celui des esclaves, il se rappela ses petits-fils ; à force de le questionner, il en était presque venu à reconnaître Rémus. Un double complot se forma donc contre Amulius. Romulus n’était pas assez fort pour attaquer ouvertement le roi avec sa bande ; il ordonna aux bergers de venir séparément, par des chemins différents, et fixa le moment précis où ils devaient se trouver devant le palais. Rémus, qui était chez Numitor, arriva en même temps avec une autre bande venue lui prêter main forte. Il trancha la tête du roi.

6. Numitor avait proclamé partout dès le début de l’offensive que des ennemis s’étaient introduits dans la ville et attaquaient le palais : les Albains étaient donc partis défendre la citadelle et apporter leur aide. Quand il vit les jeunes gens arriver tout fiers d’avoir tué le roi, il réunit immédiatement le peuple, évoqua les crimes de son frère, la situation de ses petits-fils – les conditions de leur naissance, de leur enfance, de leur reconnaissance –, et pour finir l’assassinat du tyran, dont il assumait la responsabilité. Les jeunes gens firent irruption en pleine assemblée et donnèrent à leur grand-père le titre de roi ; ce titre, salué par les acclamations unanimes de l’assistance, l’investit du pouvoir royal. Après avoir confié à Numitor le gouvernement d’Albe, Romulus et Rémus voulurent fonder une ville à l’endroit où ils avaient été abandonnés et élevés. En fait, les Albains et les Latins étaient trop nombreux ; des bergers se joignirent à eux, laissant prévoir qu’Albe et Lavinium seraient un jour peu de chose à côté de la ville qu’ils allaient fonder. Le mal héréditaire de la famille, la passion du pouvoir, contraria par la suite leurs projets et une terrible querelle naquit d’un incident futile. Comme ils étaient jumeaux et qu’on ne pouvait les départager en fonction de l’âge, les jeunes gens voulurent que les dieux protecteurs des lieux désignent par le vol des oiseaux celui qui donnerait son nom à la ville nouvelle et régnerait sur elle après sa fondation ; pour observer les oiseaux, Romulus se plaça sur le Palatin, Rémus sur l’Aventin.

7. D’après la tradition, Rémus fut le premier à obtenir un signe, six vautours ; la nouvelle se répandait déjà quand Romulus aperçut deux fois plus d’oiseaux, et chacun fut déclaré roi par ses partisans. Ils revendiquaient le pouvoir en faisant valoir les uns la priorité dans le temps, les autres le nombre des oiseaux. Ils en vinrent à se disputer, la colère monta et le sang coula. Dans la bagarre, Rémus tomba, mortellement blessé. Il existe une autre version des faits, plus répandue : Rémus aurait franchi par dérision la limite que son frère venait de tracer et Romulus l’aurait tué sous le coup de la colère, en ajoutant cet avertissement : « Qu’il en soit de même à l’avenir pour tout homme qui franchira mon enceinte ! » C’est ainsi que Romulus régna seul ; après sa fondation, la ville prit le nom de son fondateur. Romulus fortifia d’abord le Palatin où il avait passé son enfance. Il sacrifia aux dieux selon le rite d’Albe mais, pour le culte d’Hercule fondé par Évandre, il suivit le rite grec. On raconte qu’Hercule conduisait dans ces parages les bœufs de Géryon qu’il venait de tuer, des bêtes magnifiques. Il arriva au bord du Tibre ; après avoir traversé le fleuve à la nage en poussant son troupeau devant lui, il se coucha dans l’herbe pour le laisser paître et pour se reposer car le voyage l’avait fatigué. Alourdi par son repas et par le vin, il s’était endormi quand un berger des environs, un certain Cacus, un homme d’une force redoutable, voulut emmener les bœufs, séduit par leur beauté. Mais, s’il poussait le troupeau devant lui pour le mener à sa grotte, son propriétaire n’aurait qu’à suivre les traces de pas pour les retrouver. Il tira donc les plus belles bêtes par la queue et les emmena à reculons jusqu’à sa grotte. Hercule se réveilla aux premières lueurs du jour ; parcourant son troupeau du regard, il s’aperçut qu’il lui manquait des bêtes. Il se dirigea vers la première grotte pour voir s’il y avait des traces de pas de ce côté : elles étaient toutes tournées vers l’extérieur et ne conduisaient nulle part : n’y comprenant rien et ne sachant que faire, il s’apprêtait à partir avec son troupeau loin de ces lieux hostiles. Mais des génisses se mirent naturellement à beugler pour appeler les bêtes restées à l’intérieur ; celles qui étaient enfermées dans la grotte répondirent à leur appel et Hercule revint sur ses pas. Cacus fit tout ce qu’il put pour l’empêcher d’entrer dans la grotte, mais Hercule l’abattit d’un coup de massue alors qu’il appelait en vain les bergers à son secours.

Évandre, après avoir été chassé du Péloponnèse, dirigeait le pays par son autorité personnelle plus que par la contrainte : on le respectait parce qu’il connaissait l’écriture, invention merveilleuse pour des êtres primitifs, et surtout parce qu’il passait pour le fils de la déesse Carmenta dont on appréciait les dons de prophétie avant que la Sibylle arrive en Italie. Alerté par l’attroupement des bergers qui s’agitaient autour de l’étranger pris en flagrant délit de meurtre, Évandre se renseigna sur le crime et les mobiles du crime ; puis, regardant le héros dont la taille et la majesté lui semblaient surhumaines, il lui demanda qui il était. Quand il connut son nom, son père et sa patrie, il s’écria : « Je te salue, Hercule, fils de Jupiter. Ma mère, fidèle interprète des dieux, m’avait prédit que tu figurerais un jour parmi les dieux et qu’un autel te serait consacré à cet emplacement ; le peuple appelé à devenir le plus puissant du monde lui donnerait le nom d’ara maxima et y sacrifierait selon ton rite. » Hercule lui tendit la main, déclara qu’il acceptait le présage et réaliserait la prédiction quand l’autel serait fondé et consacré. On choisit une bête magnifique dans le troupeau d’Hercule pour le premier sacrifice qu’on offrit sur l’autel ; les deux familles qui jouissaient dans le pays de la meilleure réputation, les Potitii et les Pinarii, étaient invitées au sacrifice et au repas. Les Potitii arrivèrent les premiers et c’est à eux qu’on présenta les entrailles. Quand les Pinarii se présentèrent à leur tour, les entrailles étaient déjà consommées et ils n’eurent que les restes du repas. L’interdiction de consommer les abats des victimes fut maintenue pour les Pinarii tant qu’ils eurent des descendants. Initiés par Évandre, les Potitii assurèrent le culte pendant plusieurs générations jusqu’à l’extinction totale de leur famille ; la cérémonie fut alors célébrée par des esclaves publics. C’est le seul culte étranger que Romulus admit dans l’enceinte de Rome ; en honorant l’immortalité gagnée par les exploits, il préparait sa propre apothéose.

8. Après avoir fixé le rituel dans les moindres détails, Romulus donna des lois aux habitants qui ne pouvaient former une nation s’il n’y avait pas d’institutions ; pour que cette population rurale les respecte, il voulut marquer son autorité par différents signes extérieurs et en particulier par la création de douze licteurs. D’après certains, ce nombre correspond à celui des oiseaux qui lui avaient prédit qu’il exercerait le pouvoir. Je croirais volontiers ceux qui expliquent parmi d’autres innovations la création des appariteurs par le voisinage des Étrusques à qui nous devons également la chaise curule et la toge prétexte : ce nombre douze vient des douze cités de la confédération étrusque qui envoyaient chacune un licteur pour élire le roi. La superficie de la ville augmentait et on repoussait toujours les limites de l’enceinte, car on songeait moins à abriter les habitants actuels que la population future. Mais Romulus ne voulait pas que la ville s’étende sans profit : pour faire venir les gens, suivant l’exemple des fondateurs de villes qui attirent une foule obscure et misérable quitte à prétendre ensuite qu’il s’agit d’une population autochtone, il ouvrit un lieu d’asile dans l’enclos qui se trouve aujourd’hui entre les deux bois sacrés quand on monte au Capitole. Une foule disparate où se mêlaient esclaves et hommes libres, désireuse de changer d’existence, s’y réfugia : ce premier noyau est à l’origine de la puissance romaine. Rassuré sur les ressources en hommes, Romulus nomma cent sénateurs : ou il trouvait ce nombre suffisant, ou il n’y avait alors pas plus de cent personnes dignes d’entrer au sénat. Ceux qui avaient obtenu cette distinction furent appelés pères et leurs descendants patriciens.

9. Rome était désormais assez forte pour soutenir la lutte contre tous ses voisins ; mais le manque de femmes condamnait sa puissance à disparaître après une génération puisqu’on ne pouvait ni faire souche sur place ni se marier dans les environs. Sur proposition du sénat, Romulus envoya des ambassadeurs demander à leurs voisins d’établir des relations avec le nouveau peuple et d’autoriser les mariages mixtes : comme tout ce qui existe, disaient-ils, les villes étaient insignifiantes à leur naissance ; leur dynamisme et la faveur des dieux leur conféraient avec le temps une grande puissance et un grand prestige. Les dieux, ils le savaient, avaient présidé à la naissance de Rome et ses habitants débordaient d’énergie. Qu’ils acceptent donc d’unir leurs sangs et leurs races, comme il est normal dans la communauté humaine. Nulle part les propositions des ambassadeurs ne furent bien accueillies, tant les peuples méprisaient et en même temps redoutaient cette présence qui constituait pour eux et pour leurs descendants une menace de plus en plus précise. Ils les renvoyaient, en demandant souvent s’ils n’avaient pas ouvert un asile pour femmes aussi : c’était le seul moyen pour eux de former des couples bien assortis ! La jeunesse romaine était blessée dans son amour-propre et il était clair que l’affaire finirait mal. Dissimulant son dépit, Romulus organisa exprès des Jeux solennels en l’honneur de Neptune équestre, il les appela Consualia et invita les peuples voisins à assister au spectacle. Avec les moyens et ressources de l’époque, les Romains firent tout leur possible pour éveiller l’attention et exciter la curiosité. Le désir de voir la ville nouvelle attirait en outre beaucoup de monde : on était venu surtout des villes les plus proches, Caenina, Crustumérium, Antemnae ; les Sabins étaient tous là avec femmes et enfants. On les logea dans différentes maisons. Admirant la situation de la ville, ses remparts, le nombre des habitations, ils furent étonnés de la rapidité avec laquelle l’État romain avait grandi. Quand le spectacle mobilisa toute l’attention, on lança l’attaque selon le plan convenu. Au signal, les jeunes Romains se précipitèrent pour enlever les jeunes filles. La plupart des enlèvements se firent au hasard des rencontres. Les plus belles filles étaient réservées aux notables et les gens du peuple étaient chargés de les amener chez eux. On dit qu’une jeune beauté qui se remarquait entre toutes fut enlevée par les gens de Thalassius. Beaucoup demandaient à qui elle était destinée et ils répondaient à chaque fois qu’ils l’amenaient à Thalassius ; ce serait l’origine de l’exclamation utilisée dans les mariages1. La peur avait suspendu le spectacle. Les parents des jeunes filles, consternés, partirent précipitamment, dénonçant cette violation des lois de l’hospitalité et invoquant le dieu que l’on fêtait ce jour-là : venus assister aux Jeux qu’on donnait en son honneur, ils avaient été odieusement et perfidement trompés. Les victimes étaient tout aussi désolées et protestaient avec autant d’indignation. Mais Romulus lui-même se montra ici ou là, expliquant que les vrais coupables étaient leurs pères, qui avaient refusé par orgueil de donner leurs filles à des voisins ; leur union serait légitime ; elles partageraient avec leur époux tout ce qu’il avait, le droit de cité et l’affection de leurs enfants qui est la plus douce des joies au cœur des hommes. Qu’elles apaisent donc leur courroux et acceptent de bonne grâce ceux que le hasard leur donnerait pour maîtres ; il arrive souvent qu’on se félicite d’un outrage ; leurs maris les traiteraient d’autant mieux qu’ils voudraient se montrer de bons époux pour les consoler d’être séparées de leurs parents et de leur patrie. Les ravisseurs, de leur côté, cherchaient à gagner leurs faveurs, et prétendaient avoir agi sous l’empire de la passion ; or ce sont là des arguments très forts pour vaincre la résistance des femmes.

II. La prise de Rome par les Gaulois
(390 av. J.-C.)

D’après Tite-Live, le nord de l’Italie avait subi une première invasion sous le règne de Tarquin l’Ancien ; les Bituriges, peuple de la région de Bourges, dominaient alors le pays. La surpopulation contraignit une partie de la jeunesse à franchir les Alpes ; avec les Bituriges étaient partis notamment les Arvernes, les Sénons, les Éduens, les Carnutes. Ils fondèrent la ville de Mediolanum (Milan). Au IVe  siècle av. J.-C., les Cénomans, peuple de la Gaule celtique, franchirent à leur tour les Alpes et traversèrent le Pô, chassant devant eux les Étrusques et les Ombriens. Les Sénons arrivèrent à Clusium : la ville étrusque appela vainement Rome, épuisée par dix ans de guerre contre les Véiens, à son secours. Ils ne tardèrent pas à parcourir les deux cents kilomètres qui les séparaient de Rome, semant l’effroi. Les Romains, battus au bord de l’Allia le 18 juillet 390 av. J.-C., se replièrent, les uns à Véies, les autres sur la colline du Capitole, tandis que la plèbe cherchait refuge dans la campagne (V, 41-42 et 46-49).

