— Tu m’as entendu ?
Paul ouvrit les yeux. Il était affalé sur le canapé. Stéphane, assis sur une chaise, face à lui, le regardait.
— Désolé, je crois que je me suis assoupi, répondit Paul.
— Tu te fous de nous, il n’est même pas 10 heures. Attends au moins minuit.
— Oui, t’inquiète. Tu disais ?
— Je te disais que je ne te comprenais pas. T’es pété de thunes, maintenant. Alors, pourquoi veux-tu continuer à étudier ?
— Parce qu’il n’y a pas que l’argent dans la vie. Je veux avoir les moyens de faire quelque chose de bien de mon existence : aider les autres.
— Décidément, ton côté humaniste m’étonnera toujours. Tu espères quoi ? Trouver le vaccin contre la vieillesse ? ironisa Stéphane.
— Je ne sais pas. D’abord, je finis mes études. En attendant, je place une grande partie de l’argent et, une fois le diplôme obtenu, je crée mon laboratoire et te prends comme associé.
— Je risque d’être trop cher pour toi.
Paul sourit à la plaisanterie de son ami.
En jetant un regard autour de lui, il remarqua vite qu’il se trouvait dans l’appartement de ses parents. À table, Géraldine discutait avec une copine. Quelques autres camarades de l’université étaient présents. C’était la Saint-Sylvestre 1985, l’hiver s’annonçait froid, bien que moins glacial que l’année précédente, et Coluche venait de mettre en place les restos du cœur. Il se leva, Stéphane sur ses talons, et alla se servir un verre de vin avant de rejoindre les autres. Il se souvenait d’avoir offert à ses parents le repas de réveillon dans un grand restaurant parisien, se réservant ainsi le logement libre pour lui et ses camarades.
Il se demanda pourquoi il se retrouvait ce jour-là. Cette date lui semblait particulièrement anodine.
— Et toi ? Tu aurais fait quoi, avec cette somme ? demanda-t-il à Stéphane.
— Je serais déjà à Tahiti en train de boire un cocktail au bord d’une plage au sable fin, entouré de jolies vahinés.
— Et après ? Bien sûr, au début, j’avais envie d’en profiter, de voyager, d’acheter tout ce qui me plaisait, puis j’ai réfléchi. J’ai tout le temps de profiter de ces choses superficielles. Ma priorité, pour l’instant, c’est de réussir professionnellement. Dans un premier temps, je vais trouver un appart pour Géraldine et moi, et peut-être en acheter deux ou trois pour les louer.
— Tu aurais pu prendre quelques jours de vacances, genre petite croisière en amoureux, pour faire plaisir à Géraldine. Le pire, c’est que tu as offert un séjour en Égypte à tes parents.
— Tu commences à me gonfler, Stéphane. Je fais ce que je veux de mon argent.
Paul coupa court à la conversation et partit discuter avec Fred. Il appréciait sa compagnie, car il était d’un caractère calme, posé et réfléchi. Tout le contraire de Stéphane.
— Tu sais, dit Fred, Stéphane sait qu’il a tort mais jamais il ne te l’avouera.
— Tu as raison, mais j’aime bien le taquiner aussi. Regarde-le discuter avec Sandrine.
— Il ne se doute pas qu’il n’a aucune chance avec elle, ironisa Fred.
— Dommage. Je suis sûr qu’ils formeraient un beau couple. Tiens, on parie qu’ils vont même se marier ?
— C’est déloyal. Tu as plus d’argent que moi.
— Tu es dans la liste de mes futurs collaborateurs, n’oublie pas ; mais il faut d’abord obtenir ton doctorat.
— On verra, répondit Fred, en attendant, passe-moi la bouteille de vin.
C’était déloyal, en effet, car Paul savait tout d’avance. Stéphane épouserait Sandrine, Fred travaillerait au sein de son laboratoire et il ne se marierait jamais. Par contre, il ne comprenait toujours pas la raison de sa venue, ce jour précis. Un réveillon avec des amis était assez banal et aucune grande décision ne risquait de bouleverser sa destinée. Il pensa à son frère et à ses parents, qui n’auraient plus à se soucier de son avenir. Il remarqua alors les deux billets d’avion accompagnés d’une carte, posés sur le buffet. Il se rappela qu’il avait décidé de faire une surprise à sa mère et à son père. Ils ne verraient le cadeau que le lendemain matin et s’envoleraient au printemps pour l’Égypte. Son père avait toujours désiré visiter les pyramides et les autres monuments de ce pays. Sa mère était plus attirée par les lumières diaprées du Nil. En fait, ses parents avaient toujours été attirés par l’Afrique du Nord et le désert ; alors, Paul avait décidé de leur offrir tous les ans, au printemps, un séjour dans cette région du monde qu’ils adoraient tant. Un bref moment, il pensa à prendre ces billets et partir avec Géraldine, comme lui avait suggéré Stéphane, mais il se reprit. Il devait bien cela à ses parents et avait tout le temps de visiter l’Égypte dans quelques années.
