— Peut-être, ou peut-être pas.
-T’as des types qui rachètent l’argent douteux. C’est juste un investissement pour eux, comme l’or où les obligations du gouvernement.
— Mais pour récupérer la rançon, comment tu t’y prends ? »
Burgess haussa les épaules. « Facile. Arrange-toi pour que les pigeons te le jettent d’un avion. » Sur quoi, il s’était levé et éloigné.
Blaze écopa de quatre ans pour le coup de Jésus. George lui affirma que ce ne serait rien du tout s’il se tenait tranquille. Deux au maximum, lui avait-il dit, et il fit effectivement deux ans. Ces deux années de taule ne furent pas très différentes de celles qu’il avait faites après avoir corrigé la Loi ; les détenus étaient simplement plus âgés. Il ne se retrouva jamais en cellule d’isolement. Quand il avait le bourdon, pendant les longues soirées, ou pendant les heures interminables qu’il passait bouclé parce qu’il n’y avait pas de permission d’exercice, il écrivait à George. Son orthographe était épouvantable, ses lettres interminables. George ne répondait pas souvent mais, avec le temps, le seul fait de rédiger ces missives, aussi laborieux que fût le processus, eut un effet apaisant. Il s’imaginait que lorsqu’il les écrivait, George se tenait derrière lui et regardait pardessus son épaule.
« Linjeri de la prizon, disait George. Putain de moine ! l-i-n-g-e-r-i-e, lingerie. P-r-i-s-o-n, prison. Lingerie de la prison.
— Ah oui, c’est vrai. »
Son orthographe s’améliora, ainsi que sa ponctuation, même s’il n’utilisa jamais de dictionnaire. Et une autre fois :
« Blaze ? Pourquoi tu ne prends pas ton quota de cigarettes ? » C’était pendant l’âge d’or où certains fabricants de cigarettes donnaient de petits paquets gratuits aux détenus.
- Mais je ne fume jamais, George. Tu le sais bien. Elles s’empileraient dans un coin.
-Écoute-moi un peu, Blazer. Tu les prends le vendredi et tu les revends le jeudi suivant, quand ils sont tous là, à saliver après une cigarette. C’est comme ça que tu fonctionnes. »
Blaze se mit à faire ça. Il fut surpris du nombre de détenus prêts à payer pour tirer sur une cigarette qui ne les mettait même pas stone.
Une autre fois :
« T’as pas l’air d’aller très bien, George, dit Blaze.
- Évidemment, on vient de m’arracher quatre dents. Ça fait un mal de chien. »
Blaze l’appela dès le jour où on lui accorda une autorisation pour téléphoner à l’extérieur, non pas en PCV, mais en alimentant le Taxiphone avec le fric qu’il s’était fait en vendant ses cibiches au marché noir. Il demanda à George comment allaient ses dents.
- Quelles dents ? rétorqua un George ronchon. Ce putain de dentiste doit les porter autour de son cou, comme un sauvage. » Il se tut un instant. « Mais au fait, comment sais-tu que je les ai fait arracher ? Quelqu’un te l’a dit ? »
Blaze eut soudain l’impression d’avoir plus ou moins failli être surpris pendant un acte honteux, comme se branler dans une chapelle. « Ouais, répondit-il. Quelqu’un me l’a dit. »
Ils échouèrent dans le sud de l’État de New York lorsque Blaze sortit, mais la ville ne plut ni à l’un ni à l’autre. George fut victime d’un pickpocket, ce qu’il prit comme un affront personnel. Ils descendirent ensuite jusqu’en Floride et passèrent un mois désolant à Tampa, sans le sou et incapables de monter un coup. Ils retournèrent donc dans le Nord mais pas à Boston, à Portland. George racontait qu’il avait envie de passer l’été dans le Maine et de faire semblant d’être un bâton merdeux de républicain.
Peu après leur arrivée, George lut un article dans un journal. Il y était question des Gérard, à quel point ils étaient riches, comment le fils Gérard venait juste d’épouser une ravissante petite moricaude. Et l’idée que lui avait soufflée Burgess refit surface dans son esprit - le grand coup. Mais il n’y avait pas de bébé, pas encore, et ils retournèrent bientôt à Boston.
