Lorsque Margie sortit, elle avait les larmes aux yeux et d’autres avaient coulé sur son visage, mais elle ne sanglotait pas. Blaze se sentit fier d’elle. Quand elle passa devant son bureau pour gagner la porte (les deuxième année étaient dans une autre salle de classe), elle lui sourit. Il lui rendit son sourire. Blaze plia ce sourire, le rangea dans un coin et le conserva des années.

À la récréation, au moment où Blaze sortait dans la cour, Margie franchit la porte en courant devant lui, en pleurs. Il se tourna pour la regarder, puis s’avança lentement sur le terrain de jeu, le front plissé, l’expression malheureuse. Il s’approcha de Peter Lavoie qui, de sa main gantée, frappait le ballon de boxe et lui demanda s’il savait ce qui était arrivé à Margie.

« Glen l’a frappée. Sur sa piqûre », répondit Peter, qui ajouta une démonstration en portant trois coups de poing rapides et légers au bras d’un garçon qui passait près d’eux. Blaze fronça les sourcils. L’infirmière avait menti. Ses deux bras lui faisaient très mal à hauteur de la piqûre. Il avait une sensation de raideur dans les muscles, comme après un choc. Il était difficile de les faire jouer sans grimacer. Et Margie était une fille. Il chercha Glen des yeux.

Glen Hardy était dans la classe au-dessus de la sienne, un costaud tout en muscles, dans le genre de ceux qui joueront au football américain puis prendront ensuite trop de poids. Il repoussait en arrière les grandes ondulations de sa chevelure rousse. Un garçon lança à Blaze le ballon du jeu du prisonnier. Il le laissa tomber à terre sans même le regarder et se dirigea vers Glen Hardy.

« Oh, bon sang, s’exclama Peter Lavoie, Blaze va se battre avec Glen ! »

Cette nouvelle circula en un instant dans la cour de récré. Avec une indifférence étudiée, des groupes de garçons commencèrent à dériver vers l’endroit où Glen et quelques garçons parmi les plus âgés jouaient à une version maladroite et trollesque du kickball. Glen lançait. Il expédiait des ballons difficiles qui rebondissaient et glissaient sur le sol gelé.

Mrs Foster, responsable de la récréation ce jour-là, se trouvait de l’autre côté du bâtiment pour surveiller les petits sur les balançoires. Elle n’allait pas interférer - en tout cas, pas tout de suite.

Glen leva les yeux et vit Blaze s’approcher. Il laissa tomber le ballon. Mit les mains sur ses hanches. Les deux équipes se mélangèrent pour se mettre en demi-cercle autour et derrière lui. Ils avaient tous douze ou treize ans. Aucun n’avait la taille de Blaze. Seul Glen était plus grand.

Les plus jeunes s’étaient plus ou moins regroupés derrière Blaze. Ils se dandinaient, tiraient minutieusement sur leurs moufles et marmonnaient entre eux. Tous, d’un côté comme de l’autre, arboraient une absurde expression d’indifférence. La bagarre n’avait pas encore été déclenchée.

« Qu’est-ce que tu veux, pauv’cloche ? » demanda Glen Hardy d’une voix enrouée - la voix d’un jeune dieu enrhumé.

« Pourquoi t’as donné des coups de poing à Margie sur sa piqûre ? demanda Blaze.

-    Pour me marrer.

-    Très bien », dit Blaze en se jetant sur lui.

Glen le frappa deux fois au visage, très vite, avant même qu’il soit vraiment à sa portée, et du sang se mit à couler du nez de Blaze. Puis il recula, voulant garder l’avantage de son allonge. Les garçons criaient.

Blaze secoua la tête. Des gouttes de sang volèrent, éclaboussant la neige des deux côtés et devant lui.

Glen souriait. « Pupille de la nation, dit-il, pupille de la nation ramolli du citron ! » Il dirigea son coup suivant au milieu du front troué de Blaze et son sourire s’évanouit lorsqu’il sentit la douleur remonter son bras. Troué ou pas, le front de Blaze était très dur.

Un instant, Glen oublia de reculer et Blaze lança son premier coup. Il ne se servait pas de son corps, se contentant d’utiliser son bras comme un piston. Ses articulations entrèrent en contact avec la bouche de Glen, qui poussa un cri lorsque ses lèvres se fendirent contre ses dents et commencèrent à saigner. Le cri devint plus fort.

Glen sentit le goût de son propre sang et oublia encore de reculer. Oublia d’injurier ce garçon affreux avec son front défoncé. Il se jeta sur lui, lançant ses poings en swings de bâbord et de tribord.

Blaze affermit sa position et tint tête. Vaguement, comme s’ils venaient de loin, il entendit les cris et les encouragements de ses camarades de classe. Ils lui rappelèrent les jappements des colleys le jour où il avait compris que Randy allait lui sauter dessus.

Glen réussit à passer au moins trois bons coups et la tête de Blaze oscilla à chacun. Haletant, il inhala du sang. Ses oreilles tintaient. Mais son poing jaillit à son tour et il sentit l’impact lui remonter tout le long du bras jusqu’à l’épaule. Tout d’un coup, il y eut du sang non seulement sur la bouche de Glen mais jusque sur son menton et ses joues. Le garçon recracha une dent. Blaze frappa à nouveau, au même endroit. Glen hurla. On aurait dit un petit qui se serait pris les doigts dans une porte. Il arrêta de se balancer. Sa bouche était en capilotade. Mrs Foster courait vers eux. Sa jupe volait, soulevée par ses genoux, et elle s’époumonait dans son petit sifflet d’argent.

Blaze avait le bras très douloureux, là où l’infirmière l’avait piqué ; il avait mal à ses articulations, il avait mal à la tête, mais il frappa à nouveau, avec l’énergie du désespoir, d’une main engourdie qu’il ne contrôlait plus. La même main que celle qu’il avait utilisée contre Randy, et il y mit autant de force que ce jour-là, dans le chenil. Il y eut un craquement parfaitement audible qui réduisit tout le monde au silence. Glen resta un instant debout, telle une poupée de chiffon, ses yeux roulèrent et devinrent blancs et il s’effondra en tas sur le sol.

Je l'ai tué, pensa Blaze. Oh, bon Dieu, je l'ai tué comme

Randy.

C’est alors que Glen se mit à bouger et à marmonner du fond de la gorge, comme on fait dans son sommeil. Mrs Fos-ter cria à Blaze de retourner dans la classe. Pendant qu’il s’y rendait, il l’entendit dire à Peter Lavoie d’aller au bureau chercher le kit de première urgence, et au pas de course !

On le renvoya de l’école. Auparavant, on lui avait mis de la glace sur le nez pour arrêter le saignement, on avait placé un pansement sur son oreille. Il avait dû faire à pied les six kilomètres qui le séparaient de la ferme aux chiens. Il avait déjà parcouru quelques centaines de mètres lorsqu’il se souvint de son repas. Mrs Bowie lui préparait toujours une tranche de pain tartinée de beurre de cacahuètes repliée sur elle-même et une pomme. Ce n’était pas grand-chose, mais il avait un bout de chemin à faire et, comme aurait dit John Cheltzman, quelque chose valait mieux que rien n’importe quel jour de la semaine.

On ne voulut pas le laisser entrer quand il revint, mais Margie Thurlow le lui apporta. Elle avait encore les yeux rouges d’avoir pleuré. Elle le regarda comme si elle voulait lui dire quelque chose, mais sans savoir comment s’y prendre. Blaze comprenait ce qu’elle ressentait et il lui sourit pour lui montrer que tout allait bien. Elle lui rendit son sourire. Il avait un œil presque complètement fermé et il la regardait avec celui qui restait.

Quand il arriva à l’autre bout du terrain de jeu, il se retourna pour la voir encore, mais elle n’était plus là.

« Va dans la grange, dit Bowie.

—    Non », répondit Blaze.

Les yeux du fermier s’agrandirent. Il secoua un peu la tête, comme pour s’éclaircir les idées. « Qu’est-ce que tu as dit ?

—    Vous n’avez aucune raison de me fouetter.

—    C’est à moi d’en juger. Va dans la grange.

—    Non. »

Bowie avança vers lui. Blaze recula de deux pas et serra son poing gonflé. Cala ses pieds sur le sol. Bowie s’arrêta. Il avait vu Randy. Randy avait eu le cou brisé comme une branche de cèdre après une forte gelée.

« Monte dans ta chambre, espèce de fils de pute ! »

Blaze obéit. Il s’assit sur le bord du lit. D’où il était, il entendait Bowie vociférer dans le téléphone. Il avait une petite idée de la personne à qui s’adressaient ces vociférations.

Il s’en fichait. Il s’en fichait. Mais quand il pensait à Margie Thurlow, il ne s’en fichait plus. Quand il pensait à Margie Thurlow il avait envie de pleurer, de pleurer de la manière dont il avait envie de pleurer lorsqu’il voyait un oiseau perché, solitaire, sur les fils du téléphone. Mais il ne pleura pas. Au lieu de cela, il relut Oliver Twist. Il le connaissait par cœur ; il pouvait même prononcer les mots qu’il ne comprenait pas. Dehors, les chiens aboyaient. Ils avaient faim. C’était l’heure de leur repas. Personne ne l’appela pour la corvée qu’il aurait faite si on le lui avait demandé.

Il lut Oliver Twist jusqu’au moment où le break de Hetton House vint le chercher. La Loi était au volant. Il avait les yeux rouges de fureur. Sa bouche se réduisait à une fente entre son nez et son menton. Les Bowie se tinrent ensemble sur le pas de leur porte, dans le crépuscule de janvier, pour les regarder partir.

Lorsqu’ils arrivèrent à Hetton House, Blaze se sentit envahi par un pesant et affreux sentiment de familiarité. Comme s’il avait revêtu une chemise imbibée d’eau. Il dut se mordre la langue pour ne pas pleurer. Trois mois, et rien n’avait changé. Hetton House était toujours ce même et éternel tas de briques merdique. Les mêmes fenêtres diffusaient la même lumière jaunâtre sur le sol dehors, à ceci près que la neige couvrait ce sol. La neige disparaîtrait avec le printemps, la lumière resterait la même.

Dans son bureau, la Loi exhiba la Cravache. Blaze aurait pu la lui arracher, mais il était fatigué de se bagarrer. Et quelque chose lui disait qu’il y aurait toujours quelqu’un de plus fort, avec une plus grosse cravache.

Quand la Loi eut fini de faire travailler son bras, il l’envoya dans le dortoir de Fuller Hall. John Cheltzman se tenait près de la porte. L’un de ses yeux se réduisait à une fente entre deux paupières violacées et gonflées.

« Salut, Blaze.

-    Salut, Johnny. Où sont tes lunettes ?

-    Pétées, répondit John. Blaze, ils m’ont pété mes lunettes ! Je peux plus rien lire ! »

Blaze pensa à ça. Il était triste d’être de retour ici, mais trouver John qui l’attendait signifiait beaucoup pour lui. « On va les réparer », dit-il. Puis il eut une idée : « On ira pelleter la neige en ville à la prochaine tempête, et on fera des économies pour t’en payer d’autres.

-    Tu crois qu’on pourrait faire ça ?

-    Bien sûr. Toi, tu m’aideras avec mes devoirs, hein ?

-    Évidemment, Blaze, évidemment. »

Ils entrèrent ensemble.

Vaste, situé en bord de route, le centre commercial Apex

comprenait, entre autres, un salon de coiffure, une boutique vidéo, une quincaillerie, une église pentecôtiste (Apex Pentecostal Church of the Holy Spirit !), un marchand de bière et un feu jaune clignotant. Il n’était qu’à quelques minutes à pied du chalet et Blaze s’y rendit le lendemain du jour où il avait fait la caisse du Quik-Pik de Tim & Janet pour la seconde fois. Son objectif était la quincaillerie, un petit magasin indépendant où il acheta une échelle extensible en aluminium pour trente dollars sans les taxes. Elle portait l’étiquette rouge des objets en promotion.

Il la rapporta par la route, marchant d’un bon pas sur le bas-côté déblayé sans regarder ni à gauche ni à droite. Il ne lui était pas venu à l’esprit qu’on se rappellerait cet achat. George y aurait pensé, mais George était toujours aux abonnés absents. L’échelle était trop longue pour entrer dans le coffre de la Ford, mais elle tenait dans l’habitacle, en diagonale entre le siège arrière gauche et le siège du passager avant. Une fois cette question réglée, il rentra dans la maison et brancha la radio sur WJAB, qui diffusa de la musique jusqu’à la tombée de la nuit.

« George ? »

Pas de réponse. Il prépara du café, en but une tasse et s’allongea. Il s’endormit pendant que la radio jouait « Phantom 409 ». Il faisait nuit à son réveil et la radio n’émettait plus qu’un chuintement d’électricité statique. Il était sept heures et quart.

Il se leva et se prépara un repas composé d’un sandwich à la mortadelle et de morceaux d’ananas en boîte. Il adorait les ananas en boîte Dole. Il pouvait en manger trois fois par jour sans s’en lasser. Il avala le sirop en trois grandes rasades et regarda autour de lui. « George ? »

Pas de réponse.

