MARIE DRUCKER – Quand « Dieu » est-il apparu dans l’histoire de l’humanité ?
FRÉDÉRIC LENOIR – En fait, très tard. Si l’être humain existe depuis plusieurs millions d’années, l’archéologie montre que les premières représentations de divinités apparaissent il y a dix mille ans seulement. Ce sont d’ailleurs les déesses qui ont précédé les dieux ! Quant à la notion d’un Dieu unique, très répandue de nos jours à travers les monothéismes juif, chrétien et musulman, elle voit le jour en Égypte au XIVe siècle avant notre ère, sous le règne du pharaon Amenhotep IV, qui changea son nom en Akhénaton, en référence au culte solaire du Dieu unique, Aton. Mais le polythéisme – la croyance en plusieurs dieux – reprend le dessus dès après sa mort et il faut attendre le milieu du Ier millénaire avant notre ère pour que le monothéisme soit attesté avec certitude en Israël avec le culte de Yahvé et en Perse avec celui d’Ahura Mazda.
MD – La notion de Dieu, et même de dieux, apparaît tardivement. Les hommes de la préhistoire ne croyaient-ils donc en rien ?
FL – Il n’existe pas de traces archéologiques précises de la religion au cours de la préhistoire, du moins pour la période qui précède la révolution du Néolithique, il y a environ douze mille ans, lorsque nos ancêtres ont commencé à se sédentariser et à construire des villages, puis des cités. Cependant, quelques indices nous permettent d’imaginer une religiosité de l’homme préhistorique. Le premier, ce sont les rituels de la mort. À un moment donné, l’homme a commencé à ritualiser la mort, ce que ne fait aucun autre être vivant. Les tombes les plus anciennes ont été trouvées à Qafzeh, dans l’actuel Israël. Il y a environ cent mille ans, l’Homo sapiens antique y a soigneusement déposé des cadavres en position fœtale en les couvrant de couleur rouge. Sur un site voisin, des hommes et des femmes ont été enterrés avec des bois de cervidés ou des mâchoires de sanglier entre les mains et de l’ocre sur ou autour des ossements. Ces sépultures témoignent de l’existence d’une pensée symbolique, qui caractérise l’être humain. Ces couleurs ou ces objets sont les symboles d’une croyance. Mais laquelle ? Si nos ancêtres croyaient probablement en une survie possible de l’être après la mort, comme l’atteste la mise en position fœtale des corps ou la présence d’armes pouvant servir à chasser dans un au-delà, nous ne pouvons l’affirmer avec certitude. Je crois que ces rituels de la mort sont une première manifestation de religiosité, d’une possible croyance dans un monde invisible.
MD – Des statues préhistoriques montrant des femmes au sexe et aux seins hypertrophiés représentent-elles les premières déesses-mères de l’humanité ?
FL – On a trouvé en Europe de nombreuses représentations de femmes aux attributs de la féminité et surtout de la maternité exaltés. Les plus anciennes apparaissent il y a environ vingt mille ans. Certains y voient en effet les premières déesses de l’humanité, voire le culte universel d’une grande Déesse-Mère. Cela me semble peu probable car aucun autre symbole n’y est associé. On peut à coup sûr y voir des archétypes de la féminité et sans doute la vénération de la femme comme porteuse et donneuse de vie, mais rien ne permet de penser que ce sont des êtres surnaturels qui sont représentés. Certains spécialistes de l’art préhistorique, comme le professeur LeRoy McDermott, pensent même que ces vénus sont des autoportraits de femmes enceintes, ce qui expliquerait à la fois leurs déformations caractéristiques et l’absence de traits des visages.
MD – Les peintures rupestres sont-elles le témoignage de croyances religieuses ?
FL – C’est un débat très ouvert chez les spécialistes de la préhistoire. Vous savez que la plupart de ces peintures représentent des animaux. Pour certains, il s’agit de gestes purement artistiques : ce serait la naissance de l’art pour l’art. Mais cette thèse se heurte à plusieurs objections, la principale étant le lieu même où la plupart de ces peintures ont été réalisées : des grottes sombres et d’accès très difficile. On voit mal pourquoi les artistes de la préhistoire se seraient cachés en de tels lieux pour réaliser leurs œuvres. La plupart des spécialistes penchent donc pour une autre hypothèse, celle de l’art magique : en peignant des scènes de chasse, l’homme capturait l’image des animaux avant de capturer les animaux eux-mêmes. Allant plus loin, certains spécialistes, comme Jean Clottes et David Lewis-Williams, ont développé l’hypothèse chamanique : selon eux, les peintures ne représentent pas les animaux eux-mêmes, mais l’esprit des animaux que les chamanes de la préhistoire invoquaient et avec lesquels ils communiquaient à travers des transes. Cela expliquerait parfaitement le choix de grottes difficilement accessibles, lieux favorables à l’isolement et à la transe chamanique. Cette hypothèse est en outre confirmée par deux données importantes. Tout d’abord, l’isolement de la plupart des sites d’art rupestre, éloignés des grottes habitées, et donc spécifiquement consacrés à cette activité ritualisée. Ensuite, selon les observations des ethnologues sur les dernières populations actuelles de chasseurs-cueilleurs, les chamanes réalisent des peintures sur des os, des bois ou des roches afin de communiquer avec des esprits invisibles, notamment ceux des animaux qui vont être chassés.