Boston l’hiver, Portland l’été devint leur mode de vie au cours des deux années suivantes. Ils partaient vers le nord dans une vieille caisse, début juin, ce qui restait de leurs arnaques de l’hiver planqué dans la roue de secours : sept cents dollars une année, deux mille la suivante. À Portland, ils montaient un coup si l’occasion se présentait. Sinon, Blaze péchait et posait parfois un piège dans les bois. Ce furent des étés joyeux pour lui. George lézardait au soleil pour bronzer (mais c’était une cause perdue : il brûlait), lisait les journaux, écrasait les mouches noires et priait pour que Ronald Reagan (qu’il appelait Papa Elvis) tombe raide mort.
Puis, le 4 Juillet de leur second été dans le Maine, il apprit que Joseph Gérard III et sa Narménienne de femme étaient devenus parents.
Blaze faisait une partie de solitaire sur le porche du chalet en écoutant la radio. George arrêta le poste. « Écoute, Blazer, j’ai une idée. »
Trois mois plus tard, il était mort.
Ils participaient régulièrement à des parties de dés clandestines et tout s’était toujours bien passé. Les joueurs étaient corrects. Blaze ne jouait pas mais il accompagnait souvent George. George avait beaucoup de chance.
Par un soir d’octobre, George rafla la mise six fois de suite. Le type agenouillé en face de lui sur la couverture ouvrait à chaque fois contre lui. Il avait déjà perdu quarante dollars. Les parties avaient lieu dans un entrepôt plein d’odeurs du quartier des quais : fumet de poisson, grain fermenté, sel, essence. Quand le silence régnait, on entendait le tac-tac-tac des mouettes qui arpentaient le toit. L’homme qui venait de perdre quarante dollars s’appelait Ryder. Il prétendait être à moitié indien - Penobscot - et en avait la tête.
Lorsque George reprit les dés une septième fois au lieu de les passer, Ryder jeta vingt dollars sur la couverture.
« Allez, petits dés chéris », dit George - ou plutôt roucoula-t-il. Son visage maigre brillait. Sa casquette était tournée vers la gauche. «Allez, petits dés chéris, sortez maintenant, sortez le grand jeu ! » Les dés se carambolèrent sur la couverture et totalisèrent onze.
« Sept de suite ! jubila George. Ramasse-moi ce paquet, Blazerino, papa va tenter un huitième. Le Grand Huit du Kansas !
- T’as triché », dit Ryder.
Il avait parlé d’une voix douce, d’un ton calme.
George se pétrifia, la main sur les dés. « T’as dit quoi ?
- T’as changé de dés.
-Allons voyons, Ride, dit un autre joueur. Il n’a pas...
- Rends-moi mon fric. »
Ryder tendit la main au-dessus de la couverture.
« C’est un bras cassé que tu vas avoir si t’arrêtes pas de déconner, dit George. C’est ça que tu vas avoir, Beau Gosse.
- Rends-moi mon fric », répéta Ryder, la main toujours tendue.
Il y eut un de ces moments de silence où l’on entendait les mouettes sur le toit : tac-tac-tac.
« Vas te faire enculer », répliqua George, crachant dans la main tendue.
Tout se passa alors très vite, comme toujours dans ces cas-là. C’est cette rapidité qui donne le tournis et fait refuser la réalité de ce qui se passe. Ryder enfonça dans sa poche la main sur laquelle brillait le crachat et la ressortit avec un couteau à cran d’arrêt. Il appuya sur le bouton qui dépassait du manche en imitation ivoire et les hommes agenouillés autour de la couverture s’égaillèrent à toute vitesse.
George cria : « Blaze ! »
Le géant se jeta sur Ryder, par-dessus la couverture, mais l’Indien avait plongé en avant, sur ses genoux, et planté sa lame dans l’estomac de George. Blaze souleva Ryder et l’abattit tête la première contre le sol. Il y eut un bruit de branche cassée.
