image

MARDI 19 DÉCEMBRE 1978

Paul se réveilla de nouveau dans son ancienne chambre. Le lit avait changé, il était plus grand, mais le décor restait identique. Son premier réflexe fut de porter ses mains à son ventre. Point de blessure. Passées ces quelques minutes d’angoisse, il se leva et, une fois dans le séjour, regarda le calendrier qui indiquait la date du 18 décembre 1978. Il était 6 heures 30. On devait donc être le matin du 19 décembre.

Petit à petit, les éléments se rassemblaient : son père devait déjà être parti au travail et sa mère allait le réveiller à 7 heures, comme d’habitude. Il avait une demi-heure pour trouver l’événement qui bouleverserait sa vie. Il se répétait sans cesse cette date, pensait à sa famille, mais rien ne venait. Pourtant, cette date lui disait quelque chose ; ce jour avait bien marqué son avenir. Alors, il alluma l’interrupteur du séjour et la lumière jaillit en même temps dans la pièce et dans son cerveau. Un prénom lui sauta aux yeux, tel le diable sortant de sa boîte : Stéphane. Comment aurait-il pu oublier cela ? Le jour où il avait perdu son camarade de classe, son ami. Vers 8 heures 30, la France avait été plongée dans le noir, une panne de courant gigantesque, et son ami, parti en retard à l’école, s’était retrouvé coincé dans un ascenseur. La panique l’avait gagné et, comme il cumulait asthme et claustrophobie, son cœur avait flanché. Paul devait empêcher le drame : voilà la raison de sa venue à cette date. Cette disparition l’avait bouleversé au point de gâcher son année scolaire et il avait redoublé. Ne pas rater cette année lui permettrait peut-être de faire d’autres études, de rencontrer d’autres gens.

Maintenant, il devait trouver la solution pour éviter l’accident. Il ne pouvait sortir sans raison pour aller sonner chez les parents de Stéphane. Tout le monde dormait encore et il lui restait peu de temps avant que le réveil de sa mère ne sonne. Cette sonnerie à venir lui donna la solution. Son ami était parti en retard car ses parents n’avaient pas entendu le réveil. Il suffisait donc de les réveiller par un simple coup de téléphone. Il composa le numéro, laissa sonner et raccrocha dès que l’interlocuteur décrocha. Pour être sûr, il téléphona deux fois de suite.

Lorsqu’il raccrocha la deuxième fois, sa mère était plantée derrière lui.

— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda-t-elle.

— Rien, heu… J’appelais l’horloge parlante, balbutia Paul.

— Tu te moques de moi ? Il y a une pendule au mur. Tu sais lire l’heure. Ça coûte cher, le téléphone.

Paul s’excusa et repartit dans sa chambre avec un sourire dissimulé. Il pensait à son époque où le téléphone ne coûtait plus rien, où les touches numériques remplaçaient les cliquetis du cadran rond. Que ce téléphone était typique des années soixante-dix, avec sa housse en velours vert !

Son ami était sûrement sauvé. Il était pressé d’aller à l’école pour le voir. Quand il arriva avec son frère devant l’établissement scolaire, il y avait du monde à l’entrée. Les portes s’ouvraient et les premiers élèves s’engouffraient dans la cour de l’établissement. Un long moment, Paul regarda autour de lui, il était 8 heures et pas d’ami à l’horizon. Il commençait à paniquer quand il sentit une tape sur l’épaule.

— Salut, Paul ! cria Stéphane.

— Salut…

L’émotion de Paul était visible.

— Ben, t’es bizarre, ce matin ! Ça ne va pas ?

— Si si. Faut qu’on y aille. Sinon, on va être en retard.

Comme prévu, vers 8 heures 30, en plein cours, les lumières s’éteignirent. Le professeur estima que cette panne ne durerait que quelques minutes et les élèves restèrent dans la classe, continuant tant bien que mal le cours. Paul était heureux, son ami était là, bien vivant, et il décida de profiter au maximum de cette matinée. Il discutait avec Stéphane, sans vraiment se soucier du reste de la classe, quand le professeur le pria de venir au tableau.

— Monsieur Paul, nous n’avons pas de lumières aujourd’hui. J’ose espérer que vous saurez nous éclairer des vôtres.

— Avec plaisir, Monsieur. Briller par son intelligence peut parfois permettre d’éclairer les esprits éteints.

Paul avait lâché cette phrase du tac au tac, sans penser qu’un enfant de treize ans ne pouvait dire de telles choses.