Il se mit à aller et venir nerveusement. La télé lui manquait. La radio n’était pas une compagnie le soir. Si George avait été là, ils auraient pu jouer au cribbage. George gagnait tout le temps parce que lui se trompait souvent, surtout dès qu’il y avait des chiffres (c’était de l’arithmétique), mais il trouvait amusant de foncer de haut en bas du jeu. Comme dans une course de chevaux. Et si George n’avait pas envie d’une partie de cribbage, ils pouvaient toujours mélanger quatre paquets de cartes et jouer à la guerre. George était capable de jouer à la guerre pendant la moitié de la nuit tout en buvant de la bière et en lui expliquant comment ces salauds de républicains baisaient les pauvres (« Pourquoi ? je vais te dire pourquoi, moi. Pour la même raison qu’un chien se lèche les couilles : parce quils peuvent »). Sauf qu’à présent, il n’avait plus rien à faire. George lui avait bien montré comment jouer au solitaire, une fois, mais Blaze avait oublié les règles. Il était beaucoup trop tôt pour procéder à l’enlèvement. Il n’avait pas pensé à chaparder des BD ou des revues porno pendant qu’il était dans le magasin.

Il finit par ouvrir un vieux numéro de X-Men. George appelait les X-Men les homos à pépins, comme s’ils venaient d’une pomme, Blaze ignorait pourquoi.

Il s’enfonça dans la somnolence un peu avant huit heures et quand il se réveilla, à onze heures, il se sentit vaseux, à moitié présent au monde. Il pouvait y aller maintenant, s’il voulait - le temps d’arriver à Ocoma Heights il serait minuit passé - mais, tout d’un coup, il ne savait plus s’il voulait ou non faire le coup. Tout d’un coup, l’affaire lui paraissait très effrayante. Très compliquée. Fallait réfléchir. Elaborer un plan. Il devrait peut-être imaginer lui-même une manière d’entrer dans la maison. Voir ça de plus près. Se faire passer pour un agent du service des eaux, ou de la compagnie électrique. Dessiner un circuit.

Le berceau vide, à côté de la cuisinière, avait l’air de le narguer.

Il s’endormit de nouveau et fit un rêve désagréable dans lequel il courait. Il pourchassait quelqu’un dans les rues désertes du secteur des quais pendant que des paquets de mouettes tourbillonnaient et poussaient leurs cris au-dessus des jetées et des entrepôts. Etait-ce John Cheltzman ou George qu’il poursuivait, il l’ignorait. Et quand il commença à gagner du terrain et que la personne se tourna pour lui adresser, par-dessus l’épaule, un sourire moqueur, il vit que ce n’était ni l’un ni l’autre. Mais Margie Thurlow.

Quand il se réveilla, toujours dans son fauteuil et encore habillé, le jour pointait. Les programmes de radio avaient repris sur WJAB. Henson Cargill chantait « Skip A Rope ».

Il se prépara à faire le coup le soir même, mais n’y alla pas. Le lendemain, il sortit et déblaya un inutile chemin dans la neige en direction du bois voisin. Il pelleta jusqu’à ce qu’il soit hors d’haleine et ait le goût du sang dans la bouche.

J’y vais ce soir, pensait-il, mais le seul endroit où il se rendit, en fin de journée, fut l’épicerie du coin, pour voir si de nouvelles BD étaient arrivées. Il y en avait, et il en acheta trois. Il s’endormit sur la première après le dîner et il était minuit quand il se réveilla. Il se levait pour aller pisser dans la salle de bains - après quoi il irait se mettre au pieu — lorsque George éleva la voix.

« C’est toi, George ?

-    T’as pas de couilles, Blaze.

-    Non, je ne ...

-Tout ce que tu fais, c’est tourner en rond dans cette baraque comme un clébard qu’a les couilles prises dans la porte du poulailler.

-    Non ! C’est pas vrai ! J’ai fait des tas de trucs. J’ai une bonne échelle...

-    Ouais, et des bonnes BD. T’as pris du bon temps à rester assis ici, à écouter cette musique de merde et à lire des histoires de pédés à super-pouvoirs, hein, Blaze ? »

Blaze marmonna quelque chose.

« Qu’est-ce que tu as dit ?

-    Rien.

-Mais si. Mais tu n’as pas les couilles pour le dire à haute voix.

-Très bien. Personne t’a demandé de revenir.

-    Fils de pute minable et ingrat.

-    Ecoute, George, je...

-Je me suis occupé de toi, Blaze. D’accord, c’était pas par charité, tu te débrouillais bien quand tu étais utilisé comme il fallait, mais c’était moi qui savais comment on devait s’y prendre. T’aurais pas oublié ? On n’avait pas tous les jours trois billets en poche, mais on en avait toujours au moins un. J’ai veillé à ce que tu te changes régulièrement et à ce que tu te tiennes propre. Qui t’a appris à brosser tes foutues dents, Blaze ?

-    Toi, George.

-    Ce que tu oublies maintenant de faire, au fait, et ta gueule pue une fois de plus la souris crevée. »

Blaze sourit. Il ne put s’en empêcher. George avait une manière marrante de dire les choses.

« Quand t’avais besoin d’une pute, c’est moi qui te la fournissais, pas vrai ?

-    Ouais, et y’en a une qui m’a refilé la chtouille. »

Pendant six semaines, pisser l’avait tué.

« Je t’ai amené chez le toubib, non ?

-    C’est vrai, reconnut Blaze.

-    Tu me dois ça, Blaze.

-    Tu ne voulais pas que je le fasse !

-    Ouais, mais j’ai changé d’avis. C’était mon plan, et tu me dois bien ça. »

Blaze réfléchit à la question. Comme toujours, cela lui prit du temps et fut laborieux. Puis il lâcha : « Comment peut-on devoir quelque chose à un mort ? Si quelqu’un arrivait, il m’entendrait me parler et faire les réponses, et il penserait que je suis cinglé ! Je suis probablement cinglé ! (Une autre idée lui vint à l’esprit.) Qu’est-ce que tu pourrais faire de ta part ? T’es mort !

-    Parce que toi, t’es vivant ? Assis là, à écouter la radio jouer ces chansons de cow-boys à la con ? À lire des BD et à t’astiquer le manche ? »

Blaze rougit et regarda le plancher.

« Tu veux oublier ça et aller dévaliser le même magasin trois ou quatre fois, jusqu’au jour où ils vont te piéger et te foutre au trou ? Tu veux rester assis ici comme un con à regarder ce crétin de berceau et cette crétine de chaise haute en attendant ?

-Je vais démolir le berceau pour en faire du petit bois.

-    Regarde-toi, un peu », reprit George. Dans sa voix il y avait quelque chose qui allait au-delà de la tristesse. On aurait dit du chagrin. « Même pantalon tous les jours pendant deux semaines, ton slip plein de taches de pisse... T’as besoin de te raser et t’as foutrement besoin d’une putain de coupe de cheveux... dire que tu restes assis là, dans ce foutu chalet, au milieu de cette saloperie de bois. C’est pas comme ça qu’on fonctionne, tous les deux. Tu comprends pas ça ?

-    T’es parti, dit Blaze.

-    Parce que tu te comportais comme un crétin. Mais ça, c’est encore plus crétin. Tu dois courir ta chance ou bien c’est fini pour toi. Tu vas faire cinq ans un coup, six le suivant, et la troisième fois, t’auras ta place dans le Shank pour le reste de ta vie. Rien qu’un pauvre débile qui n’avait même pas idée de se laver les dents ou de changer de chaussettes. Rien qu’un débris de plus sur le sol.

-    Alors dis-moi ce qu’il faut faire, George.

-    Continuer ce qu’on avait dit, voilà ce qu’il faut faire.

-    Mais si je suis pris, on va me refiler la perpète. »

Cette éventualité le rongeait davantage qu’il ne voulait le

reconnaître.

« C’est de toute façon ce qui va t’arriver, à la manière dont tu t’y prends - pourquoi tu m’as pas écouté ? Et tiens-toi bien : tu vas lui faire une fleur. Même s’il ne s’en souviendra pas - aucune chance - il aura quelque chose de gratiné à raconter à ses copains du country club pour se faire mousser, et ça, pour le reste de sa vie. Et les gens que tu vas rançonner, ils ont eux-mêmes volé cet argent, sauf que c’est avec un stylo et pas avec un pétard qu’ils s’y sont pris, comme dit Woody Guthrie.

—    Et si je suis pris ?

— Tu seras pas pris. Et si tu as des problèmes avec l’argent - s’il est marqué -, tu vas à Boston trouver Billy O’Shea. Le principal, c’est de te réveiller, maintenant.

—    Quand je dois y aller, George, quand ?

—    Quand tu te réveilleras. Quand tu te réveilleras. Réveille-toi. Réveille-toi ! »

Blaze se réveilla. Il était dans le fauteuil. Les BD étaient éparpillées sur le plancher et il avait ses chaussures aux pieds. Oh, George...

Il se leva et regarda l’horloge bas de gamme posée sur le frigo. Une heure et quart du matin. Il se pencha sur le miroir taché de savon accroché au mur. Il avait l’air d’avoir vu un fantôme.

Il enfila sa parka, mit sa casquette et ses moufles et se rendit dans la grange. L’échelle était toujours dans la voiture, mais cela faisait trois jours que le moteur n’avait pas tourné et il rechigna un bon moment avant de consentir à démarrer.

Il posa les mains sur le volant. « J’y vais, George. C’est parti ! »

Il n’y eut pas de réponse. Blaze décala la visière de sa casquette vers le côté chance et sortit en marche arrière. Puis il manœuvra et s’engagea sur la route. Il était parti, en effet.

IL N’EUT PAS DE PROBLÈME pour se garer dans Ocoma Heights, même si les patrouilles de flics y étaient fréquentes. George avait mis au point cette partie du plan des mois avant sa mort. Plan qui était d’ailleurs parti de là.

Une grande tour d’habitation s’élevait de l’autre côté de la propriété des Gérard, à environ quatre cents mètres de chez eux. L’immeuble Oakwood comportait neuf étages, et les appartements étaient occupés par des gens qui gagnaient bien leur vie - très bien leur vie -, dont les bureaux se trouvaient à Pordand, Portsmouth ou Boston. Il y avait un parking gardé pour les visiteurs sur l’un des côtés. Lorsque Blaze se présenta à l’entrée, un homme sortit de la petite guérite en remontant la fermeture de sa parka.

« Chez qui vous rendez-vous, monsieur ?

— Chez Joseph Carlton, répondit Blaze.

-Bien monsieur», dit le gardien. Il ne paraissait pas s’étonner de voir arriver un visiteur à près de deux heures du matin. « Désirez-vous que nous les appelions ? »

Blaze secoua négativement la tête et montra une carte en plastique rouge au gardien. Elle avait appartenu à George. Si l’homme avait dit qu’il allait tout de même appeler - ou même s’il avait simplement eu l’air soupçonneux -, Blaze aurait compris que la carte n’était plus valable, qu’ils en avaient changé la couleur ou la présentation et il aurait illico mit les voiles.

Le gardien se contenta de hocher la tête et de retourner dans sa guérite. La barrière se leva l’instant suivant et Blaze s’avança dans le parking.

Il n’existait aucun Joseph Carlton, ou du moins, Blaze pensait qu’il n’y en avait pas. George lui avait dit que l’appartement du huitième était une planque de joueurs louée par des types de Boston, des types qu’il appelait des Malins d’irlandais. Parfois, ces Malins d’irlandais y tenaient des réunions. Parfois ils y rencontraient des filles « qui faisaient des variations », selon l’expression de George. Mais avant tout, ils se retrouvaient pour jouer au poker. George avait participé à une demi-douzaine de ces parties. On l’avait accepté parce qu’il était copain d’enfance avec l’un des Malins, un gangster aux cheveux devenus prématurément blancs du nom de Billy O’Shea, qui avait des yeux de grenouille et des lèvres bleuâtres. Billy O’Shea appelait George la Râpe, à cause de sa voix enrouée, ou des fois juste Râpe. Parfois, George et Billy parlaient entre eux des religieuses et des prêtres.

Blaze avait assisté avec George à deux de ces parties où l’on misait gros, stupéfait jusqu’à l’incrédulité devant les sommes d’argent empilées sur la table. Lors d’une partie, George avait gagné cinq mille dollars ; à la suivante, il en avait perdu deux mille. C’était la situation d’Oakwood, à proximité de la propriété des Gérard, qui avait conduit George à penser sérieusement au fric des Gérard et au jeune héritier.

Il faisait sombre dans le parking désert où, sous l’unique lampadaire à arc de sodium, scintillait la neige tassée ; elle avait été repoussée par le chasse-neige contre la barrière anticyclone qui séparait le périmètre d’un parc d’environ un hectare, de l’autre côté.

Blaze descendit de la Ford, ouvrit la portière arrière et retira son échelle. Il avait quelque chose à faire et il se sentait mieux. Bouger chassait ses doutes.