George se leva. Il regarda le manche du couteau qui dépassait de sa chemise. Il le prit, commença à tirer, fit la grimace. « Merde, dit-il, oh, putain de merde. » Il se rassit lourdement.
Blaze entendit une porte claquer. Des pas précipités sur des planches qui sonnaient creux.
« Emmène-moi loin d’ici », dit George. Sa chemise jaune devenait rouge autour du manche du couteau. « Prends aussi le fric - oh, putain, ça fait mal ! »
Blaze ramassa les billets éparpillés et les fourra dans ses poches avec des doigts qui ne sentaient rien. George haletait. On aurait dit un chien un jour de grande chaleur.
« George, laisse-moi l’enle...
- Non mais t’es cinglé ? Il me tient les intestins en place. Porte-moi, Blaze. Oh, putain de Dieu ! »
Blaze souleva George, qui cria de nouveau. Du sang coula sur la couverture, coula sur les cheveux d’un noir brillant de Ryder. Sous la chemise, le ventre de George donnait l’impression d’être aussi dur que du bois. Blaze traversa l’entrepôt et sortit.
« Non, dit George, t’as oublié le pain. T’es jamais foutu d’avoir du pain. » Blaze pensa que George faisait peut-être allusion à l’argent et commença à dire qu’il l’avait pris, lorsque le blessé ajouta : « Et le salami. » Il se mit à respirer encore plus rapidement. « J’ai ce livre, tu sais.
— George !
-Ce livre avec la photo de... » C’est alors que George commença à s’étouffer avec son propre sang. Blaze le tourna et lui tapa dans le dos - c’est tout ce qui lui vint à l’esprit. Mais quand il le retourna, George était mort.
Blaze le déposa sur les planches, à l’extérieur de l’entrepôt. Recula. Puis revint à pas lents et lui ferma les yeux. Il s’éloigna une deuxième fois, puis s’approcha à nouveau et s’agenouilla à côté du corps.
« George ? »
Pas de réponse.
« T’es mort, George ? »
Pas de réponse.
Il courut alors jusqu’à la voiture et sauta derrière le volant. Il partit à fond la caisse, faisant hurler les pneus sur une douzaine de mètres.
« Ralentis, dit George depuis le siège arrière.
- George ?
— Ralentis, bon Dieu ! »
Blaze ralentit. « George ! Passe devant ! Monte par-dessus ! Attends, je vais me garer.
- Non, dit George. Je préfère être à l’arrière.
- George ?
- Quoi ?
-Qu est-ce qu’on va faire maintenant ?
- Enlever le môme, répondit George. Comme prévu. »
LORSQUE Blaze JAILLIT DE LA PETITE GROTTE et se redressa, il n’avait aucune idée du nombre d’hommes qui se trouvaient dehors. Des douzaines, supposait-il. Peu importait. Le pistolet tomba de sa ceinture, mais cela aussi était sans importance. Il marcha dessus et l’enfonça profondément dans la neige quand il chargea le premier type qu’il vit. L’homme était allongé dans la neige, à quelque distance, appuyé sur les coudes, et tenait un automatique à deux mains.
« Les mains en l’air, Blaisdell ! Ne bougez plus ! » cria Granger.
Blaze bondit sur lui.
Granger eut le temps de faire feu deux fois. La première balle ne fit qu’une éraflure à l’avant-bras de Blaze. La seconde alla se perdre dans la neige. Blaze jeta ses cent vingt kilos sur le type qui avait blessé Joe, et l’arme de Granger lui vola des mains. Le policier hurla lorsque les fragments de son tibia cassé frottèrent l’un contre l’autre.
« T’as fait mal au petit ! » hurla Blaze en plein visage à un Granger terrifié. Ses doigts trouvèrent la gorge du flic. « T’as fait mal au petit, espèce de fils de pute, t’as fait mal au petit, t’as fait mal au petit ! »
La tête de Granger ballottait dans tous les sens comme pour dire qu’il comprenait, qu’il avait saisi le message. Sa figure était devenue violacée. Ses yeux paraissaient vouloir jaillir de leur orbite.
Ils viennent.