 

41. La défense de la citadelle s’organisait tant bien que mal vu l’urgence de la situation. Pendant ce temps, à Rome, les vieillards rentrèrent chez eux et attendirent l’arrivée de l’ennemi, prêts à donner leur vie. Les anciens magistrats curules voulaient mourir avec les ornements qui signalaient leur rang, leurs fonctions et leur bravoure. Ils revêtirent la toge d’apparat réservée à ceux qui conduisent le char des dieux ou célèbrent le triomphe et, dans cette tenue, s’assirent au milieu de leur demeure sur leur siège d’ivoire. D’après certains, ils auraient juré, en répétant la formule du grand pontife Marcus Follius, de mourir pour la patrie et pour les Quirites de Rome. La nuit avait calmé l’ardeur belliqueuse des Gaulois ; n’ayant pas eu à se battre pour obtenir la victoire et prenant possession de Rome sans coup férir, ils entrèrent dans la ville sans colère, sans désir de revanche. Ils trouvèrent la porte Colline ouverte, arrivèrent au Forum, contemplant les temples des dieux qui les entouraient et la citadelle, seul bâtiment qui offrît l’image de la guerre. Ils laissèrent quelques hommes sur place pour prévenir toute attaque en provenance du Capitole ou de la citadelle pendant qu’ils se dispersaient et se répandaient en ville sans rencontrer personne dans les rues désertes ; les uns se précipitaient vers les maisons les plus proches, d’autres allaient vers la périphérie en espérant que ces quartiers seraient intacts et rapporteraient plus de butin. Puis ils revinrent, effrayés de trouver la ville déserte, craignant de se laisser surprendre par une ruse de l’ennemi pendant leurs allées et venues ; ils se rapprochèrent du Forum et se regroupèrent dans le centre. Si les plébéiens avaient barricadé leurs portes, les demeures patriciennes étaient restées ouvertes mais les Gaulois craignaient d’y pénétrer plus encore que si elles étaient fermées. Ils regardaient avec respect les vieillards assis devant l’entrée : de leur personne, de leurs ornements, de leur costume se dégageait une majesté surnaturelle ; on aurait dit des dieux et ils restaient à les contempler comme des statues. Voici ce qu’on raconte à propos de Papirius : un Gaulois lui caressait la barbe, qu’il portait longue à l’ancienne mode ; il le frappa à la tête pour lui faire lâcher prise ; ce fut le signal du massacre, tous les magistrats assis devant chez eux furent égorgés. Après le meurtre des autorités, personne ne fut épargné ; les maisons furent pillées et incendiées.

42. Parmi les Gaulois, certains voulaient-ils que la ville ne soit pas détruite ? Les chefs désiraient-ils seulement effrayer les assiégés, les forcer à se rendre pour sauver leurs biens, briser leur résistance tout en laissant certains quartiers intacts ? Toujours est-il qu’au début les incendies étaient rares et peu étendus, contrairement à ce qui se passe quand on prend une ville. De la citadelle, les Romains voyaient la ville pleine d’ennemis, les courses désordonnées à travers les rues, de nouveaux feux apparaître ici ou là : ils en perdaient la raison, incapables de soutenir la vue et le bruit de la catastrophe. Les cris des ennemis couverts par les pleurs des femmes et des enfants, le sifflement des flammes et le fracas des maisons qui s’écroulaient attiraient sans répit leur attention et, le cœur serré, ils contemplaient la scène, sans pouvoir en détacher leur pensée ou leur regard ; comme si la Fortune avait monté pour eux le spectacle de la ruine de leur patrie, ils étaient dans l’incapacité totale de défendre leurs biens, leur vie mise à part. Jamais assiégés n’avaient été plus à plaindre : coupés de leur patrie, ils voyaient tout ce qu’ils aimaient aux mains de l’ennemi. La nuit qui suivit une journée aussi atroce fut au moins aussi éprouvante. Le jour parut après une nuit d’angoisse ; à tout moment quelque nouveau drame se jouait sous leurs yeux. Et pourtant, malgré l’ampleur du désastre, malgré la vue de leur ville réduite à l’état de ruines et de cendres, rien ne pouvait les faire renoncer à défendre héroïquement ce petit coin de terre, cette colline qu’ils occupaient, dernier vestige de la liberté. Les mêmes horreurs se renouvelaient chaque jour et ils avaient acquis une sorte d’accoutumance au malheur. Devenus insensibles à la perte de leurs biens, ils ne voyaient qu’une chose : leurs armes, le fer qu’ils tenaient à la main, tout ce qui leur restait encore pour soutenir l’espoir auquel ils s’accrochaient.

 

Tandis que le gouvernement s’est réfugié au Capitole, les résistants se sont regroupés à Véies sous le commandement de Quintus Caedicius, simple centurion. D’un commun accord, ils décident d’appeler à leur secours Camille, le vainqueur de Véies, en exil à Ardée. Pendant ce temps, la situation s’enlise à Rome.

 

46. […] À Véies, le nombre et la détermination des combattants augmentaient de jour en jour. Aux Romains qui avaient erré dans la campagne après la défaite et la prise de Rome avant de se réfugier dans la ville, s’étaient joints des volontaires accourus de tout le Latium pour obtenir leur part de butin ; il était donc grand temps de reconquérir la patrie et de l’arracher aux mains des ennemis. À ce corps vigoureux manquait encore une tête. L’endroit rappelait Camille ; beaucoup de soldats avaient remporté la victoire sous son commandement et sous ses auspices. Caedicius affirma n’avoir aucune raison de renoncer à son commandement, qu’un dieu ou un homme le lui demande, sauf, par respect de la hiérarchie, pour réclamer un général. On décida à l’unanimité de faire revenir Camille d’Ardée à condition de consulter d’abord le sénat de Rome : tel était le respect des institutions et du système en place malgré le marasme quasi général. Le passage à travers les postes ennemis était excessivement dangereux. Un jeune homme bien entraîné, Pontus Cominius, s’offrit pour tenter l’aventure. Couché sur une écorce de liège, il se laissa porter par le Tibre jusqu’à Rome. Arrivé tout près du bord, il escalada un rocher très raide que l’ennemi laissait pour cette raison sans surveillance et atteignit le Capitole. Conduit auprès des magistrats, il transmit la demande de l’armée ; il revint avec la décision du sénat : Camille, rappelé d’exil par les comices curiates et la volonté du peuple, était immédiatement nommé dictateur ; les soldats étaient libres de choisir leur général. Le messager regagna Véies par le même chemin. Une délégation partit chercher Camille à Ardée pour l’amener à Véies ou plutôt, à mon avis, il ne quitta Ardée qu’après le vote de la loi car il n’était pas autorisé à rentrer d’exil ; il fallait en outre qu’il soit nommé dictateur pour prendre les auspices à l’armée. On vota la loi curiate et Camille fut nommé dictateur en son absence.

47. Voici ce qui se passait à Ardée ; pendant ce temps, un terrible danger menaça la citadelle et le Capitole. Le messager de Véies avait-il laissé des traces que les Gaulois avaient remarquées ? S’étaient-ils aperçus d’eux-mêmes qu’il y avait près du temple de Carmenta un rocher qui permettait de grimper au Capitole ? Par une nuit obscure, ils firent monter un des leurs sans armes pour explorer le passage ; s’aidant mutuellement, ils se passaient leurs armes dans les endroits difficiles, se poussaient ou se tiraient les uns les autres et atteignirent finalement le sommet dans un silence tel qu’ils trompèrent les sentinelles et ne réveillèrent même pas les chiens qui pourtant sont sensibles au moindre bruit dans la nuit. Mais ils ne trompèrent pas les oies consacrées à Junon : malgré la disette, personne n’y avait touché. Leur présence sauva la situation. Elles réveillèrent par leurs cris et leurs battements d’ailes Marcus Manlius qui avait été consul deux ans plus tôt et s’était signalé à la guerre ; il prit ses armes, cria aux autres d’en faire autant et s’élança. Au milieu de la confusion générale, il poussa avec son bouclier un Gaulois qui se trouvait déjà en haut. Perdant l’équilibre, il entraîna dans sa chute ceux qui le suivaient. Affolés, ses camarades lâchèrent leurs armes pour se cramponner au rocher ; Manlius les tua. D’autres Romains l’avaient rejoint ; ils jetaient des projectiles et des pierres sur les ennemis pour les faire tomber et toute la patrouille bascula dans le vide […].

48. La faim, la pire épreuve lors des sièges et des guerres, torturait les deux armées. Une épidémie frappa en outre les Gaulois : ils campaient dans un fond de vallée entouré de collines, où la chaleur était torride à cause des incendies et de l’air brûlant ; le moindre souffle de vent soulevait la cendre en plus de la poussière. Ce peuple, habitué à un climat froid et humide, souffrait de la chaleur ; les hommes étouffaient, avaient du mal à respirer et mouraient d’un mal comparable aux épidémies qui frappent le bétail. N’ayant pas le courage d’enterrer leurs morts un par un, ils entassaient les cadavres avant d’y mettre le feu, d’où le nom de « Bûchers gaulois » qui reste attaché à ce quartier. Une trêve fut alors conclue avec les Romains ; les généraux autorisèrent les négociations. Les Gaulois ne cessaient d’évoquer la disette et utilisaient cet argument pour amener les Romains à capituler. On dit que les Romains avaient jeté des pains du haut du Capitole sur les postes gaulois pour leur faire croire qu’ils ne manquaient de rien. Mais ils furent bientôt incapables de cacher ou de supporter leur dénuement. Pendant que le dictateur levait une armée à Ardée, faisait venir les troupes de Véies sous les ordres du maître de la cavalerie Lucius Valérius, prenait les mesures et les décisions nécessaires pour attaquer l’ennemi et prendre l’avantage, l’armée du Capitole, épuisée par les gardes de jour et de nuit, après avoir surmonté toutes les souffrances humainement supportables, fut vaincue par la faim, le mal auquel la nature répugne le plus, attendant jour après jour que le dictateur lui envoie des secours ; puis l’espoir vint à manquer, comme les vivres. Quand il fallait rejoindre son poste, on s’écroulait à bout de forces sous le poids des armes ; finalement la garnison décida de se rendre ou de se racheter à n’importe quelle condition. Les Gaulois se vantaient ouvertement de ne pas exiger une grosse somme pour lever le siège. Le sénat se réunit et chargea les tribuns militaires de traiter avec l’ennemi. Le tribun Quintus Sulpicius et le roi Brennus se mirent d’accord : la rançon du peuple appelé à devenir un jour le maître du monde était fixée à mille livres d’or. À cette terrible humiliation s’ajouta un affront supplémentaire : les poids apportés par les Gaulois étaient faux ; et comme le tribun protestait, le Gaulois ajouta son épée dans la balance en prononçant cette phrase qu’un Romain ne saurait supporter : « Malheur aux vaincus. »

49. Mais les dieux et les hommes ne voulaient pas que les Romains soient rachetés. Le dictateur survint providentiellement avant la fin de l’odieux marchandage, pendant les discussions qui retardaient la pesée ; il ordonna aux Romains de reprendre leur or et aux Gaulois de s’en aller. Ceux-ci refusèrent d’obéir, disant que le marché avait été conclu. Il affirma que la transaction n’était pas valable parce qu’elle avait été faite sans qu’il soit consulté, après sa nomination comme dictateur, par un magistrat de rang inférieur. Il somma les Gaulois de se préparer au combat, ordonna aux siens d’entasser les bagages, de prendre leurs armes et de préférer le fer à l’or pour libérer leur patrie. Ils avaient sous les yeux les temples des dieux, leurs femmes et leurs enfants, le sol de la patrie meurtrie par les malheurs de la guerre, tout ce qu’ils avaient le devoir de défendre, de reprendre, de venger. Il rangea l’armée comme il put, sur les décombres de la ville, malgré l’inégalité du terrain ; son expérience de la guerre lui permettait de prendre les décisions et dispositions nécessaires pour assurer le succès des siens. Affolés par ce revirement inattendu, les Gaulois, n’écoutant que leur colère, prirent leurs armes et se jetèrent aveuglément sur les Romains. La Fortune avait tourné : les puissances divines et l’expérience humaine venaient au secours de Rome. Au premier choc, il ne fallut pas plus de temps pour disperser les Gaulois qu’ils n’en avaient pris pour battre les Romains au bord de l’Allia.

