Bluenote s’approcha de lui. « Comment on t’appelle en général, fiston ? En dehors du Costaud ?

—    Blaze, en général. Ou des fois, Clay.

-    D’accord, Blaze, viens par là. »

Bluenote le fit monter dans la cabine du camion et s’installa derrière le volant. « C’est un International Harvester à trois vitesses. Autrement dit, trois pour avancer et une pour reculer. Ce truc qui monte du plancher, ici, c’est le levier pour changer de vitesse. Tu le vois ? »

Blaze acquiesça.

« Cette pédale sur laquelle j’appuie mon pied gauche est l’embrayage. Tu la vois aussi ? »

Blaze acquiesça.

« Tu l’enfonces quand tu veux changer de vitesse. Quand tu as passé ta vitesse, tu laisses remonter la pédale. Si tu le fais trop lentement, tu risques de caler. Si tu le fais trop vite, brusquement, t’as des chances de renverser toutes les myrtilles et de faire tomber ton copain sur le cul en prime. Parce que le bahut va partir d’un coup. Tu comprends ? »

Blaze acquiesça pour la troisième fois. Les adolescents avaient déjà avancé dans les rangées. Douglas Bluenote allait de l’un à l’autre, leur montrant la meilleure manière de manier le râteau et comment éviter de se faire des ampoules. Il leur expliquait aussi l’art de donner un coup de poignet, à la fin de chaque passage du râteau : il permettait de se débarrasser de la plupart des feuilles et tiges indésirables.

L’aîné des Bluenote se racla la gorge et cracha. « Mais te casse pas la tête avec les vitesses. Pour commencer, t’as juste à savoir comment passer la première et la marche arrière. Et maintenant, regarde bien où elles sont. »

Blaze regarda. Il lui avait fallu des années pour comprendre le truc, pour les additions et les soustractions (et la notion de retenue était restée pour lui un mystère jusqu’au jour où John lui avait dit de penser qu’il mettait le chiffre dans sa poche en attendant d’en avoir besoin). En revanche, il apprit les notions élémentaires de la conduite au cours de cette seule matinée. Il ne cala que deux fois. Bluenote dit plus tard à son fils qu’il n’avait jamais vu personne maîtriser aussi vite le délicat équilibre entre embrayage et accélérateur. À Blaze, il dit seulement : « Tu t’en sors bien. Evite de frotter les buissons avec les roues. »

Mais Blaze ne faisait pas que conduire. Il ramassait les seaux pleins, les ramenait au petit trot jusqu’au camion, les passait à John, apportait les seaux vides aux ramasseurs. Il ne se départit pas de son grand sourire de toute la journée. Son bonheur s’avéra contagieux et contamina tout le monde.

Un orage se déclencha vers trois heures. Les ados s’empilèrent dans le gros camion, respectant la consigne de Bluenote quand celui-ci leur dit de faire attention où ils s’asseyaient.

« Je ramènerai le camion », dit Bluenote en s’installant derrière le volant. Il vit la tête que fit Blaze et sourit. « Faut un peu de temps, Costaud - Blaze, je veux dire.

-    D’accord. Il est passé où, l’homme - Sonny ?

-    Il fait la cuisine », répondit laconiquement Bluenote en passant la première. « Du poisson frais, si nous avons de la chance ; sinon, ce sera du ragoût. Tu veux venir en ville avec moi après le dîner ? »

Blaze se contenta de hocher la tête, trop estomaqué pour parler.

Ce soir-là, il observa en silence, comme Douglas, Harry Bluenote qui marchandait avec l’acheteur de Fédéral Foods et finissait par obtenir son prix. Douglas rentra de son côté, dans l’un des Ford de la ferme. Personne ne parlait. Regardant la route se dérouler dans les phares, Blaze songea : Je vais quelque part. Puis il pensa : Je suis quelque part. La première idée le rendit heureux. La deuxième était tellement énorme qu’il eut envie de pleurer.

Les jours passèrent, puis les semaines, selon un rythme bien établi. Debout tôt. Petit déj monstrueux. Travail jusqu’à midi. Déjeuner monstrueux dans les champs (Blaze dévorant jusqu’à quatre sandwichs sans soulever d’objections de personne). Puis travail jusqu’à ce que les orages de l’après-midi y mettent un terme ou jusqu’à ce que Sonny fasse retentir la cloche de laiton du dîner, un carillon qui roulait dans la chaleur du jour enfui comme un rêve vivant.

Bluenote laissa Blaze conduire par les petites routes entre la maison et les champs. Il s’en sortait mieux tous les jours et finit par atteindre une incroyable perfection. Jamais un seul seau ne se renversa du cadre de bois pendant qu’il était au volant. Après le dîner, il accompagnait souvent Harry et Douglas à Portland et regardait Bluenote l’aîné marchander avec les différentes sociétés alimentaires.

Juillet rejoignit le pays perdu des mois écoulés. Puis s’enfuirent les deux premières semaines d’août. L’été serait bientôt fini. Y penser rendait Blaze triste. Dans quelques jours, ce serait de nouveau Hetton House. Puis l’hiver. La seule idée d’un hiver de plus à Hetton lui était insupportable.

Il ne se doutait pas à quel point il avait séduit Harry Bluenote. Le grand gaillard avait naturellement le don d’apaiser les conflits et jamais cueillette ne s’était déroulée dans un si bon climat. Il n’y avait eu qu’une seule bagarre. D’ordinaire, il y en avait une demi-douzaine. Un garçon du nom de Henry Gillette avait accusé l’un de ses camarades de South Portland de tricher au black-jack (techniquement, ce n’était pas du poker). Blaze s’était contenté de prendre Gillette par son col et de l’écarter ; puis il avait obligé son adversaire à lui rendre son argent.

Finalement, au cours de la troisième semaines d’août, le couronnement de l’été, Blaze perdit sa virginité.

La fille s’appelait Anne Bradstay. On l’avait enfermée à Pittsfield pour incendie volontaire. Elle et son petit ami avaient mis le feu à six entrepôts de pommes de terre entre Presque Ile et Mars Hill avant d’être pris. Leur explication avait été qu’ils n’avaient rien trouvé d’autre à faire. C’était marrant de les voir brûler. Anne avait raconté que Curtis lui disait : « Viens, on va faire des frites », et ils y allaient. Le juge, qui avait perdu un fils de l’âge de Curtis Prebble en Corée, ne comprit ni n’eut envie de comprendre cette explication. Il condamna le garçon à un séjour de six ans dans la prison d’État de Shawshank.

Anne eut un an à passer dans ce que les filles appelaient l’usine Kotex, à Pittsfield. Elle n’en fut pas très affectée. Son beau-père l’avait dépucelée quand elle avait treize ans et son frère aîné la battait quand il était ivre, c’est-à-dire souvent. Après un tel merdier, Pittsfield, c’étaient les vacances.

Ce n’était pas une fille blessée avec un cœur d’or - simplement une fille blessée. Elle n’était pas mauvaise, mais elle avait une certaine avidité pour tout ce qui brillait, comme une pie. Toe-Jam, Brian Wick et deux autres garçons de Portland mirent en commun leurs ressources et offrirent quatre dollars à Anne pour qu’elle couche avec Blaze. Leur motif relevait de la simple curiosité. Personne n’en parla à John Cheltzman (ils craignaient qu’il ne s’en ouvre à Blaze, sinon à Doug Bluenote), mais tous les autres étaient au courant dans le camp.

Tous les soirs, un garçon devait se rendre depuis les cabanes jusqu’au puits, à côté de la maison, et en ramener deux seaux d’eau, l’un pour boire, l’autre pour se laver. Toe-Jam, qui était de corvée ce soir-là, se plaignit d’avoir la courante et proposa à Blaze d’y aller à sa place pour vingt-cinq cents.

« Mais non, ça va, je te le fais gratos », répondit Blaze en s’emparant des seaux.

Toe-Jam fut ravi du quarter économisé et alla raconter ça à son ami Brian.

Il faisait très noir et la nuit embaumait. La lune qui venait juste de se lever était orange. Blaze marchait d’un bon pas, sans penser à rien. L’anse des seaux grinçait. Quand un faisceau vint éclairer son épaule, il ne sursauta pas.

« Je peux t’accompagner ? » demanda Anne qui portait elle aussi ses deux seaux.

« Bien sûr », répondit Blaze.

Sur quoi sa langue resta collée à son palais et il se mit à rougir.

Ils se rendirent côte à côte jusqu’au puits. Anne sifflait doucement entre ses dents gâtées.

Une fois arrivé, Blaze se chargea de déplacer les planches qui fermaient le puits. En maçonnerie, il n’était profond que de six mètres environ, mais un caillou qu’on y faisait tomber produisait un plouf ! creux et mystérieux. Fléoles des prés et roses sauvages poussaient à foison autour de la petite margelle en béton. Un bosquet de vieux chênes ayant l’air de monter la garde entourait l’endroit. À ce moment-là, la lune jeta un de ses pâles rayons entre leurs branches.

« Tu veux que je tire ton eau ? demanda Blaze, dont les oreilles brûlaient.

-    Ouais ? Ça serait gentil.

-    Sûr, dit-il, souriant béatement. Bien sûr. »

Il pensa à Margie Thurlow, même si cette fille ne lui ressemblait en rien.

Une corde délavée par le soleil était accrochée à un anneau pris dans la margelle de ciment. Blaze attacha l’extrémité libre à l’un des seaux. Le fit tomber dans le puits. Il y eut un bruit d’éclaboussement. Puis ils attendirent que le seau se remplisse.

Anne Bradstay n’était pas très avancée dans l’art de la séduction. Elle tendit une main et prit le pénis de Blaze.

« Hé ! s’exclama-t-il, stupéfait.

—    Tu me plais bien, dit-elle. Tu veux pas me baiser ? Tu veux pas ? »

Blaze la regarda, suffoqué et émerveillé à la fois... ce qui n’empêchait pas la partie de lui-même prise dans la main d’Anne de jouer sa propre et si ancienne partition. Anne portait une robe longue qu’elle avait remontée sur ses cuisses. Elle était maigrichonne, mais le clair de lune était indulgent pour son visage. Et les ombres encore plus.

Il l’embrassa maladroitement, l’entourant de ses bras.

« Bordel, c’est une vraie matraque que tu as, hein ? dit-elle en reprenant son souffle (et en serrant encore plus fort la queue de Blaze). Te presse pas, te presse pas !

-    D’accord », dit Blaze. Il la souleva dans ses bras avant d’aller la reposer au milieu des fléoles. Il défit sa ceinture. « J’y connais rien dans ce truc, moi. »

Anne sourit, non sans une certaine amertume. « C’est facile », dit-elle. Elle remonta sa robe au-dessus de ses hanches. Elle ne portait rien dessous. Il vit au clair de lune un fin triangle de poils sombres et crut qu’il allait mourir s’il le regardait trop longtemps.

Elle pointa son sexe du doigt, le plus simplement du monde. « Colle ton zizi dedans. »

Blaze laissa tomber son pantalon et monta sur elle. À une dizaine de mètres, dissimulés par un buisson, Brian Wick se tourna vers Toe-Jam, les yeux écarquillés : « Vise-moi cet engin ! » murmura-t-il.

Toe-Jam se tapa la tête et répondit : « Je crois que ce que Dieu lui a enlevé ici s’est retrouvé là en bas. »

Ils se tournèrent pour regarder.

Le lendemain, Toe-Jam déclara avoir entendu dire que Blaze avait renversé plus que de l’eau en allant au puits. Blaze devint presque écarlate et lui montra les dents avant de s’éloigner. Toe-Jam n’osa plus jamais y faire allusion.

Blaze devint le chevalier servant d’Anne. Il la suivait partout. Il lui donna une deuxième couverture pour qu’elle n’ait pas froid la nuit. La gamine était ravie de ces attentions. À sa manière, elle se sentait amoureuse de lui. Elle et lui se chargèrent du transport nocturne de l’eau pour leurs cabanes respectives jusqu’à la fin de la cueillette, et personne ne fit la moindre réflexion. Personne n’aurait osé.

La veille du jour où ils devaient retourner à Hetton House, Harry Bluenote demanda à Blaze s’il voulait bien rester un moment après le dîner. Blaze répondit que oui, bien sûr, mais se sentit soudain mal à l’aise. Sa première pensée fut que Mr Bluenote avait découvert ce que lui et Anne faisaient au puits et qu’il était furieux. Et, du coup, il se sentait coupable, car il aimait beaucoup Mr Bluenote.

Quand tout le monde fut reparti, Bluenote alluma un cigare et fit deux fois le tour de la table débarrassée. Il toussa. Ébouriffa ses cheveux déjà ébouriffés. Puis, aboyant presque, il lança : « Ecoute-moi. Tu voudrais pas rester ici ? »

Blaze resta bouche bée, incapable, sur le moment, de franchir le gouffre entre ce qu’il croyait que Mr Bluenote allait dire et ce qu’il avait réellement dit.

« Alors ? Ça te plairait ?

-    Oui, réussit à répondre Blaze. Oui, bien sûr. Je... bien sûr.

-Bien, dit Bluenote, l’air soulagé. Parce que Hetton House, ce n’est pas pour quelqu’un comme toi. T’es un gentil garçon, mais t’as besoin d’être pris en main. T’es plein de bonne volonté, seulement voilà... (il montra la tête de Blaze). Comment c’est arrivé ? »

La main de Blaze se porta machinalement au trou dans son front. Il rougit. « C’est affreux, pas vrai ? À regarder, je veux dire. Bon sang !

-    Peux pas dire que c’est joli, non, mais j’ai vu pire. » Bluenote se laissa tomber sur une chaise. « Comment c’est arrivé ?

-    Mon père m’est tombé dessus et m’a envoyé en bas de l’escalier. Il avait mal au crâne ou un truc comme ça. Je me rappelle pas très bien... Bref... (il haussa les épaules)... c’est tout.

-    C’est tout, hein ? Mais ça suffit, pas vrai. »

Il se leva de nouveau, alla jusqu’à la fontaine d’eau froide dans le coin et se servit un grand gobelet en carton. « J’ai été voir mon toubib aujourd’hui. J’avais retardé ça à cause de mes petites palpitations, mais il m’a dit que j’avais rien. J’ai été un peu soulagé. » Il but son eau, écrasa le gobelet en carton et le jeta dans la corbeille à papier. « On vieillit, qu’est-ce que tu veux. Toi, c’est quelque chose qui t’échappe, mais tu comprendras un jour. On vieillit, et la vie qu’on a eue commence à apparaître comme un rêve qu’on fait pendant une sieste. Tu me suis ?

-    Oui », répondit Blaze qui n’avait rien compris.

Vivre ici chez Mr Bluenote ! Il commençait tout juste à

saisir ce que cela pourrait signifier.

«Je voulais juste être sûr que tu serais d’accord avant d’aller demander de te garder, reprit Bluenote, tendant le pouce vers le portrait de la femme, sur le mur. Elle aimait les garçons. Elle m’en a donné trois mais elle est morte en donnant naissance au troisième. Dougie est le deuxième. L’aîné est dans l’Etat de Washington, il construit des avions pour Boeing. Et le plus jeune est mort dans un accident d’auto, il y a quatre ans. C’était bien triste, mais j’aime à penser qu’il est avec sa mère, à présent. C’est peut-être une idée stupide, mais on se réconforte comme on peut, pas vrai, Blaze ?