Blaze arrêta d’étouffer le malheureux et regarda autour de lui. Personne en vue. Aucun bruit, sinon le souffle du vent et le léger sifflement de la neige qui tombait.
Non, il y avait un autre son. Joe.
Blaze remonta au pas de course jusqu’à la grotte. Le bébé se tortillait sur le sol, hurlant et griffant l’air. L’éclat de pierre avait fait plus de dégâts que sa chute du berceau ; sa joue était couverte de sang.
« Bon Dieu de Dieu ! » s’exclama Blaze.
Il prit le bébé, lui essuya la joue, le glissa de nouveau entre les couvertures, puis lui mit son propre couvre-chef sur la tête. Joe continuait à brailler tant qu’il pouvait.
« Faut qu’on se tire à présent, George, dit Blaze. À fond les manettes. Pas vrai ? »
Pas de réponse.
Blaze sortit de la grotte à reculons, tenant le bébé contre sa poitrine, se retourna dans le vent et s’enfuit en direction du sentier de bûcheron.
« Où Corliss l’a-t-il laissé ? » demanda un Sterling haletant à Franklin. Les hommes s’étaient arrêtés à l’orée du bois et respiraient avec force.
Franklin tendit la main. « Là en bas. Je suis sûr de pouvoir le trouver. »
Sterling se tourna vers Bradley. « Appelez vos hommes. Et le shérif de Cumberland. Je veux qu’on me verrouille ce chemin de bûcheron aux deux bouts. Qu’est-ce qu’il y a après, s’il réussit à passer ? »
Bradley eut un rire bref. « Rien, sinon la rivière. La Royal. J’aimerais bien le voir tenter de la passer à gué.
- Elle n’est pas gelée ?
- Si, mais la glace n’est pas assez solide pour qu’on puisse marcher dessus.
- Très bien. On y va. Franklin, prenez la tête, mais faites vraiment gaffe. Ce type est très dangereux. »
Ils descendirent la première pente. Au bout d’une cinquantaine de mètres dans les bois, Sterling aperçut une silhouette gris-bleu affaissée contre un arbre.
Franklin fut le premier sur place. « Corliss, dit-il.
- Mort ? demanda Sterling en le rejoignant.
- Oh oui. »
Franklin montra des empreintes, réduites maintenant à de simples dépressions dans la neige.
« Allons-y », dit Sterling qui prit à son tour la tête du groupe.
Ils trouvèrent Granger cinq minutes plus tard. Sur sa gorge, les marques de doigts avaient plus de deux centimètres de profondeur.
« C’est une vraie brute, ce type », dit quelqu’un.
Sterling montra un endroit au milieu de la neige. « Il y a une grotte là-haut. J’en suis pratiquement sûr. Il a peut-être laissé le gosse là »
Deux Troopers escaladèrent la petite pente jusqu’au triangle plongé dans l’ombre. L’un d’eux s’arrêta soudain, se pencha et ramassa quelque chose qu’il brandit. « Un pistolet ! » cria-t-il.
Il nous prend pour des aveugles, se dit Sterling. « Rien à foutre de ce foutu pétard, cherchez le gosse ! Et faites gaffe ! »
L’un d’eux s’agenouilla, brancha sa lampe-torche, puis se mit à ramper, précédé par le rayon lumineux. Le deuxième resta penché en avant, mains sur les genoux, tendit l’oreille, puis se retourna vers Sterling et Franklin. « Par là ! »
Ils repérèrent des traces qui partaient de la grotte et prenaient la direction du chemin de bûcheron avant même que le Trooper soit ressorti du trou. Les empreintes n’étaient plus que de vagues creux tant la neige tombait en abondance.
« Il ne peut pas avoir plus de dix minutes d’avance sur nous », dit Sterling à Franklin. Puis il éleva la voix : « Déployez-vous ! Nous allons le rabattre sur ce chemin ! »
Ils foncèrent, Sterling marchant dans les traces de pas laissées par Blaze.
Blaze courait.
Il bondissait maladroitement, fonçant droit dans les broussailles pour éviter de perdre du temps à chercher à en faire le tour, penché sur Joe pour le protéger des branches qui le fouettaient. Un torrent d’air entrait et sortait de ses poumons. Il entendit des cris affaiblis, derrière lui. Ces voix le remplirent de panique.
