Abrégé des Histoires philippiques

Marcus Justinus Julianus, qui vivait sans doute sous les derniers Antonins ou au début de la dynastie des Sévères, a abrégé les Histoires philippiques de Trogue-Pompée (fin du I er siècle av. J.-C.), qui ne nous sont pas parvenues. Très discret sur l’époque à laquelle il a vécu, il expose dans sa Préface le but qu’il s’est fixé : « rafraîchir la mémoire de ceux qui ont étudié l’histoire grecque et l’enseigner à ceux qui ne l’ont pas étudiée ». L’abréviateur choisit les épisodes à sensation et les anecdotes significatives : on peut penser que ses jugements reflètent les opinions de l’auteur qu’il résume. Un des traits distinctifs de sa méthode est l’intérêt qu’il porte à l’origine des peuples dont il présente l’histoire. Universelle au sens où l’entendait Polybe plutôt que grecque ou macédonienne, l’histoire de Trogue-Pompée s’arrêtait aux campagnes de Pompée en Orient ; elle s’inscrivait dans la lignée des Helléniques de Xénophon (411-362 av. J.-C.), lui-même continuateur de Thucydide. Le titre, peu adapté, était emprunté à l’historien grec Théopompe qui, après les Helléniques (411-393 av. J.-C.), avait écrit les Philippiques, une histoire de la Grèce centrée sur le personnage de Philippe II (359-336 av. J.-C.). D’après l’Abrégé, Trogue-Pompée étudiait les empires qui se sont succédé depuis les Assyriens, les Mèdes et les Perses avant que les conquêtes d’Alexandre imposent un ordre nouveau. Dans cette fresque historique, les Romains font figure de tard venus : ils apparaissent à propos de Pyrrhus, des guerres de Macédoine et de Syrie, des guerres contre Mithridate enfin, et c’est seulement à l’avant-dernier livre qu’il est question des origines de Rome (et de Marseille). L’auteur voulait-il rappeler aux Romains, comme on l’a cru parfois, que des empires avant eux s’étaient fait connaître et avaient disparu, tandis que d’autres, comme le royaume parthe, demeuraient invaincus ? La leçon, difficilement acceptable dans l’entourage de César et de Pompée, ne l’était pas davantage à l’époque de Justin. En réponse au patriotisme d’un Tite-Live, contemporain de Trogue-Pompée, on trouve ici un écho de la propagande philhellénique telle qu’elle pouvait se développer en Asie Mineure sous l’influence des historiens de langue grecque.

Rappel des événements1

390 : prise de Rome par les Gaulois ; une partie de la troupe se fixe en Thrace, l’autre poursuit sa route vers la Cappadoce (Galatie).

323 : Ptolémée, officier d’Alexandre le Grand, fonde la dynastie des Lagides.

305-280 : Séleucus Nicator, lieutenant d’Alexandre, fonde la dynastie des Séleucides (Syrie) ; son fils Antiochus Ier Sôter (324-261) repousse les Galates.

295-272 : règne de Pyrrhus, roi d’Épire. Il se rend en Grande Grèce à l’appel de Tarente. Victoires d’Héraclée (280 : ambassade de Cinéas) et d’Asculum (279) ; battu par les Romains à Bénévent, Pyrrhus meurt à Argos. Origine des Carthaginois.

281-279 : sous le règne de Ptolémée Kéraunos, invasion de la Macédoine et de la Grèce par les Gaulois.

263-241 : Eumène Ier, roi de Pergame, bat Antiochus Ier ; son neveu Attale Ier Sôter est l’allié des Romains.

223-187 : règne d’Antiochus III le Grand. 195 : Antiochus III le Grand accueille Hannibal qui se réfugie auprès de Prusias : trahi, Hannibal se tuera en 183 pour ne pas tomber aux mains des Romains. 191 : guerre contre les Romains. 189 : guerre contre les Galates. 188 : paix d’Apamée.

221-179 : règne de Philippe V de Macédoine ; guerres contre Rome.

197-159 : règne d’Eumène II, fils et successeur d’Attale Ier, allié des Romains (paix d’Apamée) ; il est exclu de Rome à cause de ses visées sur les villes grecques du littoral thrace (168). 182-179 : guerre d’Eumène II, roi de Pergame (allié d’Ariarathe VI de Cappadoce et de Prusias II de Bithynie), contre Pharnace Ier, roi du Pont.

179-168 : règne de Persée, fils de Philippe V. 168 : bataille de Pydna ; triomphe de Paul Émile.

170-150 : Mithridate IV Philopator est roi du Pont.

159-138 : Attale II, roi de Pergame, succède à son frère Eumène II.

150-120 : règne de Mithridate V Évergète, qui marie sa fille Laodice à Ariarathe VI de Cappadoce ; il reçoit des Romains la Grande Phrygie.