— C’est chouette, ce que tu as fait pour ton frère.
— Tu sais, ce n’est pas grand-chose, répliqua Paul.
— Ne dis pas ça. Son rêve va se réaliser. Espérons que son premier album marchera. Entre nous, même si je ne suis pas branché rock, je trouve que leur musique n’est pas mal.
— C’est vrai. Je pense juste qu’ils devront trouver un nom plus accrocheur parce que, Court-Circuit, ça fait plus électricien que groupe de rock.
— C’est un détail. Tu vois un autre nom ?
— Peut-être un nom anglais. Pourquoi pas Blue Station ou un truc de ce genre ?
— Tes parents, un voyage ; ton frère, son premier album ; et toi ? Tu as prévu quelque chose pour améliorer ton quotidien ?
— Déjà réussir mes études et ne plus vivre aux crochets de papa et maman, c’est un bon début non ?
Sur cette réflexion, Paul laissa son ami pour rejoindre Géraldine. Il passa le bras autour du cou de la jeune femme.
— Alors, les filles, on parle chiffons ? demanda-t-il.
— On parle mecs, répondit Sandrine.
— Pour toi, je n’en vois qu’un, c’est Stéphane.
— Lui ? Jamais de la vie, plutôt me faire bonne sœur.
— Laisse-nous tranquilles. Et va discuter avec tes potes, coupa Géraldine.
— Je vois que je dérange. Je pars donc de ce pas, non sans un petit bisou. Quant à toi, Sandrine, ne dis jamais « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ».
— Non merci, je préfère l’eau en bouteille.
Et pourtant, bien qu’elle ne le sache pas encore, un jour prochain elle ne jurerait que par Stéphane ; l’alchimie finirait par opérer. Paul se dirigea vers ses amis. Stéphane amena le dessert, une omelette norvégienne confectionnée par l’excellent pâtissier du coin, et chacun retourna à table pour la savourer.
— 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1… Bonne année ! crièrent tous les convives en s’embrassant et en oubliant, l’espace d’un instant, toutes les misères du monde.
Tu parles d’une année, pensa Paul. 1986, Balavoine et Coluche tireront leur révérence, le nom de Tchernobyl fera trembler toute l’Europe – à l’exception de la France, rempart au nuage radioactif – et la navette spatiale Challenger explosera lors du décollage. En effet, bonne année !
Comment pouvait-il être si mélancolique ? Il avait vingt ans, la femme de sa vie à ses côtés, une fortune à ses pieds et un avenir assuré. Pourtant, il lui manquait quelque chose et il savait qu’il devait, pour être heureux, accomplir le bien. Cela allait bien au-delà d’un besoin de reconnaissance : il sentait au plus profond de lui que son destin serait de soulager des millions de gens. Il chercherait, travaillerait en collaboration avec d’autres scientifiques, y mettrait son cœur et son âme et il triompherait du mal qui ronge l’humanité depuis l’aube des temps. Après cela, il serait heureux et pourrait enfin profiter de la vie.
Géraldine vint le sortir de ses rêveries, une bouteille de champagne et deux coupes à la main. Elle posa ses lèvres sur les siennes et remplit son verre.
— Bonne année, mon amour, dit-elle.
— Bonne année, répondit-il en l’embrassant à son tour.
Le spleen venait de disparaître et Paul regarda autour de lui. Tous ces gens insouciants qui profitaient de leur jeunesse n’attendaient que lui pour continuer à fêter cette nouvelle année.
— Il est bon, ton champagne, déclara Patrick, un des invités.
— Il peut ! s’écria Stéphane. C’est un Veuve Clicquot. Il ne s’est pas foutu de vous, le Paulo.
— Je suis désolé : il n’y avait plus de Champomy.
— C’est quoi, le Champomy ? demanda-t-il.
— Du champagne sans alcool. Tu ne connais pas ?
— Non. De toute façon, sans alcool je ne vois pas l’intérêt. Je parie que tu viens de l’inventer.
— Et alors ? Peut-être que l’idée n’est pas si mauvaise que cela, coupa Stéphane. Imagine : le champagne pour enfants, le bonheur des parents !
Paul venait de se rendre compte qu’il avait gaffé. Cette boisson tant appréciée des têtes blondes n’existait pas encore. Au fond de la salle à manger, un des étudiants présents nota le nom et l’idée sur un papier.
La soirée continua dans une ambiance festive et l’appartement finit pas se vider vers 3 heures du matin. Fred, Stéphane, Paul et Géraldine s’attelèrent à la tâche pour rendre l’endroit de nouveau présentable avant que les parents ne rentrent. Ils entendirent la clé dans le verrou vers 4 heures. Stéphane et Fred prirent congé et le jeune couple s’éclipsa dans la chambre. Les deux tourtereaux finirent la bouteille de champagne avant de s’endormir paisiblement.