Il lança l’échelle par-dessus la barrière. Elle atterrit en silence dans un nuage poudreux qui retomba en scintillant. Il escalada la barrière, se prit le pantalon dans un fil de fer qui dépassait et dégringola de l’autre côté la tête la première dans la neige, épaisse de près d’un mètre à cet endroit. Il se débattit quelques instants et ce fut un involontaire ange de neige qui se redressa.

Il coinça l’échelle sous son bras et prit la direction de la route principale. Son objectif était d’arriver chez les Gérard par-derrière, et il se concentrait dessus. Il ne pensait pas à la piste qu’il laissait - les empreintes de gaufre caractéristiques de ses bottes militaires. George y aurait peut-être pensé, mais George n’était pas là.

Il s’arrêta en arrivant à la route et regarda des deux côtés. Aucun véhicule en vue. En face de lui, il n’était plus séparé de la maison plongée dans l’obscurité que par une haie encapuchonnée de neige.

Il traversa la route en courant, plié en deux comme si cela pouvait le cacher, souleva l’échelle et la fit passer pardessus la haie. Il était sur le point de se forcer un passage au milieu des buissons, sans prendre plus de précautions, lorsqu’un éclat de lumière - reflet du lampadaire le plus proche ou la simple lueur des étoiles - fit apparaître un fil d’argent courant entre les branches dénudées. Il l’examina de plus près et sentit son cœur bondir.

Un fil accroché à des isolants placés aux trois quarts de la hauteur de fins piquets métalliques. Un fil électrifié, autrement dit, tout comme dans les pâturages des Bowie.

La décharge serait assez forte, sans aucun doute, pour donner un choc à quiconque le toucherait et pour le faire pisser dans son pantalon, sans parler de l’alarme qui se déclencherait. Le chauffeur, ou le maître d’hôtel ou n’importe qui, appellerait les flics et ça serait terminé. Finie, l’aventure.

« George ? » murmura-t-il.

Quelque part — venant de la route ? - une voix murmura : « Saute par-dessus. »

Il recula - la route était toujours aussi déserte - et courut vers la haie. Il plia la jambe et sauta, dans un style ventral maladroit. Il frotta le haut de la haie et s’étala dans la neige, de l’autre côté. Sa jambe, qu’avait égratignée le fil de fer de la barrière anticyclone, laissa quelques gouttes de sang type AB négatif sur la neige et quelques branches de la haie.

Il se releva et évalua la situation. La maison était à une centaine de mètres. Derrière, on apercevait un petit bâtiment qui pouvait être un garage ou une maison d’invités. Ou le logement des domestiques. Le vaste champ de neige qu’était la pelouse les séparait. Il serait parfaitement visible là, au milieu, si quelqu’un était réveillé. Blaze haussa les épaules. S’ils étaient réveillés, tant pis. Il n’y pouvait rien.

Il prit son échelle et trottina jusque dans l’ombre protectrice de la maison. Il s’accroupit près du mur pour reprendre haleine et voir s’il n’avait pas déclenché une alarme. Mais rien ne bougeait. La maison était plongée dans le sommeil.

Les fenêtres se comptaient par douzaines sur le bâtiment. Laquelle était la bonne ? Si George et lui avaient étudié la question, il avait oublié leurs conclusions. Il posa une main contre la brique comme s’il s’attendait à la sentir respirer. Il alla regarder au travers de la vitre du rez-de-chaussée la plus proche et vit une grande cuisine, étincelante de propreté. On aurait dit la salle de contrôle du vaisseau spatial Enterprise. Une veilleuse, au-dessus de la cuisinière, projetait une douce lueur sur les revêtements en Formica et sur le dallage. Blaze s’essuya les lèvres de la paume de la main. Son indécision grandissait et il retourna à l’échelle pour lutter contre elle. Faire n’importe quoi, même la chose la plus simple. Il tremblait.

C’est la perpète ! s’écria une voix en lui. Pour ça ils te colleront la perpète ! Il est encore temps, tu peux...

« Blaze. »

Il faillit crier.

« N’importe quelle fenêtre. Si tu ne t’en souviens pas, faudra explorer la taule.

-J’pourrai pas, George. Je vais renverser un truc... ils vont m’entendre et ils vont venir me tirer dessus... ou ...

- Il le faut, Blaze. C’est la seule solution.

-J’ai la trouille, George. Je veux rentrer à la maison. »

Pas de réponse. Mais d’une certaine manière, c’était la réponse.

Poussant des halètements rauques, mais contenus, qui rejetaient de petits nuages de buée, il fit sauter les verrouillages de l’échelle et la déploya à sa hauteur maximale. Gêné par ses moufles, il dut s’y reprendre à deux fois avant de pouvoir la bloquer dans cette position. Il avait pas mal pataugé dans la neige, depuis un moment, et il était blanc de la tête aux pieds - un bonhomme de neige, un yéti. Il y en avait même sur la visière de sa casquette, toujours tournée côté chance. Cependant, en dehors des cliquetis du verrouillage et de sa respiration étouffée, tout était calme. La neige assourdissait les bruits.

L’échelle d’aluminium était légère et il n’avait pas eu de mal à la monter. Le dernier barreau arrivait juste sous la fenêtre située au-dessus de la cuisine. Il pourrait atteindre la fermeture depuis l’avant-dernier barreau ou même le précédent.

Il commença à grimper, se débarrassant de la neige au fur et à mesure. L’échelle bougea une fois - il s’immobilisa, pétrifié, et retint son souffle -, mais elle resta calée dans sa nouvelle position. Il reprit son ascension. Il voyait défiler les briques, puis il atteignit le rebord de la fenêtre. Il regarda. Il était à la hauteur d’une chambre à coucher.

Il aperçut un lit double. Deux personnes dormaient dedans. Visages réduits à deux cercles plus pâles, deux simples images brouillées.

Blaze les contempla, émerveillé. Il avait oublié sa peur. Pour une raison incompréhensible pour lui - il ne se sentait pas excité, ou du moins ne croyait pas l’être -, il se mit à bander. Aucun doute, il s’agissait de Gérard III et de sa femme. Il les regardait, et eux l’ignoraient. Il regardait dans leur intimité. Il voyait leurs commodes, leurs tables de nuit, leur vaste lit double. Il voyait aussi un grand miroir allant du sol au plafond dans lequel il devinait son reflet les regardant depuis là où il faisait froid. Il les regardait, et eux ne le savaient pas. Il en tremblait d’excitation.

Il s’arracha à ce spectacle et examina la fermeture intérieure de la fenêtre à guillotine. Il s’agissait d’une simple targette, des plus faciles à ouvrir avec le bon instrument, celui que George aurait appelé un rossignol. Bien entendu, Blaze n’avait pas le bon instrument, mais il n’en aurait pas besoin. Le pêne n’était pas engagé dans la gâche.

Ce sont que des gros lards, pensa Blaze, des gros imbéciles de républicains. Je suis peut-être un crétin, mais eux sont des imbéciles.

Blaze écarta les pieds autant que possible sur l’échelle, pour augmenter l’effet de levier, puis commença à peser de plus en plus fort sur la fenêtre, très progressivement. L’homme, dans le lit, changea de position dans son sommeil et Blaze resta immobile jusqu’à ce que le dormeur se soit replongé dans l’ornière de ses rêves. Puis il se remit à pousser.

Il commençait à se dire que la fenêtre disposait d’un autre système de verrouillage - raison pour laquelle le pêne n’était pas engagé — lorsqu’elle céda de quelques millimètres. Le bois émit un grincement feutré. Blaze s’arrêta sur-le-champ.

Il réfléchit.

Il devait faire vite : ouvrir la fenêtre, l’enjamber, la refermer. Sans quoi, l’irruption de l’air froid de janvier les réveillerait à coup sûr. Mais si la fenêtre coulissante se mettait à faire du bruit, il les réveillerait aussi.

« Vas-y, lui dit George depuis le pied de l’échelle. Pousse de toutes tes forces. »

Blaze força le passage avec ses doigts, sous le montant inférieur de la fenêtre à guillotine, puis souleva celle-ci. Elle remonta sans un bruit. Il passa une jambe à l’intérieur, fit suivre son corps, se tourna et referma la fenêtre. Elle grinça en redescendant et cogna avec un bruit sourd contre le montant. Il resta accroupi, pétrifié, redoutant de se tourner vers le lit, l’oreille dressée pour analyser le moindre bruit.

Rien.

Mais si. Plein de bruits même. De respiration, par exemple. Deux personnes respirant presque en même temps, comme s’ils roulaient en tandem. De minuscules bruits de matelas. Le tic-tac d’une horloge. Un souffle bas et feutré - la chaudière, probablement. Et la maison elle-même semblait respirer. Se désagrégeant lentement depuis soixante ou soixante-quinze ans qu’elle avait été bâtie - bon sang, un siècle, peut-être. Se tassant sur son ossature de brique et de bois.

Blaze se tourna enfin et les regarda. La femme était découverte jusqu’à la taille. L’une des bretelles de sa chemise de nuit, retombée, laissait voir l’un de ses seins. Blaze le regarda, fasciné de le voir se soulever et s’abaisser, fasciné par la manière dont le téton s’était durci dans le bref courant d’air...

« Bouge-toi le cul, Blaze, bordel ! »

Il traversa la chambre à grandes enjambées caricaturales d’amant filant en douce après s’être caché sous le lit, retenant sa respiration, la poitrine bombée comme celle d’un colonel de dessin animé.

De l’or brillait.

Il y avait un petit triptyque sur l’une des commodes, trois photos disposées en pyramide dans un cadre d’or. Sur celle du bas, on voyait Joe Gérard III à gauche et sa Nar-ménienne de femme à la peau olivâtre à droite. Au-dessus, Joe IV et sa tête chauve de nouveau-né, une couverture de bébé tirée jusqu’au menton. Ses yeux sombres étaient ouverts sur le monde dans lequel il venait d’entrer si récemment.

Une fois à la porte, Blaze tourna le bouton et regarda par-dessus son épaule avant de sortir. La femme avait maintenant un bras posé en travers de sa poitrine et son sein était caché. Son mari dormait sur le dos, bouche ouverte ; pendant quelques instants, avant qu’il ne se mette à ronfler bruyamment, le nez plissé, on aurait pu croire qu’il était mort. Blaze pensa à Randy, à Randy quand il gisait sans vie dans la neige, les puces et les tiques quittant son corps.

De l’autre côté du lit, l’appui de la fenêtre et le sol juste en dessous étaient saupoudrés de neige piétinée qui commençait à fondre.

Blaze ouvrit délicatement la porte, prêt à s’interrompre au moindre grincement, mais il n’y en eut pas. Il se glissa de l’autre côté dès que le passage fut assez large. Il se retrouva dans une sorte de couloir-galerie, foulant une moquette douce et opulente. Il referma la porte derrière lui, s’approcha de la balustrade encore plus noire que l’obscurité qui fermait la galerie et regarda en bas.

Il vit un gracieux escalier à double révolution aboutissant dans un vaste hall d’entrée dont il ne devinait qu’une partie. Le sol ciré renvoyait de légers reflets. Deux statues, l’une d’une jeune femme, l’autre d’un jeune homme, se faisaient face sur la galerie.

« T’occupe pas des statues, Blaze, trouve le môme. Ton échelle est toujours contre le mur... »

L’un des escaliers aboutissait à sa droite ; il prit donc vers la gauche, le long du couloir-galerie. Là, il n’y avait pratiquement plus aucun bruit, sinon le faible son feutré de ses bottes sur la moquette. Il n’entendait même pas le souffle de la chaudière. L’effet était surnaturel.

Il poussa la porte suivante et se trouva dans une pièce avec un bureau au milieu et des livres partout sur les murs... des rayonnages et des rayonnages de livres. Une machine à écrire était posée sur le bureau, ainsi qu’une ramette de papier maintenue en place par un bloc de pierre noire à l’aspect vitrifié. Un portrait était accroché au mur. Blaze distingua un homme aux cheveux blancs dont l’expression sévère semblait lui dire, Eh, toi, voleur! Il referma la porte et continua son chemin.

La porte suivante ouvrait sur une chambre vide où trônait un lit à baldaquin. Le couvre-lit tendu semblait si rigide que des pièces auraient rebondi dessus.

Il poursuivit sa progression, sentant des filets de sueur lui couler le long du corps. Il avait à peine conscience du temps qui passait, mais tout d’un coup il se réveilla. Depuis combien de temps était-il entré dans la maison ? Un quart d’heure ? Vingt minutes ?

Il y avait encore un couple endormi dans la troisième pièce. La femme gémissait dans son sommeil et Blaze referma tout de suite la porte.

Il tourna à l’angle du couloir. Et s’il lui fallait monter à l’étage supérieur, au second ? Cette idée le remplit de la même terreur qu’il éprouvait dans ses rares cauchemars (ils tournaient en général autour de Hetton House ou des Bowie). Qu’est-ce qu’il raconterait si tout d’un coup les lumières s’allumaient et s’il se faisait prendre ? Que pour-rait-il dire ? Qu’il était venu piquer l’argenterie ? Il n’y avait pas d’argenterie au dernier étage d’une maison, même un crétin savait cela.

Il n’y avait qu’une porte après le coude du couloir. Il l’ouvrit. C’était la chambre du bébé.