Joe hurlait, se débattait, toussait, mais Blaze le maintenait fermement contre lui. Encore un bout de forêt, encore un peu plus loin et ils allaient déboucher sur une route. Il y aurait des voitures. Des voitures de police - mais ça, il s’en fichait, du moment qu’on aurait laissé les clefs dessus. Il roulerait aussi loin et aussi vite qu’il pourrait, puis larguerait la voiture de patrouille pour prendre un autre véhicule. Un camion, ça serait parfait. Ces pensées allaient et venaient dans sa tête comme un dessin animé aux couleurs criardes.
Il se jeta par inadvertance dans une dépression marécageuse où la fine couche de glace qui entourait les monticules bas et enneigés céda sous lui, le plongeant jusqu’aux chevilles dans une eau glacée. Il continua d’avancer et se retrouva alors devant un mur de ronces qui arrivait à hauteur de sa tête. Il fonça droit dedans, se retournant simplement pour protéger Joe. L’une des tiges agrippa la casquette trop grande que portait Joe et, comme une fronde, l’expédia vers le marécage. Pas le temps d’aller la chercher.
Joe regardait autour de lui, de la terreur dans les yeux. Sans la protection de la casquette qui gardait l’air chaud autour de sa tête, il se mit à haleter plus fort. Ses cris s’amenuisaient. Derrière eux les voix lointaines de représentants de la loi criaient autre chose. Peu importait. Plus rien ne comptait, sinon regagner la route.
Le terrain commença à monter. Sa progression devint plus rapide. Il allongea le pas, courant pour sauver sa vie. Et celle de Joe.
Sterling aussi fonçait ; il avait déjà trente mètres d’avance sur les autres. Il gagnait du terrain. Normal, non ? Ce grand salopard lui ouvrait la voie. À sa ceinture, le walkie se mit à crépiter. Sterling le prit mais ne gaspilla pas son oxygène, faisant simplement un double clic.
« Ici Bradley. Vous me recevez ?
- Ouais. »
Ce fut tout. Sterling avait besoin de tout l’air disponible pour courir. De toutes ses pensées, la plus cohérente, celle qui recouvrait toutes les autres d’une brillante pellicule rouge, était que ce fumier de tueur avait abattu Granger. Qu’il avait tué un Agent.
« Le shérif a disposé des unités le long du chemin de bûcheron, patron. La police d’Etat va arriver en renfort dès que possible. Bien reçu ?
- Bien reçu. Terminé. »
Il continua de courir. Cinq minutes plus tard, il tomba sur une casquette à rabats rouge posée sur la neige. Il la fourra dans sa poche et reprit sa course.
Blaze était pratiquement hors d’haleine après l’ascension des cinquante derniers mètres de la pente qui précédaient le chemin. Joe ne criait plus ; il n’avait plus assez d’air à gaspiller pour ça. La neige s’était amassée sur ses paupières et ses cils et pesait sur ses yeux fermés.
Blaze tomba à deux reprises à genoux, encerclant à chaque fois le bébé de ses bras pour le protéger. Finalement il atteignit le sommet. Et là, bingo ! Au moins cinq voitures de patrouille de la police étaient garées le long du chemin forestier.
Derrière lui, en contrebas, Albert Sterling jaillit à son tour d’entre les arbres et leva les yeux vers la pente que Blaze venait d’escalader. Et bon Dieu, il était là. Il tenait enfin ce grand salopard.
« Ne bougez plus, Blaisdell ! FBI ! Arrêtez-vous ! Les mains en l’air ! »
Blaze regarda par-dessus son épaule. De là-haut, le flic lui paraissait minuscule. Il se tourna, courut sur la route, s’arrêta à hauteur de la première voiture et regarda dedans. Et une fois de plus, bingo ! Les clefs pendaient du contact. Il était sur le point de poser George sur le siège, à côté du carnet de contraventions, quand il entendit le bruit d’un moteur qui accélérait. Il se tourna vers sa gauche et vit une berline blanche qui zigzaguait vers lui sur le chemin. Il se tourna vers sa droite et vit une véhicule identique qui fonçait aussi.