III. Les Fourches caudines
(321 av. J.-C.)

D’abord alliés des Samnites, les Romains avaient rompu le traité d’alliance à la demande des Campaniens dont les terres fertiles attiraient les convoitises de leurs voisins. Le déclin des Étrusques et des villes de Grande Grèce augmentait le danger samnite : les guerres opposant Rome aux Samnites devaient durer plus de cinquante ans, de 343 à 290 av. J.-C. En 321, Rome vient de refuser la paix ; les Samnites, sous les ordres de Gaius Pontius, comptent sur l’aide des dieux ; leur général a déclaré : « Si jusqu’ici vous avez fait la guerre aux dieux plus qu’aux hommes, soyez sûrs que les dieux dirigeront la guerre qui nous menace. » L’épisode des Fourches caudines est un de ceux qui ont le plus hanté la mémoire collective des Romains (IX, 2-6).

 

2. Le succès prédit par Gaius Pontius devait se vérifier ; il emmena son armée et prit position près de Caudium en se cachant comme il pouvait. Sachant que les consuls avaient établi leur camp à proximité de Calatia, il envoya dans le secteur dix soldats déguisés en bergers et leur ordonna de mener leurs troupeaux paître ici ou là sans s’éloigner des garnisons romaines. Si on les attaquait pour voler leurs bêtes, qu’ils disent tous la même chose : les légions samnites sont en Apulie, toutes les forces sont engagées dans le siège de Lucérie et la place est sur le point de tomber. Ils avaient répandu cette rumeur depuis un certain temps déjà et les Romains étaient au courant, mais la concordance des informations accrut leur confiance. Il était évident que les Romains partiraient au secours des Lucériens, des alliés sûrs et fidèles ; ils craignaient en outre la défection de l’Apulie sous la menace présente. On discuta de la route à prendre : deux conduisent à Lucérie, l’une le long de la mer, dégagée et facile, moins rapide et moins dangereuse ; l’autre, plus courte, traverse les Fourches caudines. Voici comment se présente le site : deux gorges profondes, étroites et couvertes de forêts, constituent un point de passage obligé au milieu d’une chaîne continue. À peu près à mi-distance se trouve une plaine assez étendue, verdoyante et bien arrosée, entourée de montagnes : c’est par là que passe la route. Mais avant d’atteindre la plaine, il faut franchir le premier défilé ; ensuite, on a le choix entre revenir sur ses pas ou continuer sa route : dans ce dernier cas, on doit sortir par d’autres gorges, plus étroites et plus difficiles.

Les Romains arrivent à la plaine par un des chemins en empruntant un passage taillé dans la roche, et se dirigent tout droit vers la sortie, mais trouvent la route coupée par des troncs d’arbres et d’énormes blocs de pierres. En voyant des ennemis en armes au-dessus du chemin, ils comprennent que c’est un coup monté. Ils reviennent précipitamment sur leurs pas et trouvent le passage fermé par un barrage et des armes. Ils s’arrêtent sans attendre les ordres : ils sont saisis d’une sorte d’hébétude, une étrange torpeur s’empare d’eux et ils restent longtemps immobiles sans dire un mot, se regardant les uns les autres dans l’espoir que leur voisin réagisse mieux et ait une meilleure idée. Voyant qu’on dresse des tentes pour les consuls et qu’on sort les outils pour installer le camp, même s’il leur paraît dérisoire de se fortifier alors qu’ils sont irrémédiablement perdus, ils se mettent tous au travail pour qu’on ne les accuse pas d’aggraver la situation et dressent la palissade autour du camp près d’une rivière sans attendre d’ordres ou d’encouragements. Conscients de l’inutilité de leur travail et de leur peine, ils prennent le parti d’en rire sous les sarcasmes des ennemis. Les consuls, effondrés, ne convoquent même pas le conseil, puisque l’heure n’est ni aux conseils ni aux décisions ; les légats et les tribuns se rassemblent d’eux-mêmes, les soldats, tournés vers le prétoire, demandent à leurs chefs une aide que même les dieux immortels étaient incapables de leur apporter.

3. La nuit les surprit en train de se lamenter au lieu de prendre une décision. Chacun donnait son avis au milieu du brouhaha. L’un disait : « Forçons les barrages, gravissons les montagnes, traversons les forêts, allons partout où nous pouvons porter nos armes. Puissions-nous seulement atteindre l’ennemi que nous avons constamment battu pendant près de trente ans. Les difficultés et les obstacles s’aplaniront toujours pour un Romain qui se bat contre un Samnite félon ! » Un autre : « Où aller ? Par où passer ? Faudra-t-il déplacer les montagnes ? Tant que nous aurons ces hauteurs au-dessus de nous, que feras-tu pour atteindre l’ennemi ? Que nous ayons des armes ou non, que nous soyons courageux ou lâches, nous sommes tous logés à la même enseigne, pris au piège, vaincus. L’ennemi n’ira pas chercher une mort héroïque l’arme à la main. Non, il achèvera la guerre sans bouger d’ici. » La nuit se passa en propos de ce genre, sans que personne songe à manger ou à se reposer. Malgré la chance qui leur souriait, les Samnites étaient tout aussi perplexes. Ils se mirent d’accord pour envoyer un courrier consulter le père de leur général, Hérennius Pontius. Déjà âgé, il se tenait à l’écart de la guerre et de la politique ; même s’il était affaibli physiquement, il avait conservé toute sa vivacité d’esprit et toute sa ludicité. Quand il apprit que les armées romaines étaient bloquées entre les deux défilés des Fourches caudines, il répondit au messager de son fils venu lui demander conseil de les laisser partir le plus tôt possible sans leur faire de mal. On ne prit pas son avis au sérieux ; le messager revint lui demander conseil : il répondit qu’il fallait les tuer jusqu’au dernier. Quand on lui communiqua ces paroles énigmatiques semblables à une réponse d’oracle, Gaius Pontius fut un des premiers à penser que l’intelligence de son père déclinait en même temps que ses forces ; pourtant, il se plia au désir unanime des soldats et pria le vieillard de se rendre au conseil. On prétend que le vieillard ne se fit pas prier et prit une voiture pour arriver au camp ; au conseil, il répéta ce qu’il avait dit sans rien changer mais donna des explications. La première solution était à son avis la meilleure : par cette immense faveur, ils consolidaient définitivement le traité de paix et d’amitié avec une nation très puissante. S’ils choisissaient la seconde solution, ils retardaient de plusieurs années la reprise du conflit car Rome aurait du mal à reconstituer ses forces après avoir perdu deux armées. Il n’avait rien à ajouter. Comme son fils et les autres officiers lui demandaient ce qui résulterait de la troisième solution – laisser les Romains partir sans leur faire de mal et leur imposer les conditions réservées aux vaincus par les lois de la guerre –, il répondit : « Cette solution ne donne pas d’amis et n’enlève pas d’ennemis. Supposez que vous laissiez les Romains tranquilles après les avoir humiliés : tel est ce peuple qu’une fois vaincu il ne sait pas vivre en paix. La honte que la nécessité actuelle imprimera au fer rouge dans leur cœur ne mourra jamais et la paix ne sera possible que lorsqu’ils se seront totalement vengés. » Comme on ne suivait aucun de ses conseils, Hérennius quitta le camp et rentra chez lui.

4. Après l’échec de multiples tentatives pour forcer le barrage, les Romains commencèrent à manquer de tout. Vaincus par la nécessité, ils envoyèrent des porte-parole demander une paix équitable ou provoquer l’ennemi au combat s’ils ne l’obtenaient pas. Gaius Pontius répondit que la guerre était finie ; puisque les Romains étaient incapables d’accepter leur sort, même quand ils étaient vaincus et prisonniers, il les ferait passer sous le joug, sans armes, ne portant que leurs vêtements sur eux. Vaincus et vainqueurs concluraient alors une paix équitable : après l’évacuation du Samnium et l’abandon des colonies, Romains et Samnites signeraient un traité conclu sur un pied d’égalité pour garantir leur indépendance. Voilà à quelles conditions il était prêt à négocier avec les consuls. Il interdit à la délégation de revenir en cas de désaccord. Quand les délégués rapportèrent ces conditions, ce fut un tel concert de lamentations, une telle détresse qu’ils n’auraient sans doute pas été plus consternés d’apprendre qu’ils devaient tous mourir sur place. Puis il y eut un long silence. Les consuls étaient incapables d’ouvrir la bouche pour défendre un traité aussi scandaleux ou condamner un traité aussi nécessaire. Celui que ses mérites et ses fonctions avaient mis à la tête de la délégation, Lentulus, prit alors la parole : « Consuls, mon père m’a souvent répété qu’au Capitole il avait été le seul à conseiller de ne pas payer de rançon aux Gaulois, tant que l’ennemi n’avait pas le courage de les entourer d’un fossé et d’un retranchement, et leur laissait la possibilité de sortir sinon sans danger, du moins sans être sûrs d’y laisser la vie. Ils auraient pu se jeter en armes sur l’ennemi du haut du Capitole comme on a souvent vu des assiégés se ruer sur ceux qui les assiégeaient. S’il en allait de même pour nous, si nous avions l’opportunité de nous battre contre l’ennemi, en position favorable ou non, je choisirais, au moment de vous donner un conseil, l’attitude dictée par l’exemple de mon père. Oui, il est magnifique de mourir pour la patrie ; je suis prêt à sacrifier ma vie pour Rome et pour les légions ou à me précipiter au milieu des ennemis. Mais ma patrie, les légions de Rome sont là, sous mes yeux : à moins de vouloir courir à la mort pour se défendre soi-même, que sauvera-t-on en sacrifiant sa vie ? On dira : les maisons de Rome, les murs, la foule qui habite la ville. Mais par Hercule, si l’armée est détruite, tout est perdu, il ne reste plus rien ! Qui sera là pour les défendre ? La foule sans doute, belliqueuse et combative comme nous savons ! On l’a vue repousser l’attaque des Gaulois ! Ira-t-elle implorer l’armée de Véies et le commandement de Camille ? Tous les espoirs, toutes les forces de Rome sont ici : en les sauvant, nous sauvons la patrie ; en les livrant, nous abandonnons la patrie à la mort. Mais, dira-t-on, une capitulation est humiliante et dégradante : l’amour de la patrie est si fort que nous devons accepter cette humiliation pour la sauver, quitte à sacrifier notre vie. Résignons-nous donc à subir cette honte qui nous fait horreur et acceptons la nécessité à laquelle même les dieux sont soumis. Allez, consuls, rendez vos armes pour libérer la patrie que vos ancêtres ont rachetée à prix d’or. »

5. Les consuls allèrent trouver Gaius Pontius ; le vainqueur voulait conclure la paix mais les consuls lui dirent que, pour signer le traité de paix, il fallait un vote du peuple romain, la présence des fétiaux et l’observation de certains rites. Il n’y eut donc pas de « paix caudine » conclue par un traité comme on le croit généralement et comme on le lit chez Claudius, mais un simple pacte. Pourquoi aurait-on eu besoin de garants ou d’otages si c’était un traité formulé comme suit : « Que Jupiter frappe tout peuple qui ne respecterait pas les conventions comme les fétiaux frappent ce porc. » Le nom des consuls, des légats, des questeurs et de tous ceux qui ont accepté le pacte est connu ; s’il y avait eu un traité, on n’aurait conservé que le nom des deux fétiaux. À cause des délais nécessaires pour régulariser la situation, les Samnites exigèrent six cents cavaliers à titre d’otages : ils paieraient de leur vie toute violation du pacte. Le moment de livrer les otages et d’envoyer l’armée sous le joug fut fixé.

Le retour des consuls au camp redoubla l’affliction des soldats : ils avaient du mal à ne pas s’en prendre à ceux qui avaient eu la légèreté de les entraîner dans ce guet-apens et qui, par leur incompétence, les feraient sortir plus honteusement qu’ils n’étaient venus. Ils n’avaient pas pris de guides, n’avaient pas fait reconnaître la route : ils les avaient envoyés tête baissée dans la souricière comme des bêtes prises au piège. Ils se regardaient, contemplaient leur équipement qu’il faudrait bientôt livrer, leurs bras qu’il faudrait désarmer, leur dos qu’il faudrait courber devant l’ennemi. Ils imaginaient le joug des ennemis, le défilé des hommes désarmés entre les soldats en armes, le drame pour l’armée déshonorée de traverser les villes alliées, leur retour auprès de leurs parents, dans leur patrie où ils étaient si souvent entrés comme leurs ancêtres avec les honneurs du triomphe. Ils étaient les seuls à connaître la défaite sans blessures, sans armes, sans bataille. Ils n’avaient pu ni dégainer l’épée ni se battre contre l’ennemi ; leurs armes, leurs forces, leur courage ne leur avaient servi à rien. Ils se lamentaient encore quand arriva l’heure fatale de l’humiliation ; la réalité devait être bien plus affreuse que l’idée qu’ils s’en étaient faite. Ils reçurent d’abord l’ordre de quitter le camp, sans armes, ne portant que leurs vêtements sur eux ; on commença par livrer les otages qui furent placés sous bonne garde. Les licteurs durent s’éloigner et on retira aux consuls leur manteau de général. Ce spectacle fut si navrant pour ceux qui les maudissaient un peu plus tôt, et songeaient à les livrer ou à les mettre à mort, qu’oubliant leur propre situation, ils se détournèrent pour ne pas voir une telle déchéance comme si c’était un spectacle interdit.