Il regarda fixement devant lui pendant longtemps, ayant peine à croire qu’il avait réussi à arriver jusque-là. Il ne rêvait pas. Il pouvait le faire. Cette idée lui donna envie de fuir.

Le berceau était presque identique à celui qu’il avait acheté. Des personnages de Walt Disney ornaient les murs. Il y avait une table à langer, une étagère encombrée de crèmes et de produits divers, et une petite armoire pour enfant peinte d’une couleur brillante, rouge ou bleu, il n’aurait su le dire dans la pénombre. Et un bébé dans le berceau.

C’était le moment ou jamais de laisser tomber, il le savait. Il pouvait encore disparaître aussi subrepticement qu’il était entré. Ils ne devineraient jamais ce qui avait failli arriver. Mais lui le saurait. Peut-être allait-il entrer et poser une de ses grosses mains sur le front minuscule du bébé et repartir. Il se vit soudain dans vingt ans, découvrant le nom de Joseph Gérard IV dans un article de la section Economie d’un journal, celle que George surnommait la page des salopes friquées et des pur-sang hennissants. L’article serait accompagné de la photo d’un jeune homme en smoking assis à côté d’une jeune femme en robe blanche. La jeune femme tiendrait un bouquet de fleurs. L’article raconterait qu’ils venaient de se marier et partaient en voyage de noces. Il regarderait cette photo et se dirait : Oh, mon vieux, oh, mon vieux, tu ne te douterais jamais...

Mais quand il entra, il sut que c’était pour de bon.

C’est comme ça qu’on fonctionne, George, pensa-t-il,

Le bébé dormait couché sur le ventre, la tête tournée de côté. Sa respiration soulevait la couverture en petits cycles courts. Un fin duvet, rien de plus, recouvrait son crâne. Une tétine rouge était posée à côté de lui sur l’oreiller.

Blaze tendit la main, puis la retira.

Et s’il se mettait à pleurer ?

Au même instant, il repéra quelque chose qui lui fit remonter le cœur jusque dans la gorge. Un petit interphone. Son pendant devait se trouver dans la chambre des parents, ou dans celle de la nounou. Si jamais le bébé se mettait à pleurer...

Doucement, doucement, Blaze tendit la main et coupa le bouton de l’interphone. Le voyant rouge s’éteignit. Il se demanda au même instant si cela n’allait pas déclencher quelque chose - une alarme pour signaler que l’appareil n’était plus en fonction.

Attention, maman. Attention, nounou. L \interphone est en rideau parce qu’un grand crétin de kidnappeur vient de le couper. Il y a un grand crétin de kidnappeur dans la maison. Venez voir ça. Et prenez une arme.

Vas-y, Blaze. C’est le moment ou jamais.

Il prit une profonde respiration et retint son souffle. Puis il déborda les couvertures et les enroula autour du bébé lorsqu’il le souleva. Il l’installa délicatement dans ses bras. Le nourrisson gémit et s’étira. Ses paupières palpitèrent. Il émit un miaulement plaintif de chaton. Puis ses yeux se refermèrent et il se détendit.

Blaze expira lentement.

Il fit demi-tour, gagna la porte et passa dans le couloir, se rendant compte qu’il faisait bien plus que quitter la chambre de l’enfant, la nursery. Il franchissait la ligne rouge. Il ne pouvait plus prétendre être un simple voleur. Il tenait dans ses mains la preuve de son crime.

Redescendre l’échelle avec le bébé dans les bras était impossible. Blaze ne l’avait même pas envisagé. Il s’approcha de l’escalier. De la moquette recouvrait le palier, mais pas les marches cirées. Quand son pied se posa sur la première, elle émit un craquement sonore. Il s’immobilisa, l’oreille tendue, raide d’angoisse, mais rien ne bougea dans la maison.

Ses nerfs commençaient à le lâcher, cependant. Le bébé se faisait plus lourd dans ses bras. La panique rongeait sa volonté à petits coups de dents. Il avait l’impression de voir des mouvements du coin de l’œil - tout d’abord à droite, puis à gauche. À chaque pas, il s’attendait que le bébé se mette à gigoter et à glapir. Et une fois qu’il aurait commencé, ses cris réveilleraient toute la maisonnée.

« George..., marmonna-t-il.

- Avance, dit George quelque part en bas. Comme dans la vieille blague, tu sais ? Marche, ne cours pas. Marche vers le son de ma voix, Blaze. »

Et Blaze entama la descente de l’escalier. Impossible de procéder en silence, mais aucune des autres marches ne fut aussi bruyante que l’horrible première. Le bébé s’agitait. Pas moyen de le faire tenir parfaitement tranquille, en dépit de ses efforts. Jusqu’ici, il ne s’était pas réveillé mais d’un instant à l’autre, il...

Blaze compta. Cinq marches. Six. Sept. Huit-t’es-cuitt. Neuf-t’as-pas-d’œuf. C’était un très grand escalier. Conçu, supposa-t-il, pour que des connes en robe de soirée le montent et le descendent lors de grands bals comme dans Autant en emporte le vent. Dix-sept. Dix-huit. Dix...

C’était la dernière marche et son pied mal assuré s’y posa de nouveau lourdement. Clac ! La tête du bébé fit un brusque mouvement. Il émit un seul cri. Mais il retentit très fort dans le silence.

Une lumière s’alluma au premier.

Les yeux de Blaze s’écarquillèrent. Un flot d’adrénaline se mit à couler dans sa poitrine et son ventre ; il se raidit et serra le bébé contre lui. Il s’obligea à se détendre - un peu -et alla se mettre dans l’ombre de l’escalier. Là il resta immobile, le visage grimaçant de peur et d’horreur.

« Mike ? » fit une voix endormie.

Des pantoufles glissèrent jusqu’à la balustrade, juste au-dessus.

« Mikey-Mike, c’est toi ? C’est toi, petit diable ? » La voix venait directement d’au-dessus de sa tête, parlant d’un ton faussement murmuré, comme au théâtre, l’air de dire : il y en a d’autres qui dorment. Une voix âgée, querelleuse : « Va dans la cuisine et tu trouveras l’assiette de lait que maman a laissée... et si jamais tu casses un vase, maman va se fâcher. »

Si le bébé se met à pleurer maintenant...

La voix venant du premier, encombrée de mucosités, marmonna quelque chose que Blaze ne comprit pas, puis le frottement des pantoufles s’éloigna. Il y eut un silence - qui lui parut durer un siècle - puis une porte se referma avec un •cliquetis léger, faisant disparaître la lumière.

Blaze continua de rester immobile, s’efforçant de contrôler son envie de trembler. Trembler risquait de réveiller le bébé. Réveillerait probablement le bébé. De quel côté était la cuisine ? Comment allait-il s’y prendre pour ramener l’échelle avec le bébé dans les bras ? Et le fil électrique ? Quoi — comment -où ...

Il bougea pour faire taire les questions, s’avançant à pas prudents dans le hall, courbé sur le bébé comme un clochard sur son balluchon. Il aperçut une double porte vitrée entrouverte. Un carrelage brillait de l’autre côté. Blaze passa dans la pièce et se retrouva dans la salle à manger. Elle était luxueuse, avec sa table en acajou capable d’accueillir une vingtaine de convives autour de la dinde à Thanksgiving ou de rôtis fumants le dimanche. Des porcelaines luisaient derrière les vitres d’un haut vaisselier tarabiscoté. Blaze passa comme un fantôme, sans s’arrêter ; mais même ainsi, la vue de la grande table et des chaises à hauts dossiers droits au garde-à-vous réveilla le ressentiment qui mijotait tout au fond de lui. Jadis, il avait récuré des planchers de cuisine à genoux sur le sol, et George lui avait dit qu’il n’était pas le seul à qui c’était arrivé. Et pas seulement en Afrique. George disait aussi que les gens comme les Gérard font semblant de ne même pas voir les gens comme lui. Eh bien, ils n’ont qu’à mettre une poupée dans le berceau, là-haut, et faire semblant de croire que c’est un vrai bébé. Puisqu’ils sont si doués pour faire semblant.

Il y avait une porte battante à l’autre bout de la salle à manger. Il la franchit. Il était dans la cuisine. À travers la vitre en partie givrée, à côté de la cuisinière, il apercevait les montants de son échelle.

Il regarda autour de lui où poser le bébé pendant qu’il ouvrirait la fenêtre. Les plans de travail étaient larges, mais peut-être pas assez. Et il n’aimait pas l’idée de le mettre sur la cuisinière, même si celle-ci était éteinte.

Son regard tomba sur un panier à commissions d’un modèle ancien accroché à la porte de l’office. Il paraissait assez grand et il avait une poignée. Et ses côtés montaient haut, aussi. Il le prit et le posa sur le petit chariot de service à roulettes rangé contre un des murs. Il installa le bébé dans le panier. C’est à peine si l’enfant s’agita.

La fenêtre, à présent. Quand Blaze l’eut soulevée, il se trouva face à un double vitrage. Il n’y en avait pas au premier étage, et celui-ci était en outre vissé au cadre.

Il commença à fouiller dans les tiroirs. Sous l’évier, il trouva une pile bien rangée de torchons. Il en prit un. Il était décoré de l’aigle américain. Blaze l’enroula autour de sa moufle droite et donna un coup de poing dans le panneau inférieur du double vitrage. Il se brisa sans faire trop de bruit, laissant un grand trou hérissé de pointes de verre tendues comme des flèches vers le milieu. Il commença à les éliminer.

« Mike ? » La même voix. Appelant doucement. Blaze se raidit. Elle ne venait pas de l’étage cette fois. Mais...

« Qu’est-ce que tu as encore renversé, Mikey ? »

... du hall d’entrée et se rapprochait...

« Tu vas finir par réveiller tout le monde, petit polisson. »

... se rapprochait encore.

« Je vais t’enfermer dans la cave avant que tu fasses une bêtise. »

La porte de la cuisine s’ouvrit et une silhouette de femme apparut dans l’encadrement, une lampe à piles en forme de bougie à la main. Blaze eut vaguement l’impression de reconnaître une dame âgée, marchant lentement comme sur des œufs pour ne pas faire de bruit. Elle avait des bigoudis ; la manière dont sa tête se découpait dans l’obscurité la faisait ressembler à un personnage de science-fiction. Et elle le vit.

« Qui... » Juste ce mot. Puis la partie de son cerveau chargée des urgences - vieille, certes, mais pas morte -décida que parler n’était pas la réaction que commandait la situation. Elle inspira à fond pour crier.

Blaze la frappa. Aussi fort qu’il avait frappé Randy, aussi fort qu’il avait frappé Glen Hardy. Il ne prit pas le temps de réfléchir ; son geste avait relevé du réflexe. La vieille dame s’effondra sur le sol, sa lampe sous elle. Il y eut un tintement étouffé quand l’ampoule se cassa. Le corps désarticulé resta coincé sur le seuil de la porte à double battant.

Il y eut un miaou bas et plaintif. Blaze poussa un grognement et leva la tête. Deux yeux verts le regardaient depuis le haut du réfrigérateur.

Il retourna à la fenêtre et acheva d’enlever les pointes de verre. Quand il n’y en eut plus, il passa par l’ouverture qu’il venait de pratiquer et tendit l’oreille.

Rien.

Pour le moment.

Des débris de verre étaient éparpillés dans la neige comme un rêve d’évadé.

Il écarta l’échelle du bâtiment, dégagea le verrouillage et l’abaissa. Elle cliqueta bruyamment et il eut envie de hurler. Une fois l’échelle à nouveau bloquée, il la prit et commença à courir. Il était déjà sorti de l’ombre de la maison et au beau milieu de la pelouse enneigée lorsqu’il se rendit compte qu’il avait oublié le bébé. Celui-ci était toujours dans son panier, sur le chariot de service de la cuisine. Il se tourna.

Il y avait une lumière au premier.

Pendant quelques instants, Blaze fut deux personnes à la fois. L’une d’elles sprintait vers la route - à fond les manettes, aurait dit George -, l’autre courait vers la maison. Il n’arrivait pas à se décider. Puis il fit demi-tour, le plus vite possible, ses bottes soulevant de petits nuages de neige.

Il entailla sa moufle et s’écorcha à l’une des échardes de verre qui dépassaient encore de la fenêtre. C’est à peine s’il le sentit. Puis il fut de nouveau à l’intérieur. Il s’empara du panier, le balançant dangereusement, et faillit en faire tomber le bébé.

Au premier étage, une chasse d’eau déclencha un boucan comme un bruit de tonnerre.

Il posa le panier dans la neige et repassa par la fenêtre sans un regard vers la forme inerte sur le sol, derrière lui. Il ramassa le panier et fila.

Il ne ralentit que le temps de reprendre son échelle sous l’autre bras et courut jusqu’à la haie. Là, il s’arrêta et regarda dans le panier. Le bébé dormait toujours paisiblement. Joe IV n’avait nullement conscience d’avoir été enlevé. Blaze se tourna vers la maison ; au premier, la lumière était éteinte.

Il posa le berceau dans la neige et lança l’échelle par-dessus la haie. À ce moment-là, des phares de voiture apparurent à un bout de la route.