— Quelle éloquence, Monsieur Paul, vous m’étonnez. Puisque vous vous croyez si intelligent, dites-moi donc par qui fut découverte l’Amérique et en quelle année.

Puisque, de toute façon, il ne serait plus là le lendemain, il décida de jouer un peu avec le professeur.

— Vers l’an 1000 par les Scandinaves, plus exactement par Leif Erikson, parti du Groenland.

— Vous vous croyez drôle ? Je vais vous coller un zéro si vous continuez à faire le pitre !

Paul savait qu’il avait raison : il avait lu un article à ce sujet quelques années auparavant. Il était féru d’histoire et de géographie, et lisait tout ce qui lui tombait sous les yeux concernant ces sujets. Il rectifia son tir. Inutile de se créer des problèmes.

— En fait, on peut dire que c’est Christophe Colomb qui, le 12 octobre 1492, ouvrit la voie des Amériques. Cependant, il ne découvrit pas le continent mais, selon certaines suppositions, débarqua à San Salvador. Celui qui fit connaître le continent et lui donna son nom fut Amerigo Vespucci.

— Je vois que vous avez lu un livre d’histoire récemment. Il va sans dire que c’est grâce à Christophe Colomb que l’Amérique fut découverte. Vous pouvez retourner vous asseoir.

Paul n’osa point évoquer la théorie selon laquelle les Chinois auraient découvert les Antilles quelques décennies avant Christophe Colomb : cette théorie datait de 2002. Il aurait pu aller encore plus loin en affirmant que c’étaient des peuples venus d’Asie qui, les premiers, avaient colonisé ce continent plus de quatorze mille ans avant notre ère. Mais il devait apprendre à rester à sa place.

Tandis qu’il retournait à sa chaise, tous les regards étaient tournés vers lui. Une fois assis, il vit son voisin Stéphane qui le dévisageait d’un air étonné.

— T’as bouffé un historien au petit déj ?

— J’ai lu un article l’autre jour à ce sujet, c’est tout.

Vers 10 heures, à l’heure de la récréation, Paul discuta avec Stéphane. Il était curieux de savoir comment s’était passé son réveil.

— Tu es arrivé à la bourre, ce matin, dit-il.

— Tu m’étonnes ! Mon père avait oublié de mettre son réveil. C’est le téléphone qui l’a réveillé, répondit Stéphane.

— Du bol qu’on vous ait appelés, alors.

— Sauf qu’on ne sait pas qui c’est. Le gars a raccroché. Mais c’est vrai que j’ai failli arriver en retard.

— Tu aurais pu te retrouver coincé dans l’ascenseur, avec la panne de courant.

— Arrête, m’en parle pas. J’aurais paniqué ! Déjà que je n’aime pas le noir.

Paul était fier d’avoir sauvé la vie de son camarade de classe. Un simple coup de fil avait changé deux destinées. Son ami était toujours de ce monde et lui ne redoublerait pas.

Sa mère vint le chercher. Il profita du bon temps pour passer quelques instants dans le jardin. Ce carré de pelouse qui lui semblait gigantesque dans ses souvenirs mesurait tout juste quelques dizaines de mètres carrés. Pas de quoi se prendre pour un aventurier. Quant à l’arbre immense dans lequel il jouait à Robin des bois, il faisait à peine trois mètres de haut. Il savait que la vie patinait les souvenirs et embellissait les meilleurs.

Comme c’était un après-midi pédagogique, Paul n’avait pas cours. Après son expérience du matin, il décida de se faire tout petit : moins de vagues il ferait, moins de tempêtes se profileraient dans le futur. Il passa la journée en observateur à jouer et lire les magazines qui traînaient. Après un goûter composé de chocolat chaud et d’un pain grillé tartiné de beurre, il fit ses devoirs en quelques minutes puis alluma le poste de télévision. Ses héros d’enfance apparurent sur l’écran en noir et blanc. Paul ne regardait pas avec passion mais avec nostalgie. Tout était encore si loin, hier. Après le dîner composé d’une soupe, de salade verte et d’un yaourt, ils regardèrent en famille les jeux de 20 heures, puis ce fut le moment d’aller dormir. Une journée typique de son enfance s’achevait, mais cette journée n’était pas comme les autres, il avait sauvé la vie de son ami.

Accablé par la fatigue, Paul s’endormit sans vraiment s’en rendre compte. Son jeune corps avait besoin de sommeil, bien plus que son esprit.