6. Les consuls, à demi nus ou presque, passèrent les premiers ; puis tous les officiers subirent l’humiliation en ordre décroissant ; ce fut ensuite le tour des légions, l’une après l’autre. Les ennemis en armes les environnaient, ne leur épargnant ni les insultes ni les sarcasmes. Beaucoup d’épées étaient pointées sur eux ; certains furent blessés ou tués parce que leur expression, jugée trop fière dans cette situation, avait déplu au vainqueur. Après être passés sous le joug, sous les yeux de l’ennemi (c’était sans doute le plus pénible pour eux), ils sortirent du défilé, comme s’ils remontaient des enfers et voyaient pour la première fois la lumière du jour ; cette lumière, éclairant l’humiliation de l’armée, était pourtant plus triste que la mort. Ils auraient pu rejoindre Capoue avant la nuit mais ils n’étaient pas sûrs de la fidélité des alliés et la honte les retenait : ils se couchèrent par terre au bord de la route, près de Capoue, privés de tout. Quand la nouvelle parvint à Capoue, une sincère compassion l’emporta sur l’orgueil qui caractérise ce peuple. Ils envoyèrent aussitôt leurs insignes aux consuls et mirent généreusement à la disposition des soldats des armes, des chevaux, des vêtements et des vivres. À leur arrivée, le sénat au complet et les habitants sortirent de la ville pour les accueillir et s’acquitter à leur égard, à titre privé ou officiel, des devoirs de l’hospitalité. Ni leurs prévenances, ni leurs attentions ni même leurs consolations ne pouvaient leur arracher un mot, ou même leur faire lever les yeux et regarder en face les amis qui les réconfortaient : plus encore que le chagrin, la honte les obligeait à fuir la conversation et la vue des hommes.

Troisième décade :
la deuxième guerre punique (218-202 AV. J.-C.)

Livres XXI-XXX

Tite-Live s’étonne lui-même de la place que tiennent les guerres puniques dans l’ensemble de son ouvrage : « les soixante-trois années qui se sont écoulées entre le début de la première guerre punique et la fin de la deuxième ont rempli autant de volumes que les quatre cent quatre-vingt-sept années qui vont de la fondation de Rome au consulat d’Appius Claudius Caudex ». Le récit de la première (264-241 av. J.-C.) et celui de la troisième guerre, qui mena à la destruction de Carthage en 146 av. J.-C., ne nous sont pas parvenus.

Partie d’Espagne, la deuxième guerre punique se déroula essentiellement sur le sol de l’Italie, à partir de la descente des Alpes et de l’arrivée en Gaule cisalpine. Les conséquences de la bataille de Cannes, en 216 av. J.-C., furent désastreuses pour Rome : la plupart des villes du Sud prirent le parti des Carthaginois et il fallut les reprendre une à une après des sièges souvent très durs ; en Sicile, Syracuse, fidèle à Rome tant que gouvernait Hiéron II, retomba sous la coupe des Carthaginois à sa mort et la ville ne se rendit qu’au terme d’un siège de deux ans (214-212). La bataille du Métaure, en 207, marqua un tournant de la guerre en montrant aux Romains que le clan Barca n’était pas invincible. Carthage rappela Hannibal quatre ans plus tard. La guerre s’acheva en Afrique.

Rappel des événements

238 : serment d’Hannibal.

219 ou 218 : siège et prise de Sagonte, ville d’Espagne alliée de Rome, par Hannibal.

218 : traversée du Rhône. Sept. : passage des Alpes. Nov.-déc. : batailles du Tessin et de la Trébie.

217 : début du printemps : départ prématuré de l’armée d’Hannibal qui tente de franchir la chaîne des Apennins dans des conditions très dures ; Hannibal perd un œil. Opérations en Espagne sous les ordres de Gnaeus et Publius Cornélius Scipion. Fin juin : bataille du lac Trasimène ; mort du consul Gaius Flaminius ; Quintus Fabius Maximus est nommé dictateur.

216 : août : défaite de Cannes ; mort de Lucius Aemilius Paullus ; l’autre consul, Gaius Térentius Varron, se réfugie à Venouse. Défection de Capoue et des villes du sud de l’Italie.

215-212 : guerre de Sicile. Printemps 212 : prise de Syracuse.

212-211 : siège de Capoue. Printemps 211 : Hannibal décide de marcher sur Rome pour forcer les Romains à lever le siège.

212 : mort de Publius et de Gnaeus Scipion en Espagne. Scipion, le futur Africain, devient général de l’armée d’Espagne.

211 : en Espagne : Hasdrubal, frère d’Hannibal, se trouve nez à nez avec les troupes du propréteur Claudius Néron : faisant traîner les choses, il négocie de jour l’évacuation du pays et fait sortir de nuit la totalité de ses forces, y compris les éléphants, à l’insu de son interlocuteur trop crédule.

209 : courant de l’été : prise de Tarente.

208 : fin de l’été : mort des deux consuls, Marcus Claudius Marcellus et Titus Quinctius Crispinus, pris dans une embuscade dans le Bruttium.

207 : alliance de Scipion avec Masinissa en Espagne. 23 juin : bataille du Métaure ; mort d’Hasdrubal.

205 : Publius Cornélius Scipion, consul, est chargé de la Sicile.

204 : sous le commandement de Scipion qui sera prorogé jusqu’à la fin de la guerre d’Afrique, l’armée romaine débarque dans le golfe de Tunis.

203 : victoire des Romains aux Grandes Plaines, avec l’aide de Masinissa ; défaite de Magon, frère d’Hannibal, sur le territoire des Gaulois Insubres : il meurt pendant le voyage de retour en Afrique. Fin de l’été : Hannibal quitte l’Italie sur ordre du sénat de Carthage.

202 : entrevue entre Scipion et Hannibal. 19 oct. : bataille de Zama.

201 : traité de paix avec Carthage ; Hannibal s’enfuit en Asie ; triomphe de Scipion.

IV. Carthage déclare la guerre à Rome
(mars 218 av. J.-C.)

Hamilcar Barca avait fait jurer à son fils de vouer à Rome une haine inexpiable. Ainsi, quand il mourut en 229 av. J.-C., Hannibal, qui n’avait encore que dix-huit ans, s’imposa d’emblée comme l’âme de la résistance à Rome. Les Sagontins, assiégés par les troupes d’Hannibal en violation du traité de 241, supplièrent les Romains de se porter à leur secours. Le sénat finit par intervenir : une délégation partit à Sagonte exiger d’Hannibal l’arrêt des hostilités ; éconduite, elle fut froidement reçue à Carthage où elle se rendit ensuite. Après l’échec d’une seconde négociation, la guerre fut déclarée au mois de mars 218 (XXI, 9-11).

 

9. […] Là-dessus on annonça l’arrivée des ambassadeurs romains. Hannibal envoya une délégation les accueillir à la descente du bateau ; elle déclara ne pas pouvoir répondre de leur sécurité au milieu de combats si violents et de peuples si farouches ; Hannibal avait trop de préoccupations pour recevoir des ambassadeurs. Il était évident que les ambassadeurs éconduits se rendraient directement à Carthage. Hannibal envoya donc d’avance une lettre adressée aux chefs du clan Barca : il fallait mobiliser tous les sympathisants pour empêcher que le parti adverse pactise avec les Romains.

10. Le bilan de la seconde ambassade fut aussi vain et décevant, si ce n’est que cette fois on donna audience aux ambassadeurs. Hannon fut le seul à défendre le traité au sénat ; il obtint le silence de l’assistance en raison de son autorité, mais non son approbation. Il priait les dirigeants, au nom des dieux garants et témoins des serments, de ne pas provoquer la guerre avec Rome en attaquant Sagonte. Il les avait prévenus et mis en garde : il ne fallait pas envoyer le fils d’Hamilcar à la tête de l’armée. Les mânes du mort et ses descendants ignoraient la paix et jamais, tant que resterait un survivant du sang ou du nom de Barca, les traités avec Rome ne seraient respectés. « Hannibal aspire à régner, le seul moyen pour lui d’y parvenir est de provoquer guerre sur guerre et de passer sa vie au milieu des armes et des légions. Vous avez envoyé à la tête de l’armée, si j’ose dire, du bois pour nourrir l’incendie. C’est vous qui alimentez le feu qui vous consume aujourd’hui. Vos armées assiègent Sagonte dont les traités vous interdisent l’accès ; bientôt, les légions de Rome assiégeront Carthage avec la protection des dieux qui ont déjà vengé dans la guerre précédente la rupture des traités. Ignorez-vous donc la valeur de l’ennemi, la vôtre et nos situations respectives ? Votre cher général a refusé de recevoir dans son camp les représentants des alliés venus défendre des alliés ; malgré cette entorse au droit international, bien qu’il ait refusé une audience qu’on accorde généralement aux délégations ennemies, ils sont venus vous trouver. Leur réclamation est conforme au traité. Pour que l’État ne soit pas jugé coupable de cette agression, ils réclament le responsable, le coupable. Plus la demande est modérée et les préliminaires lents, plus seront sévères, je le crains, les poursuites qu’ils exerceront contre vous quand la campagne sera engagée. Rappelez-vous les îles Égates, le mont Éryx et tout ce que vous avez enduré sur terre et sur mer pendant vingt-quatre ans. Ce n’était pas ce garçon qui nous commandait mais son père Hamilcar, un nouveau Mars à en croire ses amis. Nous avions alors mis la main sur Tarente, c’est-à-dire sur l’Italie, contrairement au traité, comme nous mettons aujourd’hui la main sur Sagonte. Les dieux et les hommes nous ont infligé la défaite, et la guerre, en donnant la victoire à celui qui était dans son droit, a tranché équitablement la question de savoir qui avait violé le traité. C’est Carthage qu’Hannibal est en train d’assiéger avec ses travaux d’approche et ses tours ; c’est contre les murs de Carthage qu’il pousse le bélier. Les ruines de Sagonte, puissé-je être mauvais prophète ! retomberont sur notre tête et, après la guerre de Sagonte, nous devrons faire la guerre contre Rome. On posera la question : Faut-il livrer Hannibal ? Je sais que sur ce point je manque d’autorité en raison de la haine que je nourrissais contre son père : oui, la mort d’Hamilcar m’a fait plaisir car, s’il avait vécu, nous serions actuellement en guerre contre Rome. Je hais, j’exècre ce jeune homme ; je vois en lui la Furie, la torche qui allumera la guerre. Le livrer ne suffirait pas à mon avis pour expier la violation du traité ; si personne ne le réclamait, il faudrait l’expulser au bout du monde, le bannir en un lieu d’où le bruit de son nom ne nous parviendrait pas et d’où il ne pourrait pas troubler la paix de notre ville. Mon avis, le voici : je propose qu’on envoie immédiatement une première délégation à Rome pour présenter des excuses au sénat, une seconde pour signifier à Hannibal d’évacuer Sagonte et de se livrer aux Romains conformément au traité, une troisième enfin pour rendre aux Sagontins ce qui leur appartient. »

11. La quasi-totalité du sénat étant acquise à Hannibal, personne dans l’assistance ne crut nécessaire de répliquer à Hannon : on lui reprochait même de s’être montré plus hostile que le délégué de Rome, Valérius Flaccus. Puis on répondit à la délégation romaine qu’Hannibal n’était pour rien dans la guerre et que les responsables étaient les Sagontins. Le peuple romain avait tort de faire passer Sagonte avant l’alliance qu’il entretenait de longue date avec Carthage.

V. Le désastre de Cannes
(1er août 216 av. J.-C.)

La bataille se déroule dans la plaine de Cannes, ville d’Apulie, le 1er août 216 av. J.-C. Les Carthaginois ont pris soin de s’installer en tournant le dos au sirocco qui balaie la plaine ; aux côtés d’Hannibal se trouvent son frère Magon et Maharbal, chef de la cavalerie. L’armée romaine est sous les ordres des consuls Lucius Aemilius Paullus (Paul Émile) et Gaius Térentius Varron, qui ne sont pas d’accord sur l’opportunité de livrer bataille. Les troupes romaines s’établissent dans deux camps séparés par l’Aufide ; le petit camp, plus proche des Carthaginois, est sous les ordres de Gnaeus Servilius Géminus, consul de l’année précédente. Le combat est inégal. Paul Émile, blessé dès le début de la bataille, meurt sous les traits des ennemis (XXII, 49-58)

 

49. […] Alors de tous côtés ce fut une fuite éperdue. Sept mille hommes se réfugièrent dans le petit camp, dix mille dans le grand, deux mille environ à Cannes : le village n’était pas fortifié et ils furent aussitôt encerclés par Carthalon et ses cavaliers. L’autre consul ne s’était pas mêlé aux fuyards, à dessein ou par hasard, et atteignit Venouse avec une cinquantaine de cavaliers. On chiffre les pertes à quarante-cinq mille fantassins et deux mille sept cents cavaliers, comprenant presque autant de citoyens que d’alliés ; parmi les morts figuraient les deux questeurs des consuls, Lucius Atilius et Lucius Furius Bibaculus, vingt-neuf tribuns militaires, d’anciens consuls, d’anciens préteurs ou édiles, notamment Gnaeus Servilius Géminus ainsi que Marcus Minucius qui avait été maître de la cavalerie l’année précédente et consul quelques années plus tôt ; on déplorait en outre la mort de quatre-vingts sénateurs ou magistrats membres du sénat : enrôlés volontaires, ils servaient comme simples soldats dans les légions. On dit qu’il y eut trois mille prisonniers parmi les fantassins et quinze cents parmi les cavaliers.