Et si c’étaient les flics ? Bon Dieu, si c’étaient... ?

Il se camoufla dans l’ombre de la haie, soudain conscient de la manière dont ses empreintes de pas devaient ressortir sur la neige, entre lui et la maison. C’étaient les seules qu’on y voyait.

Les phares grossirent, restèrent un instant éclatants, puis leur lumière diminua très vite. Le véhicule n’avait pas ralenti.

Il se leva, prit son panier - car c’était son panier, à présent - et s’avança dans la haie. En écartant les branches du haut, il arrivait à faire passer son colis de l’autre côté. Simplement, il ne pouvait l’abaisser jusqu’au sol. Il devait le laisser tomber sur une hauteur d’environ soixante centimètres. Il fit un bruit sourd en touchant la neige. Le bébé prit son pouce et se mit à le sucer. Blaze voyait sa bouche se contracter et se détendre dans la lumière diffusée par le lampadaire le plus proche. Se contracter, se détendre. Presque comme une bouche de poisson. Le froid nocturne ne l’avait pas encore atteint. Rien ne dépassait des couvertures, sinon sa tête et cette main minuscule.

Il prit son élan et sauta par-dessus la haie, ramassa son échelle, ramassa son panier. Franchit la route à toute vitesse, plié en deux. Puis il retraversa le champ selon la même diagonale qu’à l’aller. Une fois arrivé à la barrière anticyclone qui entourait le parking, il appuya l’échelle dessus (il était inutile de la déployer pour ça) et l’escalada avec son panier.

Il se tint à califourchon sur le haut de la barrière, le panier en équilibre sur ses cuisses tendues, conscient que, s’il relâchait sa prise, ses couilles allaient avoir la surprise de leur vie. Il souleva alors l’échelle d’un seul mouvement, haletant sous l’effort supplémentaire qu’il infligeait à ses cuisses. Elle oscilla un instant, dépassa son point d’équilibre et retomba du côté du parking. Il se demanda si quelqu’un le voyait, mais c’était une question stupide. S’il y avait quelqu’un, il ne pouvait rien y faire. Il sentait la coupure sur sa main, maintenant. Elle puisait sourdement.

Il redressa l’échelle, cala d’une main le panier sur le premier barreau tout en passant une jambe pour atteindre la barreau suivant. L’échelle bougea un peu, et il attendit. Mais elle s’était calée.

Il descendit, le panier à la main, mit l’échelle sous son bras et se dirigea vers la Ford.

Il commença par installer le bébé dans le siège du passager, puis il alla ouvrir la portière arrière et y fit passer l’échelle. Il s’installa au volant.

Impossible de retrouver la clef de contact. Elle n’était ni dans l’une des poches de son pantalon, ni dans celle de sa parka. Il commençait à craindre de l’avoir fait tomber dans la neige en passant par-dessus la barrière lorsqu’il la vit sous le volant : il avait oublié de l’enlever. Il espéra que George ne s’en était pas rendu compte. Il se garderait bien, dans ce cas, de le lui raconter. Jamais de la vie.

Il lança le moteur et plaça le panier au pied du siège du passager. Puis il se mit à rouler en direction de la guérite. Le gardien en sortit. « On repart si vite, monsieur ?

-    Un mauvais jeu, expliqua Blaze.

-    C’est des choses qui arrivent aux meilleurs. Bonne nuit, monsieur. Plus de chance la prochaine fois, peut-être.

-    Merci », répondit Blaze.

Il marqua l’arrêt à hauteur de la route, regarda des deux côtés et prit la direction de l’Apex. Il respecta scrupuleusement les limitations de vitesse, mais ne vit pas une seule voiture de patrouille.

Et, au moment où il s’engageait dans l’allée du chalet, Joe IV se réveilla et commença à pleurer.

Une fois de retour à Hetton House, Blaze ne provoqua plus d’esclandre. Pour cela, il gardait profil bas et n’ouvrait jamais la bouche. Les gros durs de l’époque où lui et John étaient petits étaient soit sortis, soit embauchés à l’extérieur pour la journée, soit dans des centres d’apprentissage ; certains s’étaient engagés dans l’armée. Blaze prit encore huit centimètres. Des poils se mirent à pousser sur sa poitrine et à former une touffe luxuriante dans son entrejambe, ce qui eut le don de rendre les autres envieux. On l’avait inscrit au lycée de Freeport. Parfait pour lui, car on ne l’obligeait pas à suivre les cours d’arithmétique.

Le contrat de Martin Coslaw avait été renouvelé et le directeur observait les allées et venues de Blaze d’une mine sévère et avec attention. Il ne rappela plus jamais Blaze dans son bureau ; il l’aurait pu, pourtant. Et si la Loi lui avait ordonné de se pencher pour recevoir la Cravache, Blaze savait qu’il aurait obéi. Sinon, c’était la maison de redressement de North Windham. Il avait entendu dire que dans ce centre on fouettait vraiment les enfants - comme sur les bateaux - et qu’on les enfermait parfois dans une caisse en fer-blanc surnommée la Boîte de conserve. Blaze ignorait si ces détails étaient vrais, mais il n’avait aucun désir de l’apprendre par lui-même. Il ne savait qu’une chose, il redoutait la maison de redressement.

Cependant, jamais la Loi ne l’appela pour lui faire goûter à nouveau la Cravache, et Blaze ne lui donna jamais aucun motif de le faire. Il allait au lycée cinq jours par semaine et son principal contact avec Martin Coslaw devint la voix du directeur beuglant dans les haut-parleurs le matin pour le réveil et le soir pour l’extinction des feux. À Hetton House, les journées commençaient toujours par ce que la Loi appelait une homélie (l’homélie-mêlo, disait parfois John quand il avait envie de faire de l’humour) et se terminaient par un verset de la Bible.

La vie continuait. Il aurait pu devenir le chef des garçons, s’il l’avait voulu, mais il ne le souhaitait pas. Il n’avait pas l’âme d’un chef. Il était tout sauf un chef. Il essayait cependant d’être gentil avec tout le monde. Il essayait d’être gentil même quand il avertissait ses condisciples qu’il leur fendrait le crâne s’ils ne fichaient pas la paix à son ami Johnny. Et très peu de temps après son retour, en effet, ils laissèrent son ami Johnny tranquille.

Puis, par une soirée d’été, alors que Blaze avait quatorze ans et en paraissait six de plus sous un certain éclairage, quelque chose se produisit.

On conduisait tous les garçons en ville dans un vieux bus jaune, le vendredi, partant du principe qu’en tant que groupe ils n’avaient pas accumulé trop de mauvais points. Certains se contentaient d’errer sans but sur Main Street, ou restaient assis dans le square du centre, ou se réfugiaient dans une allée pour fumer. Il y avait bien une salle de billard, mais elle leur était interdite. Il y avait également un cinéma qui passait de vieilles copies de films, le Nordica, et ceux des garçons qui avaient de quoi s’offrir un billet d’entrée allaient voir la tête qu’avaient Jack Nicholson,

Warren Beatty ou Clint Eastwood quand ces gendemen étaient plus jeunes. Certains pensionnaires de Hetton House gagnaient leur argent de poche en livrant les journaux. D’autres tondaient les pelouses à la belle saison et pelletaient la neige pendant la mauvaise. Certains avaient un travail dans l’institution elle-même.

C’était le cas de Blaze. Il avait non seulement la taille d’un homme, mais d’un homme costaud, et le responsable des services d’entretien l’avait engagé pour faire toutes sortes de corvées pénibles. Martin Coslaw aurait pu s’y opposer, mais Frank Theriault n’avait que mépris pour cette chochotte de directeur. Il aimait bien les larges épaules de Blaze. Peu bavard lui-même, Theriault appréciait également la façon dont Blaze répondait oui et non et pas grand-chose d’autre. Et les travaux les plus durs ne faisaient pas peur au garçon. Il soulevait sans peine de lourds paquets de bardeaux et grimpait l’échelle avec son chargement ; il était capable de transporter des sacs de ciment de quarante kilos tout l’après-midi. Il transférait sans piper mot, par les escaliers, du mobilier de classe et des classeurs d’un étage à l’autre. Et jamais il ne déclarait forfait. Le comble ? Il paraissait satisfait de toucher un dollar soixante de l’heure, ce qui permettait à Theriault d’empocher un petit supplément de soixante dollars par semaine. Avec ces économies, il offrit un chandail en cachemire à sa femme. Un cachemire à col montant. Elle fut ravie.

Blaze était ravi, lui aussi. Il se faisait trente dollars par semaine, cool, ce qui était plus que suffisant pour se payer le cinéma, plus tout le pop-corn, les confiseries et les sodas qu’il était capable d’ingurgiter. Il payait aussi le billet de John avec joie, comme si cela allait de soi. Il lui aurait même offert tous les trucs à grignoter, mais en général voir les films suffisait à John. Il ouvrait de grands yeux avides, bouche bée.

À Hetton House, John se mit à écrire. Des histoires maladroites, empruntées aux films qu’il voyait avec Blaze, mais qui commencèrent à lui valoir une certaine estime de ses pairs. Certes, les garçons n’aimaient guère ceux qui se montraient trop intelligents, mais ils admiraient une certaine forme d’intelligence. Et ils aimaient les histoires ; ils étaient affamés d’histoires.

Ils virent, lors de l’une de leurs sorties, un film de vampires intitulé The Second Corning. La version que donna John Cheltzman de ce classique se terminait sur une scène dans laquelle le comte Igor Yorga arrachait la tête d’une ravissante jeune dame fort peu vêtue « dont les seins tremblants avaient la taille de pastèques » avant de sauter dans la rivière Yorba, la tête sous le bras. Le titre étrangement patriotique de ce classique clandestin était Le regard de Yorga ne vous quitte pas.

Mais ce soir-là, John ne voulut pas sortir, alors même qu’un autre film d’horreur était programmé. Il avait la courante. Il y avait été cinq fois depuis le matin, en dépit de la demi-bouteille de Pepto qu’on lui avait donnée à l’infirmerie (glorieuse dénomination pour un placard du premier étage). Il pensait qu’il n’en avait pas terminé.

« Viens quand même, insista Blaze. Ils ont des chiottes sensationnelles, au Nordica, en sous-sol. J’y ai coulé un bronze une fois. On va s’installer tout à côté. »

Finalement convaincu, et en dépit des inquiétants grondements qui montaient de ses intestins, John accompagna Blaze et monta dans le bus. Ils étaient assis juste derrière le chauffeur. Ils étaient presque les grands costauds, à présent.

John tint le coup pendant les actualités, mais au moment où apparut le logo des frères Warner, il se leva, passa devant Blaze et remonta l’allée plié en deux. Blaze était désolé pour lui, mais c’était la vie. Il revint vers l’écran, où une tempête de poussière balayait un endroit qui ressemblait au désert du Maine, mais avec des pyramides. Il fut bientôt captivé par l’histoire au point d’en froncer les sourcils.

Lorsque John se rassit à côté de lui, c’est à peine s’il eut conscience de la présence de son ami, qui dut tirer sur sa manche et murmurer : « Blaze ! Blaze ! Bon Dieu, Blaze ! » pour attirer son attention.

Blaze sortit du film comme un dormeur se réveille d’un bon somme. « Qu’est-ce qu’il y a ? T’es malade ? Tu t’es chié dessus ?

-    Non ! Non, regarde ça. »

Blaze jeta un coup d’œil à l’objet que John tenait juste au-dessous du niveau des sièges. Un portefeuille.

« Hé, où t’as trouvé ce...

-    Chut ! fit quelqu’un devant eux.

-    Ce truc ? finit-il dans un murmure.

-    Dans les toilettes ! » répondit John sur le même ton. Il tremblait d’excitation. « Il a dû tomber de la poche d’un type quand il a baissé son pantalon pour en couler un ! Ta du fric dedans ! Un tas de fric ! »

Blaze prit le portefeuille, le maintenant hors de vue. Il l’ouvrit. Il sentit son estomac se creuser. Puis remonter et l’étouffer. Le compartiment des billets était plein. Un, deux, trois billets de cinquante dollars. Quatre de vingt. Quelques-uns de cinq et de un.

« J’peux pas tout compter, dit-il. Y5a combien ? »

La voix de John s’éleva, chargée d’une note où se mêlaient triomphe et émerveillement, mais sa réaction passa inaperçue. Le monstre poursuivait une fille en short et le public poussait des cris de joie. « Deux cent quarante-huit billets !

-    Bordel ! s’exclama Blaze. T’as toujours ta doublure de manteau déchirée ?

-    Bien sûr.

-    Mets le fric là-dedans. On va peut-être nous fouiller à la sortie. »

Mais personne ne les fouilla. Et la courante de John fut guérie. Comme si sa merde avait été magiquement changée en fric.

John acheta un exemplaire du Press Herald de Portland à Stevie Ross qui les livrait tous les lundis matin. Blaze et lui se rendirent ensuite discrètement derrière la remise à outils et consultèrent les petites annonces. D’après John, c’était là qu’il fallait regarder. La rubrique Trouvé/perdu était page 38. Et en effet, entre un caniche perdu et une paire de gants de femme trouvés, figurait l’annonce suivante :

Perdu portefeuille homme avec initiales RKF gravées à l’intérieur. Appelez 555-0928 ou écrivez BP 595 aux bons soins journal. RÉCOMPENSE OFFERTE.