-    Oui m’sieur », répondit Blaze qui pensait à Anne, auprès du puits, à Anne au clair de lune.

Puis il se rendit compte qu’il y avait des larmes dans les yeux de Mr Bluenote. Ce fut un choc, et il se sentit même un peu effrayé.

« Vas-y, maintenant, dit le vieux fermier. Et ne traîne pas trop longtemps au puits, tu m’entends ? »

Il s’arrêta néanmoins au puits. Il raconta à Anne ce qui s’était passé et elle approuva de la tête. Puis elle se mit à pleurer, elle aussi.

«Qu est-ce qu’il y a, Annie ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ?

-    Rien, répondit-elle. Tire-moi de l’eau, tu veux bien ? J’ai apporté les seaux. »

Il s’occupa de l’eau. Elle le regardait, en adoration.

La dernière journée de ramassage fut écourtée : à une heure, ils avaient terminé et même Blaze se rendait compte que la récolte du jour était bien maigre. La saison des myrtilles était terminée.

Il conduisait toujours, à présent. Il était dans la cabine pendant que le moteur tournait au ralenti, lorsque Bluenote lança : « OK tout le monde ! Dans le camion ! Blaze va vous ramener ! Changez-vous et venez dans la grande maison ! Crème glacée et gâteaux pour tout le monde ! »

Les adolescents se précipitèrent à l’arrière du camion, criant comme des mômes à la récré, et John dut élever la voix pour leur dire de faire attention aux myrtilles. Blaze souriait. D’un sourire qui lui donnait l’impression de devoir rester imprimé toute la journée sur sa figure.

Bluenote fit le tour pour monter à la place du passager. Il était pâle, en dépit de son teint bronzé, et de la sueur coulait sur son front.

« Mr Bluenote ? Vous allez bien ?

-    Mais oui », répondit le fermier. Il afficha son ultime sourire. « J’ai trop mangé à midi, c’est tout. Ramène-moi tout ce petit monde, Bla... »

Il s’étreignit la poitrine. Des vaisseaux sanguins saillaient de part et d’autre de son cou. Il était complètement tourné vers Blaze, mais on aurait dit qu’il ne le voyait pas.

« Q’est-ce qui se passe ?

—    Le cœur », eut le temps de répondre Bluenote avant de s’effondrer en avant.

Son front heurta violemment le tableau de bord. Un instant, il agrippa à deux mains le vieux couvre-siège déchiré, comme si le monde était à l’envers. Puis il se mit à glisser et tomba sur le sol par la portière restée ouverte.

Dougie Bluenote venait de contourner le camion par l’avant. Il se mit à courir. « Papa ! » hurla-t-il.

Bluenote mourut dans les bras de son fils pendant le trajet de retour ; le camion tressaillait et sautait sauvagement, mais Blaze, agrippé au gros volant craquelé, ne s’en rendait même pas compte, les yeux rivés sur la chaussée de terre inégale, roulant comme un fou.

Bluenote frissonna une fois, deux fois, comme un chien sous la pluie, et ce fut tout.

Mrs Bricker, la maman du camp, laissa tomber au sol le pichet de limonade qu’elle tenait quand ils le portèrent à l’intérieur. Les glaçons volèrent dans tous les sens sur le plancher en pin. Ils installèrent Bluenote sur le canapé du salon. Un de ses bras retomba sur le sol. Blaze le prit et le posa sur la poitrine du mort. Il retomba. Après quoi, Blaze se contenta de le tenir.

Dougie Bluenote, dans la salle à manger, se tenait à côté de la longue table déjà prête pour la grande collation de fin de récolte (un petit cadeau de départ était posé à côté de chacune des assiettes des gamins) et s’étranglait dans le téléphone. L’équipe des ramasseurs restait regroupée sur le porche et suivait de là les événements. Tous paraissaient horrifiés, à l’exception de John Cheltzman, qui avait l’air soulagé.

Blaze lui avait tout raconté, la veille.

Le médecin arriva et, après un bref examen, remonta la couverture sur le visage de Harry Bluenote.

Mrs Bricker, qui s’était tue, se remit à pleurer. « Et la crème glacée, s’écria-t-elle soudain. Qu’est-ce que je vais faire de toute cette crème glacée ? Oh, mon Dieu... » Elle remonta son tablier sur sa figure, puis sur sa tête, comme un capuchon.

« Faites-les entrer et qu’ils la mangent, dit Dougie Bluenote. Toi aussi, Blaze. Assieds-toi. »

Mais Blaze secoua la tête. Il avait l’impression qu’il n’aurait plus jamais faim.

« Ça fait rien, dit Doug en se passant la main dans les cheveux. Va falloir que j’appelle Hetton House... et South Portland... Pittsfield... bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu. » Il appuya son front contre le mur et se mit à son tour à pleurer. Blaze resta assis où il était, se contentant de regarder la forme étendue sur le canapé.

C’est le break de Hetton House qui arriva le premier. Blaze s’assit à l’arrière et regarda par la vitre quand la voiture démarra. Il vit la grande maison rapetisser, rapetisser et finalement disparaître.

Les autres commencèrent à bavarder un peu entre eux, mais Blaze resta silencieux. La réalité de la situation commençait à lui apparaître. Il essaya de penser à autre chose, sans y parvenir. Cela n’avait pas de sens, mais n’empêche, cette réalité s’imposait à lui.

Son visage se mit à grimacer. Un tressaillement agita tout d’abord sa bouche, puis ses yeux. Ses joues se mirent à trembler. C’était impossible à contrôler. Cela lui échappait. Et finalement il commença à pleurer. Il appuya son front contre la vitre arrière du break et pleura en longs sanglots monotones qui rappelaient des hennissements de cheval.

Le beau-frère de Martin Coslaw se trouvait au volant. « On pourrait pas faire taire cette chèvre, quelqu’un ? »

Mais personne n’osa le toucher.

Le bébé d’Anne Bradstay naquit huit mois et demi plus tard. C’était un sacré garçon - plus de quatre kilos. On le proposa pour l’adoption et il fut tout de suite pris par un couple de Saco, les Wyatt. Le petit Bradstay devint Rufus Wyatt. Il reçut le titre de champion de football de l’État avec son équipe l’année de ses dix-sept ans ; champion de toute la Nouvelle-Angleterre l’année suivante. Il alla à l’université de Boston avec l’intention de choisir la littérature comme matière principale. Il aimait tout particulièrement Shelley, Keats et le poète américain James Dickey.

La NUIT ARRIVA TÔT dans son manteau de neige. À dix-sept heures, la seule lumière du bureau du directeur provenait des papillotements du feu, dans la cheminée. Joe dormait bien, mais Blaze était inquiet ; le bébé respirait vite, son nez coulait et sa poitrine semblait encombrée. Deux taches d’un rouge vif brillaient sur ses joues.

D’après le livre, la poussée de dents s’accompagnait souvent de fièvre, de même que d’un rhume, dont elle était « un symptôme ». Un rhume, Blaze comprenait ça (mais il ignorait le sens du mot symptôme). Garder l’enfant bien au chaud, disait le Dr Spock. C’était facile à dire pour lui ; qu’est-ce que Blaze ferait quand Joe se réveillerait et qu’il aurait envie de se dégourdir les membres ?

Il lui fallait appeler les Gérard tout de suite, ce soir même. Ils ne pourraient pas lancer l’argent de l’avion dans cette tempête de neige, mais celle-ci s’arrêterait probablement demain soir. Il récupérerait l’argent et garderait Joe. Et merde pour ces salopards de républicains pleins aux as. Lui et Joe, c’était à la vie et à la mort, à présent. Ils fileraient d’ici. Il trouverait bien comment.

Contemplant les flammes, il glissa dans un songe éveillé. Il se vit allumant les feux de détresse dans la clairière. Il imagina les feux de position d’un petit avion faisant son apparition. Le bourdonnement de guêpe de son moteur. L’appareil vire sur l’aile, plonge vers le signal qui brûle comme sur un gâteau d’anniversaire. Quelque chose de blanc en l’air - un parachute auquel est attachée une petite valise !

Puis il est de retour ici. Il ouvre la valise. Elle est pleine de fric. Chaque liasse a été soigneusement entourée d’une bande. Blaze vérifie. Le compte y est.

Ensuite, il se voit sur l’île d’Acapulco (pour lui, Aca-pulco est une île qui fait partie de l’archipel des Bahamas, mais il sait qu’il se trompe peut-être là-dessus). Il s’est acheté une maisonnette sur un terrain qui domine une plage. Elle comprend deux chambres, une grande, une petite. Sur le porche il y a deux hamacs, un grand, un petit.

Du temps passe. Cinq ans, peut-être. Et un gamin court sur la plage - une plage qui brille comme une peau mouillée sous le soleil. Il est bronzé. Il a de longs cheveux noirs, comme un guerrier indien. Il fait signe de la main. Blaze lui répond.

Une fois de plus, Blaze crut fugitivement entendre un rire. Il se tourna vivement. Personne.

Mais son rêve éveillé s’était brisé. Il se leva pour enfiler sa parka, se rassit pour mettre ses bottes. Il allait en faire une réalité, de son rêve. C’était décidé, autant dans sa tête que dans ses jambes, et quand les choses se présentaient comme ça, il faisait toujours ce qu’il avait décidé de faire. C’était sa fierté. Sa seule fierté.

Il vérifia que le bébé dormait bien et sortit. Il referma la porte du bureau derrière lui et descendit rapidement l’escalier. Il avait passé le pistolet de George dans sa ceinture. Cette fois, il était chargé.

Le vent s’engouffrait en hululant dans l’ancienne cour de récréation, soufflant tellement fort qu’il vacilla un instant avant de s’y habituer. La neige lui fouettait le visage et plantait ses innombrables aiguilles dans ses joues et son front. La cime des arbres oscillait dans tous les sens. De nouvelles congères se formaient sur l’ancienne croûte de neige, atteignant presque un mètre par places. Inutile de s’inquiéter davantage pour les traces qu’il avait pu laisser en arrivant.

Il pataugea jusqu’à la barrière anticyclone, regrettant de ne pas avoir de raquettes, et l’escalada maladroitement. Il se retrouva avec de la neige jusqu’à hauteur des cuisses et reprit sa route laborieuse vers le nord ; son but était de rejoindre Cumberland en ligne droite, par la campagne.

Il y avait cinq kilomètres à parcourir, mais il était déjà hors d’haleine à mi-chemin. Il ne sentait plus sa figure. Pas plus que ses mains et ses pieds, en dépit de ses moufles et de chaussettes épaisses. Il continuait néanmoins d’avancer, sans chercher à contourner les congères, ne déviant pas un instant de sa trajectoire. Par deux fois, il trébucha sur des barrières enfouies sous la neige ; sur l’une d’elles, du fil de fer barbelé déchira son jean et lui égratigna la jambe. Il se releva et repartit, ne gaspillant même pas son souffle pour un juron.

Une heure après s’être mis en route, il entra dans une pépinière. Là, de petits sapins parfaitement taillés étaient alignés, chacun poussant à un mètre quatre-vingts de son voisin. Blaze put alors emprunter un long corridor abrité, où la neige ne dépassait pas huit centimètres d’épaisseur ; par endroits, il n’y en avait pratiquement pas. Il se trouvait dans la Cumberland County Reserve, située le long de la route principale.

Quand il atteignit le bord ouest de la forêt miniature, il s’assit en haut du remblai et se laissa glisser jusqu’à la route 289. Un peu plus loin, devenu presque invisible dans les rafales chargées de neige, il y avait un feu clignotant dont il se souvenait bien : rouge sur deux côtés, jaune sur les deux autres. Au-delà, les lampadaires de l’agglomération diffusaient une lumière fantomatique.

Blaze traversa la route enneigée et sans trafic et se dirigea vers la station-service Exxon, au coin de la rue. Un rond de lumière, sur le côté du bâtiment en parpaings, éclairait une cabine téléphonique. L’air d’un bonhomme de neige ambulant, il dirigea vers elle sa haute silhouette voûtée. Il eut un moment de panique quand il crut qu’il n’avait pas de monnaie sur lui, mais il trouva deux quarters dans son pantalon et un autre dans une poche de sa parka. En plus, l’appareil lui rendit son argent : les renseignements étaient un service gratuit.

« Je voudrais appeler Joseph Gérard, dit-il. À Ocoma. »

Il y eut un instant de silence, puis l’opératrice lui donna le numéro. Blaze l’écrivit sur la vitre embuée qui protégeait le téléphone du mauvais temps, sans se rendre compte qu’il avait demandé un numéro sur liste rouge mais que, sur les instructions du FBI, l’opératrice lui avait tout de même donné. C’était évidemment la porte ouverte à n’importe quoi : manifestations intempestives de sympathie comme canulars, mais si les kidnappeurs n’appelaient pas, le matériel de repérage ne servirait à rien.

Blaze composa le zéro et donna le numéro des Gérard à la standardiste. Il demanda si c’était payant. La réponse était oui. Il voulut alors savoir s’il pouvait parler trois minutes pour soixante-quinze cents. La réponse était non.

Un appel de trois minutes pour Ocoma lui coûterait un dollar quatre-vingt-dix. Il n’avait pas une carte de crédit téléphonique ?

Il n’en avait pas. Blaze n’avait aucune carte de crédit.

La standardiste lui dit alors qu’il pouvait faire facturer l’appel sur le téléphone de son domicile - et il y avait effectivement un téléphone au chalet (même s’il n’avait pas servi une seule fois depuis la mort de George), mais Blaze était trop malin pour ça.

-    En PCV, alors ?

-    Ouais, en PCV ! dit Blaze.

-    Votre nom, monsieur ?

-    Clayton Blaisdell Junior », répondit-il aussitôt. Il était tellement soulagé à l’idée de ne pas avoir fait tout ce chemin pour rien, parce qu’il n’aurait pas eu assez de monnaie, qu’il ne prit conscience de son erreur tactique qu’au bout de pratiquement deux heures.

« Merci, monsieur.

-    Merci à vous », dit Blaze, se sentant malin - malin comme un singe.

À l’autre bout, le téléphone ne sonna qu’une fois avant d’être décroché. « Oui ? fit une voix qui trahissait inquiétude et fatigue.

-    J’ai votre fils, dit Blaze.

-    Monsieur, c’est le dixième appel, aujourd’hui, qui me dit la même chose. Prouvez-le. »

Blaze resta interloqué. Il ne s’était pas attendu à cette réaction. « Eh bien, il n’est pas avec moi. C’est mon associé qui le garde.

-    Ouais ? »

Rien d’autre. Juste ce ouais interrogatif.

«J’ai vu votre femme quand je suis entré. (Il avait répondu la seule chose qui lui soit venue à l’esprit.) Elle est très jolie. Elle avait une chemise de nuit blanche... et vous avez trois photos sur la commode — enfin, trois photos mises ensemble. »

À l’autre bout du fil, la voix lui demanda de donner d’autres détails ; elle ne paraissait plus fatiguée, tout d’un coup.