50. Telle fut la bataille de Cannes, aussi célèbre que le désastre de l’Allia : si ses conséquences furent moins graves grâce aux atermoiements de l’ennemi, l’anéantissement de l’armée la rendit plus désastreuse et plus dramatique. La déroute de l’Allia, en livrant la Ville, sauva l’armée ; à Cannes, cinquante hommes à peine accompagnèrent le consul dans sa fuite, son collègue périt avec presque toute l’armée. Dans les deux camps, les soldats romains se retrouvaient sans armes et sans chefs ; ceux qui étaient dans le grand camp envoyèrent un messager inviter leurs camarades à les rejoindre de nuit, pendant que les ennemis seraient plongés dans le sommeil, épuisés tant par le combat que par les réjouissances de la victoire. Ils se rendraient ensemble à Canusium. Certains refusèrent catégoriquement : les autres pouvaient les rejoindre, alors pourquoi les faisaient-ils venir au lieu de se déplacer eux-mêmes ? De toute évidence parce qu’il fallait passer au milieu des ennemis et qu’ils aimaient mieux que ce soient leurs camarades qui prennent des risques. D’autres trouvaient que l’idée était bonne mais manquaient de courage. Le tribun militaire Publius Sempronius Tuditanus prit alors la parole : « Vous préférez donc que l’ennemi le plus cupide et le plus cruel vous mette en vente, qu’on vous demande si vous êtes citoyen romain ou allié du Latium pour fixer votre prix, profitant de l’humiliation et du malheur des uns pour honorer les autres ? C’est impossible si du moins vous êtes les compatriotes de Paul Émile, qui a préféré une mort héroïque à une fuite honteuse, et de tant de braves qui sont tombés en masse autour de lui ! Allons ! N’attendons pas que le jour nous surprenne et que les ennemis soient plus nombreux pour nous barrer la route ! Fonçons sur cette foule qui crie aux portes du camp ! Avec une arme et de l’audace, on se fraie un passage à travers les ennemis, si serrés que soient leurs rangs ! Si nous formons le coin, cette cohue disparate et indisciplinée s’écartera devant nous et il n’y aura plus d’obstacle. Suivez-moi si vous voulez sauver votre vie et sauver la République ! » À ces mots, il dégaina son épée et s’élança au milieu des ennemis en formant le coin ; comme les javelots numides tombaient à droite, ils changèrent leur bouclier de place ; ils étaient près de six cents quand ils atteignirent le grand camp ; s’ajoutant à la longue file de leurs camarades, ils arrivèrent sans encombre à Canusium. Les vaincus s’étaient décidés sur un coup de tête, se fiant à leur inspiration ou au hasard au lieu de se concerter ou de suivre les ordres.

51. Hannibal était entouré de ses officiers qui le félicitaient de sa victoire ; ils lui conseillaient de se reposer après avoir achevé une si grande guerre et de laisser aux soldats la fin de la journée et la nuit suivante pour se remettre de leurs fatigues. Le commandant de la cavalerie, Maharbal, pensait au contraire qu’il ne fallait pas perdre de temps : « Vois-tu ce que signifie ta victoire ? Dans quatre jours, tu dîneras en vainqueur au Capitole. Suis-moi ! J’ouvrirai la marche avec la cavalerie pour qu’à Rome on apprenne que tu es là avant de savoir que tu arrives. » La chose parut trop belle à Hannibal, trop magnifique pour qu’il puisse en saisir toute la portée sur le moment. Il dit qu’il approuvait le projet de Maharbal mais avait besoin d’un moment pour réfléchir. Maharbal s’écria alors : « Sans doute les dieux n’accordent-ils pas toutes leurs faveurs à la même personne. Tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas tirer parti de ta victoire. » On admet généralement que ce délai d’un jour sauva la Ville et l’empire.

Le lendemain, dès le lever du jour, ils vinrent ramasser les dépouilles et regarder le carnage, horrible même pour des ennemis. Tant de milliers de Romains, fantassins et cavaliers, étaient couchés là pêle-mêle, réunis par les hasards du combat ou de la fuite ; quelques-uns se redressaient, saignant au milieu des morts, car la fraîcheur du petit matin avait rouvert leurs blessures : les ennemis les achevèrent. On en trouva qui vivaient encore, les cuisses ou les genoux brisés ; découvrant leur nuque ou leur gorge, ils demandaient qu’on répande le sang qui leur restait. On en trouva, la tête enfouie dans le sol : il était clair qu’ils avaient creusé leur propre fosse et étaient morts étouffés en s’enterrant eux-mêmes. On remarqua surtout un Numide, retrouvé vivant sous le cadavre d’un Romain, le nez et les oreilles arrachés : ne pouvant se servir de son arme, le Romain, pris d’un accès de rage, était mort en déchirant son ennemi à coups de dents.

54. […] On avait annoncé à Rome qu’il n’y avait aucun survivant, ni dans l’armée romaine ni parmi les alliés : personne n’avait échappé au massacre, les consuls étaient morts tous les deux, les troupes anéanties. Jamais la ville n’avait connu à l’intérieur des murs une telle frayeur et une telle panique sans être prise. Décrire la scène serait au-dessus de mes forces et je ne veux pas me lancer dans un récit qui ne serait qu’un pâle reflet de la réalité. Après la perte du consul et de son armée l’année précédente au lac Trasimène, ce n’était pas une nouvelle blessure qui s’ajoutait à l’ancienne mais une catastrophe aux conséquences incalculables ; on annonçait la perte des deux armées consulaires avec les deux consuls : Rome n’avait plus d’armée, plus de chef, plus de soldats. Hannibal, maître de l’Apulie et du Samnium, occuperait bientôt toute l’Italie. Aucun autre peuple ne se serait relevé de cette catastrophe. Les Carthaginois par exemple, après leur défaite au large des îles Égates, avaient abandonné la Sicile et la Sardaigne et accepté par la suite de payer un tribut et des indemnités. Hannibal ne devait pas se remettre non plus de ses revers en Afrique. Le seul intérêt de ces comparaisons est de faire ressortir le courage exceptionnel dont fit preuve le peuple romain.

55. Les préteurs Publius Furius Philus et Marcus Pomponius convoquèrent le sénat à la curie Hostilia pour organiser la défense de la ville : maintenant que l’armée était détruite, on pouvait être sûr que l’ennemi attaquerait Rome pour en finir avec la guerre. L’ampleur du désastre, encore mal connue, empêchait de prendre une décision ; les cris et les pleurs des femmes couvraient la voix des orateurs ; sans même attendre le bulletin officiel, presque toutes les familles pleuraient indistinctement les vivants et les morts. Fabius Maximus proposa d’envoyer des patrouilles de cavalerie sur la voie Appienne et la voie Latine questionner les rescapés qu’ils rencontreraient : il fallait s’attendre à ce qu’ils se soient séparés dans leur fuite ; qu’ils renseignent le sénat sur la situation des consuls et des armées ; si les dieux immortels dans leur miséricorde ont laissé subsister quelque chose de la puissance romaine, qu’ils demandent où sont les troupes, où Hannibal s’est rendu après la bataille, quels sont ses projets, ce qu’il fait, ce qu’il a l’intention de faire. Pour cette mission, il fallait des hommes jeunes et énergiques. En l’absence de tant de membres du gouvernement, voilà quelle serait la tâche des sénateurs : calmer l’affolement et la panique à Rome, écarter les femmes des bâtiments officiels, les forcer à rester à l’intérieur des maisons, empêcher les manifestations de deuil, rétablir le silence dans la ville, conduire auprès des préteurs toute personne susceptible de donner des nouvelles ; que chacun attende chez soi d’être fixé sur le sort des siens ; qu’on fasse garder les portes pour que personne ne sorte de la ville et qu’on mette dans la tête des gens qu’ils ne peuvent défendre leur vie qu’en défendant la ville et les remparts. On attendrait que le calme soit revenu pour convoquer le sénat et s’occuper de défendre la ville.

56. Tous les sénateurs se rangèrent à son avis : les magistrats firent dégager le Forum, les pères se rendirent dans les différents quartiers de la ville pour calmer l’agitation ; c’est alors seulement qu’arriva la lettre de Varron : elle annonçait que son collègue, Paul Émile, avait péri avec son armée ; lui-même se trouvait à Canusium, ramassant les débris de la catastrophe comme après un naufrage ; il restait environ dix mille soldats, qui avaient perdu leur unité et leur formation. Hannibal était toujours à Cannes ; il s’occupait de la rançon des prisonniers et du butin ; il n’avait ni les qualités d’un vainqueur ni les réactions d’un grand stratège. Puis les familles apprirent les deuils qui les frappaient ; toute la ville pleurait ses morts au point qu’on dut interrompre les fêtes de Cérès car les femmes ne peuvent y participer si elles sont en deuil et tout le monde déplorait la mort d’un proche. […]

58. Après le magnifique succès qu’il avait remporté à Cannes, Hannibal, qui s’intéressait plus à sa victoire qu’aux suites de la guerre, fit venir les prisonniers et les classa par catégories ; il libéra les alliés sans rançon après leur avoir adressé de bonnes paroles comme il l’avait déjà fait au lac Trasimène ; il convoqua ensuite les Romains et leur parla avec une modération dont il n’avait jamais fait preuve : il ne faisait pas la guerre pour exterminer le peuple romain, il se battait pour l’honneur de son pays et sa suprématie. Leurs pères avaient dû céder devant la bravoure des Romains, son but était de faire céder les Romains à leur tour devant ses succès et sa bravoure. Il donnait donc aux prisonniers la possibilité de se libérer ; le tarif était de cinq cents deniers par cavalier, trois cents par fantassin et cent par esclave. Malgré une légère augmentation du prix fixé pour la rançon des cavaliers au moment de la reddition, ils acceptèrent avec soulagement les conditions qu’on leur imposait. Ils devaient choisir dix d’entre eux pour les représenter au sénat ; ils avaient seulement à garantir qu’ils reviendraient. Un noble carthaginois, Carthalon, partit avec eux pour soumettre aux Romains les propositions d’Hannibal s’ils acceptaient de conclure la paix. Ils avaient déjà quitté le camp lorsqu’un membre de la délégation y retourna, sous prétexte qu’il avait oublié quelque chose : ayant dégagé sa parole par cette ruse indigne d’un Romain, il rattrapa ses camarades avant la nuit. À la nouvelle de leur arrivée, un licteur partit au-devant de Carthalon et lui signifia de la part du dictateur de quitter le territoire de Rome avant la fin du jour.

VI. La bataille du Métaure
(23 juin 207 av. J.-C.)

Hasdrubal a franchi les Alpes à son tour ; son intention est de rejoindre son frère dans le sud de l’Italie. Les consuls sont chargés de surveiller les deux régions les plus vulnérables de l’Italie, Marcus Livius Salinator en Gaule, Marcus Claudius Néron dans le Bruttium. Interceptant une lettre d’Hasdrubal à son frère, le consul Claudius Néron décide de quitter en secret son camp qui fait face à Hannibal pour rejoindre son collègue avec l’élite de son armée (XXVII, 44-51).