« Récompense ! s’exclama Blaze en donnant un coup de poing à John sur l’épaule.

- Ouais », dit John. Il se frotta l’endroit que Blaze avait frappé. « Et comme ça, on appelle le type, et le type nous donne dix billets et une petite tape sur la tête. PBA. »

PBA, c’était pour putain de bonne affaire.

« Oh... » Le mot « récompense » s’était affiché en lettre d’or de cinquante centimètres dans l’esprit de Blaze. Elles se réduisirent sur-le-champ en un tas informe de plomb. « Alors, qu’est-ce qu’on va en faire ? »

C’était la première fois qu’il demandait vraiment à Johnny de prendre une décision. Les deux cent quarante-huit dollars étaient un problème qui le dépassait. Vingt cents, et on s’achetait un Coke. Deux billets, et on allait au cinéma. Après quoi, Blaze commençait à avoir du mal. Avec quelques dollars de plus, on pouvait peut-être aller jusqu’à Portland en bus et voir un film là-bas. Mais pour une telle somme, son imagination était à court. La seule idée qui lui venait était l’achat de vêtements. Mais les vêtements, il s’en fichait.

« Barrons-nous d’ici », suggéra John, son visage étroit débordant d’excitation.

Blaze réfléchit. « Tu veux dire... pour toujours ?

-    Mais non, jusqu’à ce qu’on ait plus un rond. On ira à Boston... on bouffera dans des grands restaurants au lieu des Mickey D... on prendra une chambre d’hôtel... on ira voir jouer les Red Sox... et... et... »

Mais il ne pouvait aller plus loin. Il en bégayait de joie. Il bondit sur Blaze, riant et lui tapant dans le dos. Il avait un corps mince qui flottait dans ses habits, un corps léger et dur. Son visage brûlait contre la joue de Blaze, tel un fourneau.

« D’accord, dit Blaze. Ce sera marrant. » Il réfléchit encore quelques instants. « Bordel, Johnny, Boston ? Boston !

-    C’est pas génial, c’te connerie ? »

Ils se mirent à rire. Blaze souleva John et le porta de l’autre côté de la remise à outils. Tous deux riaient et se donnaient de grandes claques dans le dos. C’est John qui le fit finalement arrêter.

« Quelqu’un va nous entendre ou nous voir, Blaze. Pose-moi par terre. »

Blaze alla récupérer le journal dont le vent avait éparpillé les pages dans la cour. Il le replia et le fourra dans sa poche revolver. « On y va tout de suite, John ?

—    Non, pas tout de suite. Dans deux ou trois jours. Faut qu’on se prépare un plan et faudra faire gaffe. Sinon, ils vont nous rattraper avant qu’on ait fait trente kilomètres. Et ils nous ramèneront. Tu comprends ce que je te dis ?

—    Ouais, mais je suis pas très bon pour faire des plans, Johnny.

—    C’est pas un problème, j’ai déjà pas mal tout calculé. L’important, c’est qu’ils croient qu’on a juste tiré notre révérence, vu que c’est ce que font les mômes quand ils se barrent de ce truc merdique, pas vrai ?

—    Exact.

—    Sauf que nous, on a de l’argent, pas vrai ?

—    Exact ! »

De nouveau envahi par une sensation délicieuse, Blaze recommença à donner des claques dans le dos de John, manquant de peu de le renverser.

Ils attendirent le mercredi soir suivant. John avait appelé auparavant la gare routière de Portland et appris qu’un bus Greyhound partait pour Boston tous les matins à sept heures. Ils quittèrent Hetton House peu après minuit, John ayant calculé qu’il serait plus sûr de parcourir à pied les vingt-deux ou vingt-trois kilomètres qui les séparaient de la ville plutôt que d’attirer l’attention en faisant du stop. Deux gamins sur la route en pleine nuit étaient des fugitifs, point final.

Ils empruntèrent l’escalier de secours, le cœur battant à chaque grincement des marches rouillées, et sautèrent au sol depuis la plateforme. Ils traversèrent en courant le terrain de jeu où Blaze avait reçu sa première correction de bizuth, bien des années auparavant. Blaze aida John à franchir le grillage, et ils se retrouvèrent sur la route éclairée par la lune, par une chaude nuit du mois d’août. Ils plongeaient dans le fossé chaque fois qu’apparaissaient des phares de voiture, devant ou derrière eux ; mais il y en eut peu.

Ils avaient atteint Congress Street à six heures ; Blaze était encore en pleine forme et excité, mais John avait les yeux cernés. Le paquet de billets était dans la poche de Blaze. Quant au portefeuille, il l’avait jeté dans les bois.

Une fois à la gare routière, John s’effondra sur un banc. Blaze s’assit à côté de lui. John avait de nouveau les joues rouges, mais pas d’excitation. Il paraissait avoir du mal à respirer.

« Va acheter deux allers-retours pour le sept heures, dit-il à Blaze. Donne-leur un billet de cinquante. Je pense que ça devrait suffire, mais prépare aussi un de vingt, au cas où. Tiens-les à la main. Ne leur laisse pas voir que tu as davantage. »

Un policier s’avança, la matraque à la main. Blaze sentit ses intestins se liquéfier. Ici se terminait l’aventure, avant même d’avoir commencé. On leur reprendrait l’argent. Le flic le rendrait, ou le garderait peut-être pour lui. Quant à eux, on les ramènerait à Hetton House, peut-être menottés. Une sinistre vision de la maison de redressement de North Windham se forma devant ses yeux. Et de la Boîte de conserve.

« Salut, les garçons. Vous êtes là de bien bonne heure, pas vrai ? »

L’horloge de la gare affichait 6 heures 22.

« Ouais, on est en avance », répondit John, avec un mouvement de tête vers la cabine de la caisse. « C’est là qu’on achète les billets, hein ?

-    Tout juste », répondit le flic avec un début de sourire. «Où allez-vous ?

-    À Boston, répondit John.

-    Ah bon ? Et où habitent vos parents ?

-    Oh, on n’est pas parents, tous les deux. Ce type est retardé mental. Il s’appelle Martin Griffin. Sourd-muet, aussi.

-    Ah bon ? » redit le flic en s’asseyant à côté de Blaze pour l’étudier.

Il ne paraissait pas soupçonneux ; simplement l’air curieux de quelqu’un qui n’a encore jamais rencontré une personne ayant la totale : sourde, muette et retardée.

« Sa maman est morte la semaine dernière, reprit John. Mes parents l’ont pris à la maison mais ils travaillent, et comme c’est les vacances, ils m’ont demandé de l’accompagner. Et j’ai dit oui.

-    Gros boulot pour un gamin, commenta le flic.

-    Ouais, ça me fiche un peu la frousse », admit John.

Et Blaze aurait parié qu’il disait la vérité. Lui aussi avait

la frousse. Une sacrée frousse, même.

Le flic fit un mouvement de tête en direction de Blaze. « Est-ce qu’il comprend... ?

-    Ce qui est arrivé à sa mère ? Pas très bien. »

Le flic parut s’en attrister.

« Je dois le conduire chez sa tante. Il va rester chez elle quelques jours. (Son visage s’éclaira.) Moi, j’irai peut-être voir une partie des Red Sox. Une sorte de récompense pour... vous comprenez...

-J’espère que tu pourras, fiston. D’un mal il peut parfois sortir un bien. »

Ils gardèrent tous les deux le silence un moment. Blaze, muet depuis peu, en fit autant.

Puis le flic reprit la parole : « C’est un sacré costaud. Tu peux le contrôler ?

-    Il est balèze, mais il écoute. Vous voulez voir ?

-    Euh...

-    Tenez, je vais le faire se lever. Regardez. »

John se mit à faire une série de gestes sans signification sous le nez de Blaze. Quand il s’arrêta, Blaze se leva.

« Dis-moi, tu t’en sors joliment bien ! s’exclama le flic. Il t’écoute toujours ? Parce qu’un garçon aussi costaud dans un bus plein de monde...

-    Mais non. Il m’écoute toujours. Y5a pas plus de malice en lui que dans un sac en papier.

-    Très bien. Je te crois sur parole. »

Le flic se leva, remonta son ceinturon et appuya sur les épaules de Blaze. Blaze se rassit docilement. « Occupe-t’en bien, jeune homme. Tu as le numéro de téléphone de sa tante ?

-    Oui, monsieur, bien sûr.

-    OK, bon vent, chef ! »

Il adressa un petit salut militaire à John et partit d’un pas nonchalant vers la sortie de la gare routière.

Le flic parti, les deux garçons se regardèrent et faillirent éclater de rire. Mais la dame de la caisse les observait et ils se mirent à contempler le sol, Blaze étant obligé de se mordre les lèvres pour ne pas pouffer.

« Il y a des toilettes, par là ? lança John à la femme.

-    Oui, de ce côté, répondit-elle avec un geste.

-    Rapplique, Marty », dit John, ce qui faillit faire hurler Blaze de rire.

Une fois dans les toilettes, ils tombèrent finalement dans les bras l’un de l’autre.

« C’était vraiment génial, dit Blaze quand il put de nouveau parler sans se mettre à rire. D’où tu sors ce nom ?

-    Quand je l’ai vu, j’étais obnubilé par l’idée que la Loi allait nous tomber dessus une fois de plus. Et Griffïn, c’est le nom d’un animal mythique — tu sais, quand je t’ai aidé pour cette histoire de ton livre de lecture...

-    Ouais », le coupa Blaze, ravi, mêhie s’il ne se souvenait absolument pas du griffon. « Ouais, bien sûr.

-Mais ils vont savoir que c’est nous, quand ils vont découvrir qu’on s’est tirés de la Maison de l’Enfer », dit John. Il redevint sérieux. « Ce flic va se le rappeler. Il va être furax, aussi, bordel, sacrément furax !

-    On va se faire prendre, tu crois ?

-    Non. » John avait toujours l’air fatigué, mais l’échange avec le flic avait fait de nouveau briller la petite lueur dans son œil. « Une fois que nous serons à Boston, on disparaîtra. Ils ne vont pas trop se casser la tête pour deux gosses en vadrouille.

-    Oh ? Bon.

-    Vaudrait mieux que j’achète nos billets. Toi, tu continues à jouer les sourds-muets jusqu’à Boston. C’est plus sûr.

-    D’accord. »

Si bien que c’est John qui alla acheter les billets et ils montèrent dans l’autocar, qui paraissait rempli de types en uniforme et de jeunes mamans avec de petits enfants. Le conducteur avait une bedaine imposante et un derrière qui ne l’était pas moins, mais le pli du pantalon de son uniforme gris était impeccable et Blaze le trouva cool. Il se dit que ça ne lui déplairait pas de devenir conducteur d’un bus Greyhound, quand il serait adulte.

Les portières se refermèrent dans un sifflement. Le puissant moteur changea son ronronnement en rugissement. L’autocar sortit à reculons de son emplacement et s’engagea dans Congress Street. C’était parti. Ils allaient quelque part. Blaze n’avait pas assez de ses deux yeux pour tout voir.

Ils franchirent un pont et prirent la route 1. Puis le car se mit à rouler plus vite. Ils traversèrent un secteur de citernes de produits pétroliers et de panneaux publicitaires vantant des motels et PROUTY’S, LE MEILLEUR RESTAURANT DE HOMARDS DU MAINE. Ils passèrent devant des maisons. Blaze vit un homme arroser sa pelouse. Un homme en bermuda qui n’allait nulle part, et Blaze se sentit désolé pour lui. Ils passèrent le long d’étendues plates, découvertes par la marée descendante, au-dessus desquelles tourbillonnaient des mouettes. Ce que John appelait la Maison de l’Enfer était derrière eux. C’était l’été et la journée s’annonçait éclatante.

Finalement, il se tourna vers John. Il fallait qu’il le dise à quelqu’un, sans quoi il allait exploser. Mais John s’était endormi, la tête inclinée sur une épaule. Il paraissait vieux et fatigué dans son sommeil.

Ce qui laissa Blaze songeur et mal à l’aise pendant un moment, avant qu’il se tourne à nouveau vers la vitre panoramique du véhicule. Elle l’attirait comme un aimant. Il se plongea dans le paysage et oublia Johnny tandis que défilaient les constructions clinquantes du Seacoast Strip, entre Portland et Kittery. Dans le New Hampshire, ils s’engagèrent sur l’autoroute pour passer dans le Massachusetts. Peu de temps après, alors qu’ils franchissaient un grand pont, Blaze devina qu’ils venaient d’arriver à Boston.

Il y avait des kilomètres d’éclairages au néon, des milliers de bus et de voitures et, où qu’il tournât son regard, il ne voyait que des bâtiments. Et pourtant, le car continuait sa route. Ils passèrent devant un dinosaure orange qui montait la garde devant un parking. Ils passèrent devant un énorme bateau à voile. Ils passèrent devant un troupeau de vaches en plastique, censées paître sur la pelouse d’un restaurant. Il voyait des gens partout. Il en avait peur, mais il les aimait aussi, parce qu’ils lui étaient étrangers. John continuait de dormir, ronflant doucement du fond de la gorge.