MD – Comment pouvez-vous sérieusement soutenir que les observations faites aujourd’hui sur certains peuples nous aident à connaître l’homme préhistorique ?
FL – C’est surprenant, mais pas du tout absurde si l’on sait que certaines tribus vivent encore comme nos lointains ancêtres. Elles tendent aujourd’hui à disparaître, mais de nombreux ethnologues ont pu les observer au XXe siècle, notamment en Amérique du Sud, en Australie, en Sibérie ou dans certaines régions d’Asie. Ces petits groupes nomades ou semi-sédentarisés ne pratiquent ni l’agriculture ni l’élevage et vivent de chasse et de cueillette. Ils témoignent de ce qu’était sans doute la religion de la préhistoire, parce qu’ils vivent selon le même mode de vie que l’homme préhistorique : dans la nature, avec pour quête principale la subsistance. Or, et cela est tout à fait passionnant, on constate à travers l’histoire longue que les croyances et les pratiques religieuses évoluent en fonction des changements des modes de vie de l’être humain. À l’instar de ces peuples vivant encore insérés dans le monde naturel, les hommes préhistoriques se sentaient totalement intégrés à la nature. La religiosité de ces peuples nous montre ce qu’a pu être la religion de la préhistoire : une religion de la nature, où l’on considère que le monde se compose de visible et d’invisible.
MD – C’est-à-dire que derrière les réalités matérielles se cacheraient des fluides ou des forces invisibles, les fameux esprits ?
FL – Exactement ! Chaque chose visible possède un double invisible avec lequel certains individus peuvent communiquer. À partir de l’observation des Toungouses de Sibérie, on a donné dès la fin du XVIIe siècle le nom de « chamane » (en langue toungouse, saman signifie « danser, bondir ») à ces personnes que la tribu choisissait pour intercéder en sa faveur auprès des esprits. Et on a qualifié de « chamanique » cette religion de la nature qui était vraisemblablement celle de l’homme du Paléolithique. Cette religion naturelle se fonde sur la croyance en un monde invisible qui entoure le monde visible et en la possibilité de communiquer avec les forces invisibles. Elle postule aussi la croyance en la survie d’une partie invisible de l’être humain qui se réincarne après la mort : l’âme. Elle se caractérise par des pratiques d’échange avec les esprits afin d’aider le groupe humain à survivre, de guérir les malades et de favoriser la chasse. Avant chaque chasse, le chamane procède à un rituel qui prend généralement la forme d’une danse au cours de laquelle il entre dans un état modifié de conscience, la transe, pour convoquer les esprits des animaux. Au cours de cette transe, il bondit aux sons de tambours, d’où l’étymologie du terme « chamane » que nous venons d’évoquer. Il leur propose un échange : « Nous allons devoir vous tuer pour manger, mais quand nous mourrons, nous donnerons à notre tour notre fluide vital à la nature. » Les chamanes sont aussi des thérapeutes convaincus que la maladie est le symptôme d’une âme mal placée ou envahie par une autre entité.
MD – Je sais que le mot n’existe pas encore, mais est-on sur la voie de la spiritualité ? Si le mot n’existe pas, peut-être l’idée existe-t-elle ?
FL – Je définirais plutôt la spiritualité à partir de la dimension de quête individuelle. On ne peut pas dire qu’à l’époque, les individus aient une quête spirituelle personnelle, en tout cas pas en termes d’élaboration intellectuelle. La spiritualité comme tentative de réponse à l’énigme de l’existence – « quel est le sens de ma vie ? » – n’existe sans doute pas à ce moment-là. Nous sommes encore dans une religiosité collective. Tous partagent les mêmes croyances, les mêmes peurs et utilisent les mêmes moyens pour les exorciser.
MD – Ils auraient donc le sens du sacré ?