Blaze se creusa la tête. Il ne voyait pas, vraiment pas ce qui pourrait convaincre cet entêté. Puis une idée lui vint. « La vieille dame avait un chat. C’est pourquoi elle est descendue. Elle croyait que c’était le chat... que j’étais... (il se creusa encore un peu la tête)... Mikey\ cria-t-il. Je suis désolé d’avoir tapé si fort. Je voulais vraiment pas, mais j’avais la frousse. »

À l’autre bout du fil, l’homme se mit soudain à pleurer. Ce fut un choc pour Blaze. « Est-ce qu’il va bien ? Pour l’amour du ciel, est-ce que Joe va bien ? »

Il y eut un brouhaha confus en fond sonore. Une voix de femme le dominait. Une autre femme criait et pleurait

- probablement la mère. Ces Narméniennes étaient des émotives, sans doute. Comme les Français.

« Ne raccrochez pas ! dit vivement Joseph Gérard (il fallait bien que ce soit lui), l’air pris de panique. Il va bien ?

— Ouais, en pleine forme, répondit Blaze. Il a encore fait une dent. Il en a trois maintenant. Et il a les fesses moins rouges. Je... je veux dire nous... nous lui tartinons le derrière de crème, comme il faut. Qu’est-ce qu’elle a, votre femme ? Elle est trop bien pour lui tartiner le derrière ? »

Gérard haletait comme un chien. « Nous ferons tout ce que vous voudrez, monsieur. Vous êtes le maître du jeu. » C’est tout juste si Blaze ne sursauta pas. Il avait presque oublié la raison de son appel.

« Très bien. Je vais vous dire ce que vous allez faire. »

À Portland, un employé des téléphones parlait à l’inspecteur Albert Sterling. « Il est à Cumberland centre. Le Taxi-phone de la station-service.

-    Pigé », répondit Sterling en brandissant le poing.

« Montez dans un petit avion demain soir à huit heures », dit Blaze. Il commençait à se sentir mal à l’aise ; cela faisait trop longtemps qu’il était au téléphone. « Volez le long de la route 1 en direction du New Hampshire. À basse altitude. Pigé ?

-    Attendez... je ne suis pas sûr...

-    Vous avez intérêt à être sûr », dit Blaze, s’efforçant d’adopter le ton qu’aurait pris George. « N’essayez pas de me rouler si vous voulez pas retrouver votre fils dans un sac-poubelle.

-    D’accord, dit Gérard. Je prends simplement des notes. »

Sterling tendit un bout de papier à Bruce Granger et lui fit signe de téléphoner. Granger appela la police de la route de l’État - autrement dit les Troopers.

« Le pilote verra un signal lumineux, continuait Blaze. Attachez la valise à un parachute et jetez-la comme si vous vouliez la faire tomber sur les feux - sur la lumière. Le signal. Vous aurez l’enfant le lendemain. Je vous laisserai même le truc que je... que nous, je veux dire... lui mettons sur le derrière. » Une petite plaisanterie lui vint à l’esprit : « Sans frais supplémentaires. »

Il regarda machinalement la main qui ne tenait pas le téléphone et s’aperçut qu’il avait croisé les doigts quand il avait dit qu’il leur rendrait Joe. Comme un petit garçon qui en est à son premier mensonge.

« Ne raccrochez pas ! s’écria Gérard. Je n’ai pas très bien compris...

-    Vous êtes un malin. Je suis sûr que si. »

Il raccrocha et quitta la station-service à toute vitesse, ne sachant trop pourquoi il courait, seulement que cela lui paraissait logique. La seule chose à faire. Il franchit le carrefour aux feux clignotants, traversa la route en diagonale et escalada le remblai en quelques foulées géantes. Puis disparut entre les rangées de sapins de la pépinière.

Derrière lui, un monstre énorme aux yeux aveuglants surgit dans un rugissement au-dessus de la colline. Il plongea dans l’air chargé de neige, sa pelle de neuf pieds soulevant une gerbe blanche. Le chasse-neige fit disparaître les empreintes de Blaze à l’endroit où il avait traversé la route en diagonale. Lorsque les deux voitures de patrouille convergèrent sur la station-service Exxon, neuf minutes plus tard, les traces de pas laissées par Blaze sur le remblai n’étaient plus que de vagues creux aux formes brouillées. Et alors que la police de la route se tenait autour du Taxi-phone, lampe-torche braquée, le vent poursuivait son travail de sape derrière eux.

Le téléphone de Sterling sonna cinq minutes plus tard. « Il était bien là », lui dit le Trooper. Sterling entendait souffler le vent, en fond sonore. Hurler, plutôt. « Il était bien là mais il est parti.

-    Parti comment ? En voiture ou à pied ?

-    Comment savoir ? Le chasse-neige est passé quelques minutes avant que nous n’arrivions. Mais à mon avis, il devait être en voiture.

-    Votre avis, personne ne vous le demande. Et à la station ? Personne ne l’a vu ?

-    Ils ont fermé à cause du mauvais temps. Et même s’ils étaient restés ouverts... la cabine est contre un mur latéral.

-    Il a du pot, ce fils de pute, gronda Sterling. Un cul bordé de médailles, l’enfant de salaud ! On a pris d’assaut l’espèce de baraque minable du côté de l’Apex et nous avons arrêté quatre revues porno et une boîte de petits pois. Et les empreintes ? Le vent les a effacées, je parie ?

-    Il y en avait encore autour de la cabine, répondit le Trooper. Le vent les a un peu brouillées, mais c’est lui.

-    Encore à votre avis ?

-    Non. Elles étaient grandes.

-    Bon. Barrages routiers, d’accord ?

-Toutes les voies, même les plus petites. C’est en train d’être mis en place.

-    Les chemins d’exploitation forestière aussi ?

-    Oui, aussi », répondit le policier d’un ton acerbe.

Sterling s’en fichait. « Il est donc coincé, hein ? On peut

dire ça, Trooper ?

-    Oui.

-    Bien. Nous débarquons dans le coin avec trois cents hommes dès que la tempête se calmera, demain. Cette affaire a trop duré.

-    Oui, monsieur.

-    Le chasse-neige ! grogna Sterling. La petite chatte fourrée de ma sœur, oui ! »

Il raccrocha.

Le temps de retourner à Hetton House, Blaze était épuisé. En passant pour la seconde fois au-dessus de la barrière anticyclone, il retomba de l’autre côté la tête la première dans la neige. Il se retrouva le nez en sang. Il avait effectué le trajet de retour en trente-cinq minutes. Il se releva, contourna le bâtiment d’une démarche mal assurée et entra.

Il fut accueilli par les hurlements furieux et angoissés de Joe.

« Bordel ! »

Il grimpa l’escalier quatre à quatre et entra comme une bombe dans le bureau de Martin Coslaw. Le feu s’était éteint. Le berceau était renversé et Joe gisait sur le sol, la tête couverte de sang. Il avait le visage violacé, les mains saupoudrées d’une poussière blanche et il fermait les yeux de toutes ses forces.

« Joe ! s’écria Blaze. Joe ! Joe ! »

Il prit le bébé dans ses bras et se précipita dans le coin où il avait empilé les couches. Il en prit une et tamponna la coupure au front du bébé. Le sang paraissait encore couler. Une écharde dépassait de la plaie. Blaze la retira et la jeta par terre.

Joe se débattait dans ses bras et hurlait de plus belle. Blaze essuya encore le sang, tenant fermement le bébé, et se pencha pour mieux voir. La coupure était irrégulière, mais une fois la grosse écharde enlevée, elle n’avait pas l’air très profonde. Grâce à Dieu, elle n’avait pas touché son œil. Elle aurait pu lui crever l’œil !

Il alla prendre un biberon et le donna à Joe sans le faire réchauffer. Le bébé s’en empara à deux mains et se mit à téter avec avidité. Haletant, Blaze prit une couverture dont il entoura Joe. Puis il s’allongea sur celles qui lui servaient de lit, le bébé dans les bras. Il ferma les yeux mais un horrible vertige s’empara aussitôt de lui. Le monde lui paraissait fait de choses qui se dissipaient comme fumée :

George, Johnny, Harry Bluenote, Anne Bradstay, les oiseaux sur les fils et les nuits sur la route.

Puis la sensation s’éloigna.

« À partir de maintenant, Joe, dit-il, c’est toi et moi. Tu m’as et je t’ai. Ça va se passer très bien. D’accord ? »

De violentes rafales chargées de neige fouettaient les vitres et les faisaient trembler. Joe détourna la tête du biberon et partit d’une toux épaisse, sa langue sortant dans l’effort que faisait sa poitrine pour se dégager. Puis il reprit la tétine. Sous sa main, Blaze sentait le petit cœur qui battait vite.

« C’est comme ça qu’on fonctionne », dit Blaze en déposant un baiser sur le front ensanglanté du bébé.

Ils s’endormirent ensemble.

DERRIÈRE LES BÂTIMENTS PRINCIPAUX de Hetton House s’étendait un vaste terrain, utilisé comme potager, que des générations de garçons avaient appelé le jardin de la Victoire. La directrice qui avait précédé Martin Coslaw ne s’en était pas beaucoup occupée, disant à qui voulait l’entendre qu’elle avait la main brune et non verte, mais Martin Coslaw, alias la Loi, avait tout de suite compris le double et juteux avantage qu’il représentait : une économie substantielle sur le budget-nourriture de Hetton House, si les garçons faisaient eux-mêmes pousser leurs légumes, et habituer ces mêmes garçons à un dur et bon labeur - les fondements mêmes du monde aux yeux de la Loi. « Le travail et les mathématiques ont bâti les pyramides », aimait-il à dire. C’est pourquoi les garçons plantaient au printemps, désherbaient pendant l’été (sauf ceux qui étaient « en extérieur » dans les fermes du voisinage) et récoltaient à l’automne.

Quatorze mois environ après ce que Toe-Jam appelait « le fabuleux été des myrtilles », John Cheltzman faisait partie de l’équipe chargée du ramassage des citrouilles dans le carré nord du jardin de la Victoire. Il prit froid, tomba malade, mourut. Oui, aussi vite que ça. Transféré au Portland City Hospital pour Halloween pendant que les autres garçons étaient en classe sur place ou à l’extérieur, il mourut dans le pavillon des indigents et y mourut seul.

On défit son lit, à Hetton House, et on y mit des draps propres. Blaze passa l’essentiel de l’après-midi assis sur le sien à regarder celui de John. Le dortoir tout en longueur

- qu’ils appelaient « le bélier » - était désert. Les autres étaient allés aux funérailles de John. Pour la plupart, c’était la première fois qu’ils assistaient à un enterrement, et cette idée les excitait.

La vue du lit de John fascinait et effrayait Blaze. Le pot de beurre de cacahuètes Shedd qu’il avait toujours vu coincé entre la tête du lit et le mur avait disparu ; il avait vérifié. Les crackers Ritz également (après l’extinction des lumières, Johnny disait souvent : « Tout a meilleur goût sur un Ritz, même la merde », ce qui ne manquait jamais de faire pouffer Blaze). Le lit lui-même était fait dans le style militaire, la couverture du dessus tendue à fond. Les draps étaient parfaitement blancs et propres, ce qui n’avait pas toujours été le cas - Johnny était un adepte enthousiaste des masturbations nocturnes. Bien des soirs, Blaze était resté allongé dans le noir, les yeux perdus dans l’obscurité, écoutant le léger grincement des ressorts pendant que JC se secouait le manche. Il y avait toujours des taches jaunâtres et raides sur ses draps. Bordel, ces taches jaunâtres et raides se retrouvaient sur les draps de tous les grands. Il y en avait une bien à lui sur son lit, en ce moment, juste sous ses fesses, pendant qu’il regardait le plumard de Johnny. Il lui vint à l’esprit, comme une révélation, que si jamais il mourait, on referait son lit à fond et ses draps tachés de foutre seraient remplacés par des draps comme ceux du lit de Johnny, des draps immaculés. Des draps ne comportant pas la moindre indication que quelqu’un y avait dormi, y avait rêvé et avait été assez vigoureux pour éjaculer dedans. Blaze se mit à pleurer en silence.

C’était un après-midi limpide du début novembre, et une lumière impartiale inondait le bélier. L’un des carrés de lumière découpés par les montants des fenêtres tombait sur le lit de John. Au bout d’un moment, Blaze arracha les couvertures du lit ou son ami avait dormi. Il jeta l’oreiller entre la rangée de lits. Puis il arracha les draps et jeta le matelas au sol. Cela ne lui suffisait cependant pas. Il renversa le lit sur le matelas ; ses petits pieds pointèrent en l’air, stupides. Et comme il n’était pas encore satisfait, il donna un coup de pied dans les montants du plumard, ne réussissant qu’à se faire mal lui-même. Après quoi, il s’allongea sur son lit, les mains sur les yeux, sa poitrine se soulevant pesamment.

Après les funérailles, les autres garçons, dans l’ensemble, laissèrent Blaze tranquille. Personne ne l’interrogea sur le lit mis à l’envers, mais Toe-Jam fit un truc marrant : il prit l’une des mains de Blaze et l’embrassa. Marrant, en effet. Blaze y pensa pendant des années. Pas constamment, mais de temps en temps.

Arriva dix-sept heures. Temps libre. La plupart des garçons étaient dans la cour de récréation, faisant les idiots et se creusant l’appétit en vue du dîner. Blaze se rendit dans le bureau de Martin Coslaw. La Loi était derrière son bureau. Les pantoufles aux pieds, il se tenait renversé dans son fauteuil à bascule et lisait YEvening Express. Il leva les yeux et dit : « Oui ?

- Prends ça, fils de pute », répondit Blaze.

Quand il s’en alla, l’homme gisait inconscient sur le sol.

Il partit à pied en direction du New Hampshire, sûr qu’il se ferait prendre en moins de quatre heures s’il volait une voiture. Au lieu de cela, ils le cravatèrent en deux. Il oubliait toujours qu’il avait une taille de géant, mais Martin Coslaw ne l’avait pas oublié, lui, et il ne fallut pas longtemps à la police de la route du Maine pour repérer un homme de race blanche de deux mètres avec un trou dans la tête.

Le procès fut expédié devant le tribunal du Cumberland County. Martin Coslaw s’y présenta un bras en écharpe et la tête enveloppée d’un énorme bandage qui descendait jusque sur un de ses yeux. Il avança vers la barre en s’appuyant sur des béquilles.

Le procureur lui demanda combien il mesurait. Coslaw répondit un mètre soixante-cinq. Le procureur lui demanda combien il pesait. Coslaw répondit soixante-deux kilos. Le procureur lui demanda s’il avait fait quoi que ce soit qui ait pu provoquer ou exciter l’accusé, Clayton Blaisdell Jr., ou s’il l’avait puni injustement. Martin Coslaw répondit que non. Le procureur abandonna alors le témoin à l’avocat de Blaze, un blanc-bec-frais-émoulu-de-l’école-de-droit. Le blanc-bec-etc. posa un certain nombre de questions furieuses et obscures, auxquelles Martin Coslaw répondit avec le plus grand calme pendant que son bras dans le plâtre, sa tête bandée et ses béquilles continuaient à témoigner pour lui. Lorsque le blanc-bec-etc. admit qu’il n’avait plus de questions, l’Etat dit qu’il n’en avait pas non plus.