Puis ils franchirent une colline et il vit devant eux un pont encore plus grand et, au-delà, des immeubles encore plus hauts, des gratte-ciel qui s’élançaient vers le ciel bleu comme des flèches d’argent ou d’or. Blaze dut détourner les yeux, comme s’il venait de voir exploser une bombe atomique.

« Johnny », dit-il d’un ton presque gémissant, « réveille-toi, Johnny ! Faut que tu voies ça !

-    Hein ? Quoi ? » marmonna John, qui se réveilla lentement en se frottant les yeux. Puis il vit ce que Blaze venait de voir, à travers la grande vitre panoramique, et ses yeux s’écarquillèrent. « Sainte mère de Dieu !

-    Tu sais où on va ? murmura Blaze.

-    Je crois que oui. Seigneur, on va passer sur ce pont ? Faut bien, pas vrai ? »

C’était la Mystic et, effectivement, ils la franchirent. En montant tout d’abord vers le ciel pour redescendre ensuite vers le sol, comme dans une version géante de la Wild Mouse, l’attraction foraine de la foire de Topsham. Et quand ils retrouvèrent finalement le soleil, celui-ci brillait entre des bâtiments tellement hauts qu’on n’en voyait pas le sommet à travers les vitres du Greyhound.

Lorsque les deux garçons descendirent au terminal de Tremont Street, ils commencèrent par regarder autour d’eux - au cas où il y aurait des flics. Mais ils n’avaient aucune raison de s’inquiéter. La gare routière était immense. Les annonces se succédaient, telle la voix de Dieu, au-dessus de leurs têtes. Les voyageurs circulaient en masse, tels des bancs de poissons. Blaze et Johnny se tenaient l’un près de l’autre, épaule contre épaule, comme s’ils craignaient que le courant des voyageurs venant en sens inverse les entraîne chacun d’un côté sans qu’ils puissent jamais se revoir.

« Par là, dit John. Viens. »

Ils se dirigèrent vers un mur de téléphones. Tous étaient pris. Ils attendirent à côté du dernier de la rangée, jusqu’à ce que le Noir qui l’utilisait ait fini sa conversation et raccroché.

« Qu’est-ce que c’était, ce truc autour de sa tête ? demanda Blaze qui suivait du regard, fasciné, l’homme qui s’éloignait.

-Ah, un système pour leur faire les cheveux raides. Comme un turban. Je crois qu’ils appellent ça un doo-rag. Regarde pas comme ça, t’as l’air d’un abruti. Reste à côté de moi. »

Blaze serra John de près.

« Et maintenant, file-moi dix c... sainte merde, ces saloperies prennent vingt-cinq cents. Donne-moi un quarter, Blaze. »

Blaze s’exécuta.

Il y avait, dans sa reliure rigide, un annuaire sur l’éta-gère de la cabine. John le consulta, glissa sa pièce dans la fente et composa un numéro. Il s’efforça de prendre une voix plus grave pour parler et, lorsqu’il raccrocha, il souriait.

« Deux nuits réservées au YMCA1 , sur Hunington Avenue. Vingt billets pour deux nuits ! Plus chrétien que moi, tu meurs ! » s’écria-t-il, levant la main, paume ouverte.

Blaze lui donna la claque qu’il attendait et dit : « Mais nous ne pourrons jamais dépenser presque deux cents dollars en deux jours, tout de même ?

-    Dans une ville où un coup de téléphone    coûte    vingt-

cinq cents ? Tu te fous de moi ? »

John regarda autour de lui, les yeux    brillants.    On    aurait

dit qu’il possédait la gare routière et tout ce qu’elle contenait. Blaze attendrait longtemps avant de voir ce même regard dans les yeux de quelqu’un d’autre... avant de rencontrer George.

« Eh, Blaze, si on allait au stade tout de suite ? Qu’est-ce que t’en dis ? »

Blaze se gratta la tête. Tout ça défilait trop vite pour lui. « Comment ? On ne sait même pas où c’est.

-Tous les taxis de Boston savent parfaitement où est Fenway, crois-moi.

-    Mais c’est cher, le taxi. Nous n’av... »

Il vit John sourire et il sourit aussi. L’agréable vérité se fit brusquement jour dans son esprit. Mais si, ils avaient de l’argent ! Et c’est à ça que servait l’argent : à vous épargner les emmerdes de ce genre.

-    Mais... et s’il n’y pas de base-bail aujourd’hui ?

-    D’après toi, Blaze, pourquoi j’ai choisi mercredi ? »

Blaze commença à rire. Puis ils furent une fois de plus

dans les bras l’un de l’autre, comme à Portland. Ils se donnaient de grandes claques dans le dos et s’esclaffaient face à face. Blaze n’oublia jamais cette scène. Il attrapa John par la taille et le fit tourner deux fois en l’air. Des gens se tournèrent pour les regarder, souriant pour la plupart au spectacle du grand costaud et de son gringalet de copain.

Ils quittèrent la gare et prirent un taxi. Et quand celui-ci les déposa sur Lansdowne Street, John lui donna un dollar de pourboire. Il était une heure moins le quart de l’après-midi et la foule clairsemée du milieu de la journée commençait seulement à arriver. La partie fut palpitante. Boston battit les Birds 3-2. L’équipe alignée par Boston n’était pas sensationnelle, cette année-là, mais lors de cet après-midi d’août, ils jouèrent comme des champions.

Après la partie, les deux garçons allèrent arpenter le cen-tre-ville, se tordant le cou pour tout voir - et aussi pour éviter les flics. Les ombres commençaient à s’allonger et l’estomac de Blaze criait famine. John avait avalé deux hot-dogs pendant le match, mais Blaze avait été tellement captivé par le spectacle que donnaient les joueurs, sur le terrain

— des vraies personnes, de la sueur leur dégoulinant dans le cou -, qu’il en avait oublié de manger. Il avait été également très impressionné par la foule, des milliers de personnes réunies en un même endroit. Mais à présent, il avait faim.

Ils entrèrent dans un établissement tout en longueur, aux lumières tamisées, qui sentait la bière et le steak grillé. Un certain nombre de couples étaient installés sur des sièges en cuir rouge, dans des box dont les cloisons montaient haut. À gauche, le long du mur, courait un bar qui, en dépit de ses nombreuses éraflures et de ses trous, luisait encore comme une lumière au fond des bois. Des bols de cacahuètes salées et de bretzels étaient posés dessus à intervalles réguliers. Derrière étaient affichées des photos de joueurs de base-bail, certaines signées, et une peinture représentant une femme entièrement nue. Le personnage qui présidait au bar était d’une stature impressionnante. Il se pencha vers eux.

« Et pour vous, jeunes gens, ce sera ?

-    Euh..., dit John qui, pour la première fois de la journée, parut intimidé.

-    Un steak ! lança Blaze. Deux grands steaks et un verre de lait. »

Le géant sourit, exhibant des dents formidables. On aurait dit qu’elles pouvaient mettre tout un annuaire en pièces. « Vous avez de l’argent ? »

Blaze abattit un billet de vingt sur le comptoir.

L’homme le prit et examina le portrait d’Andrew Jackson à la lumière. Fit claquer le papier entre ses doigts. Et disparaître le billet. « Très bien, dit-il.

-    Et la monnaie ? demanda John.

-    Ten a pas, mais vous n’allez pas le regretter », répondit le géant.

Il se tourna, ouvrit un réfrigérateur et en sortit deux des steaks les plus gros et les plus rouges que Blaze ait jamais vus de toute sa vie. Un grand gril était disposé à l’extrémité du bar et quand le barman y posa les steaks, l’air presque méprisant, les flammes bondirent pour les lécher.

-    Deux spécial pedzouilles, à suivre », dit le géant.

Il tira quelques bières, disposa de nouveaux bols de cacahuètes puis prépara de la salade dans des assiettes et alla ensuite retourner les steaks. Puis il revint vers Blaze et John. Il posa sur le bar ses grandes paluches rougies par l’eau de vaisselle. « Dites, les gars, vous voyez ce bonhomme à l’autre bout du bar, assis tout seul ? »

Les deux garçons tournèrent la tête. Le bonhomme au bout du bar portait un costume bleu pimpant et sirotait une bière, l’air morose.

« Il s’appelle Daniel Monahan. Inspecteur Daniel J. Monahan, de la meilleure brigade de police de Boston. Quelque chose me dit que vous n’auriez aucune envie de lui expliquer comment deux pedzouilles comme les deux que j’ai en face de moi ont un billet de vingt à balancer pour du steak premier choix, n’est-ce pas ? »

John Cheltzman parut tout d’un coup ne pas se sentir très bien. Il oscilla un peu sur son tabouret. Blaze tendit la main pour le retenir. Mentalement, il cala ses pieds. « Cet argent est à nous, dit-il. Purement et simplement.

-    Ah bon ? Et à qui vous l’avez purement et simplement piqué ? Ou bien avez-vous purement et simplement assommé le type ?

-    Cet argent, on l’a eu sans ça. On l’a trouvé. Et si vous nous gâchez la fête, je vous en balance une. »

L’homme, derrière le bar, regarda Blaze avec un mélange de surprise, d’admiration et de mépris. « T’es costaud, mais pas très malin, mon garçon. Ferme un poing et je t’expédie dans la lune.

-    Si vous nous gâchez notre virée, je vous en balance une, monsieur, répéta Blaze.

-    Et vous sortez d’où ? De la maison de correction du New Hampshire ? De North Windham ? Vous n’êtes pas de Boston, c’est sûr. Vous avez encore de la paille dans les cheveux, tous les deux.

-Non, de Hetton House, dit Blaze. On n’est pas des voyous. »

L’inspecteur de police avait fini sa bière. Depuis le bout du bar, il fit signe au barman qu’il en voulait une autre. Le grand costaud le vit et esquissa un sourire. « Bougez pas d’ici, tous les deux. N’essayez pas de vous tirer. »

Sur quoi il tira une bière, l’apporta à Monahan et lui dit quelque chose qui fit rire ce dernier. Un rire sec, sans humour.

Le barman-cuistot revint. « Et ça se trouve où, votre Hetton House ? »

Cette fois, ce fut John qui répondit :

« À Cumberland, dans le Maine. On nous permet d’aller au cinéma de Freeport, le vendredi soir. La dernière fois, on a trouvé un portefeuille dans les toilettes. Il y avait de l’argent dedans. Alors on a fichu le camp pour se payer des vacances, comme a dit Blaze.

-    Et vous avez trouvé ce portefeuille comme ça, hein ?

-    Oui monsieur.

-    Et combien y avait-il dans ce fabuleux portefeuille ?

-    Environ deux cent cinquante dollars.

-    Bon Dieu de bois, et je parie que vous avez tout ce fric dans vos poches.

-    Où voudriez-vous qu’on le mette ? demanda un Johnny perplexe.

-    Bon Dieu de bois », répéta le grand gaillard. Il se tourna vers le plafond en écailles métallisées et roula des yeux. « Et vous racontez ça à n’importe qui. Comme vous boiriez un verre d’eau. »

Le costaud se pencha en avant, mains écartées sur le bar. Son visage avait subi les cruels outrages des ans, mais son expression n’était pas cruelle.

« Je vous crois, dit-il. Vous avez vraiment trop de paille dans les cheveux pour être des menteurs. Mais le flic, là-bas... bon Dieu, je pourrais le lâcher sur vous comme un chien ratier sur un rat. Et vous vous retrouveriez au trou pendant que lui et moi on se partagerait ce fric.

-Je vous en collerais une, intervint Blaze. C’est notre fric. On l’a trouvé, Johnny et moi. Écoutez. On est rentrés ici et c’est pas un bon endroit. Vous vous imaginez peut-être que vous savez plein de trucs mais... ah, laissez tomber. Nous l’avons gagné !

-Tu seras un sacré cogneur quand t’auras fini de grandir », dit le barman, presque comme s’il parlait pour lui-même. Puis il se tourna vers John. « Ton copain, là, il a quelques outils qui manquent dans sa boîte. T’es au courant ? »

John avait repris ses esprits. Il ne répondit pas, se contentant de rendre son regard au barman sans baisser les yeux.

« Tu t’occupes de lui, hein ? reprit l’homme, souriant soudain. Ramène-le-moi quand il aura fini de grandir. J’ai envie de voir à quoi il ressemblera. »

John ne lui rendit pas son sourire - prit même un air plus sérieux que jamais - mais Blaze, si. Il comprenait que tout allait bien.

Le barman exhiba soudain le billet de vingt - qui parut sortir de nulle part - et le tendit à John. « Les steaks, c’est la maison qui vous les offre, les gars. Prenez ça et allez voir le base-bail demain. Si on ne vous a pas fait les poches d’ici là.

-    On y est allés aujourd’hui, dit John.

-    C’était bien ? »

À ce moment-là, Johnny sourit. « Le truc le plus génial que j’aie jamais vu.