149-128 : Nicomède II Épiphane, fils de Prusias II, est roi de Bithynie ; il fait périr son père, qui menaçait de le mettre à mort.

148 : mort de Masinissa, qui partage son royaume entre ses trois fils Micipsa, Mastanabal et Gulussa.

148-146 : troisième guerre punique ; destruction de Carthage ; destruction de Corinthe et création de la province romaine de Macédoine-Achaïe.

139-133 : Attale III Philomètor, roi de Pergame, lègue son royaume à Rome ; création de la province d’Asie.

111-105 : guerre contre Jugurtha.

111-63 : règne de Mithridate VI Eupator ; d’abord écarté du pouvoir, il emprisonne sa mère Laodice et fait tuer son frère Chrestos pour monter sur le trône. 110-107 : victoires sur les Scythes ; il annexe la Chersonnèse Taurique, la Colchide et le Bosphore Cimmérien (guerres pontiques). 102 : avec Nicomède II de Bithynie, il envahit la Paphlagonie en violation de la paix d’Apamée. Brouillé avec Mithridate, Nicomède occupe la Cappadoce. 92 : Ariobarzane III est rétabli sur le trône par Sulla, propréteur ; il se réfugie à Rome sous la menace de Tigrane, roi d’Arménie (95-55), et de Mithridate ; intervention du sénat qui enlève la Cappadoce à Mithridate et la Paphlagonie à Nicomède (89).

103-86 : guerres civiles à Rome.

vers 100 : Antipater, prince de Petite Arménie, abdique en faveur de Mithridate VI.

91-74 : Nicomède III Philopator, roi de Bithynie, un bâtard « fils d’une danseuse », allié de Rome, chassé deux fois par Mithridate, lègue son royaume aux Romains : création de la province de Bithynie, reprise par Mithridate, libérée par Lucullus.

89 : Gaius Cassius, proconsul d’Asie, accompagné d’une délégation du sénat conduite par Manius Aquilius et Titus Manlius Mancinus, rétablit les souverains légitimes mais, peut-être à l’instigation de Marius, pousse à la guerre contre Mithridate : ce sera un désastre. Mithridate harangue ses troupes avant d’embraser l’Asie en massacrant des ressortissants romains ; Cassius se réfugie à Apamée puis à Rhodes ; le proconsul de Cilicie Quintus Oppius tombe aux mains de Mithridate ; Aquilius, livré par les Mytiléniens, est mis à mort.

88 : Retardé par les guerres civiles qui sévissent à Rome, Sulla (consul avec Pompeius Rufus), chargé de l’Asie, débarque au cours de l’hiver 88-87.

87-63 : guerres contre Mithridate : Sulla, 87-85 (paix de Dardanos) ; Lucullus, 73-70 ; Pompée, 66-64 ; le roi se donne la mort en 63.

Discours de Mithridate à ses soldats
(89 av. J.-C.)

Se présentant comme le libérateur de l’Orient contre l’impérialisme romain pour avoir chassé Ariobarzane de Cappadoce et Nicomède de Bithynie, qui bénéficiaient du soutien de Rome, Mithridate, allié de Tigrane, roi d’Arménie, avait rassemblé une vaste armée cosmopolite regroupant les peuples des Balkans et d’Asie. Pour encourager ses troupes, il évoque, dans le discours qui suit, les défaites romaines depuis les Fourches caudines et la prise de Rome par les Gaulois, la guerre contre Pyrrhus et les guerres puniques ; il rappelle aussi avec complaisance les preuves de l’ingratitude romaine, et insiste sur les conflits internes de l’Italie. Fier de ses succès et de ses alliances, maître de l’Asie et de ses richesses, sûr de son bon droit, il insuffle à ses troupes la haine de Rome (XXVIII, 3-7).

 

3. […] Mithridate convoque l’assemblée des soldats et, à l’aide d’arguments divers, les pousse à faire la guerre contre Rome pour libérer l’Asie. J’ai trouvé le discours assez intéressant pour le citer intégralement dans mon Abrégé. Trogue-Pompée l’a écrit au style indirect : il reprochait à Tite-Live et à Salluste les libertés qu’ils prenaient avec la vérité historique en remplaçant les discours authentiques par des textes de leur cru.