Le commis d’office de Blaze le fit venir à la barre et lui demanda pourquoi il avait battu le directeur de Hetton House. Blaze bredouilla son histoire. Son meilleur ami était mort. C’était la faute de Coslaw, à son avis. On n’aurait jamais dû envoyer Johnny cueillir les citrouilles, en particulier avec le froid qu’il faisait. John était fragile du cœur. Ce n’était pas juste, et Mr Coslaw savait que ce n’était pas juste. C’était de sa faute.

Le jeune avocat se rassit, une expression de désespoir dans les yeux.

Le procureur se leva et s’approcha à son tour. Il demanda à Blaze combien il mesurait. Un mètre quatre-vingt-dix-huit ou deux. Le procureur lui demanda combien il pesait. Blaze répondit qu’il ne savait pas exactement, mais pas cent vingt kilos, tout de même. Ce qui provoqua quelques rires sur le banc de la presse. Blaze les regarda, l’air intrigué. Puis il esquissa un sourire, désireux de leur faire savoir qu’il était capable de comprendre la plaisanterie, comme tout le monde. Le procureur n’avait plus de questions à poser et se rassit.

Le commis d’office de Blaze fit un résumé furieux et obscur, puis déclara qu’il en avait fini. Le juge regarda par la fenêtre, le menton dans la main. Le procureur se leva alors. Il traita Blaze de jeune voyou. Il dit qu’il était de la responsabilité de l’État du Maine de « le mater vite et bien ». Blaze ne savait pas ce que cela voulait dire, mais il comprit que ce n’était pas bon.

Le juge demanda à Blaze s’il avait quelque chose à dire.

« Oui m’sieur, mais j’sais pas comment. »

Le juge hocha la tête et le condamna à deux ans de prison à purger à South Portland Correctional.

Ce ne fut pas aussi dur pour lui que pour certains, mais assez, cependant, pour qu’il n’ait jamais envie d’y retourner. Sa taille de géant lui permettait d’éviter les corrections ou le harcèlement sans qu’il appartienne pour autant à l’une des cliques clandestines, avec leurs leaders de pacotille ; mais se retrouver enfermé pendant de longues périodes de temps derrière les barreaux d’une cellule minuscule était très pénible. Et très déprimant. Deux fois, au cours des premiers six mois, il « piqua sa crise », hurlant qu’il voulait sortir, cognant sur les barreaux de sa cellule jusqu’à ce que les gardiens accourent. La première fois, ils vinrent à quatre, durent rapidement faire appel à quatre autres collègues et finalement à encore six autres pour parvenir à le maîtriser. La deuxième fois, ils lui firent une piqûre qui l’assomma pendant seize heures.

La solitude était encore pire. Il allait et venait sans fin dans l’étroit espace (six pas dans un sens, six dans l’autre) jusqu’à ce que le temps n’ait plus de sens, jusqu’à ce qu’il s’arrête. Quand on lui ouvrit finalement la porte et qu’il put rejoindre la société des autres garçons - libres de marcher dans la cour ou de décharger les camions, au dépôt -, il fut presque fou de gratitude. La seconde fois il prit dans ses bras le gardien qui lui ouvrit, ce qui valut cette note dans son dossier : Manifeste des tendances homosexuelles.

Mais la solitude n’était pas la pire chose ; lui qui oubliait tout gardait les pires choses en mémoire. C’était comme ça qu’ils te possédaient. Ils te conduisaient dans une petite pièce blanche et t’entouraient. Ils commençaient alors à te poser des questions. Et avant d’avoir eu le temps de penser à ce que voulait dire la première — à ce qu’elle signifiait -, la deuxième tombait, puis la suivante, puis la suivante. Ils revenaient en arrière, prenaient une tangente, circulaient dans tous les sens. Tu avais l’impression d’être pris dans une toile d’araignée. Et finalement, tu reconnaissais tout ce qu’ils voulaient que tu reconnaisses, rien que pour les faire taire. Ils t’apportaient alors un papier et te demandaient de le signer et là, mon frère, tu le signais.

Le responsable de l’interrogatoire de Blaze était un substitut du procureur du district du nom de Holloway. Hol-loway n’entra dans la pièce que lorsque les autres l’eurent cuisiné pendant au moins une heure et demie. Blaze avait les manches remontées, les pans de sa chemise sortis du pantalon. Il était couvert de sueur et avait une envie irrépressible d’aller aux toilettes pour la grosse commission. Il avait l’impression de se retrouver dans le chenil des Bowie, entouré des colleys lui montrant les dents. Holloway était cool et élégant, avec son costume bleu marine à rayures et ses chaussures noires arborant une galaxie de trous-trous sur l’empeigne. Blaze n’oublia jamais les trous-trous minuscules sur les chaussures de Mr Holloway.

Le substitut s’assit à la table placée au milieu de la pièce, les fesses sur le bord de la chaise, la jambe droite croisée sur la gauche transformant l’élégante chaussure noire en balancier d’horloge. Il adressa alors un sourire amical à Blaze et lui demanda : « Alors, tu veux parler, fiston ? »

Blaze commença à bredouiller. Oui, il voulait parler. Si quelqu’un avait envie de l’écouter, se montrait amical, il voulait bien parler.

Holloway dit aux autres de sortir.

Blaze demanda s’il pouvait aller aux toilettes.

Holloway lui montra une porte que Blaze n’avait pas encore remarquée. « Qu’est-ce que tu attends ? » Il avait toujours le même sourire amical lorsqu’il lui posa la question.

Lorsque Blaze revint, il trouva un pichet d’eau fraîche et un verre sur la table. Il regarda Holloway et le substitut répondit d’un hochement de tête. Blaze descendit trois verres à la suite, puis se rassit avec l’impression d’avoir un pic à glace planté dans la tête.

« Ça fait du bien ? » demanda Holloway.

Blaze acquiesça.

« Ouais. Ça donne soif, de répondre aux questions. Une cigarette ?

- Je fume pas.

-    Bon garçon. Voilà qui t’évitera bien des embêtements, pronostiqua le substitut tout en en allumant une pour lui. « Tu es qui, pour tes copains ? Comment t’appellent-ils ?

-    Blaze.

-    Très bien, Blaze. Moi, c’est Frank Holloway. » Il tendit la main, puis fit la grimace et pinça la cigarette entre ses dents quand Blaze la lui serra. « Et maintenant, raconte-moi exactement ce qui s’est passé pour que tu atterrisses ici. »

Blaze entreprit alors de déballer son histoire, en commençant par l’arrivée de la Loi à Hetton House et par ses problèmes avec l’arithmétique.

Holloway leva la main au bout d’un moment. « Ça t’embête si on fait venir une sténographe, Blaze ? C’est comme une secrétaire. Cela t’évitera de répéter les choses. »

Non, ça ne l’embêtait pas.

Plus tard, à la fin, les autres revinrent. Blaze remarqua à ce moment-là que les yeux de Holloway avaient perdu leur pétillement amical. Il repoussa son siège, se brossa les fesses de deux coups secs et dit : « Mettez ça au propre et faites-le signer par ce crétin. » Il sortit sans regarder derrière lui.

Il quitta la prison avant d’avoir fait ses deux ans, ayant eu quatre mois de remise de peine pour bonne conduite. On lui donna deux jeans de taulard, une veste en toile de jean de taulard, et un sac marin pour transporter le tout. Ainsi que ses économies de prison : un chèque de 43,84 dollars.

C’était en octobre. Le vent soufflait, mais l’air était doux. Le gardien qui lui ouvrit la porte agita la main comme si c’était un essuie-glace et lui conseilla de ne pas faire de bêtises. Blaze passa devant lui sans le regarder ni lui parler et frissonna quand il entendit le lourd portail vert claquer sourdement dans son dos.

Il marcha jusqu’à la disparition du trottoir, puis du bourg. Il étudiait tout ce qu’il voyait. Des voitures passaient, étrangement modernes. L’une d’elles ralentit et il pensa qu’on allait lui offrir de monter. Puis quelqu’un cria : « Hé, gibier de potence ! » et la voiture accéléra.

Finalement, il s’assit sur le muret de pierre qui entourait un petit cimetière de campagne et se contenta de regarder la route. Il était libre, finit-il par comprendre. Personne n’était là pour lui donner des ordres, sauf qu’il avait du mal à déterminer seul ce qu’il devait faire et qu’il n’avait aucun ami. Finie la solitude dans une cellule, mais il n’avait pas de boulot. Il ne savait même pas comment transformer en argent le bout de papier raide qu’on lui avait donné.

N’empêche, il se sentait envahi d’un merveilleux et apaisant sentiment de gratitude. Il ferma les yeux et tourna son visage vers le soleil, se remplissant la tête d’une lumière rouge. Des odeurs d’herbe et de goudron frais (les cantonniers venaient de boucher un nid-de-poule) lui parvenaient, ainsi que celle des gaz d’échappement chaque fois que passait une voiture emmenant son conducteur là où il voulait. Il serrait ses bras autour de lui de soulagement.

Il dormit dans une grange, ce soir-là, et trouva un boulot le lendemain : ramasser des patates à cinq cents le panier. Cet hiver-là, il travailla dans une usine lainière du New Hampshire - strictement non-syndiquée. Au printemps, il prit le car pour Boston et trouva un emploi à la lingerie de l’hôpital pour femmes de Brigham. Il y était depuis six mois lorsqu’il tomba sur une tête qu’il connaissait de South Portland : Billy St. Pierre. Ils sortirent ensemble et se payèrent mutuellement de nombreuses bières. Billy confia à

Blaze qu’avec un ami ils allaient braquer un magasin de spiritueux à South. C’était du gâteau, il y avait place pour un troisième.

Blaze était partant. L’affaire lui rapporta dix-sept dollars. Il continuait cependant à travailler à la laverie. Quatre mois plus tard, avec Billy et le beau-frère de celui-ci, Dom, ils braquèrent un ensemble station-service-épicerie de Dan-vers. Un mois plus tard, Blaze et Billy, avec le renfort d’un ancien de South Portland du nom de Calvin Surks, s’en prirent à une société de prêt qui abritait une salle de jeu clandestine dans son arrière-boutique. Sur ce coup, ils ramassèrent plus de mille dollars.

« On joue dans la cour des grands cette fois, dit Billy, tandis qu’ils se partageaient le butin dans une chambre de motel, à Duxbury. Et c’est juste le début. »

Blaze hocha la tête, mais continua néanmoins à aller travailler à l’hôpital.

Et c’est ainsi qu’il fonctionna pendant un certain temps. Blaze n’avait aucun véritable ami à Boston. Ses relations se réduisaient à Billy et à l’équipe de besogneux qui orbitaient autour de lui. Blaze se mit à traîner avec eux, après le travail, dans un établissement de Lynn, le Moochie’s, où ils jouaient au billard électrique et draguaient. Blaze n’avait pas de petite amie, même occasionnelle. Il était d’une timidité maladive et obsédé par ce que Billy appelait sa tronche pétée. Lorsqu’ils avaient réussi un coup, il se payait parfois une pute.

Alors que Blaze connaissait Billy depuis environ un an, un musicien intermittent baratineur lui fit connaître l’héroïne - par piqûre. Elle rendit Blaze abominablement malade, soit parce qu’elle n’était pas pure, soit qu’il ait été naturellement allergique. Il n’essaya plus jamais. Il lui arrivait de tirer deux ou trois bouffées sur un pétard ou de snif-fer une ligne de coke juste pour être sociable, mais il ne voulut plus jamais rien savoir des drogues dures.

Peu de temps après son expérience avec l’héroïne, Billy et Calvin Suks (dont le plus grand objet de fierté était un tatouage proclamant : LA VIE FAIT SUKER ET TU CLAQUES) se firent prendre en tentant de braquer un supermarché. Mais il y en avait d’autres qui étaient prêts à prendre Blaze avec eux dans leurs combines. Qui ne demandaient pas mieux, même. Quelqu’un le surnomma le Croquemi-taine, et ça lui resta. Même si un masque dissimulait ses traits défigurés, les employés comme les patrons des magasins y pensaient à deux fois, devant sa taille immense, avant de sortir le pétard qu’ils avaient peut-être sous leur comptoir.

Dans les deux années qui suivirent l’arrestation de Billy, Blaze faillit se faire prendre une demi-douzaine de fois et souvent d’extrême justesse. Lors de l’une d’elles, deux frères avec lesquels il avait braqué un magasin de vêtements à Saugus se firent coincer au coin de la rue où Blaze venait de les remercier avant de les quitter. Les frères auraient été bien contents de donner Blaze pour se faire bien voir, mais ils ne le connaissaient que sous le nom du Grand Croque, si bien que la police se mit dans la tête que le troisième membre de la bande était un Afro-Américain.

En juin, l’hôpital le licencia de son boulot à la laverie. Il ne prit même pas la peine de chercher un autre travail normal. Il se contenta de vivre au jour le jour - jusqu’à celui où il rencontra George Rackley. Et ce jour-là, son destin fut scellé.

ALBERT STERLING SOMNOLAIT dans l’un des fauteuils trop rembourrés du bureau, chez les Gérard, lorsque les premières lueurs de l’aube se coulèrent au-dessus de l’horizon. On était le premier février.

Il y eut un seul coup frappé à la porte. Sterling ouvrit les yeux et vit Granger s’avancer vers lui. « Nous tenons peut-être quelque chose, dit celui-ci.

-    J’écoute.

-    Blaisdell a grandi dans un orphelinat - un foyer d’État, c’est du pareil au même - qui s’appelait Hetton House. C’est dans le secteur d’où est venu le coup de téléphone. »

Sterling se leva. « Cet orphelinat existe-t-il toujours ?

-    Non, il a été fermé il y a quinze ans.

-    Et qui l’occupe aujourd’hui ?

-    Personne. La ville l’a vendu à des gens qui ont essayé d’y ouvrir un externat. Mais ils ont fait faillite et la ville a récupéré les murs. Depuis, le bâtiment est vide.

-Je parie qu’il est allé se réfugier là », dit Sterling.

Simple intuition, mais cela sonnait juste. Ils allaient coincer ce salopard dès ce matin, et tous ceux qui étaient dans le coup. «Appelle les Troopers. Il m’en faut au moins vingt, en plus de toi et moi. » Il réfléchit un instant. « Et Frankland. Fais-moi sortir Frankland de son bureau.

-    En fait, il doit être encore au lit...

-    Tire-le des toiles. Et dis à Norman de pointer ses fesses ici. Il pourra s’occuper du téléphone.

-    Tu es certain que c’est comme ça que...