« George ! hurla-t-il. George ! »
Il serra Joe contre lui. La respiration du bébé était très rapide et superficielle, lui rappelant celle de George après qu’il avait été poignardé par Ryder. Blaze claqua la portière et fit le tour de la voiture par l’avant.
Un adjoint du shérif se pencha par la vitre de la voiture qui venait du nord. Il tenait un mégaphone dans sa main gantée. « Stop, Blaisdell ! C’est terminé ! Restez où vous êtes ! »
Blaze traversa le chemin en courant et un coup de feu retentit. Un panache de neige s’éleva à sa gauche. Joe commença à pousser une série de petits gémissements étouffés. Blaze plongea de l’autre côté de la route, dans une série d’enjambées gigantesques. Une autre balle ronfla près de sa tête, arrachant des éclats de bois et d’écorce à un bouleau. En bas, il trébucha sur une bûche cachée par la neige fraîche. Il dégringola dans la congère, l’enfant sous lui. Il se remit sur ses pieds et dégagea le visage du bébé de la neige qui le saupoudrait. « Joe ! Ça va, Joe ? »
Mais Joe respirait avec des halètements rauques et convulsifs, séparés par des intervalles de temps qui n’en finissaient pas.
Blaze courait.
Sterling atteignit la route et la traversa, toujours à fond de train. L’un des véhicules de patrouille s’était arrêté en travers de l’autre côté, après un dérapage plus ou moins contrôlé. Les adjoints étaient descendus et regardaient vers le bas, l’arme au poing.
Les joues de Sterling étaient figées et il sentait le froid sur ses gencives ; il supposa donc qu’il souriait. « Nous le tenons, ce salopard. »
Ils dégringolèrent le long du talus.
Blaze zigzagua au milieu d’un bosquet de peupliers et de frênes squelettiques. Pour se retrouver, de l’autre côté, en terrain découvert. Plus d’arbres ni de sous-bois broussailleux. Un espace blanc et immobile s’étendait devant lui : la rivière. De l’autre côté, des masses d’un vert grisâtre de sapins et de pins couraient jusqu’à l’horizon qu’étouffait la neige.
Blaze s’engagea sur la glace. Il avait à peine fait quelques pas qu’elle rompait sous lui, et il se retrouva dans l’eau glacée jusqu’aux cuisses. Respirant avec peine, il revint péniblement jusqu’à la rive et l’escalada.
Sterling et les deux adjoints sortirent du dernier bosquet. « FBI ! lança Sterling. Posez le bébé par terre et reculez ! » Blaze prit à droite et se mit à courir. L’air qu’il respirait lui brûlait douloureusement la gorge. Il chercha un oiseau des yeux, n’importe quel oiseau qui volerait au-dessus de la rivière, mais il n’en vit aucun. Ce fut George qu’il vit, George qui se tenait à environ quatre-vingts mètres de lui. Les rafales de neige le lui cachaient presque entièrement, mais il devinait sa casquette, légèrement inclinée sur la gauche - le côté de la chance.
« Amène-toi, Blaze ! Grouille-toi, au lieu de lambiner, connard ! Montre-leur tes talons ! Montre-leur comment on fonctionne, bon Dieu de Dieu ! » Blaze accéléra. La première balle l’atteignit au mollet droit. Ils lui tiraient dans les jambes pour ne pas toucher le bébé. Cela ne le ralentit pas : il ne l’avait même pas sentie. II continua de courir. Sterling déclara par la suite qu’il n’aurait jamais cru cela possible, mais ce salopard avait continué de courir. Comme un orignal blessé au ventre.
« Aide-moi George, j’suis dans la merde ! »
La silhouette avait disparu, mais Blaze put entendre la voix rauque et enrouée, portée par le vent. « Ouais, mais tu en es presque sorti. Fonce, mon vieux. »
Blaze fît un ultime effort. Il gagnait sur eux. Il trouvait son second souffle. Lui et Joe allaient réussir à s’en tirer, en fin de compte. De justesse, certes, mais ils allaient s’en tirer. Il regarda vers la rivière, plissant les yeux, essayant de voir George. Ou un oiseau. Juste un oiseau.