 

44. À Rome, on était aussi inquiet et effrayé que quatre ans plus tôt lorsque l’armée carthaginoise campait devant les murs de Rome, aux portes de la ville. Fallait-il approuver ou blâmer les risques énormes que le consul prenait en venant ? L’opinion était divisée sur ce point et on attendait manifestement les suites de l’affaire pour porter un jugement, ce qui est parfaitement malhonnête. Le général, disait-on, avait quitté son camp malgré la présence de l’ennemi et il s’agissait d’Hannibal ! Il avait emmené avec lui les meilleurs éléments de l’armée, ceux sur qui on pouvait compter. Prétendant se rendre en Lucanie, il se dirigeait en fait vers le Picénum et la Gaule. Sa seule excuse en quittant le camp, c’est que personne n’était au courant de son départ : qu’arriverait-il si la vérité éclatait et si Hannibal voulait suivre avec la totalité de ses troupes Néron et ses six mille hommes ? Et s’il voulait attaquer le camp exposé à toutes les convoitises, sans défenseurs, sans chef, sans auspices ? Les anciens désastres, la mort des deux consuls l’année précédente, renforçaient l’inquiétude : tous ces malheurs étaient survenus quand il n’y avait en Italie qu’un général, qu’une armée ennemie ; mais maintenant on avait deux guerres contre les Carthaginois, deux armées considérables, pratiquement deux Hannibal en Italie : Hasdrubal n’était-il pas lui aussi le fils d’Hamilcar ? À la tête de l’armée d’Espagne depuis tant d’années, il avait participé aussi activement que son frère à la guerre contre Rome ! Il s’était fait connaître par une double victoire, où deux armées avaient péri en même temps que les généraux éminents qui les commandaient. Hasdrubal pouvait même se vanter d’être venu d’Espagne plus vite que son frère et en outre d’avoir poussé les Gaulois à prendre les armes : il avait en effet rassemblé une armée sur les lieux même où Hannibal avait perdu la plus grande partie de ses hommes, morts de faim et de froid dans des conditions épouvantables. Les anciens de la guerre d’Espagne ajoutaient qu’Hasdrubal connaissait bien Néron : il l’avait bloqué dans un défilé et berné comme un enfant en faisant semblant de conclure la paix. On exagérait les chances de l’ennemi, on minimisait les siennes, car on a toujours tendance à dramatiser les choses sous l’effet de la peur.

45. Quand Néron fut suffisamment loin de l’ennemi pour pouvoir révéler sans inconvénient ses intentions, il adressa à ses soldats une brève allocution. Jamais, disait-il, un général n’avait conçu un plan en apparence plus audacieux, en réalité plus sûr. Il les menait à une victoire certaine. Son collègue avait obtenu du sénat avant son départ son compte de fantassins et de cavaliers : ses troupes étaient plus solides et plus aguerries que s’il avait à se battre contre Hannibal. Avec leur renfort, ils joueraient un rôle décisif. L’ennemi apprendrait seulement au moment de la bataille – il ferait tout pour éviter que le secret s’ébruite plus tôt – que l’autre consul, que l’autre armée étaient arrivés : dans ces conditions, la victoire ne faisait aucun doute. Il suffisait souvent de rumeurs pour achever une guerre, de détails sans importance pour inspirer l’espoir ou la crainte. Une fois la victoire acquise, c’est sur eux que rejaillirait pratiquement toute la gloire, car ce sont généralement les secours de dernière heure qui passent pour déterminants. Ils voyaient bien eux-mêmes comme on accourait en foule sur leur passage, comme on les admirait, comme on les encourageait ! Le fait est qu’ils avançaient entre une double rangée d’hommes et de femmes venus de toute la campagne, au milieu des vœux, des prières et des applaudissements. Ils les appelaient les défenseurs de l’État, les libérateurs de Rome et de l’empire ; le salut et la liberté de leurs enfants et d’eux-mêmes dépendaient de leurs armes et de leur bras. S’adressant à l’ensemble des dieux et des déesses, ils les suppliaient de leur donner une bonne route, une bataille facile, une belle victoire et la réalisation de tous leurs vœux : que ceux qui les accompagnaient aujourd’hui dans l’angoisse accourent bientôt à leur rencontre, dans la joie et l’allégresse de la victoire. Ils se pressaient autour des soldats, ils leur proposaient, ils les suppliaient d’accepter ce dont ils avaient besoin pour eux et pour leur cheval : c’était à qui arriverait le premier. Leur générosité dépassait largement les besoins, d’ailleurs les soldats se montraient discrets, évitaient tout gaspillage ; ils ne s’attardaient pas, mangeaient sans quitter les rangs ; marchant jour et nuit, ils prenaient le moins de temps possible pour se reposer et refaire leurs forces. Néron avait fait prévenir son collègue qu’ils approchaient ; voulait-il qu’ils se cachent ou se montrent à leur arrivée, qu’ils se présentent de jour ou de nuit, qu’ils partagent le même camp ou non ? Livius demanda qu’ils pénètrent dans le camp de nuit et sans se faire voir.

46. Le consul Livius avait fait circuler le mot d’ordre dans le camp : chaque tribun prendrait un tribun avec lui, chaque centurion un centurion, chaque cavalier un cavalier, chaque fantassin un fantassin ; les dimensions du camp ne devaient pas changer pour que l’ennemi ne s’aperçoive pas que le second consul était là. Il serait d’autant plus facile de se serrer sous les tentes que l’armée de Néron était venue pratiquement sans bagages et ne portait que ses armes. En cours de route, des bénévoles avaient grossi les rangs, offrant d’eux-mêmes leurs services, anciens soldats démobilisés ou engagés volontaires, que Néron incorporait s’ils paraissaient en assez bonne santé et assez robustes pour le service. Le camp de Livius était près de Séna ; Hasdrubal se trouvait à un peu plus de deux kilomètres. Tout près de l’arrivée, Néron donna l’ordre de faire halte derrière les collines et d’attendre la tombée de la nuit pour pénétrer dans le camp. Les soldats entrèrent en silence et on les conduisit sous la tente de leurs camarades de même grade qui leur firent le meilleur accueil. Le lendemain, on réunit le conseil de guerre en présence du préteur Lucius Porcius Licinus ; son camp touchait celui des consuls. Avant leur arrivée, il avait maintenu son armée sur les hauteurs, occupé les défilés pour barrer la route à l’ennemi, l’attaquant par-derrière ou sur les côtés pendant sa marche et inventant toutes sortes de ruses pour le retarder. Il assistait donc au conseil. Dans l’ensemble, ils étaient partisans d’attendre pour livrer bataille que Néron laisse se reposer ses hommes fatigués par la route et le manque de sommeil ; on pourrait profiter de ce délai pour se renseigner sur l’ennemi. Néron leur conseillait et même les suppliait avec la plus grande insistance de ne pas compromettre leurs chances en traînant alors que le succès de l’entreprise exigeait qu’on aille vite. Paralysé par une erreur qui ne durerait pas éternellement, Hannibal n’attaquait pas le camp privé de son chef et ne cherchait pas à le rattraper. On pouvait détruire l’armée d’Hasdrubal et revenir en Apulie avant qu’Hannibal se mette en route. Accorder un délai à l’ennemi en retardant la bataille, c’était livrer le camp à Hannibal, lui ouvrir la route de la Gaule, lui permettre de rejoindre tranquillement Hasdrubal quand il le voudrait. Il fallait donc donner immédiatement le signal, se mettre en rangs et tromper du même coup les ennemis d’ici et de là-bas : ceux qui étaient loin devaient ignorer que les effectifs avaient diminué et ceux qui étaient à côté qu’ils avaient augmenté et s’étaient renforcés. À l’issue du conseil, on donna le signal du combat et les hommes se mirent rapidement en ligne.

47. Les Carthaginois étaient déjà rangés devant le camp, mais la bataille fut remise à plus tard, car Hasdrubal, en passant devant les enseignes avec quelques cavaliers, remarqua chez l’ennemi de vieux boucliers qu’il n’avait encore jamais vus et des chevaux efflanqués ; en outre, il lui sembla que les rangs étaient plus denses. Soupçonnant la vérité, il donna rapidement le signal de la retraite et envoya des hommes chercher de l’eau à la rivière : c’était un prétexte pour arrêter des Romains ou du moins vérifier s’ils étaient hâlés comme après une marche. Il ordonna en outre à des cavaliers de faire le tour du camp sans s’approcher : qu’ils observent si on avait déplacé la palissade pour agrandir le camp et écoutent la sonnerie de la trompette pour savoir si on l’entendait une fois ou deux. Ils donnèrent des informations précises sur tous les points mais se trompèrent sur les dimensions du camp qui n’avaient pas changé : il y avait bien deux camps (il y en avait déjà deux avant l’arrivée du consul), ceux de Marcus Livius et de Lucius Porcius ; on ne les avait pas agrandis pour y installer des tentes supplémentaires. Mais un détail ne put échapper au vieux général qui avait l’habitude de faire la guerre aux Romains : on lui dit qu’on avait entendu une sonnerie dans le camp du préteur et deux dans le camp du consul – c’était la preuve que les deux consuls étaient là. Comment l’un d’eux avait-il pu abandonner Hannibal ? Il était loin de deviner qu’en vérité Hannibal était abusé au point d’ignorer où était le général, où était l’armée qui campait près de lui. Il pensait qu’Hannibal avait subi une grave défaite et n’avait pas osé poursuivre sa route ; il craignait d’arriver trop tard pour le secourir, une fois que tout serait perdu : les Romains avaient-ils retrouvé en Italie la chance qu’ils avaient eue en Espagne ? Il se disait parfois qu’Hannibal n’avait pas reçu sa lettre ou qu’elle avait été interceptée par le consul venu en hâte pour l’écraser. Accablé de soucis, il éteignit les feux du camp ; au début de la nuit, il fit rassembler les bagages en silence et donna le signal du départ. Les guides profitèrent de la confusion et de l’obscurité pour s’évader : l’un se réfugia dans une cachette qu’il avait repérée d’avance, l’autre traversa le Métaure à gué. L’armée, privée de guides, partit d’abord au hasard dans la campagne ; certains, épuisés par le manque de sommeil, se couchèrent n’importe où par terre pour dormir, laissant des vides dans les rangs. Hasdrubal ordonna aux soldats de marcher jusqu’à ce que que la rive révèle un gué ; la distance parcourue était très faible à cause des courbes et des méandres de la rivière qui tournait constamment ; il avait l’intention de traverser à l’endroit où les premières lueurs du jour lui indiqueraient la possibilité d’un passage, mais en s’éloignant de la mer la rivière était de plus en plus encaissée, les rives de plus en plus raides et on ne trouvait pas de gué ; les ennemis le rattrapèrent grâce au temps qu’il perdit ainsi.

48. Néron arriva le premier, avec toute la cavalerie ; Lucius Porcius le suivait avec l’infanterie légère. Voyant qu’ils harcelaient la colonne à bout de forces et l’attaquaient de tous côtés, Hasdrubal renonça à poursuivre sa marche qui ressemblait à une déroute et voulut installer son camp sur une hauteur au-dessus de la rive. Livius arriva avec le reste de l’infanterie, qui n’était pas en ordre de marche mais rangée et armée pour se battre tout de suite. Les troupes se déployèrent une fois qu’elles furent rassemblées : Néron dirigeait les opérations à l’aile droite, Livius à l’aile gauche et le préteur était chargé de défendre le centre. Voyant qu’il ne pouvait éviter la bataille, Hasdrubal interrompit la fortification du camp et disposa les éléphants en première ligne devant les enseignes ; il plaça les Gaulois à côté d’eux à l’aile gauche, face à Néron : il n’avait pas grande confiance en eux mais il pensait qu’ils feraient peur à l’ennemi. Il se réservait l’aile droite face à Livius, avec les Espagnols, d’excellents soldats dont il attendait beaucoup. Les Ligures occupaient le centre, derrière les éléphants. Le front était trop étendu pour sa profondeur. Les Gaulois étaient protégés par une colline qui les surplombait. Le contingent espagnol s’élança contre l’aile gauche des Romains ; à droite, les lignes se trouvaient à l’extérieur de la zone des opérations et étaient réduites à l’inaction car la colline faisait écran et empêchait d’attaquer en face ou sur le côté. Entre Livius et Hasdrubal, au contraire, une terrible lutte s’était engagée et il y eut un affreux carnage de part et d’autre. C’est là que se trouvaient les deux généraux, l’essentiel de l’infanterie et de la cavalerie romaines, les Espagnols, soldats endurcis et habitués à se battre contre les Romains, les Ligures, peuple belliqueux. Les éléphants obliquèrent dans la même direction ; au début de l’engagement, ils avaient bousculé les premières lignes romaines et même fait reculer les enseignes. Ensuite, quand la bousculade et les cris devinrent plus intenses, il fut difficile de les contrôler : pris entre les deux lignes de bataille, ils ne savaient plus à qui obéir, comme des navires désemparés qui ont perdu leur gouvernail. Néron s’efforçait vainement de gravir la colline en face de lui et criait à ses soldats : « À quoi nous sert-il donc d’avoir parcouru au pas de course une telle distance ? » Comprenant qu’il ne rejoindrait pas l’ennemi de ce côté-là, il prit à droite quelques cohortes vouées en apparence à une longue inaction, les conduisit derrière les lignes romaines et s’élança contre l’aile droite des ennemis à la surprise générale. Ils furent si rapides qu’au moment où on les voyait passer sur le côté, ils attaquaient déjà les ennemis dans le dos. Les Espagnols et les Ligures, attaqués devant, derrière, de tous les côtés, étaient au cœur du massacre. C’était maintenant le tour des Gaulois, mais la résistance était moins acharnée : beaucoup avaient quitté les rangs, étaient partis dans la nuit et s’étaient couchés dans les champs pour dormir ; ceux qui restaient, épuisés par la marche et les veilles, n’avaient même plus la force de porter leurs armes, car ce peuple manque singulièrement d’endurance. Il était presque midi, ils souffraient de la soif et de la chaleur, respiraient difficilement, se faisaient tuer ou se rendaient en foule.