-    Oui. Ce Blaisdell est un escroc, un imbécile et un flemmard. » Dans l’église personnelle d’Albert Sterling, c’était un article du dogme : les escrocs étaient également des flemmards. « Où voudrais-tu qu’il soit allé, sinon ? » Il consulta sa montre. 5 heures 45. « J’espère simplement que le gosse est encore vivant. Mais je ne parierais pas cher là-dessus. »

Blaze se réveilla à 6 heures 15. Il se tourna pour regarder Joe qui avait passé la nuit contre lui. L’apport de chaleur supplémentaire de sa grande carcasse semblait avoir fait un peu de bien au petit bonhomme. Sa peau était fraîche et sa respiration n’était plus aussi sibilante. Il avait toujours les joues d’un rouge fiévreux, cependant. Blaze glissa un doigt dans la bouche du bébé (Joe se mit aussitôt à le sucer) et sentit un renflement nouveau à sa mâchoire supérieure gauche. Quand il appuya dessus, Joe gémit dans son sommeil et détourna la tête.

« Bon Dieu d’dents », marmonna Blaze. Il examina le front du bébé. Une croûte s’était formée sur la plaie, mais il ne pensait pas qu’elle laisserait de cicatrice. Tant mieux. C’est le front qui mène la charge, dans la vie. Comme emplacement pour une cicatrice, c’était nul.

Son inspection terminée, il continua néanmoins à contempler le visage du bébé, fasciné. La plaie au front mise à part, Joe avait une peau parfaite. Blanche, avec des nuances légèrement olivâtres. Blaze pensa qu’il n’attraperait jamais de coups de soleil mais qu’il bronzerait en prenant des nuances de vieux bois poli. Qu’il deviendrait tellement foncé, même, qu’on pourrait peut-être le prendre pour un Noir. Il ne va pas devenir rouge comme un homard comme moi, se dit-il. Ses paupières supérieures comme inférieures

- ces dernières formant un arc minuscule sous l’œil fermé — étaient d’une nuance bleue presque imperceptible. Ses lèvres étaient roses et légèrement en cul de poule.

Blaze prit une des petites mains et la tint dans la sienne. Les doigts minuscules se replièrent aussitôt sur l’auriculaire de Blaze, qui pensa que Joe aurait des mains puissantes. Elles pourraient un jour brandir un marteau de charpentier ou une clef de mécanicien. Sinon un pinceau d’artiste.

La perspective des possibilités de l’enfant le fit frissonner. Il fut pris du besoin de le soulever dans ses bras. Et pourquoi ? Pour pouvoir voir les yeux de Joe s’ouvrir et le regarder. Qui sait ce que ces yeux allaient voir dans les années à venir ? Pour l’instant, cependant, ils étaient fermés. Joe était fermé. Semblable à un livre merveilleux et terrible dans lequel se cachait, écrite à l’encre invisible, une histoire. Blaze prit conscience que l’argent ne comptait plus, pas vraiment. Ce qui le fascinait était de voir quels mots allaient apparaître sur toutes ces pages. Quelles images.

Il embrassa Joe juste au-dessus de l’égratignure puis repoussa ses couvertures et alla jusqu’à la fenêtre. Il neigeait toujours ; air et terre se confondaient, blanc sur blanc. Il estima qu’une vingtaine de centimètres avaient dû tomber dans la nuit. Et ce n’était pas fini.

Ils font presque attrapé, Blaze.

Il fit volte-face. « George ? dit-il doucement. C’est toi, George ? »

Mais non. C’était venu de sa propre tête. Et pourquoi donc, au nom du ciel, une telle pensée lui était-elle venue à l’esprit ?

Il regarda de nouveau par la fenêtre. L’effort de la réflexion plissait son front mutilé. Ils connaissaient son identité. Il avait fait la bêtise de donner son vrai nom à la standardiste, Junior y compris. Il s’était cru malin, mais il avait été stupide. Une fois de plus. La stupidité était une prison d’où on ne vous laissait jamais sortir, pas de remise de peine pour bonne conduite. C’était la perpète.

George serait comme toujours parti de son rire chevalin, aucun doute. George aurait dit : Je parie qu’ils sont déjà en train d’éplucher ton casier. « Les plus grands succès de Clayton Blaisdell Jr. » C’était vrai. Ils savaient tout de l’embrouille à la religion, de son séjour à South Portland, des années passées à Hetton House...

Et soudain, ce fut comme si un météore traversait sa conscience troublée : il était à Hetton House...

Il jeta des coups d’œil éperdus autour de lui, comme pour le vérifier.

Ils t’ont presque attrapé, Blaze.

De nouveau il eut l’impression d’être un gibier, un gibier cerné dans un cercle qui allait se rétrécissant. Il repensa à la pièce blanche où on l’avait interrogé, à son besoin d’aller aux toilettes, aux questions qu’on lui jetait à la tête sans qu’il ait le temps d’y répondre. Et cette fois, il ne s’agirait pas d’un petit procès dans une salle d’audience à moitié vide. Cette fois, ce serait le cirque et il n’y aurait pas un siège de libre. Puis la prison pour le reste de sa vie. Et l’isolement en cellule s’il pétait les plombs.

Ces pensées le remplirent de terreur, mais ce n’était pas le pire. Le pire était de les imaginer faisant irruption, le revolver braqué, et lui reprenant Joe. De nouveau kidnappé. Son Joe.

En dépit du froid qui régnait dans la pièce, la sueur se mit à perler sur son visage et ses bras.

Pauvre cloche... Il ne va haïr personne plus que toi en grandissant... Ils y veilleront.

Ce n’était toujours pas George. Mais ses propres pensées, et elles étaient justes.

Il se mit à se creuser furieusement la cervelle, tentant d’élaborer un plan. Il devait bien y avoir un endroit où se réfugier. Il fallait qu’il y en ait un.

Joe, sur le point de se réveiller, commença à remuer ; mais Blaze ne l’entendit même pas. Un lieu où aller. Un lieu sûr. Un lieu proche. Un lieu secret où l’on ne pourrait le retrouver. Un lieu que même George ne connaissait pas. Un lieu...

L’inspiration frappa.

Il se précipita vers le lit. Joe avait les yeux ouverts. Voyant Blaze, il lui sourit et se mit le pouce dans la bouche

- geste qui était presque désinvolte.

« Faut que tu manges, Joe. Vite. On est en fuite. J’ai eu une idée. »

Il donna à Joe un petit pot au bœuf et au fromage. Il en avait déjà descendu plusieurs le temps de le dire, mais, cette fois, il commença à détourner la tête dès la cinquième cuillerée. Et quand Blaze insista, il se mit à pleurer. Blaze lui proposa alors un biberon que Joe téta avec avidité. Le problème était qu’il n’en restait que trois.

Pendant que Joe buvait, allongé sur la couverture avec le biberon bien serré dans l’étoile de ses deux mains, Blaze entreprit de ramasser et emballer à toute vitesse les affaires éparpillées dans la pièce. Il ouvrit un paquet de Pampers et les glissa sous sa chemise jusqu’à ce qu’il ressemble à un obèse de cirque.

Puis il s’agenouilla et habilla Joe aussi chaudement qu’il put : deux chemises, deux pantalons, un chandail, son petit bonnet tricoté. Indigné, le bébé pleura pendant toute cette agitation. Blaze n’y fit pas attention. Une fois le bébé habillé, il replia les deux couvertures pour former une sorte de sac de plusieurs épaisseurs et glissa Joe dedans.

Il était à présent violet de rage. Ses cris retentirent le long des couloirs délabrés quand Blaze quitta le bureau du directeur pour se diriger vers l’escalier. Au pied des marches, il ajouta sa propre casquette au bonnet de Joe, prenant garde de l’incliner à gauche. Les protège-oreilles lui tombaient jusqu’aux épaules. Puis le géant s’avança dans la tourmente neigeuse.

Il traversa la cour, à l’arrière du bâtiment, et franchit maladroitement son mur d’enceinte en béton, au fond. De l’autre côté, il ne restait plus rien de l’ancien jardin potager, sinon des buissons réduits à des monticules de neige sphériques et des jeunes pins maigrichons qui avaient poussé au petit bonheur la chance. Il trottinait, le bébé serré contre sa poitrine. Joe ne pleurait plus, mais Blaze sentait ses halètements rapides pour lutter contre l’air en dessous de zéro.

Un second mur, constitué de pierres sèches, fermait le jardin de la Victoire. De nombreuses pierres s’étaient détachées, laissant des trouées béantes. Blaze le franchit par l’une d’elles et descendit la forte pente en quelques sauts, de l’autre côté, non sans glisser et déraper. Ses chaussures soulevaient des nuages d’une neige poudreuse. En bas de la pente, la forêt reprenait. Un violent incendie l’avait détruite, trente ou quarante ans plus tôt, et les buissons du sous-bois avaient repoussé anarchiquement, chacun luttant pour sa part de lumière. Il y avait des fondrières partout mais elles étaient cachées par la neige, et en dépit de sa volonté d’aller vite, Blaze fut obligé de ralentir. Le vent hurlait dans la cime des arbres et il entendait les troncs grincer et protester.

Joe se mit à gémir. C’était un son guttural, essoufflé.

« Tout va bien, lui dit Blaze. On est bientôt arrivés. »

Il ignorait si l’ancienne barrière de fil de fer barbelé serait encore en place, mais elle n’avait pas bougé. Elle était cependant presque entièrement enfouie sous la neige, si bien qu’il trébucha pratiquement dessus et s’enfonça dans la congère avec Joe. Il l’enjamba avec prudence et poursuivit son chemin le long d’une faille du terrain. Là, le sol donnait l’impression de s’écarter pour exhiber le squelette de la terre. La couche de neige était plus mince. Le vent hurlait à présent loin au-dessus de leur tête.

« Voilà, dit Blaze, c’est dans ce coin. »

Il se mit alors à explorer la paroi de la faille à mi-chemin de l’endroit où elle disparaissait de nouveau, allant et venant au milieu des empilements de rochers, des racines à demi sorties du sol, des poches de neige, des amoncellements d’aiguilles de pin. Il n’arrivait pas à la trouver. La panique commença à lui serrer la gorge. Le froid devait déjà transpercer les couvertures ; bientôt, ce seraient les vêtements de Joe.

Un peu plus loin, peut-être.

Il se remit à descendre. C’est alors qu’il glissa et tomba sur le dos, sans cependant lâcher Joe. Il ressentit une douleur soudaine et violente à la cheville droite, comme une gerbe d’étincelles. Il vit à cet instant, juste devant lui, un triangle d’obscurité pris entre deux rochers ronds qui s’appuyaient l’un contre l’autre comme des seins. Il rampa dans cette direction, serrant Joe plus que jamais contre lui. Oui, c’était ça. Oui, oui et oui. Il rentra la tête dans les épaules et se glissa par l’ouverture.

La grotte était noire et humide, mais étonnamment tiède. Des rameaux de pins anciens et doux tapissaient le sol. Une impression de déjà-vu submergea Blaze. C’était avec John Cheltzman qu’il avait traîné ces branches après qu’ils étaient tombés par hasard sur l’endroit, un jour où ils avaient fait l’école buissonnière.

Blaze déposa le bébé sur un lit de branches, fouilla dans ses poches à la recherche des allumettes de cuisine qu’il avait toujours sur lui, et en alluma une. À sa lumière vacillante, il put distinguer les lettres carrées que Johnny avait tracées sur le plafond de la grotte.

Johnny C. et Clay Blaisdell. 15 août. Troisième année en enfer.

Il s’était servi de la fumée de la bougie.

Blaze frissonna, mais pas de froid, pas ici, et éteignit l’allumette.

Joe tourna les yeux vers lui dans la pénombre. Il haletait toujours et son regard était plein d’angoisse. Puis il s’arrêta de haleter.

« Bordel, qu’est-ce qui t’arrive ? » s’écria Blaze. La paroi de pierre lui renvoya sèchement l’écho de ses paroles. «Qu est-ce qui va pas ? Qu’est-ce... »

Puis il comprit. Les couvertures l’empêchaient de respirer. Il les avait trop serrées lorsqu’il avait posé le bébé sur les rameaux. Il les desserra avec des doigts qui tremblaient. Joe inhala une grande bouffée de l’air humide de la grotte et se mit à pleurer. C’était un son affaibli et tremblotant.

Blaze sortit alors les couches qui rembourraient sa chemise ainsi qu’un des biberons. Il essaya de glisser la tétine dans la bouche de Joe, mais celui-ci détourna la tête.

« Bon, attends, alors. Attends tranquillement. »

Il enfonça la casquette sur sa tête, la tourna vers la gauche et sortit.

Il trouva du bois bien sec dans un taillis, au bout de la faille, et prit également quelques poignées de débris végétaux qu’il fourra dans ses poches. De retour dans la grotte, il prépara un petit feu et l’alluma. Il y avait une fissure, juste au-dessus de l’entrée, suffisamment grande pour créer un effet de cheminée et entraîner l’essentiel de la fumée à l’extérieur. Il n’avait pas à s’inquiéter que l’on voie ces maigres volutes à l’extérieur, du moins tant que le vent continuerait à souffler et la neige à tomber.

Il alimenta son feu une branche après l’autre, jusqu’à ce qu’il pétille vivement ; après quoi, il prit Joe sur ses genoux, face aux flammes pour le réchauffer. Le petit bonhomme avait une respiration moins encombrée, à présent, mais le râle bronchique était toujours là.

«Je vais t’amener chez un médecin, lui dit Blaze. Dès qu’on sera sortis d’ici. Il va t’arranger ça. Frais comme un gardon, tu seras. »

Joe lui sourit brusquement, exhibant sa nouvelle dent. Blaze lui rendit son sourire, soulagé. Il ne devait pas aller si mal que ça, songea-t-il, s’il était encore capable de sourire, non ? Il tendit un doigt et Joe enroula sa main autour.

« On se serre la pince, collègue », dit Blaze, éclatant de rire. Puis il prit le biberon froid dans sa poche, chassa les débris végétaux collés dessus et l’approcha du feu pour le réchauffer. Dehors, le vent hurlait et s’époumonait, mais dans la grotte, la température commençait à devenir plus agréable. Il regrettait de ne pas s’être souvenu plus tôt de ce refuge. Ils y auraient été mieux qu’à Hetton House. Il avait eu tort de s’installer avec Joe à l’orphelinat. Un mauvais plan, aurait dit George.

« De toute façon, tu t’en souviendras pas, pas vrai ? »

Quand le biberon lui parut suffisamment réchauffé au toucher, il le donna à Joe. Cette fois, le bébé téta avec avidité et le vida complètement. Et tandis qu’il en extrayait les dernières gorgées, Blaze vit naître dans ses yeux le regard voilé et vague qu’il connaissait bien, maintenant. Il le mit sur son épaule et le balança. Le bébé rota deux fois et babilla pendant peut-être cinq minutes. Puis son bredouillis incohérent cessa. Il avait de nouveau les yeux fermés. Blaze était habitué à ce rituel. Joe allait dormir pendant trois quarts d’heure, peut-être une heure, puis s’agiterait le reste de la matinée.

L’idée de le laisser seul répugnait à Blaze, surtout après l’accident de la veille, mais c’était vital. Son instinct le lui disait. Il posa Joe sur l’une des couvertures, mit l’autre sur lui et maintint cette dernière en place avec de gros cailloux. Il essaya de se convaincre que si Joe se réveillait avant son retour, le bébé pourrait se tourner mais non s’en dégager. Il faudrait s’en contenter.

Après être sorti à reculons de la grotte, Blaze revint par où ils étaient arrivés. Ses empreintes commençaient à se combler. Il se dépêcha et, quand il fut sorti de la faille, il se mit à courir. Il était sept heures et quart du matin.