La troisième balle pénétra dans sa fesse droite, obliqua vers le haut et lui démolit la hanche. La balle aussi fut démolie. Le plus gros morceau alla déchirer son gros intestin. Il vacilla, faillit tomber mais repartit en courant.
Sterling, un genou à terre, tenait son pistolet à deux mains. Il visa rapidement, presque négligemment. Le truc consistait à ne pas trop réfléchir. À faire confiance à sa coordination œil-main et à lui laisser faire le boulot. « Seigneur, que ta volonté soit faite », dit-il.
La quatrième balle - la première de Sterling - atteignit Blaze dans les reins et lui trancha la moelle épinière. Il eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing gigantesque porté avec un gant de boxe. Il tomba et Joe lui échappa.
« Joe ! » hurla-t-il, commençant à se traîner sur les coudes. Joe avait les yeux ouverts et le regardait.
« Il veut attraper le gosse ! » cria un des adjoints.
Blaze tendit sa grande main vers Joe. Celle du bébé, s’agitant à la recherche de n’importe quoi, la heurta. Les doigts minuscules s’enroulèrent autour du pouce de Blaze.
Sterling se tenait derrière Blaze, haletant. Il parla doucement pour ne pas que les adjoints l’entendent : « Celle-là est pour Bruce, mon chou.
- George ? » dit Blaze.
Et Sterling appuya sur la détente.
Extraits de la conférence de presse tenue le 10 février :
Q : Comment va Joe, Mr Gérard ?
Gérard : D’après les médecins, il va très bien, grâce à Dieu. On a pu craindre le pire pendant un moment, mais la pneumonie est guérie. C’est un sacré bagarreur, aucun doute là-dessus.
Q: Des commentaires sur la manière dont le FBI a conduit l’affaire ?
Gérard : Et comment ! Ils ont été sensationnels.
Q : Qu’est-ce que vous allez faire à présent, vous et votre femme ?
Gérard : Nous allons aller à Disneyland.
[rires]
Q : Sérieusement ?
Gérard : Mais j’étais presque sérieux ! Dès que les médecins considéreront Joe comme guéri, nous prendrons des vacances. Un endroit chaud, avec des plages. Puis, au retour, nous nous mettrons au travail pour oublier ce cauchemar.
On enterra Blaze à South Cumberland, à moins de vingt kilomètres de Hetton House et à peu près à la même dis-
tance de l’endroit où son père l’avait jeté à bas de l’escalier de leur appartement. Comme pour la plupart des indigents du Maine, la ville couvrit les frais. Il n’y eut ni soleil ni personne pour suivre le cercueil, ce jour-là. Sinon les oiseaux. Des corbeaux, surtout. Près des cimetières de campagne, on trouve toujours des corbeaux. Ils arrivent, se perchent sur une branche puis s’envolent pour aller là où vont tous les oiseaux.
Joe Gérard IV était derrière une paroi de verre, couché dans son berceau d’hôpital. Il se portait de nouveau bien. Son père et sa mère allaient venir le chercher pour le ramener à la maison le jour même, mais il l’ignorait.
Il avait une nouvelle dent et ça, il le savait ; elle lui faisait mal. Allongé sur le dos, il regardait les oiseaux au-dessus de son berceau. Ils étaient attachés à des fils et voletaient dès qu’un souffle d’air les mettait en mouvement. Mais ils étaient immobiles, pour le moment, et Joe se mit à pleurer.
Un visage se pencha sur lui, une voix se mit à roucouler. Ce n’était pas le bon visage, cependant, et il cria plus fort.
Le visage mit la bouche en cul de poule et souffla sur les oiseaux. Les oiseaux se mirent à voleter. Joe arrêta de pleurer. Il étudia les oiseaux. Les oiseaux le faisaient rire. Il oublia que ce n’était pas le bon visage, il oublia la douleur de sa nouvelle dent. Il regarda les oiseaux voler.