-Ouais, dit le barman. Sûrement. Surveille bien ton copain.

-Je le ferai.

-    Parce que les copains, ça se tient les coudes.

-Je sais. »

Le grand costaud leur apporta les steaks et la salade César, plus des petits pois nouveaux, deux formidables piles de pommes allumettes et deux grands verres de lait. Pour dessert, ils eurent droit à deux parts de tarte aux cerises sur lesquelles fondaient des boules de glace à la vanille. Au début, ils mangèrent lentement. Puis l’inspecteur Mona-han-de-la-meilleure-brigade-de-Boston partit (apparemment sans payer, pour autant que Blaze pût en juger) et ils se goinfrèrent. Blaze reprit de la tarte et éclata de rire lorsque le grand costaud remplit une troisième fois son verre de lait.

Quand ils s’apprêtèrent à partir, les enseignes au néon commençaient à s’allumer dans la rue.

« Vous devriez aller au YMCA, leur lança le barman. Tout de suite. La ville, c’est pas un endroit où deux jeunes de votre âge doivent traîner la nuit.

-    Oui, monsieur, répondit John. J’ai déjà appelé et arrangé ça. »

Le costaud sourit. « T’es dégourdi, mon garçon. Très dégourdi. Ne quitte pas ton grizzly d’une semelle et mets-toi derrière lui si quelqu’un essaie de te faire les poches. En particulier les jeunes qui portent des couleurs - tu sais, les blousons de gang.

-    Oui, monsieur.

-    Prenez soin l’un de l’autre. »

Ce furent ses dernières paroles sur la question.

Le lendemain, ils passèrent d’un métro à l’autre jusqu’à ce que la nouveauté n’en soit plus une, allèrent ensuite au cinéma et finalement retournèrent au stade. Il était tard quand ils en sortirent, presque onze heures, et une main s’introduisit dans la poche de Blaze, mais il avait mis sa part de leur argent dans son sous-vêtement, comme John lui avait dit de faire, et le pickpocket en fut pour ses frais. Blaze ne vit pas à quoi il ressemblait, n’ayant aperçu qu’un dos étroit se faufilant au milieu de la foule en direction du portail A.

Ils restèrent encore deux jours, virent d’autres films et une pièce à laquelle Blaze ne comprit rien mais qui plut à John. Ils avaient des places au balcon, un balcon où le plafond était cinq fois plus haut qu’au Nordica. Ils s’installèrent dans la cabine d’un Photomaton, dans un grand magasin, et prirent plusieurs photos : Blaze et John seuls, puis ensemble. Dans celles où ils sont ensemble, on les voit rire. Ils firent encore un tour dans le métro mais, au bout d’un moment, Johnny se sentit malade et dégobilla sur ses tennis. Puis un Noir s’approcha d’eux et se mit à hurler des choses sur la fin du monde. Il semblait dire que c’était de leur faute, mais Blaze n’en était pas certain. Johnny lui dit que le type était cinglé. Et qu’il y avait beaucoup de cinglés dans les villes. « Ils s’y reproduisent comme des poux », ajouta-t-il.

Il leur restait un peu d’argent, et c’est John qui suggéra la touche finale. Ils reprirent un Greyhound jusqu’à Port-land puis dépensèrent ce qui leur restait pour un taxi. John étala les billets restants devant un chauffeur ébahi — il y avait pour presque cinquante dollars de billets de cinq et de un froissés -, certains dégageant une odeur musquée puissante, sans conteste celle des sous-vêtements de Clayton Blaisdell - et lui dit qu’ils voulaient se rendre à Hetton House, à Cumberland.

Le chauffeur abaissa son drapeau. Et à quatorze heures cinq, par une journée ensoleillée de la fin de l’été, il s’arrêta devant les grilles de Hetton House. John Cheltzman ne fit pas plus d’une demi-douzaine de pas en direction du sinistre tas de briques et s’évanouit. On diagnostiqua une fièvre rhumatismale. Deux ans plus tard, il était mort.

Le temps que Blaze retourne dans le chalet avec le bébé,

celui-ci hurlait à pleins poumons. Blaze le regarda avec stupéfaction. Il était furieux ! Ses joues, son front et jusqu’à l’arête de son nez minuscule étaient empourprés. Il fermait les yeux de toutes ses forces et ses poings décrivaient de petits cercles rageurs en l’air.

Blaze sentit brusquement la panique le gagner. Et si le nourrisson était malade ? S’il avait la grippe, ou quelque chose comme ça ? Les tout-petits, ça attrape facilement la grippe. Parfois, ils en meurent. Il ne voyait pas très bien comment l’amener chez un médecin. Qu’est-ce qu’il y connaissait en bébés, lui ? Il n’était qu’un crétin. Il avait déjà du mal à s’occuper de lui-même. Il se sentit soudain pris d’un violent besoin de remettre le bébé dans la voiture et d’aller le déposer sur le seuil d’une maison, n’importe où dans Portland.

« George ! s’écria-t-il, qu’est-ce que je dois faire, George ? »

Il redoutait que George ne soit encore parti, mais il lui répondit depuis la salle de bains. « Fais-le bouffer. Donne-lui un des petits pots. »

Blaze courut dans la chambre. Il s’empara d’un des cartons glissés sous le lit, l’ouvrit et sortit le premier petit pot qui lui tomba sous la main. Le ramena dans la cuisine, prit une cuillère, posa le pot sur la table, à côté du panier d’osier, puis dévissa le couvercle. Le magma qu’il contenait avait un aspect affreux ; on aurait dit du dégueulis. Le produit était peut-être abîmé. Il le renifla avec angoisse. Il sentait normalement - une odeur de petits pois. Il était certainement bon.

Il n’en hésita pas moins. L’idée d’enfourner de la nourriture dans cette bouche ouverte et hurlante lui paraissait... avoir quelque chose d’irréversible. Et si ce petit con s’étouffait ? Et s’il n’en voulait pas ? Et si ce n’était pas le truc qu’il lui fallait et... et...

Son esprit voulut afficher le mot poison mais Blaze refusa de l’envisager. Il fourra une pleine cuillerée de petits pois froids dans la bouche du bébé.

Les cris s’arrêtèrent sur-le-champ. Ses yeux s’ouvrirent et Blaze vit qu’ils étaient bleus. Joe recracha un peu de la purée et Blaze lui réenfourna avec la cuillère, sans réfléchir, naturellement. Le bébé déglutit avec satisfaction.

Blaze lui donna une deuxième cuillerée. Elle fut acceptée. Puis une autre. En sept minutes, la pot de petits pois Gerber était vide. Blaze avait mal au dos à force de rester penché sur le panier. Joe rota et un peu de mousse verdâtre déborda de ses lèvres. Blaze essuya la petite bouche avec un pan de sa propre chemise.

« Renvoie ça sur le tapis et tu vas voir tes fesses », dit Blaze. De l’humour selon George.

Joe cligna des yeux en entendant cette voix. Blaze le regarda, fasciné. Le bébé avait une peau claire, sans un défaut. Et par rapport à la photo dans la chambre de ses parents, il avait un début de tignasse blonde sur la tête. Mais c’était ses yeux qui troublaient Blaze. Il leur trouvait quelque chose de vieux, de sage. Ils étaient de ce bleu délavé du ciel au-dessus du désert, dans les westerns. Les coins se redressaient un peu, comme chez les Chinois. Cela lui donnait un air farouche. Presque un regard de guerrier.

« T’es un bagarreur ? demanda Blaze. T’es un petit bagarreur, toi ? »

L’un des pouces de Joe remonta jusque dans sa bouche et il se mit à le sucer. Blaze pensa tout d’abord qu’il voulait un biberon (mais il n’avait pas encore étudié le montage du kit Playtex Nurser), même si, pour l’instant, le bébé paraissait satisfait de téter son pouce. Il avait encore les joues rouges, non pas d’avoir pleuré, mais à cause du froid mordant de la nuit.

Ses paupières s’alourdirent et le coin de ses yeux perdit son féroce côté chinois. Il regardait toujours l’homme penché sur lui, cependant, ce géant de près de deux mètres à la barbe de trois jours et à la tignasse brune et hirsute d’épou-vantail. Puis ses yeux se fermèrent. Son pouce se détacha de sa bouche. Il dormait.

Blaze se redressa et son dos craqua. Il se détourna du panier et prit la direction de la chambre.

« Hé, débile, lança George depuis la salle de bains. Qu’est-ce que tu penses faire, maintenant ?

-    Aller me coucher.

-Sûrement pas. Tu vas commencer par étudier cette histoire de biberon et en préparer quatre ou cinq pour le gosse, pour quand il se réveillera.

-    Le lait va tourner.

-    Pas si tu le mets dans le frigo. Tu le feras réchauffer quand tu en auras besoin.

-    Oh. »

Blaze déballa le kit Playtex Nurser et lut les instructions. Deux fois. Ce qui lui prit une demi-heure. Il ne comprit pas grand-chose la première fois, encore moins la seconde.

« J’peux pas, George, dit-il enfin.

- Bien sûr que si. Balance-moi ces instructions et fonctionne, vieux. »

Blaze jeta donc le manuel d’instructions dans la cuisinière et se mit à tripoter le bidule, comme on fait avec un carburateur qui a des problèmes. Finalement, il comprit qu’il fallait placer la tétine sur l’ouverture du biberon et la faire descendre. Bingo. Astucieux, le truc. Il en prépara quatre, les remplit de lait en boîte et les rangea dans le frigo.

« Je peux aller me coucher, maintenant, George ? » demanda-t-il.

Pas de réponse.

Blaze alla se mettre au lit.

Joe se réveilla aux premières lueurs d’une aube grise. Blaze dégringola du lit et alla dans la cuisine. Il avait laissé le panier sur la table, et il oscillait, animé par la violente colère du bébé.

Blaze le prit et le plaça contre son épaule. Il comprit tout de suite d’où venait une partie du problème. Le bébé était trempé.

Blaze l’emmena dans la chambre et le posa sur son lit. Il paraissait extraordinairement petit, dans le creux laissé par le corps du géant. Il portait un pyjama bleu et donnait des coups de pied indignés.

Blaze enleva le pyjama, puis la protection en caoutchouc, dessous, et posa une main sur le ventre du bébé pour le faire tenir tranquille. Il se pencha alors sur lui pour étudier la manière dont les couches étaient maintenues en place. Il les lui enleva et les jeta dans un coin.

La vue du pénis du bébé le fit tout de suite jubiler ; il n’était guère plus long que l’ongle de son pouce mais se tenait bien raide. Très mignon.

« Hé, c’est une chouette matraque que t’as, morpion. »

Joe sourit.

« Bah-bah », dit Blaze, sentant un incontrôlable sourire d’idiot lui relever le coin des lèvres.

Joe gargouilla.

« Bah-bah-bébéééé », fit Joe, ravi.

Joe lui pissa à la figure.

Les Pampers, ce fut encore un autre problème. Au moins les couches n’avaient-elles pas d’épingles ; il suffisait d’utiliser les adhésifs, et elles avaient apparemment leur propre protection en caoutchouc - en plastique, en fait - mais il en gâcha deux avant d’arriver à disposer la troisième comme sur le dessin de l’emballage. Quand il eut terminé, Joe était bien réveillé et mâchonnait le bout de ses doigts. Blaze supposa qu’il voulait manger et pensa que le mieux était de lui donner un biberon.

Il était en train de le réchauffer en le faisant tourner sous le robinet d’eau chaude, dans la cuisine, lorsque George éleva la voix : « Est-ce que tu l’as dilué comme t’a dit de le faire la nana du magasin ? »

Blaze regarda le biberon. « Hein ?

-    C’est du lait en boîte pur, pas vrai ?

-    Ouais, c’est du lait en boîte. Il a tourné, George ?

-    Non, il a pas tourné. Mais si tu n’y ajoutes pas un peu d’eau, il va dégueuler. »

Avec ses ongles, Blaze fît sauter la tétine du Playtex Nur-ser et jeta environ un quart du lait dans l’évier, le remplaçant par de l’eau ; puis il remua avec une cuillère et remit la tétine.

« Blaze ? » George ne paraissait pas en colère ; plutôt affreusement fatigué.

« Quoi ?

-    Faut que t’achètes un livre. Un manuel qui t’explique comment on s’occupe des bébés. Comme pour une voiture. Vu que t’arrêtes pas d’oublier des choses.

-    D’accord, George.

—    Et achète aussi le journal. Mais pas trop près d’ici. Dans un endroit plus fréquenté.

-    George ?

-    Quoi ?

—    Qui va s’occuper du gosse pendant que je serai parti ? »

Il y eut un long silence, si long que Blaze pensa que

George était à nouveau parti. « Moi », répondit-il enfin.

Blaze fronça les sourcils. « Tu ne peux pas, George, tu es...

-    J’ai dit que je le ferais. Et maintenant bouge-toi le cul et donne-lui son biberon !

—    Mais... si le gosse ne va pas bien... s’il s’étouffe, ou un truc comme ça et que je suis pas là...

—    Donne-lui son biberon, bon Dieu !

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Young Mens Christian Association : union chrétienne de jeunes gens.