Pendant que Blaze se préparait à donner le biberon au bébé, Sterling roulait dans le quatre-quatre qui lui servait de poste de commandement. Un Trooper conduisait et lui-même occupait le siège du passager. Avec son grand chapeau à bord plat, le policier avait l’air d’une recrue des Marines après sa première coupe de cheveux. Aux yeux de

Sterling, d’ailleurs, les State Troopers avaient tous l’air de Marines. De même que la plupart des agents du FBI avaient des têtes d’avocats ou de comptables, ce qui leur convenait parfaitement bien, étant d...

Il chassa cet envol de pensées vagabondes et revint au niveau du sol. « On pourrait pas aller un peu plus vite ?

—    Certainement, répondit le Trooper. Après quoi on passerait le reste de la matinée à récupérer nos dents dans une congère.

-    Ce n’est pas la peine de le prendre sur ce ton.

-    Ce type de temps me rend nerveux, dit le policier. Une tempête de merde. Dessous, c’est plus glissant qu’une patinoire.

—    Très bien, très bien, admit Sterling. À combien sommes-nous de Cumberland ?

-    Un peu plus de vingt kilomètres.

—    Et il nous faudra ? »

Le Trooper haussa les épaules. « Vingt-cinq minutes ? »

Sterling poussa un grognement. L’opération était conjointe - FBI et police d’État du Maine - et, mis à part se faire arracher une dent, il ne connaissait rien de pire que ces opérations conjointes. La possibilité d’un cafouillage augmentait quand on faisait appel à ce genre de renforts. Et la possibilité devenait une probabilité quand le Bureau était obligé de collaborer avec les forces de police locales. Pour l’instant, ça lui suffisait déjà d’être obligé de rouler en compagnie d’un faux Marine qui redoutait de dépasser le qua-tre-vingts à l’heure.

Il changea de position dans son siège et le canon de son pistolet lui entra dans le bas du dos. Il le portait toujours ainsi. Sterling avait confiance dans son arme, dans le Bureau et dans son flair. Il avait un nez de chien pour gibier à plumes. Un bon chien de chasse pour gibier à plumes faisait mieux que sentir la présence d’une perdrix ou d’une dinde dans les buissons ; il était aussi capable de sentir sa peur, et dans quelle direction et quand l’oiseau s’envolerait. De sentir l’instant où son besoin de s’envoler serait plus fort que celui de rester immobile et caché.

Blaisdell était caché, probablement dans son ex-orphelinat. C’était très bien, mais l’homme allait fuir. C’était ce que le flair de Sterling lui disait. Et si ce trou-du-cul n’avait pas d’ailes, il possédait de bonnes jambes et courait. S’il avait eu un comparse - le cerveau de l’opération, comme Sterling et Granger avaient pensé que cela allait de soi, au début -, ils auraient déjà entendu parler de lui, ne serait-ce que parce que Blaisdell était aussi stupide qu’une bûche. Non, il était probablement seul sur le coup et probablement planqué quelque part dans les bâtiments de l’ancien orphelinat (tel un pigeon voyageur fatigué, songea Sterling), certain que personne ne viendrait le chercher là. Pas de raison de penser qu’ils ne le trouveraient pas terré derrière quelque buisson, comme une caille.

Sauf que Blaisdell était remonté à bloc. Et Sterling le savait.

Il consulta sa montre. Six heures et demie passées.

Le filet allait avoir une forme triangulaire : le long de la route 9 à l’ouest, une voie secondaire appelée Loon Cut au nord et un ancien chemin d’exploitation forestière au sud-est. Quand tout le monde serait en position, le piège commencerait à se resserrer, pour se refermer finalement sur Hetton House. Si la neige était empoisonnante, elle les protégerait quand ils se rapprocheraient.

Comme à la parade, sauf que...

« Pouvez pas pousser un peu votre engin ? » demanda Sterling. Il savait qu’il avait tort de le faire, tort d’asticoter le Trooper, mais ç’avait été plus fort que lui.

Le policier se tourna pour jeter un coup d’œil au petit visage pincé et aux yeux brûlants de l’homme. Et il se dit : Ce gugusse a l’intention de le tuer, je parie.

« Attachez votre ceinture, agent Sterling, répondit-il.

-    C’est fait », répondit le policier en passant un pouce dessous la ceinture.

Le Trooper soupira et enfonça un peu plus l’accélérateur.

Sterling avait donné son ordre à sept heures et l’ensemble des forces s’étaient mises en mouvement. La neige était très profonde, atteignant un mètre vingt par endroit, mais les hommes s’y enfonçaient et en ressortaient, gardant le contact radio entre eux. Personne ne se plaignait. La vie d’un enfant était en jeu. Les flocons qui tombaient ne faisaient que renforcer le sentiment d’urgence surréaliste qu’ils éprouvaient. On aurait dit les acteurs d’un vieux film muet, un mélodrame sépia dans lequel le méchant ne faisait aucun doute.

Sterling dirigeait les opérations en bon capitaine, gardant le contrôle de la progression par talkie-walkie. Les hommes qui venaient de l’est étaient ceux qui avaient la tâche la moins pénible, et il les fit ralentir pour qu’ils restent synchrones avec ceux qui venaient du SR 9 et de Loon Hill depuis Loon Cut. Le policier voulait non seulement resserrer le cordon autour de Hetton House, mais que tous les buissons et le moindre bosquet soient battus pour en faire lever les oiseaux.

-    Sterling ? Ici Tanner. Vous me recevez ?

-    Fort et clair, Tanner. À vous.

-Nous sommes au début de la route qui conduit à l’orphelinat. La chaîne est encore en travers, mais le cadenas a été forcé. Il est là-dedans, c’est certain. À vous.

-    Affirmatif », dit Sterling.

Une onde d’excitation le traversa en tout sens. En dépit du froid, il sentit la sueur envahir le dessous de ses bras et son entrejambe. « Voyez-vous des traces récentes de pneus ?

-    Non, monsieur. À vous.

-    Continuez. Terminé. »

Ils le tenaient. La grande crainte de Sterling avait été que Blaisdell leur ait de nouveau échappé - qu’ils soit parti avec le bébé et leur fausse une fois de plus compagnie -, mais non.

Il parla doucement dans le walkie et les hommes progressèrent plus rapidement, se mettant à haleter comme des chiens dans la neige.

Blaze escalada le mur qui séparait le jardin de la Victoire de la cour, à l’arrière de Hetton House. Courut jusqu’à la porte. Son esprit n’était qu’une clameur pleine d’effroi. Il avait les nerfs aussi à vif que des pieds nus sur du verre. Les paroles de George retentissaient dans son cerveau, se répétant, lancinantes : Ils t’ont presque attrapé, Blaze.

Il grimpa l’escalier quatre à quatre, entra en dérapant dans le bureau et se mit à charger tout ce qu’il put - vêtements, petits pots, biberons - dans le berceau. Puis il dévala les marches et courut au-dehors.

Il était 7 heures 30.

7 heures 30.

« Attendez, dit Sterling d’une voix calme, dans son tal-kie-walkie. Que personne ne bouge pour l’instant. Granger ? Bruce ? Compris ? »

Il y avait une note d’excuse dans la voix qui répondit : « C’est Corliss, ici.

-    Corliss ? C’est pas vous que je veux, Corliss. Mais Bruce. À vous.

-    L’agent Granger est par terre, monsieur. Je crois qu’il s’est cassé la jambe. À vous.

-    Quoi ?

-    Ces bois sont bourrés de fondrières, monsieur. Il, euh, il est tombé dans l’une d’elles et sa jambe a pas résisté. Qu’est-ce que nous devons faire ? À vous. »

Le temps lui coulait entre les doigts. Vision d’un sablier géant rempli de neige, Blaisdell disparaissant par le rétrécissement central. Sur un putain de traîneau.

« Posez des attelles, mettez-le au chaud dans une couverture et laissez-lui votre walkie. À vous.

-    Oui, monsieur. Vous désirez lui parler ? À vous.

-    Non. Je veux avancer. À vous.

-    Oui monsieur, bien compris.

-    Parfait, dit Sterling. À tous vos chefs de groupe : on y va. C’est parti. »

Blaze retraversa le jardin de la Victoire, haletant. Atteignit le mur de pierres sèches, le franchit et effectua une dégringolade plus ou moins contrôlée jusque dans le bois, en dessous, agrippant toujours le berceau.

Il se releva, fit un pas et s’arrêta. Il posa le berceau à terre et sortit le pistolet de George de sa ceinture. Il n’avait rien vu, rien entendu, mais il savait. Il passa derrière le tronc d’un gros pin. La neige fouettait sa joue gauche, l’engourdissant. Il attendit sans bouger. Dans sa tête, c’était l’enfer. Son désir de retourner auprès de Joe était violent jusqu’à la douleur, mais la nécessité de patienter s’imposait à lui avec tout autant de force.

Et si jamais Joe sortait de ses couvertures et rampait jusque dans le feu ?

Il ne le fera pas, se dit Blaze. Même les bébés ont peur du feu.

Et s’il rampait hors de la grotte et se retrouvait dans la neige ? Et s’il était déjà en train de geler à mort, pendant que lui restait planté là comme un idiot ?

Mais non. Il dort.

Oui, mais rien ne garantit que ça va durer, dans un endroit qu’il ne connaît pas. Et si le vent tournait et que la grotte se remplisse de fumée ? Pendant que tu attends là, seule personne vivante à deux milles à la ronde, peut-être, sinon cinq...

Il n’était pas seul. Il y avait quelqu’un dans le secteur. Quelqu’un.

Mais on n’entendait que le vent, le craquement des arbres et le léger chuintement de la neige qui tombait.

Temps de partir.

Mais non. Temps d’attendre.

Tu aurais dû tuer le gosse quand je te l’ai dit, Blaze.

George. Dans sa tête, maintenant. Bordel !

J’ai jamais été ailleurs. Et maintenant vas-y !

Il décida de partir. Puis qu’il compterait d’abord jusqu’à dix. Il en était à six lorsque quelque chose se détacha de la ceinture d’un vert grisâtre des arbres, en bas de la pente. Un Trooper, mais Blaze ne ressentit aucune peur. Elle s’était consumée pendant ce moment de calme mortel. Seul Joe comptait, à présent. Prendre soin de Joe. Il pensa que le Trooper ne le verrait pas, mais qu’il verrait les empreintes et ça ne vaudrait pas mieux.

Il se rendit compte que le policier allait passer à hauteur de sa position par la droite et se glissa du côté opposé du gros tronc. Il pensa aux nombreuses fois où ils avaient joué dans ces bois, lui, John, Toe-Jam et les autres ; aux cow-boys et aux Indiens, aux gendarmes et aux voleurs. Un coup avec un bout de bois, et t’étais mort.

Un seul coup de feu et, de toute façon, ce serait terminé. Sans qu’il y ait besoin d’un mort ou d’un blessé. Le bruit suffirait. Dans le cou de Blaze, une artère puisait violemment.

Le Trooper s’immobilisa. Il avait vu les empreintes. Forcément. Ou un pan de la parka de Blaze dépassant de l’arbre. Blaze enleva le cran de sûreté du pistolet. S’il devait y avoir un coup de feu de tiré, autant que ce soit le sien.

Puis le Trooper reprit sa progression. Il jetait de temps en temps un regard sur la neige, devant lui, mais il consacrait l’essentiel de son attention à scruter les fourrés. Il était à cinquante mètres, maintenant. Non - un peu moins.

Sur sa gauche, Blaze entendit quelqu’un d’autre trébucher ou faire craquer une branche basse et pousser un juron. Son cœur se serra encore un peu plus dans sa poitrine. Il y en avait donc partout dans les bois. Mais peut-être... peut-être que s’ils allaient tous dans la même direction...

Hetton ! Ils entouraient Hetton House ! Bien sûr ! Et s’il parvenait à rejoindre la grotte, il serait de l’autre côté ! Ensuite, un peu plus loin dans les bois, à quelque chose comme cinq kilomètres, il y avait un chemin de bûcherons...

Le Trooper n’était qu’à vingt-cinq mètres de lui. Blaze tourna encore un peu autour de l’arbre. Si quelqu’un sortait des buissons sur son côté découvert, à présent, il était foutu.

Le policier dépassait l’arbre. Blaze entendait le craquement de ses bottes dans la neige. Il entendait même des objets tinter dans ses poches — de la monnaie, ou peut-être des clefs. Et un autre craquement : celui de son ceinturon.

Embrassant étroitement l’arbre, Blaze se déplaça à petits pas. Puis attendit. Quand il risqua de nouveau un œil, le Trooper lui tournait le dos. Il n’avait pas encore vu les empreintes, mais ça n’allait pas tarder : il marchait dessus.

Blaze sortit de derrière l’arbre et s’avança dans le dos du policier à grandes enjambées silencieuses. Il prit le pistolet de George par le canon.

Le Trooper baissa alors les yeux et vit les empreintes. Il se raidit, puis porta la main au talkie-walkie accroché à sa ceinture. Blaze brandit le pistolet et l’abattit avec force. L’homme poussa un grognement et oscilla, mais son épais chapeau avait absorbé une bonne partie de l’impact. Blaze frappa à nouveau, de côté, et l’atteignit cette fois à la tempe gauche. Il y eut un bruit bref, étouffé. Le chapeau du Trooper s’inclina d’un côté et se mit à pendre sur sa joue droite. Blaze vit alors qu’il était jeune, encore presque un gosse. Ses genoux le trahirent et il s’effondra, soulevant un nuage de poudreuse autour de lui.

« Et merde, dit Blaze, en larmes. Pourquoi on peut pas me foutre la paix ? »

Il prit le policier sous les bras et le traîna jusqu’au gros pin. L’adossa contre l’arbre, redressa son chapeau. Il n’y avait pas beaucoup de sang, mais Blaze se s’y trompa pas. Il savait avec quelle force il pouvait frapper. Personne ne le savait mieux que lui. Il sentit un pouls, au cou du jeune flic, mais il n’était pas bien vaillant. Si ses potes ne le trouvaient pas rapidement, il allait mourir. Mais, bon Dieu, qui lui avait demandé de venir ? Qui lui avait demandé de venir mettre son foutu nez dans cette affaire ?

Il ramassa le berceau et reprit sa marche. Il était huit heures moins le quart quand il arriva à la grotte. Joe dormait toujours, ce qui fit de nouveau pleurer Blaze - mais de soulagement cette fois. La grotte, cependant, était froide. De la neige avait pénétré dedans et éteint le petit feu.

Blaze entreprit aussitôt de le rallumer.

L’agent spécial Bruce Granger vit Blaze descendre la ravine et ramper dans l’étroite ouverture de la grotte. Il n’avait pas bougé d’où il était, attendant que la battue soit terminée, d’une manière ou d’une autre, afin qu’on puisse venir le chercher. Sa jambe lui faisait un mal de chien et jusqu’ici, il s’était senti comme un idiot.

Mais en cet instant, il avait l’impression qu’il venait de toucher le gros lot. Il prit le walkie que Corliss lui avait laissé et le porta à son oreille.

