Le jour tardait à arriver depuis que l’on était passé à l’heure d’été. Quand le réveil sonna, quelques rayons de lumière filtraient à travers le store de la chambre de Paul. Il ouvrit les yeux, n’osa bouger pendant quelques secondes, puis, comme un vieux réflexe revenu, il posa la main sur le réveil. Il était 7 heures et, comme toujours, il ne supportait pas le bruit strident de cette machine. Il était conscient. Il savait qu’il n’avait pas rêvé. Alors, il alluma la lumière, regarda autour de lui et se dit qu’il était revenu, mais à quelle date ?
Il prit son téléphone portable et vit la date du 26 mars 2010 s’afficher. Son bref voyage en 1976 avait-il vraiment eu lieu ? Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir. Il fit défiler les noms du répertoire de son portable, et cliqua sur le mot « parents ». À son étonnement, ce n’était pas le même numéro qu’auparavant. Il mourait d’envie d’appeler, mais il était trop tôt. Il se résigna à faire comme d’habitude, à reprendre le cours de la vie normale mais il se promit d’appeler en milieu d’après-midi. En attendant, les questions se bousculaient dans sa tête. Il prit son café en regardant par la fenêtre. Rien n’avait changé à l’extérieur : c’était une journée ensoleillée, on entendait les oiseaux chanter et les voitures rouler. Il profita aussi de cet instant pour vérifier son répertoire. Comme il avait une bonne mémoire des chiffres, il repérait facilement un numéro qui avait changé. Hormis celui du fixe de ses parents, tous les autres numéros semblaient identiques. Un scénario se mettait en place tout doucement, comme jailli du plus profond de son cerveau. Ses parents devaient habiter ailleurs, mais où ? Trop curieux, il ne put s’empêcher de les appeler dès qu’il sortit de chez lui. Il n’était que 8 heures, mais il trouverait bien une excuse à cet appel. Sa mère répondit.
— Bonjour, maman. C’est Paul. Tu vas bien ?
— Bonjour, fiston. Oui, ça va. Pourquoi m’appelles-tu si tôt ?
— J’ai eu un problème avec mon portable et je voulais vérifier qu’il marchait bien. Papa est là ?
— Non, il est parti de bonne heure pour sa leçon de golf.
— Ah ? OK. Et toi, que vas-tu faire de ta journée ?
— Avec Caroline, on a prévu d’aller faire du shopping sur les Champs-Élysées.
Ils discutèrent quelques minutes et, après avoir dit au revoir, beaucoup de questions se bousculaient encore dans sa tête. Son père faisait du golf, sa mère du shopping à Paris. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ils habitaient la capitale ou sa banlieue. Il avait toujours pensé que ses parents détestaient les grandes villes puisqu’ils avaient préféré aller s’enterrer à la campagne. Jamais il n’aurait imaginé son père manipuler un club de golf. Paul en conclut qu’il avait réussi, il avait changé son destin et avait offert à ses parents la vie qu’ils méritaient. Il ressentait de la fierté et du bien-être. Dans sa vie, c’était si rare…
Puis il se souvint de Fortunae. S’il avait dit vrai, il allait replonger dans le passé afin de changer (ou non) d’autres éléments de son destin. Quel jour allait-ce être ? Cela suivait-il un ordre chronologique ? Sûrement, pensa-t-il. Le passé se modifierait ainsi dans l’ordre logique.
Il reprit le chemin du travail, comme d’habitude, et, en arrivant au bureau, il alluma l’ordinateur et tenta de retrouver l’adresse de ses parents grâce à l’annuaire inversé. Ses parents habitaient à Boulogne-Billancourt, un quartier assez huppé, d’après la vue satellite. Son geste avait changé la vie de ses parents mais il était surpris qu’il n’ait pas changé la sienne. En effet, en habitant ce genre de quartier, il aurait dû fréquenter d’autres écoles, faire d’autres études, avoir un autre travail que gratte-papier. Il décida d’appeler son père pour lui soutirer quelques informations. Il regarda de nouveau le répertoire de son téléphone et repéra son numéro de portable.
— Bonjour, papa. Maman m’a dit que tu étais au golf. Ça va ? Tu t’en sors bien ?
— Salut, bonhomme. Oui, je débute mais j’aime ça. C’est pour connaître mes progrès au golf que tu m’appelles ?
— Oui, entre autres, et aussi pour savoir si tout allait bien à Boulogne.
— Oui, on commence à prendre nos repères. Ça fait quand même un an qu’on y est. Et toi ? Ça va ?
— Oui, la routine : métro boulot dodo. Mais je vais bien, même très bien.
— On se voit toujours dimanche pour déjeuner ?
— Bien sûr, je serai là. À dimanche, alors.
Cette conversation, bien qu’elle n’ait duré que quelques instants, lui amena de précieuses informations. Ses parents avaient déménagé récemment et son père semblait en pleine forme. Il se demanda s’il les verrait vraiment dimanche, car, d’ici là, tant d’événement pouvaient encore perturber le cours du temps.
Il décida de noyer toutes ses questions dans le travail. Tout devait paraître comme avant. À l’heure du déjeuner, il s’octroya une petite promenade dans un parc, agrémentée d’un sandwich et d’une bouteille d’eau dans les mains. Il avait besoin de marcher, d’observer le monde qui l’entourait, de voir simplement si quelque chose avait changé. Cette pause terminée, il retourna au bureau et se replongea dans son travail sans réfléchir.
Il était 17 heures 30 quand Paul quitta le travail. D’un pas pressé il retourna chez lui. Il regarda les informations à la télévision, prit un dîner rapide, un bol de soupe, un peu de fromage et, pour une fois, alla se coucher avant 21 heures. Cependant, le sommeil ne vint pas, il était trop excité, trop pressé de connaître la suite. Alors, il se leva, alla se servir un verre d’eau et se planta devant le poste de télévision, caressant l’espoir que la fatigue veuille frapper à la porte. Mais point de marchand de sable : il était seulement 22 heures et il ne ressentait pas le besoin de dormir. Quant à la télévision, elle l’ennuyait plus qu’elle ne l’endormait.
En désespoir de cause, il décida d’aller faire une petite balade. Quelques boutiques étaient encore ouvertes, essentiellement des restaurants, des échoppes chinoises et l’éternel épicier arabe qui vous accueillait en vous offrant un thé à la menthe. Sentant les différentes odeurs de nourriture lui chatouiller les narines, Paul décida d’entrer dans un restaurant kebab où il se laissa tenter par un sandwich à la viande accompagné d’un soda. Il continua sa balade tout en mangeant. L’air était doux et il se sentait bien. Il s’approcha d’un carrefour et, absorbé dans ses pensées, ne fit pas attention à l’homme à la capuche qui le suivait. L’homme s’approcha de lui et sortit un couteau.
— Donne-moi ton fric, bâtard !
Paul, surpris, fit un léger bond en arrière et laissa tomber son sandwich. Pourquoi ne se laissa-t-il pas faire ? Il tenta de pousser son agresseur afin de fuir. Ensuite, tout se passa très vite : d’abord cette lame froide perforant son ventre, puis cette douleur insoutenable et, enfin, la chute et le trou noir, le néant.