FL – Oui, le mot « sacré » est plus approprié. Et je dirais plus précisément qu’ils éprouvent le sacré. Le sacré est plus universel et plus archaïque que la quête spirituelle. Le théologien et philosophe allemand du début du XXe siècle Rudolf Otto le définit comme une sorte d’effroi et d’émerveillement devant le monde. Les hommes éprouvent à la fois une très grande peur parce que le monde qui les entoure est immense et les dépasse totalement et, en même temps, ils sont en admiration devant sa beauté. C’est une expérience que l’on peut parfaitement faire aujourd’hui. On est terrorisé par les débordements de la nature – les cyclones, les tremblements de terre, les tsunamis –, mais on est bouleversé face à l’océan, dans le désert, devant de beaux paysages... Éprouver l’immensité du cosmos et en être ému est une expérience du sacré.
MD – Quelle est la différence entre sacré et religieux ?
FL – Le sacré ainsi défini est un ressenti, une expérience spontanée, à la fois individuelle et collective, de notre présence au monde. La religion est une élaboration sociale qui vient dans un second temps. On pourrait dire qu’elle ritualise et codifie le sacré. Les religions sont là pour domestiquer le sacré, le rendre intelligible, l’organiser. De la sorte, elles créent du lien social, elles relient les hommes entre eux. D’ailleurs, le mot latin religio, qui a donné naissance à « religion », a deux étymologies. Selon Cicéron, il vient du mot relegere, « relire », qui peut renvoyer à la dimension rationnelle et organisatrice de la religion ou bien à sa dimension de transmission d’une connaissance traditionnelle. Mais pour Lactance, le mot religio vient de religare, « relier ». De manière verticale, les individus sont reliés à une transcendance, à quelque chose qui les dépasse, à une source invisible du sacré. De manière horizontale, cette expérience et cette croyance communes relient les individus entre eux, créant un lien social dans la communauté. Le fondement du lien social le plus puissant d’une société, c’est effectivement la religion. L’écrivain et médiologue Régis Debray a très bien analysé la fonction politique de la religion et montré que toute société a besoin de réunir des individus autour d’un invisible qui les transcende.
MD – Pourtant ce n’est absolument plus valable aujourd’hui.
FL – Plus en Europe, c’est vrai, mais il s’agit d’une exception. La croyance en Dieu est partagée par 93 % des Américains, quelles que soient les confessions religieuses, et la cohésion sociale est très forte aux États-Unis ; Dieu y est omniprésent, y compris dans les rituels de la vie civile. La religion est tout aussi présente et source de cohésion sociale sur les autres continents, dans les pays chrétiens, musulmans, bouddhistes, mais aussi en Inde, et même curieusement en Chine autour de traditions confucéennes et du culte des ancêtres, qui n’ont jamais disparu malgré le communisme. Il n’y a quasiment qu’en Europe que la religion ne fonde plus le lien collectif. D’où cette question permanente des sociétés européennes : comment créer du lien social ? C’est la première fois dans l’histoire qu’une civilisation essaie de créer du lien social en dehors de la religion.
MD – Alors on s’est créé des religions de substitution...
FL – Oui. À la crise des croyances religieuses aux XVIIIe et XIXe siècles ont succédé ce qu’on appelle des « religions civiles », c’est-à-dire des croyances collectives, partagées par tous, autour de quelque chose qui nous transcende et qui nous dépasse : le nationalisme, par exemple. Au cours des XIXe et XXe siècles, en Europe, on pouvait donner sa vie pour la Patrie, c’était le lieu du sacré. Aujourd’hui, il n’y a plus de sacré.
MD – En somme, hormis quelques tribus de chasseurs-cueilleurs, il ne reste plus rien aujourd’hui de la religion naturelle des hommes préhistoriques ?
FL – En fait, la religion naturelle s’est bien souvent mêlée aux religions ultérieures. Elle reste extrêmement vivace en Afrique, en Asie, en Océanie et en Amérique du Sud, y compris chez des chrétiens, des musulmans ou des bouddhistes. Elle a par exemple profondément imprégné le bouddhisme tibétain : l’oracle que consulte régulièrement le dalaï-lama entre en transe exactement selon les rituels chamaniques traditionnels. Il n’y a qu’en Europe et aux États-Unis (malgré quelques pauvres résidus chez des tribus indiennes parquées dans des réserves) qu’elle a presque totalement été éradiquée par la christianisation. Mais on assiste en Occident depuis une vingtaine d’années à un fort regain d’intérêt pour le chamanisme. Cependant, mieux vaudrait parler de « néo-chamanisme », car ceux qui vont vivre des expériences en Mongolie ou au Pérou auprès de chamanes traditionnels ne sont plus insérés dans la nature. Une nature qu’ils idéalisent et réenchantent de manière imaginative en réaction à un mode de vie urbain et à une religion chrétienne trop cérébrale qui ont coupé l’homme de son rapport au monde naturel.