« Granger à Sterling, dit-il à voix basse. À vous, parlez. »

Chuintement. Un chuintement neutre très particulier.

« Albert, c’est Bruce et c’est urgent. À vous, parlez. »

Rien.

Granger ferma les yeux pendant quelques instants. « Fils de pute », gronda-t-il. Puis il rouvrit les yeux et se mit à ramper.

8 heures 10.

Albert Sterling et deux Troopers se trouvaient dans l’ex-bureau de Martin Coslaw, l’arme à la main. Une couverture était jetée dans un coin. Ils virent deux biberons en plastique vides et trois boîtes de lait lyophilisé Carnation qui avaient l’air d’avoir été ouvertes avec un couteau de chasse. Et deux boîtes vides de Pampers.

« Merde, dit Sterling, merde, merde merde !

-    Il ne peut pas être loin, remarqua Franklin, l’un des policiers. Il est à pied. Avec l’enfant.

-    Sauf qu’il fait moins dix, là-dehors », remarqua quelqu’un d’autre, depuis le couloir.

Parce que vous croyez peut-être que vous m’apprenez quelque chose, putain de moine, songea Sterling.

Franklin regardait autour de lui. « Où est passé Corliss ? Brad, t’as pas vu Corliss ?

-    Il est peut-être resté en bas, répondit Bradley.

-    On retourne dans les bois, intervint Sterling. Cet enfoiré ne peut être que dans les bois. »

Il y eut un coup de feu. Un son affaibli, étouffé par la neige, mais sur lequel on ne pouvait se tromper.

Ils se regardèrent. Il y eut cinq secondes d’un silence absolu, bouleversé. Sept, peut-être. Puis ils foncèrent vers la porte.

Joe était toujours endormi quand la balle pénétra dans la grotte. Elle ricocha deux fois avec un bruit d’abeille en colère, détachant et dispersant des éclats de granit. Blaze était en train de disposer des couches ; il voulait changer Joe pour qu’il soit bien sec avant de se tirer de là.

Réveillé en sursaut, le bébé se mit à pleurer. Ses petites mains s’agitaient en l’air. Un des éclats de granit lui avait fait une coupure au visage.

Blaze ne réfléchit pas. Il vit le sang et toute forme de pensée cessa dans sa tête. Remplacée par quelque chose de noir et de meurtrier. Il bondit hors de la grotte et fonça vers l’origine du coup de feu, hurlant.

ON ÉTAIT EN SEPTEMBRE. BLAZE ÉTAIT INSTALLÉ AU COMPTOIR du Moo-chie’s devant un doughnut, et lisait une BD de Spiderman, lorsque George entra dans sa vie. Deux mois qu’il n’avait pas travaillé et il était à court d’argent. Plusieurs des petits malins de sa bande s’étaient fait pincer. Blaze lui-même avait été interrogé par la police à propos du hold-up d’une société de prêt à Saugus auquel il n’avait pas participé ; il avait eu l’air si sincèrement ahuri que les flics l’avaient relâché. Blaze se demandait s’il n’allait pas essayer de récupérer son ancien poste à la lingerie de l’hôpital.

« C’est lui, dit quelqu’un. Le Croquemitaine. »

Blaze se tourna et vit Hankie Melcher avec, à ses côtés, un petit bonhomme en costard impec. Le petit bonhomme avait un teint jaunâtre et des yeux qui paraissaient brûler comme des charbons.

« Salut, Hank, dit Blaze. Ça fait une paye.

- Ah, petites vacances aux frais de l’État, répondit Hank. Ils m’ont laissé sortir parce qu’ils savent pas très bien compter, là-bas. Pas vrai, George ? »

Le petit bonhomme ne dit rien ; il se contenta d’esquisser un sourire et continua d’étudier Blaze, que ce regard noir mettait mal à l’aise.

Moochie s’approcha d’eux en s’essuyant les mains à son tablier. « Salut, Hank.

-    Pour moi, ce sera un chocolaté egg cream1. T’en veux aussi, George ?

-    Non, juste du café. Noir. »

Moochie s’éloigna. « Blaze, reprit Hank, je te présente mon beau-frère. George Rackley, Clay Blaisdell.

-    Salut, dit Blaze, subodorant un boulot.

-Salut, dit George en secouant la tête. T’es un sacré balèze, tu sais ? »

Blaze rit comme si c’était la première fois qu’on le lui faisait remarquer.

« George est un phénomène, dit Hank avec un sourire. Un vrai Bing Crosby - mais en blanc.

-    Ouais », fit Blaze sans comprendre, mais souriant toujours.

Moochie revint avec la boisson de Hank et le café de George. George prit une gorgée de café, fit la grimace et regarda Moochie. « Tu chies toujours avant dans la tasse ou tu te sers des fois des chiottes, beau gosse ? »

Hank se tourna vers le barman. « George dit juste ça comme ça. »

George hochait la tête. « Exact. J’suis juste un phénomène. Va prendre l’air un moment, Hank. Ou va faire une partie de flipper là-bas au fond. »

Hank ne s’était pas départi de son sourire. « Ouais, OK. Pas de problème. »

Une fois Hank loin d’eux et Moochie retourné à l’autre bout du bar, George se tourna vers Blaze. « Cet ahuri m’a dit que tu cherchais peut-être un boulot.

-    C’est un peu ça. »

Hank glissa des pièces dans le monnayeur du billard, posa ses mains dessus et se mit à fredonner un air qui rappelait vaguement le thème de Rocky.

George eut un mouvement de tête vers son beau-frère. « Maintenant qu’il a retrouvé le grand air, Hank a de grands projets. Une station-service de Malden.

-    Ah bon ? dit Blaze.

-    Ouais. Le putain de casse du siècle. T’as envie de te faire cent billets cet après-midi, en attendant ?

-    Et comment ! répondit Blaze sans hésitation.

-    Faut que tu fasses exactement ce que je te dirai.

-    D’accord. C’est quoi, l’embrouille, Mr Rackley ?

-    George, appelle-moi George.

-    C’est quoi l’embrouille, George ? » répéta Blaze. Puis il repensa au regard noir et brûlant et ajouta : « Je veux faire de mal à personne, moi.

-    Pareil pour moi. Boum-boum, c’est pour les mickeys. Et maintenant, écoute. »

L’après-midi même, George et Blaze entrèrent dans un grand magasin de Lynn, le Hardy’s. Tous les employés du Hardy’s portaient des polos roses à manches blanches, ainsi que des badges sur lesquels on lisait : BONJOUR, JE M’APPELLE DAVE ! ou JOHN ! ou n’importe quoi. George portait l’un de ces polos sous sa chemise, avec un badge proclamant : BONJOUR, JE M’APPELLE FRANK ! Lorsque Blaze le vit, il hocha la tête et dit : « C’est un peu comme un pseudo, non ? »

George sourit, mais pas comme il avait souri à Hank Melcher. « Exact, Blaze. C’est comme un pseudo. »

Quelque chose, dans ce sourire, fit que Blaze se détendit. Rien de méchant ou de sournois ne s’y cachait. Et comme ils n’étaient que tous les deux sur cette arnaque, il n’y avait personne pour donner un coup de coude dans les côtes de George si Blaze disait une ânerie qui le rejetterait en marge du groupe. Blaze n’était pas sûr que George aurait souri s’il y avait eu quelqu’un d’autre ; il aurait dit plutôt quelque chose comme Garde tes cons de coudes pour toi, face de rat. Pour la première fois depuis la mort de John Cheltzman, Blaze se prit de sympathie pour quelqu’un.

George en avait pas mal bavé, lui aussi, pour creuser son sillon dans la vie. Naissance dans le pavillon des indigents à l’hôpital catholique St. Joseph de Providence, mère célibataire, père inconnu. Sa mère refusa de l’abandonner pour qu’il soit adopté comme le lui suggérait les religieuses, préférant s’en servir comme massue pour taper sur sa famille. George grandit dans les faubourgs misérables de la ville et monta son premier coup à l’âge de quatre ans. Sa mère était sur le point de lui flanquer une raclée pour avoir renversé son bol de Maypo, lorsque George lui dit qu’un monsieur était venu porter une lettre pour elle et l’avait laissée dans l’entrée. Pendant qu’elle allait la chercher, il l’enferma dehors et prit la tangente par l’échelle de secours. Il reçut une double raclée pour la peine, mais n’oublia jamais la sensation enivrante d’avoir gagné, au moins pour un petit moment. Il passa le reste de sa vie à pourchasser cette sensation de JYai eu. Ephémère, mais toujours suave.

Garçon brillant mais d’un caractère amer, l’expérience lui enseigna des choses que des ratés comme Hank Melcher n’apprendraient jamais. George avait onze ans quand, avec trois types plus âgés (pas des potes, il n’en avait pas), il vola une voiture pour aller faire un tour à Central Falls depuis Providence. Ils s’étaient fait pincer ; le plus âgé (quinze ans, le chauffeur) avait été envoyé en maison de redressement.

George et les autres avaient bénéficié d’une « mise à l’épreuve ». George avait eu aussi droit à une correction monumentale de la part du maquereau au visage grisâtre avec qui sa mère vivait alors, un certain Aidan O’Kellaher, affligé d’une maladie de reins qui lui avait valu le sobriquet de Kel le Pisseur. Kel le Pisseur avait battu George jusqu’à ce que la demi-sœur de ce dernier lui hurle d’arrêter.

« T’en veux autant ? » lui avait demandé Kelly. Et comme la gamine secouait la tête, il avait ajouté : « Alors ferme ta putain de gueule. »

George ne vola plus de voitures sans une bonne raison. Une seule fois avait suffi à lui apprendre qu’on n’avait rien à gagner à piquer une bagnole juste pour se marrer. Ce monde n’était pas marrant.

À treize ans, lui et un copain se firent prendre en train de voler à la tire dans un Woolworth’s. De nouveau, mise à l’épreuve. Et de nouveau, une raclée. George n’arrêta cependant pas de piquer des trucs, mais il améliora sa technique et ne se fit plus prendre.

À dix-sept ans, Kel le Pisseur lui trouva un boulot : la collecte des loteries clandestines. À l’époque, Providence connaissait le genre de renouveau qui pouvait passer pour de la prospérité dans les Etats économiquement sinistrés de la Nouvelle-Angleterre. Les loteries clandestines marchaient bien. George ne s’en sortait pas mal. Il s’acheta de belles fringues. Commença aussi à truquer ses comptes. Le Pisseur considérait que George était un garçon entreprenant et prometteur ; il lui ramenait six cent cinquante dollars tous les mercredis. Mais il s’en mettait aussi deux cents dans la poche dans le dos de son beau-père.

Puis la pègre d’Atlantic City débarqua dans le Nord. Elle s’empara des loteries. Certains des malfrats locaux furent éjectés. Kel le Pisseur se retrouva éjecté du côté d’une casse automobile où on le découvrit dans une Chevrolet Bis-cayne, la gorge tranchée et les couilles dans la boîte à gants.

Dépouillé de son gagne-pain, George partit pour Boston, emmenant sa petite sœur âgée de douze ans avec lui. Le père de Tansy était également inconnu, mais George avait sa petite idée, car Tansy avait le même menton fuyant que Kel le Pisseur.

Au cours des sept années suivantes, George mit au point et améliora un certain nombre de petites arnaques. Il en inventa également quelques-unes. Sa mère signa d’une main négligente le document qui faisait de son fils le tuteur légal de Tansy Rackley, et George obligea la petite pute à aller à l’école. Vint un jour où il découvrit qu’elle se shootait à l’héroïne. Et qu’elle était aussi - ah, jours heureux -en cloque. Tout d’abord surpris, George ne le resta pas longtemps. Le monde était rempli de fous qui ne cessaient de faire des conneries pour vous montrer combien ils étaient intelligents.

George se prit d’intérêt pour Blaze parce que c’était un fou dépourvu de prétentions. Il ne jouait ni les petits malins, ni les grandes gueules, ni les tireurs de ficelles. Il n’était pas très futé et, laissé à lui-même, Blaze était un vrai péquenot. Il était un instrument, et c’est comme instrument que George l’utilisa tant qu’ils furent ensemble. Mais jamais mal. Tel un bon charpentier, George aimait les bons outils - ceux qui fonctionnaient comme ils le devaient à chaque fois qu’on les employait. Il pouvait tourner le dos à Blaze. Il pouvait dormir dans une pièce où Blaze était réveillé et savoir que, lorsqu’il ouvrirait les yeux, leur butin serait toujours sous le lit.

George réussit aussi à calmer les côtés affamés et agressifs de Blaze. Ce ne fut pas un mince exploit. Vint un jour où George sut que s’il disait à Blaze : « Saute du haut de cet immeuble parce que c’est comme ça qu’on fonctionne », eh bien, Blaze sauterait. D’une certaine manière, Blaze était la Cadillac que George n’aurait jamais - une suspension merveilleuse sur les mauvaises routes.

Quand ils entrèrent dans le magasin Hardy’s, Blaze alla directement au rayon confection pour hommes, comme lui avait dit George. Il n’avait pas son vrai portefeuille sur lui, mais un modèle simple en similicuir contenant quinze dollars et une pièce d’identité au nom de David Billings, de Reading.

En arrivant dans le rayon, il passa la main dans le bas de son dos - comme pour vérifier s’il avait bien toujours son portefeuille - et le laissa au trois quarts tiré. Quand il se pencha pour examiner des chemises posées sur une étagère basse, le portefeuille tomba par terre.

C’était le moment le plus délicat de l’opération. Blaze se tourna légèrement, gardant un œil sur son portefeuille sans en avoir l’air. Pour un observateur peu attentif, il aurait paru complètement absorbé par l’inspection des chemisettes Van Heusen. George lui avait bien expliqué le coup. Si une personne honnête remarquait le portefeuille, alors le coup était fichu et ils recommenceraient au Kmart. Parfois, il fallait une demi-douzaine de tentatives avant que le coup réussisse.

« Bon Dieu, avait répondu Blaze, je ne me doutais pas qu’il y avait autant de gens honnêtes.

- Ils ne le sont pas, lui avait répondu George avec un sourire glacial. Mais beaucoup ont trop la frousse. Et garde ton foutu portefeuille à l’œil. Si jamais un type arrivait à te le piquer, ce serait quinze billets perdus, sans parler de la pièce d’identité, qui vaut beaucoup plus. »

Ce jour-là, au Hardy’s, ils bénéficièrent de la chance des débutants. Un homme portant un polo orné d’un crocodile sur le sein s’engagea tranquillement dans l’allée et aperçut le portefeuille. Il regarda alors dans les deux directions pour voir si personne ne venait. Pas d’autres clients. Blaze reposa une chemisette, en prit une autre et la tint devant lui dans le miroir. Son cœur cognait dans sa poitrine.

Attends qu’il le mette dans sa poche, lui avait dit George. Et là, tu fous un bon Dieu de bordel !

Du pied, l’homme au polo-croco poussa le portefeuille jusque sous le présentoir de chandails qu’il examinait. Puis il glissa une main dans sa poche, en sortit ses clefs de voi ture qu’il laissa tomber au sol. Zut. Il se pencha pour les ramasser, barbota le portefeuille par la même occasion, fourra le tout dans sa poche de pantalon et commença à s’éloigner.