49. Plus d’éléphants moururent de la main de leur maître que sous les coups de l’ennemi. Les cornacs tenaient en effet une lame et un maillet ; quand ils voyaient les bêtes s’énerver et commencer à se jeter sur les leurs, ils plaçaient cette lame juste entre les oreilles et l’enfonçaient en donnant un grand coup sur la nuque. C’était le moyen le plus rapide pour tuer net ces énormes bêtes quand elles n’obéissaient plus aux ordres ; Hasdrubal était le premier à en avoir eu l’idée. Le rôle de ce général dans cette bataille fut plus remarquable que jamais : il soutenait les combattants et partageait leurs dangers pour leur donner courage, ranimait par ses prières et ses reproches l’ardeur de ceux qui se laissaient aller et renonçaient à se battre par dégoût ou par fatigue, rappelait ceux qui cherchaient à s’enfuir et rétablit en plus d’un point le combat qui fléchissait. Finalement, voyant que la victoire des ennemis était incontestable, pour ne pas survivre à l’armée placée sous son autorité, il éperonna son cheval et se jeta sur une cohorte romaine : il mourut en combattant comme il convenait au fils d’Hamilcar et au frère d’Hannibal. Jamais au cours de cette guerre on n’avait tué autant d’ennemis en une seule bataille : la mort du général et la destruction de son armée semblaient venger le désastre de Cannes. L’ennemi avait cinquante-six mille morts, cinq mille quatre cents prisonniers ; le butin était important, avec une grande quantité d’or et d’argent. On retrouva plus de quatre mille citoyens romains que l’ennemi avait faits prisonniers : ils compensaient les soldats morts sur le champ de bataille ; la victoire en effet fut chèrement acquise, il y eut environ huit mille morts en comptant les Romains et les alliés. Les vainqueurs étaient si las de verser le sang et de tuer que le lendemain, quand on dit à Livius que des Gaulois cisalpins et des Ligures, qui n’avaient pas participé à la bataille ou qui avaient échappé au massacre, marchaient sans chef, sans enseignes, dans la confusion et le désordre et qu’il suffirait d’envoyer un escadron de cavalerie pour anéantir la colonne, le consul répondit : « Qu’il reste plutôt quelques survivants pour faire connaître le désastre des ennemis et notre bravoure. »

50. Le lendemain de la bataille, Néron partit dans la nuit, parcourut la distance plus vite encore qu’à l’aller et rejoignit au bout de cinq jours son camp et l’ennemi que le sort lui avait attribué. Il y avait moins de monde sur la route parce que personne n’avait annoncé son passage, mais les manifestations de joie confinaient au délire. Il est impossible de raconter et de décrire l’émoi qui régnait à Rome, pendant qu’on attendait anxieusement le résultat de la bataille et quand parvint la nouvelle de la victoire. Dès qu’on apprit le départ du consul Claudius Néron, du lever au coucher du soleil, tous les sénateurs siégèrent en permanence à la curie auprès des membres du gouvernement. Le Forum ne désemplissait pas. Comme on n’avait pas besoin des femmes, elles se réfugiaient dans les prières et les supplications, se répandaient dans les temples, cherchaient à se concilier les dieux en leur promettant des prières et des offrandes. Les citoyens attendaient, en proie à l’incertitude, lorsque une rumeur encore vague se répandit : deux cavaliers de Narnia étaient arrivés au camp qui gardait le défilé de l’Ombrie ; ils revenaient du champ de bataille et affirmaient que l’ennemi avait été écrasé. Au début, on ne prêta pas attention à la nouvelle : c’était trop beau, trop sensationnel pour qu’on puisse l’admettre et le croire ; d’ailleurs, il était invraisemblable que des informations parviennent déjà car on disait que la bataille avait eu lieu l’avant-veille. Du camp parvint peu après la lettre de Lucius Manlius Acidinus, annonçant la venue des cavaliers de Narnia. Cette lettre, portée à travers le Forum pour être remise au tribunal du préteur, fit sortir les sénateurs de la curie ; il y avait une telle affluence, une telle cohue devant la porte, que le messager ne pouvait pas entrer : il était prisonnier de la foule qui lui posait des questions et criait qu’il fallait lire la lettre à la tribune avant de la communiquer au sénat. Finalement les magistrats firent reculer la foule et la maintinrent à distance ; c’est alors seulement qu’on put transmettre l’heureuse nouvelle saluée par une explosion de joie. On lut d’abord la lettre au sénat puis à l’assemblée du peuple. Suivant leur caractère, les gens laissaient éclater leur joie ou demeuraient sceptiques tant qu’on n’avait pas entendu le rapport des légats et la lettre des consuls.

51. On annonça un peu plus tard l’arrivée des légats. Cette fois, les habitants de tout âge se précipitèrent à leur rencontre, chacun voulait être le premier à jouir du plaisir de les voir et de les entendre. Une foule compacte atteignit le pont Mulvius. Les légats Lucius Véturius Philon, Publius Licinius Varus et Quintus Caecilius Métellus arrivèrent au Forum, la foule qui se pressait autour d’eux leur demandait, à eux ou à ceux qui les accompagnaient, des précisions sur ce qui s’était passé. Au fur et à mesure que parvenaient des informations – l’armée carthaginoise avait péri avec son chef, les légions romaines étaient épargnées, les consuls étaient vivants –, on répandait aussitôt la bonne nouvelle autour de soi. Il était difficile d’atteindre la curie, plus difficile encore d’écarter la foule pour l’empêcher d’entrer avec les sénateurs. Le préteur lut enfin au sénat le communiqué des consuls, puis les légats, se frayant un chemin à travers la foule, s’adressèrent au peuple. Après la lecture du communiqué, Lucius Véturius donna plus de détails sur ce qui s’était passé : la foule applaudit puis se mit à crier, incapable de contenir sa joie. On se dispersa : les uns couraient dans les temples remercier les dieux, d’autres rentraient chez eux pour annoncer la victoire à leur femme et à leurs enfants. Le sénat décréta trois jours de prières pour le retour des consuls Marcus Livius et Claudius Néron avec leur armée au complet après le massacre des légions ennemies et de leur général. Le préteur Gaius Hostilius publia le décret ; hommes et femmes participèrent en masse aux cérémonies. Les temples ne désemplirent pas pendant ces trois jours. Les femmes venaient en grande toilette avec leurs enfants et, libérées de leur angoisse, remerciaient les dieux comme si la guerre était finie. La victoire apporta des changements en ville ; les activités d’avant guerre commencèrent à repartir, le crédit se rétablit et on se remit à vendre, à acheter, à prêter de l’argent et à rembourser ses dettes. De retour au camp, Néron fit jeter devant les postes ennemis la tête d’Hasdrubal qu’il avait conservée et emmportée avec lui ; il montra les prisonniers africains tels qu’ils étaient, avec leurs chaînes, puis en libéra deux pour qu’ils aillent raconter à Hannibal ce qui s’était passé. Durement touché par ce malheur public et personnel à la fois, Hannibal aurait dit qu’il ne se faisait pas d’illusions sur le sort de Carthage. Il leva le camp et concentra dans le Bruttium, à la pointe de l’Italie, tous les alliés qui auraient échappé à son contrôle s’il les avait laissés se disperser ; il emmena dans le Bruttium les habitants de Métaponte qu’il obligea à quitter leur ville et les Lucaniens qui s’étaient soumis.

VII. La bataille de Zama
(19 octobre 202 av. J.-C.)

Consul chargé de la Sicile, Scipion rêvait de passer en Afrique : malgré l’opposition de Quintus Fabius Maximus, il obtint l’autorisation du sénat à condition de recruter lui-même une armée de volontaires : il incorpora les rescapés de Cannes maintenus en Sicile et s’apprêta, dans le courant de l’année 204 av. J.-C., à passer en Afrique. Masinissa, mécontent de l’alliance de Syphax avec les Carthaginois, lui apporta son aide. Les combats se concentrèrent d’abord autour d’Utique. Scipion, dont le mandat fut prorogé selon l’usage jusqu’à la fin de la guerre, remporta un succès aux Grandes Plaines au printemps de 203 : Carthage décida alors de rappeler Hannibal. Les deux généraux eurent un entretien secret juste avant la bataille de Zama qui devait mettre fin à la guerre (XXX, 33-35).

 

33. Scipion rangea ensuite ses soldats, les hastats en première ligne, ensuite les principes et les triaires par-derrière. Au lieu de disposer les cohortes en rangs serrés, chacune devant ses enseignes, il laissa une certaine distance entre les manipules pour que les éléphants, quand les ennemis les lanceraient dans la bataille, puissent s’en aller sans semer la confusion dans les rangs. Il plaça Laelius à l’aile gauche avec la cavalerie italienne (ancien légat de Scipion, il était cette année-là questeur exceptionnel par décret du sénat) et à droite Masinissa. Dans les espaces vides entre les manipules, il disposa les vélites – c’était la colonne mobile de l’époque – avec ordre de se replier derrière les lignes ou de se ranger précipitamment sur le côté quand les éléphants chargeraient, de façon à les frapper des deux côtés à la fois s’ils cherchaient à forcer le passage. Hannibal disposa ses éléphants en première ligne pour effrayer l’ennemi ; il en avait quatre-vingts, plus qu’il n’en avait jamais engagé dans aucune bataille ; derrière eux, ses auxiliaires ligures et gaulois auxquels il joignit les Baléares et les Maures ; en deuxième ligne, les Carthaginois, les Africains et une légion de Macédoniens ; à l’arrière et à une certaine distance, il gardait en réserve les Italiens ; c’étaient essentiellement des Bruttiens qu’Hannibal avait emmenés avec lui d’Italie, de force plus que de leur plein gré. Il disposa lui aussi la cavalerie aux ailes : les Carthaginois à droite et les Numides à gauche. Les recommandations étaient différentes dans une armée aussi hétéroclite, dont les soldats n’avaient en commun ni la langue, ni les usages, ni les lois, ni les armes, ni le costume, ni le comportement et ne se battaient pas pour le même motif. Aux yeux des auxiliaires, on faisait briller la solde payée comptant, en plus du butin qui leur rapporterait infiniment plus. On excitait la haine particulière et viscérale des Gaulois à l’égard des Romains. Aux Ligures, descendus de leurs montagnes dans l’espoir de la victoire, on faisait valoir les riches plaines de l’Italie. On effrayait les Maures et les Numides en les menaçant de subir la tyrannie de Masinissa. Les espoirs et les craintes variaient selon les interlocuteurs. S’adressant aux Carthaginois, Hannibal évoquait les murs de leur patrie, les dieux pénates, les tombeaux des ancêtres, leurs enfants et leurs parents, leurs épouses dans l’incertitude, d’un côté la ruine et l’esclavage, de l’autre l’empire du monde : aucun moyen terme entre la crainte et l’espoir. Pendant les discours d’Hannibal aux Carthaginois et de ses officiers aux gens de leurs pays avec l’aide d’un interprète quand il y avait des étrangers, les Romains firent donner les trompettes et les cors et crièrent si fort que les éléphants foncèrent sur leurs propres rangs, surtout à l’aile gauche où se trouvaient les Maures et les Numides. Masinissa profita de leur affolement pour semer la panique et priva les ennemis de leur cavalerie de ce côté. Quelques éléphants toutefois se ruèrent sur l’ennemi et causèrent des dégats considérables : ils fonçaient sur les vélites malgré les coups qu’on leur assénait à droite et à gauche et les javelots que les soldats de première ligne leur lançaient. Les éléphants, chassés des lignes romaines par les traits qui s’abattaient sur eux de toutes parts, finirent par faire demi-tour et se réfugièrent à l’aile droite de l’armée où se trouvait la cavalerie carthaginoise. Laelius profita de l’affolement des ennemis pour augmenter encore leur frayeur.