4. Il dit qu’à l’égard des Romains, il aurait bien voulu avoir le choix entre la guerre et la paix, mais personne, s’il est victime d’une agression, ne s’interroge sur la nécessité de se défendre, même sans avoir l’espoir de l’emporter. Tout le monde est prêt à tirer l’épée contre un bandit pour sauver sa vie ou du moins pour venger sa mort. Mais puisque la question de la paix ne se posait pas en présence d’un ennemi qu’on avait déjà affronté, il fallait réfléchir aux moyens et aux chances de gagner la guerre. Il croyait à la victoire à condition qu’ils se battent avec courage. Les soldats savaient comme lui que les Romains n’étaient pas invincibles : n’avaient-ils pas battu Aquilius en Bithynie et Maximus en Cappadoce ? Si l’exemple des autres les frappaient davantage que leur expérience personnelle, ils savaient que le roi d’Épire Pyrrhus, avec moins de cinq mille Macédoniens, avait mis en fuite les Romains à trois reprises. Ils savaient aussi qu’Hannibal victorieux était resté seize ans en Italie. Ce n’étaient pas les forces romaines qui l’avaient empêché de prendre la ville mais les rivalités et les jalousies dont il était victime chez lui. Ils savaient que des envahisseurs gaulois avaient franchi les Alpes, occupaient plusieurs villes très importantes en Italie et y possédaient un territoire beaucoup plus étendu qu’en Asie, nation pourtant peu portée à la guerre. On dit que Rome avait subi une défaite et que les Gaulois avaient même pris toute la ville à part une colline : les Romains ne s’étaient pas battus mais les avaient payés pour les faire partir. Dans son armée, il avait de ces Gaulois qui avaient toujours effrayé les Romains : seule la distance faisait la différence entre les Gaulois installés en Asie et ceux qui avaient occupé Rome – même origine, même bravoure, même agressivité. La traversée de l’Illyrie et de la Thrace, longue et difficile, avait aguerri les Gaulois d’Asie et le voyage leur avait coûté presque plus de peine que la conquête du pays où ils s’étaient fixés. Ils savaient encore que, depuis la fondation de Rome, l’Italie n’avait jamais été entièrement soumise : les peuples n’avaient jamais cessé de faire la guerre pour obtenir leur indépendance ou pour imposer leur domination ; beaucoup se vantaient d’avoir détruit les armées de Rome, certains leur avaient même infligé une rare humiliation en les faisant passer sous le joug. Pour prendre des exemples plus proches, tous les Italiens s’étaient révoltés à l’appel des Marses, réclamant non leur indépendance mais une place au sein du gouvernement et le droit de cité. Rome avait eu moins à souffrir de la guerre en Italie que des rivalités entre partisans sur son propre sol. Les Cimbres venus de Germanie par milliers, une horde sauvage et cruelle, avaient au même moment déferlé sur l’Italie comme un cataclysme : à supposer que les Romains puissent soutenir la guerre contre un ennemi, ils ne résisteraient pas à une coalition générale. À son avis, ils n’auraient pas le temps de s’occuper de la guerre contre lui.

5. Ils devaient donc profiter de l’occasion et accroître rapidement leurs forces, risquant, s’ils ne bougeaient pas quand l’adversaire était dans l’embarras, de rencontrer plus de difficultés quand il serait tranquille et libéré de ses tracas. La question n’était pas de savoir s’il fallait prendre les armes mais s’il fallait choisir le meilleur moment pour eux ou pour les Romains. L’annexion de la Grande Phrygie, quand il était encore mineur, était un premier acte de guerre : les Romains l’avaient donnée à son père pour le remercier de son aide contre Aristonicus ; Séleucus Callinicus l’avait déjà apportée en dot à son grand-père Mithridate. Quand ils lui ordonnaient de quitter la Paphlagonie, n’était-ce pas encore une déclaration de guerre ? Ce pays n’avait pas été annexé ou conquis par les armes, son père l’avait reçu en legs quand la dynastie s’était éteinte. Loin de les calmer, son obéissance à des décrets aussi injurieux n’avait servi qu’à durcir leurs exigences, et pourtant, quelle n’avait pas été sa docilité à leur égard ? N’avait-il pas renoncé à la Phrygie et à la Paphlagonie ? N’avait-il pas rappelé son fils de Cappadoce, qui lui revenait après sa victoire par droit de conquête ? Le fruit de sa victoire lui avait été ravi par des gens qui devaient à la guerre tout ce qu’ils possédaient. N’avait-il pas tué, pour leur être agréable, le roi de Bithynie Chrestos, contre qui le sénat avait décrété la guerre ? C’est pourtant à lui qu’on reprochait tout ce que faisait Gordius ou Tigrane. Le sénat avait offert l’indépendance à la Cappadoce alors qu’ils en avaient privé tous les autres peuples ; quand, par la suite, les Cappadociens avaient demandé Gordius pour roi, ils le leur avaient refusé, uniquement parce que Gordius était son ami. Ils avaient mis Nicomède en demeure de lui faire la guerre et lui avaient barré la route quand il était parti défendre ses droits : le prétexte de la guerre actuelle était sans doute qu’il ne s’était pas laissé écorcher vif par Nicomède, le fils d’une danseuse.