Blaze poussa un meuglement de taureau : « Au voleur ! Au voleur, oui, VOUS !»

Les autres clients se tournèrent et dressèrent la tête. Les employés regardèrent autour d’eux. Le surveillant de l’étage repéra l’origine de l’altercation et se dirigea vivement dans cette direction, ne s’arrêtant qu’un instant à une caisse pour appuyer sur un bouton marqué urgence spéciale.

L’homme au croco sur le néné devint blême... regarda autour de lui... et détala. Il n’avait pas fait quatre pas que Blaze l’empoignait par le cou.

Tu me le bouscules un peu mais tu ne le blesses pas, lui avait dit George. Continue de gueuler. Et surtout, arrange-toi pour qu’il ne jette pas le portefeuille par terre. Si jamais il a l’air de vouloir le faire, balance-lui ton genou dans les bijoux de

Blaze prit l’homme par les épaules et commença à le secouer comme un flacon de médicament. L’homme à la chemise crocodilienne, peut-être un fan de Walt Whitman, émit son yawp barbare2. Des pièces volèrent de ses poches. Il voulut glisser une main dans celle qui contenait le portefeuille, comme George l’avait prévu, et Blaze lui colla son genou dans les noix - mais pas trop fort. L’homme à la chemise au croco poussa un hurlement.

«Je vais t’apprendre à me piquer mon portefeuille, moi ! beugla Blaze en pleine figure au type. (Il se prenait au jeu.) J’vais te tuer !

-    Faites quelque chose ! s’égosilla l’homme en polo. Le laissez pas faire ! »

L’un des employés du rayon homme pointa son nez. « Hé, ça suffit comme ça ! »

George, qui jusqu’ici examinait des vêtements un peu plus loin, déboutonna sa chemise, l’enleva sans chercher un instant à se dissimuler et la fourra sous une pile de Beefy Tees. De toute façon, personne ne le regardait. Les gens n’avaient d’yeux que pour Blaze - lequel tira de toutes ses forces sur le polo au croco et le déchira par le milieu.

« Laissez tomber ! cria l’employé. Calmez-vous !

-    Ce fils de pute m’a piqué mon portefeuille ! » cria Blaze.

Une foule assez considérable de badauds commença à s’attrouper. Ils avaient envie de voir si Blaze allait vraiment massacrer le type qu’il ceinturait avant l’arrivée du surveillant, ou de l’agent de sécurité du magasin, ou de tout autre responsable.

George appuya sur le levier de l’une des deux caisses du rayon homme et entreprit de vider le tiroir. Il avait un pantalon trop grand avec un sac cousu devant. Il fourra les billets dedans en prenant son temps. Il commença par ceux de vingt et de dix - il y en avait même quelques-uns de cinquante, toujours la chance des débutants -, puis il prit ceux de cinq et de un.

« Arrêtez-moi ça ! » criait le surveillant en fendant la foule. Hardy’s avait un agent de sécurité et celui-ci arriva sur les talons du surveillant. « Ça suffit, on arrête ! »

L’agent se glissa entre Blaze et l’homme à la chemise au croco déchirée.

Arrête la bagarre dès que le flic de la boîte sera là, lui avait dit George, mais continue d’avoir l’air de vouloir tuer le type.

« Regardez dans ses poches ! cria Blaze. Ce fils de pute m’a piqué mon portefeuille !

—    J’ai ramassé un portefeuille par terre, reconnut l’homme au croco, et je regardais juste autour de moi pour voir à qui il pouvait appartenir, lorsque ce... ce voyou... »

Blaze se jeta sur lui. L’homme au croco eut un mouvement de recul. L’agent de sécurité repoussa Blaze - qui s’en fichait : il s’amusait trop.

« Du calme, l’armoire à glace, du calme. »

Pendant ce temps-là, le surveillant demanda son nom à l’homme au croco.

« Peter Hogan.

-    Veuillez vider vos poches, Mr Hogan.

—    Certainement pas !

-    Vous préférez peut-être que j’appelle la police ? »

George partit d’un pas tranquille vers l’escalier mécanique, l’air aussi alerte et dégagé que le meilleur des employés ayant jamais pointé chez Hardy’s.

Peter Hogan hésita un instant à faire valoir ses droits, puis décida finalement de vider ses poches. Quand la foule vit le portefeuille marron bon marché il y eut un ahhhh prolongé.

« C’est ça, c’est le mien, s’écria Blaze. Il a dû le prendre dans ma poche revolver pendant que je regardais les chemises.

-    Il y a une pièce d’identité ? » demanda l’agent de sécurité en ouvrant le portefeuille.

Pendant un horrible instant, Blaze eut un trou. Puis il eut l’impression que George se tenait juste à côté de lui. David Billings, Blaze.

« Bien sûr. Dave Billings, dit Blaze. Moi.

-    Combien d’argent dedans ?

-    Pas grand-chose. Environ quinze dollars. »

L’agent adressa un signe de tête affirmatif au surveillant. La foule poussa de nouveau un ahhhh. L’agent rendit son portefeuille à Blaze qui le mit dans sa poche.

« Vous, vous m’accompagnez, dit l’agent de sécurité en prenant Hogan par le bras.

-    Allez, dispersez-vous maintenant ! lança le surveillant à la petite foule. Vous avez plein d’excellentes affaires qui vous attendent chez Hardy, cette semaine, et je vous invite à en profiter ! »

Blaze trouva qu’il s’exprimait avec autant de faconde qu’un speaker à la radio ; pas étonnant qu’il ait un travail avec une telle responsabilité.

L’homme se tourna vers Blaze. « Voulez-vous m’accompagner, monsieur ?

-    Oui, répondit Blaze avec un dernier regard meurtrier pour Hogan. Je voudrais juste choisir ma chemise.

-    Je crois que vous allez apprendre avec plaisir que cette chemise vous sera gracieusement offerte par Hardy’s, aujourd’hui. Mais nous aimerions vous voir une minute au troisième niveau. Demandez Mr Flaherty. Pièce 7. »

Blaze acquiesça et retourna au rayon chemises. Le surveillant s’éloigna. Non loin de là, l’un des employés s’apprêtait à ouvrir la caisse que George avait vidée.

« Hep, vous ! » lança Blaze en lui faisant signe.

L’employé s’approcha... mais resta toutefois à distance respectueuse du géant. « Puis-je vous aider, monsieur ?

-    Vous avez un restaurant quelque part ?

-    Au rez-de-chaussée, répondit l’employé, l’air soulagé.

-    Vous êtes mon homme », répliqua Blaze.

Il simula un pistolet, pouce levé et index tendu, adressa un clin d’œil à l’employé et prit la direction de l’escalier mécanique. L’employé le suivit des yeux. Le temps qu’il revienne à sa caisse, dans laquelle il ne restait plus le moindre billet, Blaze était dans la rue. George l’attendait dans une vieille Ford rouillée. Il démarra aussitôt.

Ils avaient récupéré trois cent quarante dollars. George partagea la somme en deux. Blaze était aux anges. C’était le boulot le plus facile qu’il ait jamais fait. George était un génie. Ils allaient refaire le coup dans toute la ville.

George prit ces hommages avec la mine modeste d’un magicien de troisième ordre ayant réussi à sortir un lapin de son chapeau lors de la fête d’anniversaire d’un gamin. Il ne dit pas à Blaze que ce coup remontait à l’époque où il était encore au lycée : deux acolytes simulaient une bagarre dans un magasin et un troisième larron vidait le tiroir-caisse pendant que le commerçant intervenait pour les séparer. Il n’expliqua pas non plus à Blaze qu’à la troisième fois ils se feraient prendre, sinon à la deuxième. Il se contenta de hocher la tête, de hausser les épaules et de jouir de l’émerveillement du grand costaud. Emerveillement ? Un bon Dieu de ravissement, oui.

Ils se rendirent à Boston, passèrent par un magasin de spiritueux où ils achetèrent deux bouteilles d’Old Grand-dad, puis ils allèrent au Constitution (on y passait toujours deux films), sur Washington Street, où ils virent des poursuites de voitures et des types se canarder avec des armes automatiques. Quand ils sortirent du cinéma, à dix heures du soir, ils étaient tous les deux fin soûls. On avait volé les quatre enjoliveurs de la Ford. Ils avaient beau être aussi pourris que le reste de la bagnole, George était fou furieux. Puis il vit qu’on avait essayé de gratter son autocollant VOTEZ DÉMOCRATE du pare-chocs et il éclata de rire. Il dut s’asseoir sur le trottoir, s’esclaffant jusqu’à ce que des larmes se mettent à couler sur ses joues bilieuses.

« C’est un fan de Reagan qui me les a piqués ! dit-il. J’te parie ce que tu veux, bordel !

- Peut-être que le type qu’a gratté ton autocroulant n’est pas le même que celui qui t’a fauché les enjoliveurs », lui fit remarquer Blaze.

Il s’était assis à côté de George. Sa tête lui tournait, mais c’était un agréable tournis. Un supertournis.

« Mon autocroulant ! » s’écria George, plié en deux comme s’il avait une crampe d’estomac mais en réalité hurlant de rire. Il se mit à taper des pieds. « Je savais bien qu 'il y avait un nom pour Barry Goldwater ! Putain d’autocrou-lant ! »

Puis il s’arrêta de rire. Il se tourna vers Blaze, l’œil vague mais l’air solennel, et déclara : « Blazer, je me suis pissé dessus. »

À son tour, Blaze éclata de rire. Et se bidonna au point de se renverser sur le trottoir. Il ne s’était jamais autant marré, pas même avec John Cheltzman.

Deux ans plus tard, George fut arrêté pour une histoire de chèques en bois. La chance avait une fois de plus servi

Blaze, qui sortait d’une grippe, si bien que George était seul lorsqu’il s’était fait alpaguer par les flics à la sortie d’un bar de Danvers. Il écopa de trois ans - peine sévère pour usage de faux, mais George était un escroc notoire et le juge un vachard tout aussi notoire. Peut-être même un autocroulant. Il ne fit que vingt mois, entre la préventive et la réduction de peine pour bonne conduite.

Avant le verdict, George avait pris Blaze à part. « Je vais me retrouver à Walpole, Costaud. Au moins un an. Sans doute plus longtemps.

-    Mais ton avocat...

-    Mon avocat ne serait pas foutu de défendre le pape si on l’accusait de viol. Écoute-moi bien : ne t’approche pas du Moochie’s.

-    Mais Hank a dit que si je venais, il pourrait...

-Et tiens-toi à l’écart de Hank aussi. Trouve-toi un boulot normal jusqu’à ce que je sorte, c’est comme ça que tu fonctionnes. N’essaie surtout pas de monter une arnaque tout seul. T’es beaucoup trop crétin. Tu le sais, pas vrai ?

-    Ouais », répondit Blaze avec un sourire, mais il avait envie de pleurer.

George s’en rendit compte et lui donna un coup de poing dans le bras. « Tu vas très bien t’en sortir, tu verras. »

Puis, alors que Blaze s’éloignait, George le rappela. Blaze se retourna. George porta la main à son front d’un geste impatient. Blaze acquiesça et tourna la visière de sa casquette vers le côté de la chance. Il sourit. Mais en lui-même, il avait toujours envie de pleurer.

Il reprit un temps son ancien métier, mais c’était trop plan-plan après la vie qu’il avait menée avec George. Il le quitta et se mit à chercher quelque chose de mieux. Il fut un temps videur pour une boîte de Combat Zone, mais il ne s’en sortait pas bien, dans ce boulot : il avait trop bon cœur.

Il retourna dans le Maine, trouva un emploi dans une exploitation forestière et attendit que George sorte. Il aimait bien abattre des arbres et transporter des sapins de Noël vers le sud. Il aimait l’air frais, les horizons qu’aucun haut bâtiment ne venait rompre. La ville, c’était très bien de temps en temps, mais rien ne valait le calme des bois. Il y avait des oiseaux et on pouvait voir de temps en temps un cerf s’avancer dans un étang ; ce spectacle le faisait fondre. Ni le métro ni les bousculades de la foule ne lui manquaient, oh non. Mais lorsque George lui fit parvenir un mot laconique — Je sors vendredi, j’espère te voir — Blaze laissa tout tomber et retourna à Boston.

George avait été initié à toute une gamme de nouvelles arnaques à Walpole. Il les testèrent avec la méfiance de vieilles dames essayant une nouvelle voiture. La meilleure était l’arnaque au pédé. Tout se passa comme sur des roulettes pendant trois ans, jusqu’à ce que Blaze se fasse avoir sur ce que George appelait le coup de Jésus.

George avait aussi ramené une autre idée de prison : le grand coup, après quoi on arrête. Parce que, dit-il à Blaze, il ne se voyait pas passer les meilleurs années de sa vie à arnaquer des homos dans des bars où tout le monde était habillé comme dans The Rocky Horror Picture Show. Ou à fourguer des encyclopédies bidon. Ou à dévaliser le client d’une pute complice dans une contre-allée. Non, un grand coup et terminé. La formule devint son leitmotiv.

Un professeur du secondaire emprisonné pour homicide, du nom de John Burgess, lui avait suggéré un enlèvement.

« Tu dérailles ! » s’était exclamé George, horrifié. Ils étaient dans la cour, pour la promenade de six heures, man-géant leur banane tout en regardant quelques abrutis tout en muscles taper dans un ballon.

« C’est un truc qui a mauvaise réputation parce que c’est le crime de choix pour les idiots, avait expliqué Burgess, un petit homme mince et chauve. L’astuce, c’est de kidnapper un bébé.

—    Ouais, comme Hauptmann3, avait fait remarquer George, se mettant à tressauter comme s’il s’électrocutait.

-Hauptmann était un imbécile. Bon Dieu, la Râpe, bien goupillé, un enlèvement peut pas rater. Qu’est-ce que le morpion va raconter quand on va lui demander qui a fait le coup ? Gou-ga-ga-gah ? »

Il rit.

« Ouais, d’accord, mais ça va chauffer.

—    Bien sûr, que ça va chauffer. » Burgess sourit et se tira sur l’oreille. C’était sa manie. « Beaucoup chauffer. Pour les enlèvements de bébé et les tueurs de flics, ça chauffe toujours. Tu sais ce que Harry Truman a dit, à propos de ça ?

—    Non.

—    Si tu ne supportes pas la chaleur, sors de la cuisine.

—    C’est impossible de récupérer la rançon, observa George. Et même si tu y arrives, l’argent sera marqué. Ça va sans dire. »

Tel un professeur, Burgess leva un doigt; mais il tira ensuite sur son oreille, ce qui gâtait plus ou moins le premier geste. « Parce que tu supposes qu’on appellera les flics. Mais si tu flanques suffisamment la frousse à la famille, tu pourras traiter directement avec eux. » Il marqua un temps d’arrêt. « Et même si l’argent n’est pas net... tu m’as pas dit que tu connaissais une filière ?

1

Boisson à base de chocolat liquide épais.

2

Allusion à un poème de Whitman : « Je fais retentir mon yawp barbare sur les toits du monde... »

3

Le kidnappeur du bébé de l’aviateur Lindbergh dans les années 1930.