Le groupe de journalistes patientait depuis une heure. On leur avait promis un scoop énorme mais, connaissant le domaine d’activité du laboratoire, les reporters s’attendaient à une nouvelle pommade amaigrissante. Paul avait fait en sorte que la nature des recherches de sa société reste secrète. Il avait multiplié la fabrication de produits cosmétiques d’hygiène et de beauté afin de poursuivre ses travaux sur le cancer sans éveiller les curiosités. Son dispositif avait échoué et son manque de clairvoyance avait mis la vie de sa femme en sursis.
Avant de se rendre à la conférence, il était allé revoir Géraldine. Rien n’avait changé, son encéphalogramme était aussi plat qu’une plaine du Nord.
Paul entra dans la salle de conférence, pour l’occasion, dans un grand café parisien. Les journalistes étaient étonnés du dispositif de sécurité mis en place. Et la présence des forces de l’ordre ne faisait qu’accroître la curiosité des uns et des autres. Paul salua les personnes présentes et leur annonça qu’il allait dévoiler la nature des recherches menées par son équipe et exposer leurs résultats.
— C’est encore dans le domaine de la beauté ? lança un journaliste.
— Un peu de patience, répondit Paul. Vous allez tout savoir. D’abord, je tiens à vous remercier de votre présence. Et vous n’avez certainement pas fait le déplacement pour rien, car je voulais vous annoncer aujourd’hui que nous avons vaincu le cancer. Et je parle de toutes les pathologies existantes. Nous venons de mettre au point un traitement qui éradique ce mal en quelques semaines.
— C’est un canular ! cria un journaliste au premier rang.
— Non ! Et pour le prouver, j’ai préparé des dossiers à votre attention qui vont vous être distribués. Vous y trouverez toutes les informations utiles. Bientôt, cette maladie fera partie du passé. Vous avez des questions ?
— Comment avez-vous découvert ce remède ?
— C’est le fruit de longues années de recherche sur différentes espèces végétales endémiques de l’Amazonie. Nous les avons étudiées et avons découvert des caractéristiques étonnantes.
— Et comment agit votre médicament ?
— Comme vous le savez, le cancer est une cellule souche qui mute et se multiplie de façon anormale pour former dans un premier temps un amas de cellules cancéreuses. Enfin, je vous simplifie le schéma. En gros, notre remède détruit toutes les cellules cancéreuses, même en cas de métastase, et active les cellules souches des organes endommagés, qui se régénèrent après un traitement de quelques semaines.
— Vous avez fait des essais en laboratoire sur des animaux ?
— Pas seulement. Nous avons réussi à guérir différents cancers sur des humains. Tous se portent maintenant comme des charmes.
— Et quand comptez-vous commercialiser votre médicament ?
— Nous attendons l’approbation de l’EMA, qui ne saurait tarder. C’est une affaire de quelques semaines.
— Quel sera le coût du traitement ?
— Pas plus cher que de prendre de l’aspirine : notre but n’est pas nous enrichir mais de guérir. À ce propos, j’ai aussi décidé que la formule serait mise à la disposition de tout laboratoire désireux de produire cette molécule.
— Vous voulez dire que vous ne comptez pas garder le monopole du brevet ?
— Je n’ai jamais eu cette intention. Au départ, le médicament sera commercialisé par notre laboratoire, mais nous rendrons publique la formule d’ici quelques mois. Nous ne souhaitons pas voir le marché inondé de contrefaçons dangereuses. Bref, vous pouvez d’ores et déjà annoncer dès ce soir que le cancer est vaincu.
Quelques journalistes posèrent encore une ou l’autre question mais la plupart s’étaient empressés de partir avec le dossier sous le bras, pour communiquer au plus vite la nouvelle.
Paul demeura seul avec quelques policiers. Il s’assit dans un coin et demanda un café-crème.
— Votre annonce va faire l’effet d’une bombe atomique, dit un agent.
— Les dés sont jetés, maintenant. J’espère qu’en agissant de la sorte, j’ai réussi à couper l’herbe sous les pieds de mes ennemis, répondit Paul.
— Croyez-moi, ils ne vont pas vous lâcher. Même si l’adversaire semble vaincu, il peut encore chercher à se venger, précisa le commissaire.
— Pour moi, le plus dur reste à faire. J’ai une décision impossible à prendre… Et j’ai peur.
— Vous parlez de votre femme ?
— Oui, je vais donner mon accord pour débrancher les machines qui la maintiennent en vie. Il n’y a plus aucune chance, m’ont-ils dit.