6. Les Romains ne reprochaient pas aux rois leurs défauts mais leur puissance et leur suprématie ; il n’était pas le seul à en souffrir : ils usaient des mêmes procédés avec les autres. C’est ainsi que son grand-père Pharnace avait été pressenti, après l’examen de la commission, pour succéder à Eumène sur le trône de Pergame ; ce même Eumène qui avait mis sa flotte à leur disposition pour le transport des troupes en Asie, dont l’armée avait été plus efficace que la leur pour battre Antiochus le Grand, les Gaulois d’Asie et, plus tard, le roi de Macédoine Persée, avait été traité en ennemi : l’accès de l’Italie lui était interdit et comme ils avaient honte de lui faire la guerre, ils s’étaient retournés contre son fils Aristonicus. Personne ne leur avait rendu de plus grands services que le roi des Numides, Masinissa : c’était grâce à lui qu’ils avaient battu Hannibal, pris Syphax, détruit Carthage ; il passait, avec les deux Scipions, pour le sauveur de Rome. Et pourtant ils venaient de mener contre son petit-fils une guerre sans merci : après sa défaite, rien ne lui avait été épargné par égard pour son aïeul, ni la prison ni le triomphe auquel il dut figurer. S’ils se sont fait une loi de détester tous les rois, c’est qu’ils en ont eu dont l’évocation suffit à leur faire honte, des bergers aborigènes, des haruspices sabins, des exilés corinthiens, des esclaves étrusques nés ou non au palais et, pour finir, appellation autrement plus flatteuse, des tyrans. Ils racontent eux-mêmes que leurs fondateurs ont été nourris par une louve : ils se comportent tous en effet comme des loups ivres de sang et se jettent sur le pouvoir et l’argent comme des bêtes féroces affamées.

7. Si on comparait leurs origines, il valait bien mieux que ce ramassis d’esclaves, lui qui descendait de Cyrus et Darius par son père et par sa mère d’Alexandre le Grand et Séleucus Nicator, fondateurs de l’Empire macédonien ; si l’on mettait en parallèle les deux peuples, ils étaient à égalité avec la puissance romaine et avaient même résisté à la puissance macédonienne. Les pays qui lui étaient soumis n’avaient jamais connu de domination étrangère ; ils n’avaient jamais eu que des souverains nés dans le pays, que l’on songe à la Cappadoce, à la Paphlagonie, au Pont ou à la Bithynie, ou encore à la Grande ou la Petite Arménie. Alexandre, qui avait conquis toute l’Asie, ne s’était pas attaqué à ces nations, non plus que ses successeurs immédiats ou ceux qui étaient venus plus tard. Deux rois dans le passé avaient osé non pas conquérir la Scythie, mais s’y aventurer, Darius et Philippe : ils n’avaient eu que le temps de s’enfuir d’un pays qui lui fournissait, à lui, une bonne partie des troupes qu’il opposait aux Romains. Il s’était lancé dans les guerres pontiques avec plus d’hésitation et d’inquiétude parce qu’il manquait encore de pratique et d’expérience ; les Scythes avaient pour se défendre, outre leurs armes et leur bravoure, d’immenses steppes désertiques et glacées qui laissaient prévoir une campagne extrêmement dangereuse et pénible. Au milieu de toutes ces difficultés, on ne pouvait espérer tirer aucun avantage d’un ennemi nomade, sans ressources et sans domicile. Les conditions de la guerre actuelle étaient bien différentes. Pour la douceur du climat, la fertilité du sol, le nombre et l’agrément des villes, l’Asie était incomparable. Plus qu’une expédition militaire, ce serait un enchantement perpétuel : la seule question était de savoir si la campagne serait plus facile ou plus fructueuse – qu’ils imaginent seulement les ressources actuelles du royaume d’Attale ou les antiques richesses de Lydie et d’Ionie qu’ils allaient récolter et non conquérir. L’Asie, impatiente de sa venue, lui lançait de pressants appels, excédée par la rapacité des proconsuls, les rapines des publicains, l’injustice des procès. Qu’ils le suivent courageusement, conscients de ce que peut faire une si grande armée, sous les ordres d’un chef qu’ils ont vu s’emparer de la Cappadoce après le meurtre du roi sans l’aide des soldats, avec le seul secours de sa diplomatie, et qui est le seul à avoir soumis entièrement le Pont et la Scythie, où personne avant lui ne prenait le risque de s’aventurer ou de pénétrer. Il s’engageait à donner à ses soldats la preuve de son équité et de sa générosité : ils pouvaient être prévenus en sa faveur en voyant qu’il était le seul roi à avoir ajouté au royaume paternel des pays que des rois étrangers lui avaient légué à cause de sa réputation de tolérance, la Colchide, la Paphlagonie et le Bosphore.