34. L’armée carthaginoise avait perdu sa cavalerie aux deux ailes quand s’engagea le combat d’infanterie : les chances et les forces n’étaient déjà plus égales. On notait en outre des détails insignifiants, mais de grande valeur dans le feu de l’action : les cris poussés par les Romains étaient homogènes, d’autant plus forts et plus terribles, tandis que du côté carthaginois c’étaient des appels discordants, lancés par des peuples ne parlant pas la même langue ; les Romains combattaient de pied ferme et utilisaient le poids de leur corps et de leurs armes pour faire pression sur l’ennemi ; l’ennemi en revanche avait plus de mobilité et de rapidité que de puissance. Dès le premier assaut, le front carthaginois céda ; les Romains avançaient en donnant des coups d’épaule ou de bouclier et repoussaient leurs adversaires qui résistaient à peine. Voyant que l’ennemi perdait du terrain, les soldats des derniers rangs poussèrent leurs camarades par-derrière pour augmenter sensiblement la pression qu’ils exerçaient sur leurs adversaires. Du côté des ennemis, les Africains et les Carthaginois de deuxième ligne, au lieu de soutenir les auxiliaires en difficulté, se mirent à reculer, craignant que les Romains arrivent à leur niveau s’ils résistaient. Les auxiliaires firent donc demi-tour et se trouvèrent face à leurs camarades, cherchant refuge dans les rangs ou massacrant ceux qui refusaient de les laisser passer, car au début on ne les avait pas aidés et maintenant on les repoussait. Il y avait donc deux lignes de front puisque les Carthaginois devaient affronter à la fois les ennemis et leurs propres troupes. Malgré leur détresse et leur colère, ils refusèrent de les laisser passer et, serrant les rangs, les rejetèrent vers les ailes et dans l’espace libre à l’extérieur du champ de bataille pour éviter que ces hommes en plein désarroi, souffrant de leurs blessures, jettent la confusion parmi les soldats indemnes et à l’abri de la panique. Mais il y avait une telle accumulation d’armes et de cadavres à l’emplacement occupé un instant plus tôt par les auxiliaires, qu’il était presque plus difficile de passer par là que de traverser les rangs serrés de l’ennemi. Les soldats de première ligne, ceux qu’on appelle les hastats, forcés d’enjamber les cadavres et les armes qui s’entassaient dans des mares de sang, ne purent ni suivre les enseignes ni rester en rangs quand ils voulurent franchir les obstacles pour se lancer à la poursuite des fuyards. Les soldats de deuxième ligne marquèrent à leur tour un temps d’arrêt en voyant la confusion dans la ligne d’attaque. Dès que Scipion s’en aperçut, il ordonna aux hastats de se replier rapidement et, après avoir fait transporter les blessés à l’arrière, emmena les soldats de deuxième et troisième ligne aux ailes pour protéger et soutenir les hastats qui formaient le centre. Le combat s’engagea à nouveau. Les Romains avaient en face d’eux des ennemis dignes de ce nom, qui les valaient pour l’armement, l’expérience, la réputation, et qui avaient autant de motifs de craindre et d’espérer. Les Romains bénéficiaient toutefois d’un avantage à la fois militaire et psychologique car ils avaient bousculé la cavalerie, délogé les éléphants, enfoncé la première ligne et se battaient maintenant contre la deuxième.

35. Laelius et Masinissa, après avoir poursuivi les cavaliers sur une bonne distance, revinrent à temps pour prendre les ennemis à revers. L’attaque de cavalerie porta le coup de grâce aux ennemis : beaucoup furent encerclés et massacrés sur le champ de bataille, beaucoup furent tués par la cavalerie qui était maître du terrain alors qu’ils fuyaient éperdument à travers la plaine. Les Carthaginois eurent ce jour-là plus de vingt mille morts, presque autant de prisonniers ; on leur prit cent trente-deux enseignes, onze éléphants. Du côté des vainqueurs, il y eut environ quinze cents morts. Hannibal s’échappa à la faveur de la confusion et se réfugia à Hadrumète avec quelques cavaliers. Avant de quitter le champ de bataille, il avait tout prévu, tout essayé. Scipion et tous les experts militaires ont reconnu l’excellence du dispositif d’attaque adopté ce jour-là : il avait placé les éléphants devant les lignes pour empêcher les Romains de garder leur place dans le rang sous l’assaut irrésistible de leur force formidable, sachant que c’était essentiel pour eux ; pour que les auxiliaires, mélange de races diverses, maintenus dans le devoir par le gain et non par l’honneur, ne puissent pas s’enfuir, il les avait placés devant les lignes carthaginoises : ils devaient servir à essuyer le feu de l’ennemi et la première charge, ou du moins à émousser leurs armes en se faisant massacrer. Les Carthaginois et les Africains, en qui il mettait tous ses espoirs, se trouvaient derrière : de même force que leurs adversaires, ils auraient l’avantage d’être reposés au moment de l’attaque alors que les autres seraient fatigués et blessés. Quant aux Italiens dont il ne savait au juste si c’étaient des alliés ou des ennemis, il les avait rejetés à l’arrière du front et assez loin des autres. Après avoir donné comme une dernière démonstration de sa valeur, Hannibal, replié à Hadrumète, fut rappelé à Carthage et il revint, après trente-six ans d’absence, dans la ville qu’il avait quittée encore enfant. Il déclara à la curie que ce n’était pas une bataille mais la guerre qui était perdue : la paix était leur seule chance de salut.

VIII. Conséquences de la victoire

Après l’échec d’une première délégation dont la duplicité n’avait pas échappé au sénat de Rome, les Carthaginois se résignèrent à demander la paix ; c’était au vainqueur de dicter ses conditions. Le débat fut ouvert au conseil d’état-major (XXVII, 36-37).

 

36. […] Au conseil, une colère bien normale poussait tous les officiers à vouloir détruire Carthage ; puis ils réfléchirent à la gravité de cette décision, au temps que prendrait le siège d’une ville si bien défendue et si puissante ; Scipion de son côté n’avait pas envie de laisser à son successeur la gloire de terminer une guerre qu’il avait gagnée au prix de tant de fatigues et de dangers ; tout le monde se prononça donc pour la paix.

37. On rappela les ambassadeurs le lendemain ; Scipion leur reprocha vivement leur mauvaise foi puis, après avoir exprimé le vœu que leurs malheurs leur apprennent enfin à reconnaître l’existence des dieux et la valeur des serments, il leur notifia les conditions de paix : les Carthaginois seraient libres et conserveraient leurs lois ; les villes et les territoires qu’ils possédaient avant la guerre resteraient en leur possession et les Romains cesseraient le jour même de les saccager ; ils rendraient aux Romains la totalité des déserteurs, des esclaves fugitifs et des prisonniers ; ils livreraient leurs navires de guerre à l’exception de dix trirèmes ainsi que les éléphants dressés dont ils disposaient ; il leur était interdit d’en dresser d’autres ; ils ne feraient la guerre ni en Afrique ni hors de l’Afrique sans l’autorisation des Romains ; ils rendraient à Masinissa tout ce qu’ils lui avaient pris et signeraient un traité avec lui ; ils fourniraient du blé et de quoi payer les auxiliaires en attendant le retour de Rome des délégués et verseraient dix mille talents d’argent en cinquante annuités ; ils devaient livrer cent otages âgés de quatorze à trente ans, choisis avec l’agrément de Scipion. Ils bénéficieraient d’une trêve à condition de rendre les bateaux de transport saisis avec toute leur cargaison pendant la trêve précédente. S’ils n’obtempéraient pas, la trêve et le traité seraient résiliés. Les délégués avaient ordre d’exposer ces conditions chez eux devant l’assemblée du peuple. Gisgon, montant alors à la tribune, conseilla de ne pas les accepter, et la foule, hostile à la paix mais incapable de se battre, marquait son approbation quand Hannibal, exaspéré par ce discours et le succès qu’il remportait dans de telles circonstances, empoigna Gisgon et le précipita en bas de l’estrade. Cette attitude, choquante en démocratie, provoqua la colère de l’assistance ; Hannibal, qui avait l’habitude de la discipline militaire, fut sincèrement surpris de la liberté qui régnait dans la ville ; il répliqua : « J’avais neuf ans quand je suis parti et je reviens après trente-six années d’absence ; je crois bien connaître la vie militaire à laquelle j’ai été formé dès l’enfance, dans ma famille puis au service de mon pays ; mais vous aurez à m’apprendre les règlements, les institutions et les usages de la ville et du forum. » Après s’être excusé de sa maladresse, Hannibal parla longuement en faveur de la paix, montrant qu’elle était juste et nécessaire. D’après certains auteurs, il partit au bord de la mer après la bataille et embarqua immédiatement sur un bateau qui l’attendait pour se réfugier à la cour d’Antiochus. La première exigence de Scipion était qu’on lui livre Hannibal : on lui répondit que celui-ci avait quitté l’Afrique.

Quatrième et cinquième décades :
expéditions en grèce et en orient (215-187 AV. J.-C.)

Livres XXXI-XLV

Le traité d’alliance conclu entre le roi de Macédoine Philippe V et Hannibal après la défaite de Cannes fut le premier prétexte mis en avant par les Romains pour la campagne de Grèce. Cantonnées en Illyrie et en Épire, les opérations prirent un nouvel essor quand Rome fut libérée de la guerre contre Carthage ; d’ailleurs, les prétentions de Philippe V et son alliance avec les Épirotes rendaient le conflit inévitable. Reprenant le slogan des conquérants comme Alexandre, libérateur des cités grecques d’Asie assujetties à la domination perse, les Romains entamèrent une croisade contre l’impérialisme macédonien qui s’opposait au leur ; ils avaient pour allié le roi de Pergame, Attale, mais se heurtèrent à la fois aux susceptibilités des cités grecques d’Asie indépendantes et au roi de Syrie Antiochus III ; les confédérations helléniques s’allièrent suivant leur intérêt à l’une ou l’autre puissance. La ténacité de Rome vint à bout de tous les obstacles ; en 146 av. J.-C., la destruction de Corinthe, capitale de la ligue hellénique, aboutit à la création de la province d’Achaïe. La Grèce avait perdu son indépendance.

Rappel des événements

215-205 : première guerre de Macédoine (paix de Phoinikè).

200-196 : deuxième guerre de Macédoine.

200 : au printemps, une délégation athénienne dénonce les incursions de Philippe V en Attique ; Rome puis Athènes déclarent la guerre au roi.

199 : alliance de Rome avec les Étoliens, victoire d’Ottolobos.

198 : avril : départ du consul Titus Quinctius Flamininus ; il refuse les propositions de paix de Philippe. Nov. : conférence de Nicée ; négociations à Rome.

197 : maintien de Flamininus en Macédoine avec le titre de proconsul. Mars : mort du roi Attale. Juin : victoire de Cynocéphales ; entrevue avec Philippe dans la vallée de Tempé : conclusion d’une trêve de quatre mois.

196 : mars : le peuple vote pour la paix avec Philippe. Début juin : arrivée des commissaires en Grèce. Début juill. : Jeux isthmiques. Antiochus ouvre les hostilités en Asie Mineure (Smyrne) et dans l’Hellespont (Lampsaque).

195 : Hannibal s’enfuit à Tyr puis à Antioche ; au cours de l’été, il rencontre Antiochus à Éphèse. Guerre contre Nabis, tyran de Lacédémone ; libération d’Argos aux Jeux néméens.

194 : évacuation de toutes les villes de Grèce ; triomphe de Flamininus.

193 : Antiochus demande sans l’obtenir le titre d’allié du peuple romain ; envoi d’une délégation romaine en Grèce et en Asie. Antiochus se prononce pour la guerre contre Rome.

192 : envoi d’une nouvelle délégation romaine (échec) ; la confédération panétolienne décide d’appeler Antiochus en Grèce ; les Achéens déclarent la guerre à Antiochus et aux Étoliens ; succès d’Antiochus en Eubée.

191 : printemps : vote de la guerre contre Antiochus. Juin : défaite d’Antiochus à la bataille des Thermopyles. Août-sept. : siège de Naupacte. Nov. : bataille navale de Corycos ; déroute de la flotte syrienne.

190 : défaite de la flotte rhodienne ; arrivée en Grèce du consul Lucius Cornélius Scipion, avec son frère l’Africain pour légat. 20 oct. : l’armée consulaire passe en Asie ; défaite d’Antiochus à Magnésie-du-Sipyle.

189 : févr.-mars : triomphe de Lucius Scipion ; conclusion de la paix avec Antiochus ; le consul Gnaeus Manlius Vulso fait la guerre aux Galates ; siège d’Ambracie par le consul Marcus Fulvius Nobilior.

188 : paix d’Apamée ; Eumène obtient la majeure partie de l’Asie Mineure, les Rhodiens la Lycie et une partie de la Carie. Antiochus abandonne tous les territoires au nord du Taurus.

187 : procès de Lucius puis de Publius Scipion ; triomphe de Fulvius Nobilior. 3 juill. : assassinat d’Antiochus, remplacé par son fils Séleucus.

186 : triomphe de Gnaeus Manlius Vulso.

185-184 : envoi de commissions en Grèce pour régler les conflits entre cités.

183 : mort de Scipion l’Africain ; mort d’Hannibal réfugié auprès de Prusias.

181 : assassinat de Démétrius sur ordre de son père Philippe V.

179 : mort de Philippe V, auquel succède son fils Persée.

175 : assassinat de Séleucus et avènement d’Antiochus IV.

174-173 : une commission de dix membres est chargée d’observer la situation en Grèce, en Asie et en Macédoine.

172 : ultimes négociations pour éviter la guerre contre Persée.

171-167 : troisième guerre de Macédoine. Mars : vote de la guerre contre Persée.

170-169 : revers en Thessalie et en Macédoine ; pillage de la Grèce par les magistrats romains.

168 : consulat de Lucius Aemilius Paullus (Paul Émile) : il part aussitôt pour la Macédoine. 22 juin : victoire de Pydna ; capture de Persée ; fin du royaume de Macédoine.

167 : partage de la Macédoine. Jeux d’Amphipolis. Nov. : triomphe de Paul Émile.