— Je suis profondément désolé, dit le commissaire. Mais vos enfants, eux, sont encore en vie et ils ont besoin de vous.
— Merci d’essayer de me remonter le moral, Commissaire. Je vais me rendre à l’hôpital. Auriez-vous l’obligeance de faire venir mes enfants ?
— Je m’en occupe.
Quand Paul arriva à l’hôpital, ses enfants l’attendaient déjà à la réception. En voyant le regard de leur père, ils comprirent qu’il avait pris sa décision.
Paul désirait passer quelques instants, seul, avec Géraldine pour lui dire adieu. Dans la chambre, devant sa femme étendue sur ce lit blanc, paisible, semblant dormir, il ne sut trop que dire. La culpabilité l’étouffait. Il lui demanda de lui pardonner. Il avait pris ces menaces trop à la légère et en supporterait le poids toute sa vie. Il lui parla de leur premier baiser. Pour lui, c’était presque hier. Il lui parla aussi de la naissance de leur premier enfant, si proche et si lointaine à la fois. Il promit à sa femme de tout faire pour que leurs enfants soient heureux. Il l’embrassa une dernière fois, avant de laisser entrer son fils et sa fille pour qu’ils puissent à leur tour lui dire adieu.
Le responsable du service pénétra dans la chambre, brisant ce moment de recueillement, et demanda à Paul et à ses enfants s’ils désiraient sortir. Ils refusèrent. Le médecin éteignit un à un tous les appareils et Géraldine les quitta dans un dernier souffle. Paul prit ses enfants dans ses bras et ils quittèrent la chambre sans un mot.
Une voiture de police les raccompagna à leur domicile. L’appartement avait perdu sa joie de vivre. Il était toujours gardé par les forces de l’ordre, mais Paul avait demandé que les policiers restent à l’extérieur. Il prépara une omelette, mais ni lui ni ses enfants n’y touchèrent. Ils ne prononcèrent pas un mot de tout le repas. Seuls quelques sanglots vinrent parfois briser le silence.
Plus tard dans la soirée, Paul alluma le poste de télévision. Son interview faisait la une de tous les journaux. Pour le moment, les experts étaient prudents. Certains parlaient de découverte fantastique mais d’autres doutaient et, à demi-mots, annonçaient une gigantesque fumisterie. Tous ces discours, qu’ils soient dithyrambiques ou calomnieux, ne le touchaient plus à présent. Il se sentait vide, amputé d’une grande partie de lui-même et, après avoir visionné quelques images, il décida de prendre un somnifère et d’aller dormir. Le lendemain, il devait s’occuper des formalités concernant le décès de sa femme. Il avait coupé son téléphone portable et, à son domicile, il laissa le répondeur : il se doutait qu’il allait recevoir des dizaines d’appels tant de ses proches que de simples connaissances.
Avant de s’endormir, il regretta d’avoir passé si peu de temps avec la femme de sa vie. Si les souvenirs étaient bien présents, ils restaient virtuels, tels des rêves lointains. Il se demanda une fois de plus si ces voyages temporels étaient vraiment un cadeau. En tout cas, ce cadeau, aussi beau soit-il, avait son prix… Il avait obtenu tout ce qu’il désirait mais, petit à petit, le vide s’était fait autour de lui. Il lui restait la fortune, la gloire et ses enfants. Mais, les enfants mis à part, le reste lui semblait bien insipide. Femme, parents et frère, il les avait tous perdus. D’ailleurs, il craignait aussi pour son fils et sa fille. Peut-être seraient-ils les prochaines victimes ? La victoire contre le cancer avait finalement un goût bien amer…
Quand tous les résultats furent rendus publics et qu’aucun doute ne subsista sur l’efficacité du médicament, Paul devint la personne la plus sollicitée de la planète. Il fut d’abord invité dans les journaux télévisés des chaînes européennes, puis du monde entier. Il s’était préparé à cet emballement médiatique et la notoriété qu’il acquit accéléra la production et la commercialisation de la pilule miracle. Jamais son laboratoire n’avait autant produit et la plupart des médecins recommandaient le Sunray sans hésiter. Même si d’autres laboratoires proposaient plus tard des prix défiant toute concurrence, Paul était certain que de nombreux patients préféreraient payer plus cher pour recourir au traitement originel. C’était un phénomène connu : le public était persuadé que le médicament initial était forcément plus efficace que les copies. Devant la demande exponentielle, Paul dut faire appel à d’autres unités de production et ce succès aligna d’autres zéros sur son compte bancaire. Cette soudaine notoriété ne lui plaisait pas. Paul se contentait de faire son travail tout en essayant de préserver sa famille.